1Les radios communautaires diffusant dans les rues par des haut-parleurs font partie de l’ordinaire de nombreux quartiers populaires de Salvador de Bahia. Une enquête de terrain auprès des acteurs – producteurs ou utilisateurs – de ces dispositifs si spécifiques a permis de mettre en évidence les types d’action « déviationnistes » des « communicants » qui s’en servent et constituent, par ce moyen, des « espaces autres » (hétérotopiques) dans la capitale bahianaise. Dans cette perspective, nous avons considéré leurs pratiques spatiales et discursives comme des tactiques, par opposition aux stratégies des agents hégémoniques de production du territoire urbain.
2Par « tactiques » il faut entendre, dans un contexte qui pourrait s’apparenter à une sorte de « guérilla du quotidien », les manières de faire permettant une utilisation rusée du temps grâce à des opérations rapides qui, en retour, modifient l’espace dans lequel elles s’exercent. Ainsi, les actions obliques (déviationnistes) des tactiques, sont-elles un contrepoids aux « stratégies » des divers pouvoirs exerçant leur autorité sur les mêmes lieux qui, eux, organisent l’espace à partir de « modèles abstraits » et le produisent par des processus technocratiques dont ils veulent les effets durables (Certeau 1980). Comment les territoires « réagissent-ils » à ces pratiques et comment ces pratiques se répercutent-elles sur les territoires où elles se produisent ?
- 1 L’étude a également analysé les démarches d’appropriation socio-spatiale de l’univers virtuel d’Int (...)
- 2 La base de données contient des informations détaillées sur les agents participant au processus d’a (...)
3Après avoir sélectionné les quartiers populaires de l’agglomération de Salvador sur lesquels porte notre étude – Paripe, Boca do Rio, Tororó, Nordeste de Amaralina, Liberdade, Campinas de Pirajá et Engenho Velho de Brotas –, nous avons rencontré les personnes qui gravitent autour des radios communautaires et enquêté sur les formes d’organisation et d’action de ces stations au sein de ces quartiers1. Nous avons réalisé des entretiens avec leurs animateurs et nous avons également interrogé leurs auditeurs, ce qui nous a permis de constituer une importante base de données2.
4Cet article est divisé en trois sections. La première présente l’univers des radios communautaires à Salvador et analyse les représentations spatiales qui leur sont associées ; la deuxième met en lumière la logique de fonctionnement de ces supports de communication populaire ; la troisième envisage les radios comme espaces éphémères ou, pour reprendre la proposition de Foucault (1994), comme « hétérochronies ».
5Conformément à la loi fédérale nº 9 612 du 19 février 1998 promulguée par le ministère des Communications, une radio communautaire est un type spécial de radio FM conçue pour diffuser des informations, de la culture, des divertissements et des loisirs aux « petites communautés ». Sa portée est limitée à, au maximum, un kilomètre à partir de son antenne émettrice. Il s’agit d’une petite station qui ne doit pas avoir de finalité commerciale ni de lien avec des partis politiques, des institutions religieuses, etc. Une radio communautaire doit, selon la loi, promouvoir la culture, la vie sociale et les manifestations locales ; informer sur les événements relatifs à la communauté ou d’intérêt général ; encourager les activités pédagogiques et toutes celles visant à l’amélioration des conditions de vie de la population.
6Le décret nº 1, de 2004, qui complète les dispositions relatives au service de radiodiffusion communautaire, prévoit que l’entité autorisée à offrir ces services a l’obligation de créer un conseil communautaire composé de représentants d’institutions locales telles que les associations d’habitants, les sociétés socioprofessionnelles, de bienfaisance ou religieuses. La réglementation vise à encadrer la programmation de la station afin qu’elle réponde exclusivement aux besoins de la communauté.
7Les radios communautaires qui opèrent par le biais du système de ligne modulée (LM) transmettent le signal sonore à des haut-parleurs par des câbles et non par des ondes hertziennes. En fait, la majeure partie des radios communautaires ou alternatives opèrent de cette façon à Salvador. La mise en service d’une station LM requiert des démarches administratives relativement simples. Il suffit d’obtenir une autorisation de la SUCOM (Direction de contrôle et de réglementation de l’utilisation de l’espace), organisme municipal qui donne son aval, inspecte les constructions et les travaux d’aménagement des stations et supervise les interventions sur la voie publique (lignes et bafles). Il existe soixante-sept radios communautaires à Salvador (cinquante et une d’entre elles sont en LM) et on en trouve encore vingt-cinq opérant à l’intérieur de l’État.
8Dans le cas des émetteurs FM (modulation de fréquence) dont la puissance ne doit pas excéder 26 kW, l’organisme de contrôle est l’ANATEL (Agência Nacional de Telecomunicações) qui supervise la diffusion des ondes sonores. Dans l’univers de la bande FM, on trouve également des radios itinérantes agissant sans autorisation et qui, en général, changent de lieux tous les trois mois pour éviter d’éventuels procès.
- 3 Les études de terrain relatives aux radios communautaires ont été réalisées par Bruno Carvalho Soar (...)
9Nous avons constaté, grâce à nos enquêtes et entretiens auprès des habitants et des responsables de radios communautaires3, que celles-ci reçoivent le soutien financier des commerçants du quartier en échange de la diffusion d’informations sur leurs produits ou services et de la publicité autour du nom de leur magasin. Sans cette aide, elles n’existeraient certainement pas. Ne pouvant pas avoir de finalités commerciales et étant en général privées d’appuis institutionnels, elles subsistent grâce à la passion de leurs propriétaires. Leurs animateurs, eux-mêmes habitants des quartiers, sont très peu payés (en comparaison des tarifs pratiqués sur le marché professionnel). Ils n’ont pas de département marketing et doivent avant tout être « débrouillards » :
- 4 Nous utilisons dorénavant l’abréviation RC pour « radio communautaire ».
