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Comptes rendus

Miki, Yuko. 2018. Frontiers of Citizenship: A Black and Indigenous History of Postcolonial Brazil

New York & Cambridge (UK): Cambridge University Press, 292 p.
Jean Hébrard
Référence(s) :

Miki, Yuko. 2018. Frontiers of Citizenship: A Black and Indigenous History of Postcolonial Brazil. New York & Cambridge (UK): Cambridge University Press, 292 p.

Texte intégral

1Avec Frontiers of Citizenship, Yuko Miki questionne à nouveaux frais l’historiographie du XIXsiècle brésilien. Jusqu’ici l’histoire de l’esclavage et celle de l’interminable cheminement vers l’abolition y tenait la principale place. Les remarquables travaux sur le politique impériale, sur la guerre du Paraguay ou sur les débuts de la Première République n’échappaient pas à cette polarisation. Il est vrai que, bien plus que les siècles précédents, celui durant lequel le Brésil se voit octroyer son indépendance et devient à son tour un empire, est indélébilement marqué par une institution qui ne va plus de soi, une institution qui, comme le disait le juriste Perdigão Malheiro, est devenue une tache – la macule servile – sur le devenir du pays. C’est d’ailleurs dans cette perspective que Yuko Miki avait commencé sa recherche, essayant de repérer dans les communautés d’esclaves fugitifs (quilombos) les racines de l’ambiguïté politique de la jeune nation.

2Décidée à enquêter sur la nouvelle géographie que dessinait la fin de l’hégémonie du Minas Gerais et de ses mines, attachée aux territoires qui s’ouvrent alors à la colonisation (les « frontières »), Yuko Miki pensait pouvoir trouver ces formes redessinées de l’esclavage et de sa contestation aux marges de l’empire, dans ces « frontières » où, plus qu’ailleurs, sévissait la traite illégale, mais aussi le marronnage. D’autres le découvraient en même temps qu’elle dans le sud gaucho ou en Amazonie.

3Or, comme elle le dit dans l’épilogue, en explorant dans les archives les traces de ces rebellions, elle découvrait, en creux, une autre présence qui devint, à ses yeux, tout aussi importante que la population esclave, fut-elle fugitive, qu’elle s’attendait à trouver. Ces fantômes que la minutie bureaucratique des Portugais puis des Brésiliens avait ignorés étaient des populations autochtones – désignées péjorativement comme Botocudos – avec qui ou plutôt contre qui allait se jouer la construction politique mais aussi identitaire d’un Brésil indépendant.

4Le remarquable ouvrage qu’elle a écrit se donne pour objectif de prouver, d’une part, que c’est sur ces frontières du nouvel empire que se joue la question de la définition d’une première citoyenneté proprement brésilienne et, d’autre part, qu’une histoire du Brésil postcolonial doit relativiser la place qu’y joue l’esclavage ou, plutôt, la rendre inséparable de celle des communautés autochtones survivantes. C’est à ce prix, explique Yuko Miki, qu’on peut comprendre la naissance de cet empire tropical, y compris dans sa longue compromission avec l’esclavage.

5Pourquoi ? Parmi les nombreux et convaincants arguments de l’auteur, j’en retiendrai trois qui me semblent pertinents mais aussi prometteurs de recherches nouvelles.

6Le territoire tout d’abord. La reconfiguration du territoire national au début du XIXe siècle crée des espaces nouveaux où s’expérimente et se négocie une nation brésilienne en devenir. Ces espaces ne sont ni dans les villes de la côte, ni dans les plantations, ils sont sur les « frontières » (peut-être serait-il plus justes de les appeler des fronts pionniers). Contrairement à ce que l’on a souvent écrit jusqu’ici, ce ne sont pas des contrées sauvages sans administration et sans tribunaux. Par contre, ce sont des lieux où les contradictions d’un Brésil en construction s’exacerbent mais aussi se résolvent. Le territoire auquel Yuko Miki s’attache – entre le Minas Gerais et la côte atlantique – avait longtemps été gelé pour éviter qu’il ne serve de zone de transit au commerce illégal de l’or. Avec l’épuisement des ressources aurifères, il peut être ouvert à la colonisation. Or, il n’est pas inoccupé. De nombreuses populations indigènes, expulsées des lieux déjà exploités, y avaient trouvé refuge. Pour utiliser les terres sur lesquelles elles chassent et cueillent, il faut les déloger. On réinvente à cet effet la « guerre juste » des premiers temps de l’occupation portugaise : toute communauté se refusant à céder ses droits territoriaux et à s’assimiler dans des aldeias (villages gérés par des autorités civiles ou religieuses) peut être réduite en esclavage, voire massacrée. Cela permet de récupérer de la terre mais aussi de la main d’œuvre. Le bénéfice est double. Seule une « frontière » permet ce type de résolution. C’est toutefois compter sans la résistance des populations concernées. L’ouvrage en montre les multiples facettes tout au long du siècle.

