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Comptes rendus

Mariza de Carvalho Soares, dir. Diálogos Makii de Francisco Alvez de Souza. Manuscrito de uma congregação católica de africanos Mina, 1786

Jean Hébrard
Référence(s) :

Mariza de Carvalho Soares, dir. Diálogos Makii de Francisco Alvez de Souza. Manuscrito de uma congregação católica de africanos Mina, 1786. São Paulo: Chão Ed., 2019, 240 p.

Texte intégral

1« Dès les premiers jours de cette contrée, on y a conduit les Noirs d’Afrique qui venaient de la côte de Mina et d’Angola, et par l’inhumanité de quelques maîtres qui les achetaient, chaque fois qu’ils étaient atteints de maladies incurables ou lorsqu’ils vieillissaient, on les jetait dehors et ils mourraient de faim, froids et nus sur ces plages, sans que personne ne se soucient de les mettre en terre. » L’homme qui signe ces mots à la fin du XVIIIe siècle (1786) est un esclave à peine émancipé qui sait lire, écrire, compter et a lu des livres. Il s’apprête à diriger l’une de ces confraternités (irmandades) catholiques noires brésiliennes dont la principale mission était d’accompagner à leur dernière demeure ceux de leurs membres, esclaves ou affranchis, qui venaient à décéder. Dans ce but, elles collectaient des aumônes avec lesquelles elles pouvaient aussi aider les malades ou rassembler la somme nécessaire pour payer la manumission d’un « frère » ou d’une « sœur ». L’occasion de cette prise de plume inattendue – et exceptionnelle d’un point de vue archivistique – est une transition délicate avec un précédent « roi » de la congrégation qui vient de mourir et dont la veuve n’est pas prête à céder ses prérogatives. Pour s’assurer de quelques soutiens et confirmer ses droits, le prétendant imagine de coucher par écrit un dialogue avec le secrétaire de la communauté afin de mieux expliquer ses intentions, de rappeler qu’il a été régulièrement élu et d’imposer de nouvelles règles qui, cette fois, ne seront plus placées sous la sauvegarde d’une tradition orale mais sous celle de l’écriture.

2Mariza de Carvalho Soares qui a édité ce petit bijou conservé à la Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro connaissait le manuscrit de longue date. Grande spécialiste des congrégations religieuses noires à l’époque coloniale, elle en avait fait l’un des supports majeurs de son travail dès son doctorat (1998) publié quelques années plus tard sous le titre : Devotos da cor: identidade étnica, religiosidade e escravidão no Rio de Janeiro, século XVlll (Rio de Janeiro: Civilização Brasileira, 2000). Elle a pris l’heureuse initiative de rendre ce document accessible en en faisant une édition critique de très grande qualité, accompagnée de notes explicatives, d’une mise en contexte et de ressources documentaires complémentaires. Revenons, avec elle, au manuscrit pour en saisir tout l’intérêt.

3Francisco Alves de Souza qui signe ce texte en forme de dialogue se dit « noir et naturel du Royaume de Makii ». Ce territoire faisait partie des petites entités politiques du Golfe de Guinée dont la côte avait pris le nom de « Costa da Mina » en raison des anciennes mines d’or dont les Européens avaient capté les productions avant de réorienter leur trafic vers la traite atlantique des esclaves. Francisco en avait fait les frais alors qu’il avait une dizaine d’années. Passant de main en main à São Tomé puis à Bahia, il avait finalement été acheté en 1748 par un commerçant de Rio de Janeiro qui avait fait fortune sur l’Atlantique. On ne sait comment Francisco apprit à lire, à écrire et à tenir une comptabilité, s’il bénéficia ou non d’une scolarisation, mais il est certain que ses compétences étaient si appréciées de son maître qu’elles lui coutèrent une manumission beaucoup plus tardive que la plupart des esclaves urbains de la ville qui, en moyenne, étaient libérés après une dizaine ou, au plus, une quinzaine d’années de servitude grâce au pécule que leurs emplois leur permettaient d’accumuler. Lui, nous explique Mariza Soares, devait être trop cher pour se racheter : à plus de 40 ans, il était encore esclave. Cela ne l’avait pas empêché de s’impliquer dans la vie de la congrégation Makii. Ainsi se désignait l’un des sous-groupes de la communauté diasporique Mina issue du golfe du Bénin alors Côte de la Mine. Leur confraternité s’était installée dans l’église Sainte-Iphigénie et Saint-Élesban (deux saints noirs) construite par les Mina de Rio de Janeiro. Francisco en était devenu le second (le régent), placé directement sous l’autorité du « roi » de la congrégation. Lorsque ce dernier s’était retrouvé impotent, il avait désigné Francisco pour le suppléer et, à sa mort, le remplacer. Toutefois, cela ne se passa pas comme prévu. La veuve – la « reine » – imagina qu’elle pouvait succéder elle-même à son époux en s’appuyant sur quelques comparses. Ce fut pour clarifier la situation que Francisco prit la plume, nous faisant entrer, par la même occasion, de plain-pied dans la vie d’une confraternité noire du XVIIIe siècle et dans ses enjeux de pouvoir.