J’ai commencé à travailler dans une radio à Paripe et, à partir de là, j’ai appris comment fonctionne une radio communautaire et j’ai rencontré beaucoup de gens, notamment le propriétaire d’un supermarché où j’ai eu l’occasion de travailler. Je conduisais la voiture publicitaire. J’ai travaillé à ce poste pendant trois ans. J’adorais ce travail et, grâce aux annonces que je passais avec la voiture, le supermarché vendait beaucoup. J’étais la mascotte publicitaire de l’entreprise. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à penser à monter une radio communautaire. Je savais déjà comment on réalisait une émission, comment on montait un studio. J’y suis allé au culot. J’ai commencé avec cinq baffles. Au bout de trente jours, il y avait plus de soixante-dix baffles dans tout le quartier. La radio s’est développée et j’ai eu en plus l’occasion d’interagir avec mon quartier, d’éduquer un peu la population. Aujourd’hui, la radio a quatre-vingt-dix-huit baffles. (Djalma Santos, RC4 de Boca do Rio).
10Dans certaines des radios étudiées, comme RC Som Liberdade par exemple, une seule personne est responsable de toutes les activités. Dans d’autres cas, on se répartit le travail de production, l’accueil du public et la présentation des émissions, comme dans Maré FM qui compte un directeur de programmation, douze présentateurs et une secrétaire. Il en est de même pour Amai Pro où le travail est réparti entre dix-sept collaborateurs : tous enregistrent, présentent et montent les émissions.
11Reginaldo, de la RC Som Liberdade, explique que ces faibles effectifs sont rendus possibles du fait des matériels disponibles : « Avec l’aide de la technologie, une personne seule peut aujourd’hui faire toute la programmation d’une radio. On peut programmer des émissions de manière à ce que pendant deux heures ou plus, il n’y ait besoin de personne à la radio. Je suis responsable de tout ce qui arrive de bon et de mauvais dans la station ».
Studio de la RC Som Liberdade
Source : Grupo Espaço Livre de Pesquisa-Ação
12En plus de la programmation musicale, les radios alternatives diffusent des messages d’intérêt général pour les auditeurs, avertissent de la tenue de fêtes, rapportent des anecdotes amoureuses et offrent des services diversifiés au public, comme la recherche de personnes disparues ou d’objets perdus, l’obtention de papiers d’identité ou, encore, font un travail d’information sur les promotions dans les commerces du voisinage :
La radio a vu le jour grâce à des personnes qui voulaient avoir des émissions en prise directe avec la vie du quartier, et qui parlent notamment du commerce et des problèmes de la communauté. Elle a été également créée dans le but d’être un chaînon entre le peuple et les politiques, les commerçants et la communauté. Parfois des enfants se perdent et la radio aide à les retrouver, elle a intérêt à protéger le commerce et la population du quartier de Liberdade. (Reginaldo, RC Som Liberdade).
13Du fait de leur profond enracinement dans les quartiers où ils sont situés, ces relais d’opinion populaires participent à la création de représentations spécifiques, très différentes de celles produites par les moyens de communication de masse ou les organes publics des municipalités et des états fédérés.
- 5 La loi no 1 038 du 15 juin 1960 fixe la délimitation urbaine des districts et sous-districts de la (...)
14À Salvador, troisième agglomération du pays, l’administration et les instances de planification ne se réfèrent jamais à des quartiers, bien que ces unités territoriales aient été prévues par la loi5. Pour les autorités, la ville est divisée en dix-sept « circonscriptions », chacune dotée d’une administration locale qui traite les problèmes du quotidien. Par exemple, la révision du plan directeur de développement urbain de la ville lancée au début de l’année 2008 par le maire ne s’est jamais référée à des quartiers. Or, en fait, ce découpage ne correspond pas aux représentations spatiales des habitants : ils ne se reconnaissent pas comme vivant dans une « circonscription administrative » mais, par contre, se considèrent comme appartenant à un « quartier ».
15Les tactiques d’appropriation des moyens de communication dans la ville montrent clairement que les quartiers constituent le répertoire de la vie quotidienne dans les zones populaires de la capitale bahianaise, le terme « répertoire » étant entendu ici dans le sens que lui donne Michel de Certeau (1980) dans L’Invention du quotidien. Dans la mesure où les organes publics d’aménagement représentant la stratégie officielle nient leur existence, ces quartiers populaires peuvent être considérés comme l’expression de la créativité et de l’inventivité des leurs habitants.
16Dans le discours des porte-parole des radios communautaires interrogés au cours de notre enquête, le « quartier » est toujours valorisé et considéré comme le lieu naturel d’activité des « communicants ». Ils font valoir que les programmes sont particulièrement adaptés aux zones où couvertes par leurs réseaux de haut-parleurs. Et, de fait, leurs émissions sont ancrées dans le local ou dans une volonté d’utilité publique qui renforce l’amour-propre des habitants du quartier ; elles rendent aussi des services d’intérêt général, comme le montrent ces extraits d’entretiens :
À la radio, j’essaie de plaire à tous les gens du quartier [...]. Ici tout le monde participe directement. Je réalise des émissions au jour le jour, à partir du quotidien du quartier et surtout à partir de témoignages des gens du quartier. Je vais chercher des informations dans les hôpitaux et les commissariats du quartier, j’ai un système de téléphone sans fil qui me met en relation directe avec la radio où que je sois, et comme ça je réalise mes émissions (Djalma Santos, RC Boca do Rio).
- 6 La radio, à Campinas de Pirajá, est abritée dans une école municipale.