7La loi constitutionnelle ensuite. Après l’indépendance de 1822, il fallait définir politiquement ce que l’on entendait par la nouvelle citoyenneté brésilienne. La constitution de 1824 y a pourvu, la fondant sur le droit du sol, incluant dans le même moule les populations autochtones ou les descendants des colons comme des esclaves africains. Parallèlement, des intellectuels – Martius le premier – ont tenté de trouver une identité culturelle à cette base juridique. Un certain nombre d’entre eux sont allés jusqu’à penser qu’elle ne pouvait être exclusivement blanche et portugaise : la créolisation à l’œuvre depuis les premiers temps de la colonie avait largement usé de tous les types de métissages. Au fur et à mesure que l’on avançait dans le siècle et que le romantisme imposait ses vues, le Brésil devenait explicitement à la fois indien, africain et blanc. Toutefois ce triple enracinement devait être précisé. L’esclave devait attendre d’avoir acquis sa liberté, que ce soit par sa manumission ou par la promesse d’une émancipation générale qui commençait à se dessiner dès lors que la traite devenait de moins en moins possible. L’Indien lui, devait avoir été « civilisé », faute de quoi il restait d’autant plus inassimilable qu’il refusait lui-même cette assimilation. Dès lors, aussi bien dans un cas que dans l’autre, la violence du propriétaire comme celle du pionnier devenaient légitimes dès lors que leurs privilèges pouvaient être attaqués par des individus se plaçant hors de l’espace public : esclaves en fuite (quilombolos) ou autochtones refusant la sédentarité (indios bravos). Les pages détaillant l’exercice de ces violences sont certainement parmi les plus saisissantes de ce livre et installent la contradiction du nouvel empire jusque dans la chair de ceux qui en refusent la citoyenneté.

8Par ce biais, et ce sera le troisième argument que je retiendrai, Yuko Miki redéfinit l’exclusion d’une manière tout à fait convaincante. Dans un Brésil dont les « frontières » sont de plus en plus fréquemment occupées, défrichées, exploitées, il n’y a plus de véritable extériorité où celui qui refuse les lois qui l’oppriment puisse se réfugier. Le quilombolo s’installe dans la plantation voisine de son ex-maître. L’Indien circule sans cesse entre l’aldeia et la forêt. Les uns comme les autres ont perçu qu’en n’acceptant pas d’être inclus dans la nation comme « esclaves » ou comme « sauvages », c’est à dire sans droits, ils n’ont plus de « sol » pour exercer leur citoyenneté ni même pour la réclamer. Ainsi, l’autochtonie devient bien la question centrale. En évitant de donner des terres aux esclaves émancipés de 1888, on les ramènera à la situation des Indiens dépossédés de leurs territoires. On en fera des étrangers dans leur propre pays. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de donner des clés pour comprendre les « frontières » brésiliennes d’aujourd’hui.

9Toutefois, certains des choix faits par l’auteur méritent sûrement d’être discutés. Ils se situent plus souvent dans les questions posées que dans les réponses apportées dont la qualité argumentative et l’appui sur les sources restent de très grande qualité. L’exemple qui vient directement à l’esprit est dans l’emploi d’un des mots du titre de l’ouvrage : citoyenneté. Est-il possible, au début du XIXe siècle au Brésil comme ailleurs (la comparaison immédiate est celle des États-Unis), d’assimiler l’appartenance à une nation à des droits civiques ou politiques ? L’exemple des femmes vient immédiatement à l’esprit : le fait qu’elles n’aient aucun droit politique et peu de droits sociaux ne les empêche pas d’être considérées comme des « citoyennes ». Dès lors, que les autochtones ou les esclaves ne revendiquent pas vraiment une citoyenneté, comme s’en étonne l’auteur, ne saurait nous inquiéter. Ils ont, après-tout, une bonne appréciation du contexte juridique dans lequel ils vivent et savent que grappiller ici ou là quelques droits est tout aussi efficace. Cette citoyenneté inachevée restera de longues années la règle, dans les colonies devenues indépendantes mais aussi dans leurs ex-métropoles.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean Hébrard, « Miki, Yuko. 2018. Frontiers of Citizenship: A Black and Indigenous History of Postcolonial Brazil »Brésil(s) [En ligne], 17 | 2020, mis en ligne le 31 mai 2020, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bresils/6486 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bresils.6486

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Auteur

Jean Hébrard

CRBC/Mondes américains – EHESS

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