4Comme l’explique finement Mariza Soares, ce texte est exceptionnel non seulement du fait de son auteur mais aussi du fait de sa facture. Francisco avait choisi le genre du dialogue que l’éditrice inscrit dans la tradition platonicienne mais qu’il vaudrait peut-être mieux situer dans celle qu’avaient inaugurée les grands pédagogues et catéchètes du XVIe siècle, d’Érasme à Canisius. Il est un genre, expliquaient-ils, qui convient à l’exposé des idées complexes en ce qu’il aide le lecteur à mieux saisir le « pour » et le « contre » de chaque proposition selon les codes de la rhétorique que l’on enseignait alors dans les collèges, notamment jésuites, ou selon ceux des canons d’un catholicisme rénové par le concile de Trente qui étaient au cœur de la pédagogie des écoles de la « doctrine chrétienne » d’abord ouvertes en Italie par l’évêque Charles Borromée. Le dialogue ou, comme on disait alors, le « colloque » est en effet à la frontière entre culture écrite et culture orale, permettant à celui qui l’écoute au lieu de le lire, de retrouver dans les allers-retours entre les interlocuteurs des structures linguistiques et textuelles qui lui sont plus familières. Francisco en était parfaitement conscient lorsqu’il rappelait, dans son texte, que c’est de cette manière que nombre des membres de la congrégation l’entendraient et, donc, le comprendraient.

5Le dialogue permet aussi à l’auteur de laisser son partenaire, en l’occurrence, le secrétaire de la congrégation, se charger des formulations les plus délicates : le rappel des traditions discutables de la communauté, les attaques contre la reine déchue, voire les insinuations sur la piété entachée de « gentilisme », c’est-à-dire de pratiques africaines de certains membres. En regard, Francisco pouvait atténuer le propos, se présenter comme plus rassembleur, jouer la mansuétude. C’est ainsi que, mettant en scène le lieutenant de police du quartier, il laissait à son secrétaire la sombre besogne de négocier avec le nouvel interlocuteur la récupération du coffre de la congrégation dont la veuve n’était pas prête à se séparer. Il y avait quelques points, cependant, sur lesquels Francisco ne transigeait pas. Lorsqu’ils étaient en jeu, tout au long des journées successives de discussion qui constituent le texte, il avançait à pas comptés, laissant son partenaire formuler toutes les objections et, en temps utile, imposait sans trembler son point de vue.

6Le premier de ces sujets est, curieusement, qu’il refusait d’être sacré « roi » de la congrégation et exigeait de n’être que son régent. S’agissait-il d’un exemple d’humilité que par ailleurs il réclamait avec insistance de ses frères et sœurs ? Mariza Soares fait l’hypothèse, particulièrement intéressante, d’un possible sentiment d’illégitimité. Au contraire de son prédécesseur mais aussi de l’épouse de ce dernier, Francisco ne pouvait se réclamer d’une ascendance royale en pays Makii. Il est peut-être possible d’imaginer une autre raison. La clé en est donnée par l’objection de son secrétaire qui lui fait remarquer qu’un royaume sans roi (serait-il diasporique) est comme un corps sans tête. On reconnaît dans cette image la traditionnelle définition de la royauté théologico-politique d’Ancien Régime. En la récusant, Francisco s’inscrivait dans une autre vision qui, à la mi-XVIIIe siècle, s’était diffusée jusqu’au Portugal et avait désacralisé le pouvoir royal. Les Lumières portugaises – même dans la formulation atténuée qu’en représentait le pombalisme – n’étaient pas absentes de la colonie brésilienne. Un esclave autodidacte avait-il pu s’en saisir ?