La radio est née du besoin des gens. Avant la radio, l’école promouvait déjà des projets sociaux pour le quartier6, mais il fallait instaurer avec notre communauté un dialogue plus facile, sans trop dépenser d’argent. C’est à l’occasion de l’un de ces projets, « Jouer franc jeu avec la nature », que nous avons gagné un prix de trois mille reais et aussi un ordinateur. Avec cet argent, nous avons commencé à acheter tout le matériel nécessaire pour installer la radio et, aujourd’hui nous avons dix haut-parleurs disposés à des points stratégiques du quartier (Edineusa et Rosângela, RC Amai Pró).
17Les personnes interrogées mettent souvent l’accent sur le fait que la naissance d’une radio communautaire est le résultat de la revendication des habitants du quartier. Elle est donc la conséquence d’un processus de mobilisation, c’est-à-dire d’un besoin de communication. Toutefois, elle ne subsiste qu’avec le soutien des associations à vocation culturelle ou, comme nous le verrons plus loin, avec le partenariat des commerçants locaux :
La radio est née de la volonté de certains habitants du quartier, et leur désir est devenu réalité ; les habitants et amis des quartiers de Paripe et São Tomé ont régularisé la radio [...]. Notre programmation est faite pour nos auditeurs [...]. Ce que la population demande, nous le faisons et nous l’organisons. Toutes les manifestations culturelles et sociales qui ont lieu dans le quartier, la radio les soutient, et nous avons l’obligation de les soutenir [...]. La population dialogue intensément avec la radio et soutient tous les projets que nous développons (Ednaldo, RC Maré FM).
La radio est née de l’idée et du besoin de communication dans le quartier. Auparavant cette communication se faisait par le bouche à oreille, elle était très précaire. D’où l’idée d’installer des haut-parleurs dans le quartier à des endroits stratégiques. Au début, nous avons eu le soutien de l’association culturelle du quartier qui nous a aidés avec des équipements (Jorge, RC JP Publicidade Plataforma).
18Les porte-parole des radios revendiquent la reconnaissance du travail réalisé au profit des populations des quartiers où elles sont établies, comme l’explique Jorge, de la RC JP Publicidade, du quartier Plataforma, dans la banlieue ferroviaire de Salvador :
Nous développons des projets avec l’association et les leaders du quartier, qui donnent toujours leur soutien. La population non seulement participe, mais elle est également la bénéficiaire de nos émissions, qui sont d’utilité publique et dont le contenu est informatif, éducationnel, etc.
19Les personnes interrogées soulignent également le caractère local et populaire des radios, l’absence de soutien financier venu du gouvernement et le fait que la loi empêche pratiquement de bénéficier de l’appui de sponsors :
La radio n’est en cheville avec personne, elle appartient au peuple, aux habitants de Boca do Rio. Nous faisons pratiquement la même chose que dans une radio professionnelle, la différence est que dans une radio communautaire nous sommes libres de faire ce que nous voulons (Djalma Santos, RC Boca do Rio).
Les radios communautaires n’ont l’appui d’aucune institution, que ce soit du gouvernement fédéral ou des États (Del Miranda, RC de Cajazeiras FM).
Nous n’avons l’appui de personne. Parfois c’est nous qui les aidons en diffusant des annonces à leur demande. Une fois, le gouvernement de l’État nous a demandé de faire de la publicité pour des terrains qu’ils allaient donner à notre quartier. Ils ne nous ont pas payé pour faire ça. Mais ce n’est pas un problème, car pour notre radio c’est une très grande satisfaction d’apporter cette contribution à la communauté (Reginaldo, RC Som Liberdade).
20Par leur investissement dans les zones populaires de la capitale bahianaise, ces acteurs sociaux inscrivent la notion de « quartier » dans le répertoire urbain que, du même coup, ils modifient. De cette manière, ils contestent et subvertissent les représentations spatiales dominantes (les circonscriptions administratives).
21L’analyse du discours des porte-parole des radios communautaires montre que ces supports de communication populaire peuvent être perçus en partie comme des « espaces autres », des lieux réels, localisables et, cependant, « hors de tous les autres lieux ». Ces radios sont « une espèce de contestation en même temps mythique et réelle de l’espace où nous vivons » (Foucault 1994 : 756). Analyser l’action et le discours de ces groupes ainsi que leurs initiatives signifie également mettre au jour un conflit fondamental dans le processus d’appropriation socio-spatiale des moyens de communication en divers endroits de la ville contemporaine. Il existe en effet deux « modalités d’échanges » qui définissent et « fabriquent » des lieux de manière différenciée : d’une part ceux qui induisent une manière politico-administrative de concevoir l’espace ; d’autre part, ceux qui relèvent des tactiques d’appropriation de ce même espace par des groupes qui doivent adapter et « négocier » leurs initiatives dans les limites de celui-ci (Serpa 2011).
22Par le biais de leurs émissions, les radios communautaires procèdent à un « découpage » de l’espace du quartier en écho des représentations spatiales de ses habitants. Les animateurs donnent ainsi une visibilité à un lieu virtuellement construit bien que réel, un lieu produit et devenu condition de possibilité des processus d’appropriation de ces moyens de communication. Cet espace « inventé » permet des échanges vivants entre commerçants et clients, politiciens et électeurs, etc. Les populations des quartiers sont les protagonistes des lieux « fabriqués » dans l’espace virtuel propre aux radios communautaires. Les territoires ainsi redéfinis gagnent de nouvelles aménités et suscitent davantage l’intérêt, ils acquièrent une forme et un statut socioculturels localisés grâce à une construction spatiale énoncée et diffusée « en direct » par les radios communautaires qui créent ainsi des « espaces autres » en termes d’expression et de représentation.
