1Cet article vise à présenter et à interpréter les significations multiples des espaces servant de cadre aux processus de production de films pornographiques à São Paulo – une ville considérée comme la « Mecque » du porno en Amérique latine –, ainsi que les divers énoncés relatifs aux marqueurs sociaux de la différence au sein de ces espaces.
2Dans un premier temps, je présenterai les lieux-clés utilisés dans le recrutement des acteurs de ces films. Pour cela, je proposerai un parcours dans les quartiers de la ville, même si je ne prétends pas pour autant établir une géographie du sexe. En ce qui concerne la pornographie, cela n’est d’ailleurs ni possible ni approprié. Dans le monde actuel, et même si nous ne pouvons pas toujours la percevoir, la pornographie est omniprésente. Elle s’affiche ici et là, dans des lieux « établis » ou dans des lieux « alternatifs » qui sont hors de portée de notre regard, même s’ils sont parfois tout près de nous. Ces lieux ne sont pas assimilables à des ghettos, ils ne sont pas liés à des groupes et leurs agents ne peuvent être pensés comme formant une communauté.
3Entre 2005 et 2009, j’ai enquêté sur des réseaux de production de films pornographiques – hétérosexuels, homosexuels et travestis – sur DVD. Cette recherche a abouti à la constatation que ce circuit était constitué de micro-réseaux relationnels se caractérisant par leur hétérogénéité. Les membres de ce circuit y entraient et en sortaient, y participaient pour des motifs divers et à différents niveaux d’engagement, et ne poursuivaient pas toujours dans cette voie. Ainsi, ce réseau social ne nous permettait pas de penser la constitution d’identités de groupes à partir de l’exercice de pratiques sexuelles, car non seulement il n’était pas assimilable à une minorité mais, de plus, il englobait une grande diversité de profils quant aux motivations et aux objectifs, à l’âge, à la couleur de peau, à la classe sociale, ainsi qu’à l’orientation sexuelle et de genre. Ainsi, il n’existait pas une « géographie porno » spécifique qui aurait pu être associée à des lieux uniques et singuliers.
4Etablir des spatialités associées à la sexualité est un exercice fructueux, mené notamment par les spécialistes de la géographie sociale, discipline qui s’intéresse aux « manières dont les relations sociales, les identités sociales et les inégalités sociales sont produites, ainsi qu’aux configurations spatiales singulières et au rôle de l’espace dans la construction de celles-ci » (Pain et al. 2001 : 1). Pour ces auteurs, la sexualité est un élément relationnel des sociétés et ils considèrent qu’elle doit être étudiée en rapport avec ses possibles configurations spatiales. « Les géographes s’intéressent aux identités sociales associées aux désirs sexuels, et à la manière dont la géographie sociale, culturelle, économique et politique, influence la sexualité » (Ibidem : 123). Les géographes établissent généralement une association entre ville et dissidence sexuelle, et ces prémisses ont ouvert la voie à divers travaux consacrés aux quartiers et territoires gays urbains. Au Brésil, les travaux de França (2012), França et Simões (2005), Facchini (2008), Lacombe (2010) et Teixeira (2009) sont indispensables pour comprendre la constitution de lieux fréquentés par des hommes et des femmes exerçant des pratiques homosexuelles. Ces recherches sont notamment utiles pour analyser la diversité de ces lieux en relation à la consommation, aux goûts et styles, mais aussi en relation avec les marqueurs sociaux de la différence, comme la couleur de peau, la classe sociale, la tranche d’âge et le genre. Des géographes féministes, comme Linda McDowell (1997), s’appliquent également à étudier les manières dont les lieux sont aménagés de façon singulière en fonction de ces marqueurs sociaux de la différence.
5La relation entre spatialités et sexualité a aussi été richement analysée dans des travaux sur la prostitution. Il faut ici mentionner l’étude célèbre et pionnière de Nestor Perlongher (1987) sur la prostitution masculine du centre de São Paulo, qui inaugura au Brésil un nouveau champ de recherche. O Negócio do Michê est devenu une référence classique dans le champ de la sexualité au sens large, et indispensable pour qui veut analyser les relations entre sexualités et territorialités.
6Pourtant, il serait infructueux de chercher à tracer une géographie du porno, en raison de l’hétérogénéité des personnes qui travaillent dans ce secteur, de l’impossibilité de penser en terme d’identité dans ce circuit et de la territorialité éparse de sa production.
- 1 Salles de cinémas qui présentent des films pornographiques (Ndt).
7Par ailleurs, aujourd’hui, la reconfiguration du champ de production des films pornographiques destinés à une diffusion sur internet et la circulation de ces images dans le monde entier par le biais de la toile, accentuent encore la difficulté de rendre compte des géographies de la pornographie urbaine. Il serait possible de localiser les lieux de réception et de consommation de ces films, tels que les salles de cinéma destinées à la pornographie, qui sont présentes majoritairement dans le centre de São Paulo, par exemple autour de la rue São João, des avenues Ipiranga et de la República, un secteur dans lequel on trouve également des boutiques de locations de films pornos. Quant aux cinemões1, ils sont progressivement fermés et remplacés, dans les principales villes d’Amérique latine, par des centres de l’Église universelle.
8La rapide floraison des webcams, du porno fait à la maison, du porno amateur, et de toutes ces plateformes online où s’effacent les limites entre producteurs et consommateurs, signale l’émergence d’une nouvelle ère de la pornographie. Comme le disait déjà Foucault dans « Des espaces autres » (1994), nous sommes dans une époque de simultanéité, de juxtaposition du proche et du lointain, du côte à côte et du dispersé.