7Le second thème auquel Francisco est particulièrement attaché est celui du catholicisme qu’il professe. Il n’a pas de mots trop durs pour les errements que sont à ses yeux toutes les formes d’africanisation de la foi et des rituels qui lui sont associés. Mariza Soares a attiré notre attention sur cette conséquence des conversions récentes et sur le rôle joué par les congrégations noires pour soutenir des positions de rigueur doctrinale. Les discours des missionnaires se plaignant amèrement du contraire nous ont caché trop souvent la manière dont les esclaves faisaient de leur foi une construction personnelle qui pouvait être aussi rigoureuse que tout autre. Francisco avait beaucoup entendu de sermons, savait ses prières et méditait sur chacun de leurs mots. Il lisait les évangiles et même la bible ou les pères de l’Église. Il était loin de tout syncrétisme sans pour autant se contenter d’une foi qui n’aurait pas été la sienne. Mariza Soares suggère que l’intérêt de la congrégation pour le salut des âmes du Purgatoire et le patronage de Notre-Dame des Remèdes sous lequel elle s’inscrit pourraient renvoyer aux cultes des esprits des défunts et aux dimension curatives des religions Yoruba ou Jeje que beaucoup de captifs « de nation Makii » avaient pratiqué avant leur conversion. C’est une hypothèse possible mais n’aurait-on pas trouvé, à la même époque, les mêmes soucis parmi les populations européennes, notamment au Portugal ?

8On peut encore examiner un troisième sujet sur lequel Francisco ne laisse pas son interlocuteur l’interrompre. C’est celui de la nécessité, à ses yeux, de disposer d’une constitution écrite pour la congrégation. Mariza Soares prend grand soin de nous expliquer que les confraternités noires du Brésil passaient un « compromis » avec l’évêque de leur ressort qui le faisait suivre à Lisbonne. Elle donne d’ailleurs la transcription de celui qu’elle a retrouvé pour la confraternité (1788). Bien évidemment, ce texte qui valait autorisation pour la congrégation, était peut-être négocié par ceux qui la géraient mais il relevait d’abord du pouvoir scriptural (et légal) de l’Église qui en formulait chaque mot. Francisco termina le premier dialogue par l’énoncé de la constitution de la congrégation qu’il venait d’écrire et qu’il avait fait approuver par les fidèles. Et son comparse s’émerveilla à plusieurs reprises que la communauté ait été la première à disposer d’un règlement écrit. Certes, il s’agissait d’en finir avec les errements d’une succession difficile en disposant d’une loi formelle susceptible de permettre l’appréciation des licences que les opposants s’étaient permises. Il s’agissait aussi de renforcer la discipline au sein de la congrégation en rappelant à tous qu’en y adhérant on acceptait de se conformer à des habitudes de vie seule susceptibles de garantir un « salut » dans l’au-delà mais aussi ici-bas, dans une société esclavagiste particulièrement violente. Peut-être faut-il aussi rapprocher ce souci scripturaire du refus de Francisco de se considérer comme « roi » de la congrégation. Il ne signe pas la constitution qu’il écrit pour sa communauté dont il n’est que la plume. Bien qu’autodidacte, il sait que le pouvoir de l’écriture est dans la rationalité qui lui est propre plutôt que dans l’autorité de celui qui s’en sert.

9L’écriture est aussi mémoire. Et Francisco avait promis à ses frères et ses sœurs qu’ils les instruiraient dans un second dialogue sur le pays Makii dont ils se revendiquaient et qui scellait leur commune identité. La tâche fut plus difficile. Il fallut qu’il se contente de compiler quelques pages de voyageurs – Mariza Soares a retrouvé les originaux – et peut-être de rapporter les racontars glanés dans la boutique de son maître lorsque les capitaines des vaisseaux arrivant au port s’y attardaient. Il ne fit ni pire ni mieux que beaucoup de plumitifs qui voyageaient dans les pages de leurs prédécesseurs. Pourtant il avait connu le passage du milieu et beaucoup de ses proches aussi. Rien n’en transparaît dans les pages conventionnelles qu’il donne à ses lecteurs. Pour lui, ce passé était forclos. L’écriture n’en ferait pas revivre la violence.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean Hébrard, « Mariza de Carvalho Soares, dir. Diálogos Makii de Francisco Alvez de Souza. Manuscrito de uma congregação católica de africanos Mina, 1786 »Brésil(s) [En ligne], 19 | 2021, mis en ligne le 31 mai 2021, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bresils/9705 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bresils.9705

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Auteur

Jean Hébrard

EHESS & Johns Hopkins University

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