23Les émissions suscitent et encouragent les échanges – matériels et symboliques – entre les animateurs et les habitants. Les radios cherchent à affirmer leur présence dans les quartiers où elles sont installées à partir de contenus élaborés virtuellement et qui se constituent à travers des activités impliquant de manière concrète la population. Ces initiatives sont très diverses : organisation de petits déjeuners collectifs, distribution de soupe pour les habitants démunis, promotion et diffusion de concerts et de manifestations culturelles, activités d’éducation écologique ou, encore, partenariats avec des groupes de carnaval se produisant dans la ville :
La radio a développé un projet appelé « Petit déjeuner » qui a lieu tous les vendredis et qui rassemble les commerçants du quartier où se trouve la radio. Nous amenons également des personnes de divers endroits de la ville et nous servons un petit déjeuner à tout le monde (Del Miranda, RC Cajazeiras FM).
Nous soutenons n’importe quelle manifestation dans le quartier, dès lors qu’elle n’a pas de finalité commerciale, nous donnons par exemple de la soupe aux gens les plus démunis (Djalma Santos,RC Boca do Rio).
Nous avons un lien direct avec Ilê Aiyê, Muzenza et tous les groupes carnavalesques qui nous informent de leurs activités culturelles pour que nous les diffusions. (Reginaldo, RC Som Liberdade).
24En s’appropriant des moyens de communication et en s’insérant dans leurs contextes spatiaux respectifs, ces acteurs sociaux élaborent des territoires grâce à un ensemble de tactiques qui subvertissent les stratégies dominantes de production de l’espace. Ces lieux ne sont pas établis et statiques mais au contraire dynamiques et évolutifs, ils se constituent à partir des différentes trajectoires spatio-temporelles des agents producteurs de l’espace (Serpa 2011).
- 7 Nos études de terrain ont concerné les établissements commerciaux et de services et cherché à défin (...)
25Les discours et représentations anti-hégémoniques se révèlent à travers les descriptions des modes de fonctionnement des radios. En remplaçant, dans leurs énoncés, des termes comme « sponsors » et « subventions » par « soutiens culturels » et « partenariats », leurs porte-parole mettent en œuvre des « tactiques » quotidiennes permettant de contourner les difficultés financières qui résultent de la législation. En effet, celle-ci leur interdit un fonctionnement trop commercial. Cependant, à l’échelle locale, l’appui des commerçants des quartiers est aisé à obtenir7.
26Souvent, ces partenaires versent des mensualités dont les montants sont fixés mais varient selon le type et l’ampleur du commerce. Si celui-ci existe depuis longtemps dans le quartier, le contrat est verbal, sinon il est écrit et contient quelques clauses. Pour les commerçants, la diffusion via la radio stimule l’activité de leurs établissements. Pour les radios, ceux-ci sont la première source de financement :
En général, ce sont les commerçants du quartier qui financent la radio [...]. Ils souhaitent vendre leurs produits et veulent également que la radio se développe. Tout l’argent de la radio vient du commerce local, et ils vendent davantage en retour. Nous avons des appuis depuis dix ans, si nous n’avions pas de résultat, ils ne nous soutiendraient plus. (Djalma Santos, RC Boca do Rio).
Les fonds proviennent de la quinzaine de commerçants qui participent à ces activités culturelles [...]. Leurs produits sont diffusés, mais ils ne sponsorisent aucune émission (Ednaldo, RC Maré FM).
Les commerçants locaux nous donnent une petite contribution, c’est le commerçant lui-même qui décide de nous donner une contribution (Reginaldo, RC Som Liberdade).
- 8 À titre d’exemple, à Nordeste de Amaralina, 96,3 % des commerçants interrogés ne vendent qu’au déta (...)
- 9 À propos des moyens techniques employés : à Nordeste de Amaralina, 16,7 % des établissements commer (...)
- 10 À Engenho Velho de Brotas, 47,5 % des travailleurs sont déclarés dans les établissements commerciau (...)
- 11 Plus de 90 % des établissements commerciaux et de service dans ces trois quartiers ne possèdent pas (...)
27Nous avons constaté que la majeure partie des établissements commerciaux qui soutiennent les radios ne possèdent pas de stock et vendent au détail8. Leur équipement technologique n’est pourtant pas négligeable. Certains ont des ordinateurs avec ou sans accès au réseau Internet, ce dernier cas étant le plus répandu9. Bien que leurs employés soient fréquemment déclarés, on constate aussi parmi eux la persistance du travail informel et/ou familial10. Par ailleurs, ces commerces ou ces entreprises de service ont peu de filiales dans d’autres zones de la ville11.
- 12 On a constaté que 24 % des établissements étudiés à Engenho Velho de Brotas ont recours à la public (...)
- 13 Le « circuit inférieur » est pour Santos un monde éminemment original, dont l’organisation peut pas (...)
28À l’exception des filiales des grandes chaînes de magasins et des supermarchés, les établissements commerciaux des quartiers populaires de la ville n’investissent pas dans la publicité et dans les moyens conventionnels de communication. Par contre, ils passent des annonces dans les radios communautaires et utilisent des modalités de réclame caractéristiques des « circuits inférieurs de l’économie » : banderoles, prospectus, voitures publicitaires, affiches...12 Le « circuit supérieur », lui, tel qu’il est défini par la théorie des deux circuits de l’économie (Santos 2004)13 commence seulement à s’intéresser aux radios communautaires. On peut d’ailleurs considérer que, dans les quartiers populaires de Salvador, l’appui du commerce local à ces types de stations constitue la marque la plus notable du « circuit inférieur ».
