Juliette Dumont, Diplomaties culturelles et fabrique des identités. Argentine, Brésil, Chili (1919-1946)
Juliette Dumont, Diplomaties culturelles et fabrique des identités. Argentine, Brésil, Chili (1919-1946), Rennes, PUR, coll. « Des Amériques », 2018, 302 p.
Texte intégral
1Ce livre est issu d’une thèse soutenue dans le cadre de l’Institut d’Amérique latine de l’université de la Sorbonne nouvelle – Paris III. La thèse était remarquable, le livre l’est tout autant. Situé à la croisée de l’histoire culturelle, de l’histoire des relations internationales et de l’histoire politique, ce travail entend montrer « comment, à partir des toiles tissées par les différentes structures et dynamiques de la coopération intellectuelle, internationale, continentale ou latino-américaine, l’Argentine, le Brésil et le Chili ont forgé les instruments d’une diplomatie culturelle et ont bâti une certaine image d’eux-mêmes sur la scène internationale ». Nous avons là un bon exemple d’histoire comparée qui fait aussi une grande place aux circulations des modèles culturels ; comme quoi l’histoire internationale n’est pas incompatible avec l’histoire transnationale.
2Réunir des sources et construire une histoire prenant en compte trois pays – et en réalité bien plus – sur toute la période de l’entre-deux-guerres représentent un véritable tour de force. Sont en effet exploitées les archives de l’Institut international de coopération intellectuelle, les archives diplomatiques de l’Argentine, du Brésil, du Chili mais aussi de la France, à quoi s’ajoute le dépouillement d’un grand nombre de publications, revues, bulletins, livres, rapports, actes de colloques et de conférences, sans oublier les mémoires, autobiographies, correspondances d’un certain nombre d’acteurs clefs de cette histoire… Un tel travail suppose du temps, de la persévérance, des compétences linguistiques, une capacité d’analyse et de synthèse peu commune. Les difficultés que tout chercheur rencontre quand il travaille dans un cadre local ou national sont ici multipliées par autant de pays, aggravées par les distances, par les habitus administratifs des lieux d’archives. Ce n’est pas pour rien que ce type d’histoire, qui tente d’échapper aux tropismes nationaux ou locaux, est le fait d’un petit nombre d’historiens, certes en nombre croissant mais qui sont et resteront minoritaires, n’en doutons pas. Il y a un coût d’entrée – pas seulement financier, même si cela compte – nettement plus élevé que pour d’autres types d’histoire.
3Les apports et les découvertes sont à la hauteur de cet investissement. La lecture de ce livre conduit à nuancer fortement l’image de ces pays comme périphériques ou en retard sur d’autres pays pionniers en matière d’action culturelle extérieure ; Juliette Dumont montre en effet que ces trois pays ont été, en matière de diplomatie culturelle, plutôt précurseurs, et qu’il n’est pas besoin d’être une grande puissance pour faire de la culture un outil de la diplomatie. L’histoire de ces trois pays très engagés dans les institutions multilatérales renseigne aussi sur l’histoire de ces institutions. On apprend également beaucoup sur la fabrique des identités nationales, mais aussi sur le panaméricanisme ; les discours sur l’unité et l’identité latino-américaines, sur la notion même d’« Amérique latine » utilisée par les acteurs de l’époque, sont finement analysés. Le livre établit un lien trop rarement fait dans les études existantes entre projection culturelle extérieure, politique culturelle intérieure et construction nationale, à travers la notion d’« identité pour l’extérieur ».
4Cette identité pour l’extérieur se construit dans une dialectique ou une série de tensions entre tradition(s) et modernité(s), fonds autochtone et apports migratoires, latinité et référence à l’Europe, nature et cultures (voir le discours sur la nature maîtrisée, et cet accent démiurgique qui sonne aujourd’hui de façon tragique devant la dévastation de l’environnement dans ces pays). On affirme à la fois les caractères spécifiques de la nation et son insertion dans la culture universelle, et il est intéressant de voir comment les stéréotypes sont à la fois combattus et cultivés, pour conjurer l’exotisme et présenter le pays dans sa « vérité », mais une vérité toujours partielle et déformée à des fins intéressées (notamment en minimisant les clivages et les conflits sociaux, raciaux, nationaux). Cela conduit à une réflexion sur la question de l’authenticité d’une culture nationale, que l’on peut transposer à bien d’autres cas à travers le monde.
