Rowe, Erin Kathleen. Black Saints in Early Modern Global Catholicism
Rowe, Erin Kathleen. Black Saints in Early Modern Global Catholicism. 2019. Cambridge (UK) & New York: Cambridge University Press.
Texte intégral
1Le 20 novembre 2011, le Musée d’art sacré de São Paulo avait inauguré une exposition en hommage au « jour de la conscience noire », qui revient à cette date chaque année au Brésil pour rappeler l’ancrage de la nation dans sa longue histoire des luttes des esclaves pour leur liberté. Le commissaire n’était autre qu’Emanoel Araujo, cet immense artiste et muséographe bahianais qui après avoir ouvert à São Paulo la nouvelle Pinacothèque (1992) avait créé le musée Afro Brasil (2002). Il avait choisi de consacrer l’évènement à deux « saints noirs » franciscains : Benedito das Flores (Benoît de Palerme) et Antonio do Categeró (aussi connu comme Antoine de Noto). Il avait rassemblé pour l’occasion plus de 170 sculptures, beaucoup provenant des collections publiques ou privées brésiliennes. Comment ces saints étaient-ils arrivés là ? Que signifiaient-ils pour l’Église qui les avait promus et pour les fidèles noirs mais aussi blancs qui les priaient ?
2C’est à ces questions, et à bien d’autres, que répond le magnifique livre, richement illustré, qu’Erin Rowe vient de publier. Elle y propose une étude des représentations encore conservées ou décrites dans les textes anciens des grands saints noirs de l’expansion catholique des XVIIe et XVIIIe siècles : Elesban et Iphigénie, les Ethiopiens ; Antoine de Noto et Benoît de Palerme, les Siciliens, etc. L’ouvrage est construit en deux parties relativement indépendantes dont la première fera le bonheur des historiens du catholicisme ibérique dans sa phase de globalisation et la seconde de tous ceux, de plus en plus nombreux, qui interrogent la complexité des représentations visuelles ou textuelles de la « noirceur » dans le contexte des sociétés esclavagistes.
3Dans la première partie, intitulée « Dévotion », Erin Rowe retrouve les origines de ces cultes et explique comment ils se développèrent d’une part, du fait de la concurrence des grands ordres missionnaires qui les promouvaient, d’autre part du fait des fraternités qui se constituaient autour d’eux dans les Amériques, bien sûr, mais tout autant en Europe. Car c’est là un des points clés de cet ouvrage : les grands saints noirs qui continuent d’être honorés au Brésil, au Pérou ou au Mexique, sont nés en Europe et ont été promus par un clergé blanc avant de devenir les saints patrons des femmes et des hommes qui se reconnaissaient dans leur couleur.
4L’essentiel de la documentation archivistique et livresque réunie pour cet ouvrage provient des dossiers qui ont été constitués lorsque les « inventeurs » de ces nouveaux saints ont soutenu leur béatification puis leur canonisation. Erin Rowe utilise les témoignages devant les autorités religieuses sur l’ancienneté de la piété qui leur est attachée (et éventuellement les miracles qui peuvent leur être attribués) et des hagiographies constituées surtout par les ordres religieux. Ces éléments sont croisés avec les archives de l’Église et du pouvoir (dans la péninsule ibérique, à Rome et dans les colonies de l’Atlantique) qui permettent de les contextualiser, mais aussi avec les riches archives des fraternités (notamment en Espagne, au Portugal et au Pérou). Les documents visuels (statues, images peintes ou imprimées) qui attestent de la puissance des dévotions qui entouraient ces saints constituent le second ensemble de sources, lui aussi magistralement analysé en étroite relation avec le premier.
5La dynamique décrite par Erin Rowe est particulièrement intéressante. Dans un premier temps, parallèlement au concile de Trente, l’Église a tenté de consolider son universalité en introduisant l’Éthiopie chrétienne et le fameux royaume du prêtre Jean dans son récit. Ce fut la base d’une première invention de saints noirs conçus sur le modèle des grands rois défenseurs de la chrétienté contre les infidèles (Elesban) ou des chastes princesses préférant le couvent voire le supplice à un mariage païen (Iphigénie). Dans un second temps (fin XVIe-XVIIe siècle), en Sicile, dans une société méditerranéenne suffisamment marquée par l’esclavage mais d’une manière très différente de ce que sera sa version atlantique, des esclaves sub-sahariens pris sur les bateaux en même temps que leurs maîtres musulmans se sont mêlés à la population, ont été affranchis et sont même entrés dans les rangs inférieurs des ordres religieux. Quelques-uns d’entre eux se dotèrent d’une vie spirituelle exceptionnelle et devinrent les modèles d’une nouvelle dévotion faisant de l’acceptation des humiliations un chemin vers la sainteté. Les franciscains siciliens furent les premiers à s’en emparer, bientôt suivis par les carmélites qui recyclèrent dans cette perspective les saints éthiopiens et en ajoutèrent quelques autres. Cette dynamique, née dans les marges du royaume espagnol (la Sicile en faisait alors partie), mais rapidement soutenue par les monarques (Philippe III en particulier), se diffusa d’abord dans la péninsule ibérique – surtout au Portugal – puis dans les colonies et prit toute son ampleur dans le contexte de la massification de l’esclavage atlantique aux XVIIe et XVIIIe siècles.
6Il est vrai que ces saints noirs, comme le soutient Erin Rowe à partir de sources concordantes, sont devenus les supports de multiples significations, souvent antithétiques, mais qui justifiaient efficacement les points de vue les plus contradictoires.