Zone de commerce populaire à Nordeste de Amaralina
Un hautparleur est visible au centre de l’image
Source : Grupo Espaço Livre de Pesquisa-Ação
29Dans l’univers des radios communautaires étudiées ici, seule la station de l’école Amai Pro ne possède aucun lien avec les commerçants locaux. Cette relation de partenariat ou de « soutien culturel », comme l’appellent certains dirigeants de radios, est déterminante pour leur fonctionnement et leur structuration car, plus le lien entre la radio et les commerçants est étroit, plus son organisation est cohérente. Si ces liens sont plus distendus, les stations fonctionnent de manière précaire, ce qui les amène souvent à fermer.
30Les commerçants, de manière générale, ne sponsorisent pas de programmes spécifiques ; ce type d’aide n’existe qu’à la RC JP Publicidade pour une émission de Hip Hop. En général, le commerce local fait passer des annonces pour ses produits et ses services en négociant le prix en fonction du nombre de coupures publicitaires dans la programmation.
Nous bénéficions de l’aide des commerces de Cajazeiras. Cette aide est en réalité un soutien culturel. Nous diffusons le nom du commerce et en échange ils offrent le dîner, la ration minimum, des emplois pour la communauté ou quelque chose qui aide la radio. Certains commerçants nous aident en payant les factures d’eau et d’électricité. Ce qui existe réellement dans le quartier, c’est un échange de services (Del Miranda, RC Cajazeiras FM 87.9).
Le commerce local est notre partenaire. Vous ne pouvez pas avoir d’employés dans une radio communautaire, ici tout le monde est volontaire, mais nous avons nos propres soutiens, ce ne sont pas vraiment des sponsors, ce sont des gens qui nous aident financièrement tous les mois. On s’acquitte des diverses dépenses et on partage ce qui reste, un petit peu pour chacun, de la secrétaire à la femme de ménage (Paulista, RC Maré FM).
- 14 Les idées de quartier, ou de communauté, présentes dans le discours des agents qui s’approprient le (...)
31Il semble que la logique ici ne soit pas exclusivement financière, mais qu’elle soit de l’ordre de la solidarité et de la réciprocité, constituant de fait une relation de partenariat et de soutien. L’accent est mis sur le mot « communauté », qui remplace parfois celui de « quartier ». Toutefois, le terme renvoie ici à l’idée de communauté de communication et d’échange avec l’extérieur plutôt qu’à celle de communauté fermée. Dans ce contexte, la notion est réinventée. Elle ne renvoie plus à une identité par essence, mais à une identité « contrastive » opposant, d’une part, les différents quartiers et, d’autre part, les divers acteurs impliqués. En d’autres termes, la notion de quartier permet ici en premier lieu d’affirmer une différence face aux autres territoires populaires de la ville, mais en même temps, elle permet d’affirmer un réseau de solidarité entre ces zones qui partagent ainsi une « identité commune »14.
32Ces relations socio-spatiales maillant les zones populaires urbaines se tissent sur une trame formée par les liens de voisinage. Dans les quartiers populaires des métropoles capitalistes, les habitants sont des acteurs véritables de transformation de l’espace. Ils s’organisent non pas en un réseau unique, mais en plusieurs réseaux superposés, suivant le thème concerné : jeunes, femmes mariées, hommes adultes, groupes ethniques avec leurs diverses formes de cultures et sous-cultures (Villasante 1996).
33Les relations de voisinage constituent un cas particulier des « réseaux du quotidien ». Elles sont encore fortement conditionnées par les différences de classes sociales. Dans les quartiers populaires, le manque d’opportunités, la pauvreté et l’isolement relatif, l’insécurité et la peur finissent par renforcer ces types de liens et ceux-ci deviennent un élément fondamental des structures familiales. À l’inverse, dans les quartiers de classes moyennes, les relations entre voisins sont plus sélectives et, dans la majorité des cas, plus le pouvoir d’achat est élevé, moins le recours à l’aide mutuelle est nécessaire et plus l’espace individuel augmente (Keller 1979).
34Les communautés des quartiers populaires de Salvador et les relations de sociabilité et de solidarité qui les constituent peuvent être considérées comme caractéristiques d’un « lieu anthropologique » servant de base à l’action et aux discours des acteurs sociaux analysés ici. Ce sont les expériences humaines vécues qui, au bout du compte, définissent ce lieu comme historique, relationnel et identitaire (Augé 1992).
35Toutefois, l’activité des radios communautaires de Salvador constitue également un « lieu géographique », dans une perspective phénoménologique et humaniste, le lieu étant cette fois entendu comme le locus de reproduction d’une vie quotidienne traversée par différentes visions du monde et différentes idées de « culture » (Serpa 2011).
36Henri Lefebvre qualifie d’isotopie un lieu et ce qui l’entoure (voisinage et environs immédiats) et il ajoute : « S’il y a autre part un lieu homologue ou analogue, il entre dans l’isotopie. Cependant, à côté du “lieu même”, il y a le lieu autre ou l’autre lieu. » (Lefebvre 1970 : 54). Avec « l’autre lieu », nous ne sommes pas loin du concept foucaldien d’hétérotopie. Ce type de territoire se constitue, en effet, à partir de la différence qui le caractérise et le situe « par rapport au lieu initialement considéré » et le qualifie donc (comme chez Foucault) d’hétérotopie. Isotopiques ou hétérotopiques, les lieux des zones populaires des villes contemporaines constituent « un ensemble urbain » particulier. Les radios communautaires étudiées ici se définissent justement comme des « lieux autres » à l’intérieur de cet ensemble, construisant de ce fait des hétérotopies à partir de particularités spatiales toujours « relatives les unes aux autres » (Ibidem).