5La construction du national passe par l’international. Et le livre le montre bien, qui articule les échelles de réalité et d’observation, du national (la construction des identités nationales) au (macro-)régional ou continental (le panaméricanisme, la construction d’une « américanité », à l’échelle du sous-continent et dans les rapports avec les États-Unis, l’union panaméricaine) et au mondial (le rapport à l’Europe, aux différents pays qui la composent, la coopération culturelle dans le cadre des organismes internationaux – SDN, OCI, IICI – qui ont constitué sinon la matrice, du moins l’école où les nations latino-américaines ont fait l’apprentissage de la diplomatie et de la politique culturelles). L’auteure identifie des réseaux amicaux, professionnels, diplomatiques. Quelques portraits bienvenus zooment sur telle ou telle figure de « passeur d’images » (par exemple la mission confiée à Gilberto Freyre en Argentine, en Uruguay et au Paraguay afin d’évaluer la possibilité de diffuser la culture brésilienne dans l’Amérique hispanique, mais aussi d’instaurer un échange culturel basé sur la réciprocité).
6Les sociabilités et les cercles intellectuels, les échanges universitaires (particulièrement importants au Chili) sont à la base de ces circulations ; mais Juliette Dumont n’oublie pas le rôle du cinéma, de la musique, du tourisme, dans la construction des imaginaires nationaux. On aurait d’ailleurs pu souhaiter une analyse plus serrée des images (publicité, cinéma, photographie, art…), une analyse plus précise de leur rôle dans la construction d’un imaginaire. Comment l’image, commerciale ou artistique, est-elle mise au service d’un discours national ? On aimerait également en savoir plus sur la radio (à laquelle il est fait allusion par deux fois mais sans développement) ainsi que sur le rôle des intellectuels européens dans la construction des imaginaires de ces pays (on pense en particulier à Zweig pour le Brésil, à Michaux pour l’Argentine et le Brésil) et, plus généralement, sur le rôle d’une internationale littéraire qui fait pont entre les deux rives de l’Atlantique.
- 1 Presses universitaires de Dijon, coll. « Écritures », 2007.
7Mais le livre couvre déjà beaucoup de champs. L’un d’entre eux concerne la place de l’Europe, et plus particulièrement de la France, qui inspire ces pays, lesquels s’en détachent pourtant à mesure que passent les années (on pense au livre de Jean-Claude Villegas il y a quelques années, Paris, capitale littéraire de l’Amérique latine1). Ce qui frappe est le décalage chronologique entre l’indépendance culturelle et l’indépendance politique de l’Amérique latine, le Modernismo s’imposant un demi-siècle plus tard que l’émancipation politique. Le modernisme latino-américain, dans l’entre-deux-guerres, ne regarde plus uniquement du côté de l’Europe mais puise de plus en plus dans le passé propre de ces pays, des peuples autochtones aux migrants de tous horizons, en construisant un récit intégrateur et en inventant d’autres mythes, par exemple celui de la démocratie raciale au Brésil (on songe aussi au discours continuiste au Mexique à la même époque). Ce n’est pas là le moindre enseignement de ce livre très riche et appelé à faire date.
Pour citer cet article
Référence papier
Laurent Martin, « Juliette Dumont, Diplomaties culturelles et fabrique des identités. Argentine, Brésil, Chili (1919-1946) », Cahiers des Amériques latines, 92 | 2019, 205-207.
Référence électronique
Laurent Martin, « Juliette Dumont, Diplomaties culturelles et fabrique des identités. Argentine, Brésil, Chili (1919-1946) », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 92 | 2019, mis en ligne le 01 avril 2020, consulté le 04 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cal/10197 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cal.10197
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