7Pour l’Église, ils étaient de nouveaux modèles de vie chrétienne qui renforçaient l’universalité de son message et sa nécessaire expansion dans toutes les parties du monde par le biais des missions. Toutefois, ils étaient en même temps des confirmations éclatantes de la doctrine paulinienne qui ne voyait pas de contradiction entre esclavage dans l’ordre temporel et salut dans l’ordre spirituel. Le captif devenu chrétien pouvait inscrire ses souffrances et ses humiliations dans la dynamique d’une imitation de Jésus Christ et de sa passion. De ce point de vue, son statut ne faisait qu’exacerber celui d’autres chrétiens tenus en dépendance, notamment les femmes. L’un des attributs conférés à Benoît de Palerme par les sculpteurs, les fleurs, a d’ailleurs été emprunté à une sainte femme du Portugal, la reine Isabelle. Les saints noirs, de plus, pouvaient devenir les saints patrons des fraternités réservées aux affranchis ou mêmes aux esclaves que l’Église autorisait et encourageait depuis le XVe siècle. Même lorsque, comme c’est souvent le cas, elles se plaçaient sous la bannière de la vierge (Notre Dame du Rosaire par exemple), Antoine, Benoît, Elesban ou Iphigénie faisaient partie des dévotions secondaires.
8Pour les fidèles blancs, c’était la puissance thaumaturgique des saints qui faisait leur succès. Qu’ils soient noirs n’était pas dirimant. La tradition des vierges noires, du roi mage Balthazar sont très anciennes et l’altérité chromatique s’inscrit dans des réseaux de significations religieuses qui, depuis le Cantique des cantiques (« Noire, je le suis, mais belle… »), ne sont pas étrangers aux chrétiens, voire ont pu se mêler avec les moins recommandables aspects de la ferveur populaire. Pour les fidèles noirs, tout aussi soucieux de l’efficacité des prières qu’ils adressaient au Ciel par l’intermédiaire de Benoît ou d’Iphigénie, le fait de les adopter dans des sociétés de prière et d’entre-aide renforçait leur pouvoir d’intercession en créant autour d’eux des communautés qui communiaient dans leurs louanges. De plus, les fraternités et leurs saints acquéraient une visibilité sociale (et publique) à partir de laquelle toutes sortes de négociations avec les autorités religieuses ou civiles pouvaient être envisagées. Être noir (et même esclave) à Séville, à Lisbonne, à Salvador ou à Lima où existaient de puissantes irmandades ou cofradias n’avait pas le même sens qu’être noir dans une plantation de sucre du Recôncavo bahianais.
9Dans la seconde partie de son ouvrage, intitulée « Illumination », Erin Rowe expose certainement l’aspect le plus prenant de son travail. Mêlant sources visuelles et sources écrites, elle tente de lier une théologie à une esthétique de la « noirceur ». Elle montre notamment comment (chapitre 5), pour divers théologiens (le jésuite Martín de Roa par exemple), la couleur noire n’était pas un défaut puisque qu’elle pouvait être « illuminée » par la lumière de la grâce de la même manière que le blanc, peut-être mieux. Ainsi, la noirceur ne s’opposait-elle plus à la blancheur mais s’ouvrait à la brillance (candor) qui l’éclairait. Dès lors la lumière divine pouvait sourdre d’un corps noir comme de n’importe quel autre.
10Or, c’est ce dont se sont emparés les sculpteurs de l’âge baroque (chapitre 4) lorsqu’ils ont appris à traiter le noir en transparence comme ils le faisaient des chairs dites blanches (encarnaciones) de façon à leur donner vie. Les saints noirs prenaient une présence d’autant plus forte qu’elle s’imposait au fidèle dans des églises obscures éclairées de la lueur vacillante des cierges. Le procédé de l’estofado (détails créés par des feuilles d’or placées sous la peinture) visait à suggérer la puissance de la lumière capable de traverser le noir pour s’imposer à l’œil de la même manière que la force spirituelle de la grâce qui était ainsi suggérée.
11Erin Rowe termine par un étonnant chapitre qui pourrait être une troisième partie tant il vient créer un contrepoint avec l’ensemble du livre. Elle se demande comment ces êtres gagnés par une foi irrépressible tout en restant soumis à la servitude ou à la stigmatisation avaient pu vivre cette tension. Elle s’attache alors à ces donadas des couvents espagnols qui formulaient des vœux et prenaient l’habit mais restaient des servantes. Dans les territoires coloniaux (elle examine le cas de Lima), nombre d’entre elles étaient noires. Au début du XVIIe siècle, l’une d’entre elle (Úrsula de Jesús), a laissé un journal de ses expériences mystiques (des conversations avec les âmes du Purgatoire ou même avec le Christ). Certes, comme beaucoup de ses pareilles, blanches ou noires, elle y décrit son acceptation patiente de l’humiliation, mais elle laisse aussi transparaître la terrible réalité de son expérience de la stigmatisation raciale dans le huis-clos du couvent. Du coup, Erin Rowe, évite au lecteur de se laisser prendre au piège de cette universalité du salut dont les saints noirs ont été les instruments. La resplendissante lumière qui s’échappe de leurs corps statufiés dans les églises ne peut dissiper les ténèbres que furent pour tant de femmes et d’hommes l’institution de l’esclavage.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean Hébrard, « Rowe, Erin Kathleen. Black Saints in Early Modern Global Catholicism », Brésil(s) [En ligne], 18 | 2020, mis en ligne le 30 novembre 2020, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bresils/8361 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bresils.8361
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page