37Dans son texte séminal, où il présente les principes directeurs pour la construction d’une « hétérotopologie », Michel Foucault attire l’attention sur le fait que certaines hétérotopies sont liées à des découpages temporels spécifiques, s’ouvrant sur ce qu’on pourrait appeler « par pure symétrie, des hétérochronies ». Selon Foucault (1994 : 759), les hétérotopies commencent à opérer pleinement lorsque les individus sont en rupture avec le temps traditionnel.
38S’agissant des radios communautaires, ceci est particulièrement patent dans les stations qui émettent en dehors de la légalité, et qu’on appelle communément radios pirates. Cette situation leur confère un statut éphémère et incertain. À Salvador, les radios pirates sont très souvent le fruit des difficultés d’implantation et de consolidation des stations de radios dites communautaires. C’est le cas surtout pour les radios qui utilisent la bande FM pour la transmission de leurs programmes. Rappelons que la majeure partie des radios communautaires de la ville émettent en ligne modulée (LM), sans antenne ni émission de signal, ne diffusant qu’à travers des haut-parleurs disposés dans les zones centrales du quartier, là où se retrouvent les groupes auxquels nous nous sommes intéressés et où ils mettent en œuvre leurs initiatives.
Antenne de transmission FM de Rádio Maré à Paripe
Source : Grupo Espaço Livre de Pesquisa-Ação
- 15 Katherine Funke, « Ondas do rádio à revelia da lei ». A Tarde, 15 novembre, p. 3.
39Dans un reportage publié dans le quotidien bahianais A Tarde, la journaliste Katherine Funke avait rappelé en 2005 que seulement trois radios communautaires FM avaient l’autorisation du ministère des Communications pour émettre. Elle insistait également sur le fait que ces trois stations étaient d’une certaine manière en situation « irrégulière » puisqu’elles contrevenaient à la législation : elles diffusaient des annonces publicitaires ; les présidents des associations les cautionnant légalement habitaient en dehors de leurs zones de diffusion ; il n’existait pas de conseils pour examiner leur programmation15.
40En réalité, à cette époque, aucune radio communautaire de la ville ne disposait de conseils constitués, comme l’impose la législation fédérale, afin d’évaluer les thèmes proposés par les habitants des lieux où les radios émettent. L’objectif déclaré de cette instance formée d’au moins cinq représentants est en effet de garantir une programmation répondant aux finalités de radiodiffusion communautaire16.
- 17 D’après le même article d’A Tarde, Cajazeiras FM propose en permanence des dizaines d’offres de pro (...)
41Dans le même reportage, le président de l’Association des habitants de Fazenda Grande 3, un des quartiers couverts par la radio communautaire Cajazeiras FM, percevait la station de manière contradictoire par rapport au discours des porte-parole des radios, la considérant comme une radio commerciale tout en se plaignant du manque d’espace d’expression pour les habitants17. C’est d’ailleurs une critique courante chez tous les leaders communautaires des quartiers voisins situés dans l’aire de diffusion de la radio.
42Comme nous l’avons vu, les responsables de la programmation des radios communautaires qualifient ces pratiques de « soutiens culturels » ou « partenariats », précisément pour résoudre le problème de financement des stations de radio. L’association brésilienne de radios communautaires (abraco) défend cependant la publicité commerciale en tant que moyen de développement des communautés locales. Elle suggère, notamment, qu’au moins 1 % du budget de communication de l’État fédéral, des États fédérés et des communes soit reversé aux médias qui développent des activités communautaires18. Il faut toutefois rappeler ici, comme le confirme Lahni (2008 : 37), que « la législation des radios communautaires autorise les stations à recevoir un “soutien culturel” pour leurs programmes ».
- 19 Ibid.
- 20 « Rádios Piratas podem causar acidente aéreo em Salvador », A Tarde, 9 septembre 1996, p. 18.
43Entre 1999 et 2005, dans la région métropolitaine de Salvador, cinq cent trente-sept radios essayèrent d’émettre sans l’autorisation du ministère des Communications, mais elles en furent empêchées par l’Agence nationale des télécommunications, après enquête de la police fédérale et sanction judiciaire. Les organes gouvernementaux soutiennent que les radios qui émettent sans autorisation gênent les communications entre les avions et la tour de contrôle de l’aéroport international de Salvador19. Le ministère des Communications avait déjà rappelé que les émissions de radios clandestines, du fait qu’elles ne sont ni autorisées ni conformes aux normes techniques, peuvent « porter préjudice à l’intérêt de milliers de personnes et mettre en danger des vies » car elles interférent avec divers autres systèmes légaux de transmission comme les services de sécurité publique, d’ambulances et de navigation maritime20.
- 21 Katherine Funke, « Burocracia deixa rádios fora do ar », A Tarde, 4 novembre, p. 7.
44Le délai moyen pour qu’une radio communautaire reçoive une autorisation est de trois ans et demi. Jusqu’en 2005, seulement 31 % des stations de ce type ayant l’intention d’émettre dans le pays avaient reçu l’aval du ministère des Communications. Un groupe de travail interministériel composé des représentants de huit ministères et onze organisations de la société civile, institué par décret présidentiel en 2004 pour se pencher sur le problème, avait conclu que le gouvernement fédéral devait se montrer moins bureaucratique et plus rapide dans le processus de légalisation des radios communautaires21.
45Selon le blog de l’Association brésilienne de radiodiffusion communautaire (abraco) :
Le groupe de travail interministériel a récemment approuvé un compte rendu avec quelques propositions pour reformuler la loi de radiodiffusion communautaire. Afin de satisfaire les revendications du mouvement des radios communautaires, un des éléments transmis pour approbation sera l’autorisation de la publicité par les radios, à raison d’une minute par heure de programme. Bien que cela représente un gain concret pour les stations, cette mesure dispense d’une certaine manière les pouvoirs publics de créer un fond de soutien aux radios communautaires pour développer leurs infrastructures et améliorer le niveau de qualification. Face à un futur où les radios fonctionneront seulement en format digital après une période de transition qui pourrait être de dix ans, on peut se demander qui paiera la note des équipements garantissant le fonctionnement des radios communautaires, indépendamment du système digital qui sera adopté au Brésil. Une réponse pertinente à cette question permettrait d’éviter la suppression des radios communautaires sans ordre judiciaire. En effet, l’adaptation du système suppose des restrictions économiques incompatibles avec le pouvoir d’achat de leurs entrepreneurs. (Cabral 2009)
46Cependant, émettre sans autorisation est toujours considéré comme un acte illicite passible de deux à quatre ans de prison et d’une amende de 10 000 reais pour les responsables. Les chiffres de la brigade financière indiquent que la majeure partie des relais d’opinion qui commettent cet acte illicite et qui, de fait, réalisent des activités sociales ou sportives dans les zones où ils sont présents, ont un faible pouvoir d’achat.
47L’installation des haut-parleurs est souvent un moyen moins compliqué et moins bureaucratique pour mettre en service un système urbain de communication. Leur utilisation, qui se généralise dans les quartiers populaires de la capitale bahianaise, a d’abord commencé dans les villes de l’intérieur de l’État. Dans certains endroits, ces instruments restent encore le principal vecteur de communication publique. Les radios communautaires LM qui en sont nées, attestant qu’un savoir-faire local s’élabore progressivement. Dans ce cas précis il s’agit d’une technologie singulière, facilement perçue, dans d’autres contextes, comme « inhabituelle » ou anachronique (Serpa 2011).
48Les radios communautaires de Salvador ne fonctionnent pas grâce à la concession de bandes de fréquences par le ministère des Communications, mais bien grâce à un réseau de fils reliés à des haut-parleurs et à des baffles. Comme le contrôle de ces « stations » est moins rigoureux (c’est la municipalité qui réalise les inspections), elles se répandent aisément et rapidement dans les zones populaires de la capitale bahianaise. Dans ce contexte, Lahni (2008 : 36) défend l’adoption d’une législation municipale pour autoriser les radios communautaires « afin de diminuer la bureaucratie et garantir une plus grande marge de manœuvre aux classes populaires dans leurs démarches pour obtenir les concessions ».
49Ainsi, ces moyens de communication populaire que sont les radios communautaires n’apparaissent pas comme des hétérotopies liées à un temps capitalisé mais, au contraire, à une temporalité de caractère précaire, transitoire et futile et qui se manifeste sous une forme festive (Foucault 1994). Il s’agit d’hétérotopies qui se définissent par leur caractère éphémère et ludique.
Haut-parleur dans le quartier de Paripe
(Source : Grupo Espaço Livre de Pesquisa-Ação)
50La radio Cajazeiras FM, par exemple, a commencé comme « radio pirate », mais selon Del Miranda, producteur de la station, « la communauté s’est rassemblée au fil du temps, a formé une association et demandé à l’ANATEL une autorisation pour créer une radio communautaire dans le quartier ». La station, en service depuis 1990, n’a commencé à émettre de manière officielle qu’en 1998. Comme les autres radios étudiées, Cajazeiras FM cherche à adapter sa programmation à la réalité du quartier où elle est établie. Elle propose une grille hebdomadaire « éclectique, s’adressant à diverses parties de la population », et recherchant également, selon Del Miranda, à « être une vitrine pour les gens qui ont du talent mais n’ont pas l’opportunité de l’exprimer. Un jour ces gens du quartier deviendront – qui sait ? – musiciens ou présentateurs. »
- 22 « Brega [que l’on pourrait traduire par «ringard » – Ndt] est un terme largement employé, initialem (...)
51Radio Cajazeiras FM a été la première radio communautaire de Salvador à obtenir de l’ANATEL l’autorisation d’émettre. Sa vocation de « vitrine » pour les « talents » du quartier est fièrement affichée par Del Miranda. Il explique que la radio a des auditeurs de « qualités diverses » : « Avant, la radio avait un profil brega22, mais il y a six mois, quand je suis arrivé ici, j’ai changé cette image. Aujourd’hui on arrive à plaire à tout le monde, nous avons une programmation qui s’adresse autant aux enfants qu’aux personnes âgées. » Le caractère « ringard » (brega) de la programmation musicale de Cajazeiras FM se retrouve également dans d’autres radios communautaires de Salvador : « Ici on joue de tout. On a un éventail de musiques très varié. Il y en a pour tous les goûts. On propose des émissions de gospel, de rap, de reggae, MPB, axé, musique brega » (Martins, RC Nordeste Comunicações).
52En somme, d’après Paulista de la radio Maré FM, ce sont « les souhaits de la population » qui orientent la programmation de ces stations. Les chansons sont diffusées à la demande des auditeurs et il n’y a guère de possibilité de « négociation ». Pour Paulista, dans la majorité des cas, c’est du pagode ou de la musique brega qui sont demandés. Celui-ci estime que le brega a un public très important à Paripe et au Brésil, comme l’atteste la popularité de Bregamania, l’émission de grande audience de la radio communautaire : « Tout le monde appelle l’animateur. En réalité, c’est le peuple lui-même qui a donné le nom de brega à ce genre musical. Le style est plus tendre, plus romantique, c’est un style qui marche ».
Façade du siège de la radio Maré FM à Paripe
(Source : Grupo Espaço Livre de Pesquisa-Ação)
53La programmation de la plupart de ces radios est de fait « éclectique », combinant des émissions de services et d’intérêt général et des émissions sur les quartiers où elles sont installées. Sont également programmées des émissions musicales qui mêlent des succès consacrés par les médias de masse avec des chansons produites par des groupes émergents des zones populaires de la métropole bahianaise. Parmi les auditeurs des quartiers étudiés, plus de 70 % des habitants affirment qu’ils suivent les émissions des radios communautaires, 41 % d’entre eux reconnaissent que ces radios rendent de grands services aux quartiers où elles sont installées, et environ 20 % d’entre eux admettent qu’ils ont déjà été aidés ou connaissent quelqu’un qui a été aidé par des radios (Soares 2007). Selon Paulista, animateurs et auditeurs ont une relation de proximité : « Ici, tout le monde est chez soi. » Et la plupart des animateurs de Maré fm habitent à Paripe : « Il y a des bars et des restaurants où l’on ne paie pas, on ne nous laisse pas payer. On a des auditeurs fidèles, vraiment fidèles ! »
54Ces radios sont souvent le seul moyen de faire connaître les fêtes et les manifestations qui se déroulent dans les quartiers populaires de la ville, comme c’est le cas de Maré FM qui dispose d’un espace pour produire des spectacles dans le quartier de Paripe : « Tous les lundis, on organise un show pour lancer un groupe local, mais on aimerait le faire davantage. Il y a une quantité incroyable de groupes ici » (Paulista, RC Maré FM).
- 23 « Ce terme désigne un type de danse populaire nordestine animée par des accordéons pé-de-bode à hui (...)
- 24 Genre musical dominant pendant le carnaval de Salvador.
55Maré FM, par exemple, organise chaque année, pendant un week-end du mois de juin, le carnaval hors saison du quartier : Paripe Folia. C’est à l’occasion de manifestations de ce type que sont lancés ou soutenus des artistes locaux que l’on invite pour une émission. Les groupes Cortesia, Poderdang et Asas Livres en ont largement profité, comme Pablo et Nelsinho du groupe Arrocha ou encore Cacá du groupe Forró. Ce dernier se produisait en direct dans le studio de la radio au moment même où nous réalisions l’entretien avec Paulista. Pendant l’émission, l’animateur présenta l’artiste comme quelqu’un d’exceptionnel « car, expliquait-il, il chante du forró23 en plein territoire axé24 ». Pour remercier la radio de son aide, Cacá, sur un rythme de forró, ne manqua pas de chanter : « Aujourd’hui, je vais arroser ça, aujourd’hui je fais faire la fête ».
56C’est précisément le caractère tactique et ludique du discours des « communicants » populaires, analysé dans cet article, qui définit les radios communautaires de Salvador comme « espaces autres » ou hétérotopies. Nous nous rapprochons ici à nouveau des idées de Lefebvre (1974) qui estimait nécessaire de restaurer le sens ludique de la fête dans la production de l’espace urbain contemporain afin de construire la ville comme une « œuvre ».
57Le centre urbain permet aux citadins de se côtoyer, de s’ouvrir au possible, à la rencontre, à l’imprévu et au mouvement. C’est dans cette perspective que Lefebvre propose d’ériger le jeu comme valeur suprême, dépassant – en les réunissant – valeurs d’usage et valeurs d’échange. En effet, les centres urbains sont des théâtres spontanés ou ne sont pas. Considérée sous cet angle, la culture de masse pourrait acquérir une nouvelle signification, à condition que l’on oublie les qualificatifs qui lui sont généralement attribués – culture standardisée, rudimentaire, conformiste et aliénante – pour mettre l’accent sur sa capacité à restaurer le sens ludique de la rencontre et de la fête rendu possible par l’échange entre des personnes différentes, à travers un dialogue entre populaire et érudit, entre inattendu et conventionnel.
58On peut en inférer des questions d’ordre plus général. Dans quelle mesure la culture actuelle continue-t-elle de se manifester à travers des formes ludiques ? Jusqu’à quel point la vie des hommes est-elle régie par un esprit ludique (Huizinga 2005 : 217) ? Sous quelles formes le « jeu » et la dimension ludique sont-ils présents dans les quartiers populaires de la ville contemporaine ? Permettent-ils de résister au « non-jeu » qui caractérise la consommation culturelle de masse ? En d’autres termes, il s’agit de se demander si l’expérience et le quotidien des habitants peuvent fonder de nouveaux types de centralités urbaines.
59Selon Downing et al. (2001), la culture populaire est une matrice générique de ce qu’il appelle un « média radical alternatif », qui s’entrelace et dialogue avec la culture de masse commercialisée et avec les « cultures d’opposition ». Pour cet auteur, cette matrice est « relativement indépendante du cadre imposé par les pouvoirs constitués et, parfois, s’y oppose par un ou plusieurs de ses aspects ». D’autre part, ces médias font partie du tissu socioculturel des lieux où ils opèrent. De manière générale, ils ne sont « jamais isolés sur un territoire politique réservé et radical » (Downing et al. 2001 : 8-11).
60Présupposer l’existence d’une autre logique d’action (et de discours) pour ces groupes et leurs initiatives, c’est également supposer que les conceptions et représentations liées à la culture populaire s’incarnent de manière différente (de manière hétérotopique, comme le propose Foucault), en fort contraste avec la culture érudite. Cette différence se manifeste notamment à travers la constitution de « lieux ou espaces autres » dans l’ensemble urbain. Comme nous espérons l’avoir montré à travers l’exemple des radios communautaires, la culture populaire s’y élabore essentiellement à travers des « arts de faire » qui « mettent en jeu une espèce de ratio “populaire”, une manière de penser investie dans une manière d’agir, un art de combiner indissociable d’un art d’utiliser » (Certeau 1980 : 15).