9Ainsi, la première partie de ce texte propose de montrer la relation complexe entre la pornographie et d’autres contextes ou lieux de l’industrie sexuelle, ainsi que la manière dont les individus transitent entre les divers espaces de ce réseau.
10Dans un deuxième temps, je commenterai les différents énoncés présents dans les divers types de tournages. Pour cela, il est nécessaire de distinguer une pornographie faite pour la vidéo – ce fut l’objet de ma recherche (Díaz-Benítez 2010) – et le monde émergent et dynamique du porno sur internet, où les changements spatiaux sont tout à fait visibles.
11J’aborde ainsi la pornographie dans sa territorialité décentralisée en étant attentive à la manière dont l’urbain traverse la production d’une filmographie porno, sans toutefois problématiser l’urbain à partir de la territorialité éparse de la pornographie. J’invite ici le lecteur à parcourir ces espaces, en appréhendant les divers discours que la pornographie parvient à produire à travers eux.
12Sur ce point, un éclaircissement est nécessaire. Même si je mentionne les caractéristiques transgressives de ces espaces et/ou des usages sociaux de la pornographie, je ne les considère pas en eux-mêmes comme transgressifs. La pornographie en général est un terrain fertile pour penser la manière dont la transgression ou la dissidence de normes de caractère sexuel et de genre cohabitent de façon contingente avec l’obéissance et la réitération de ces mêmes normes. Le terme « transgression » doit ici être compris, non pas comme simple violation des normes ni comme absence de règles, mais comme l’expression de perturbations qui rendent possibles d’autres types de relations, de conventions et de discours, en recréant simultanément de nouvelles normativités.
13Le marché du porno au Brésil s’est configuré durant la décennie 1990 autour de la technologie VHS qui connut son apogée entre 1998 et 2002. À partir de 2003 et jusqu’en 2008, la production pornographique brésilienne fut principalement orientée vers le DVD. En 2010, la production pour le DVD a chuté de façon radicale (bien qu’il existe encore quelques productions pour la distribution nationale) ouvrant la voie au secteur de la fabrication d’images destinées exclusivement à Internet ainsi qu’à différents mécanismes de distribution liés à ce médium. Conjointement, on a assisté à une diminution de la diffusion et de la vente à travers les boutiques de location et les kiosques à journaux. Cette reconfiguration de la production provoqua des changements aigus dans les réseaux de coopération qui œuvraient collectivement sur ce marché à São Paulo ; le nombre et la fonction des personnes travaillant au sein de ces réseaux en furent bouleversés. Certains prétendent que le porno brésilien est mort, ce qui en fait ne signifie pas que la production de films ait périclité, mais plutôt que son âge d’or est révolu. Par ailleurs, la reconfiguration de ce secteur au Brésil permet l’expansion du porno amateur et alternatif, lequel incorpore des conventions sur le genre et la sexualité différentes de celles présentes dans la filmographie mainstream.
14En dépit de ces évolutions radicales je souhaite présenter une cartographie socio-spatiale de cette période (1990-2010) en particulier de l’étape relative au recrutement des acteurs, non seulement comme processus permettant de retracer un passé récent, mais parce que ce processus n’est pas définitivement prescrit. Il y a encore des « survivants » de cette étape de production travaillant dans le porno pauliste et certains d’entre eux utilisent les anciennes méthodes de recrutement. Les quartiers et les rues de São Paulo connus pour abriter divers points du marché du sexe continuent à être fréquentés par des producteurs nationaux et internationaux à la recherche de nouveaux visages pour cette industrie. Le marché du sexe reste un espace privilégié du travail des acteurs et actrices.
- 2 Salons privés ou petites maisons closes (Ndt).
15La structure de l’industrie du porno brésilien est caractérisée par le renouvellement permanent des personnes. Pour cette raison, le recrutement des acteurs est essentiel dans la production des films. Il s’agit d’une activité dynamique, qui ne s’arrête jamais. Elle s’exerce dans des contextes distincts (rues, saunas, boites, privês2, établissements nocturnes, sites sur la toile), dont beaucoup sont liés au marché du sexe. Le recrutement s’effectue également grâce à la connaissance des adresses personnelles de divers protagonistes qui évoluent dans ces circuits.
- 3 Hommes jeunes qui se prostituent (Ndt).
- 4 Littéralement « jeunes filles ». Il s’agit de jeunes femmes qui se prostituent (Ndt).
16Les rues, en particulier à l’époque où un marché du porno a commencé à s’installer au Brésil, étaient le lieu privilégié du recrutement. Les recruteurs savaient où chercher et comment établir le contact, en fonction du type de personne dont ils avaient besoin. São Paulo, en particulier le centre ville, leur offrait un large éventail de corps, de genres et de styles, et l’industrie du porno pouvait accueillir cette variété. Pour la recherche de travestis : place Roosevelt, rue Amaral Gurgel, avenue Indianápolis. Pour les boys3 : place Arouche, place República, les rues Bento et Rego Freitas. Pour les garotas4 : les rues Augusta et Santa Ifigênia, les avenues Ipiranga et Rio Branco. Autour de ce territoire se concentre aussi un nombre significatif de lieux destinés au marché du sexe comme des boites (certaines offrant des spectacles de striptease et de sexe on live) ; cinémas pornos (certains étant plus connus pour leurs dark rooms que pour leurs films) ; bistrots et bars destinés à un public homosexuel (comme ceux localisés dans la rue Vieira de Carvalho). Cette géographie semble mettre en lumière les liens qui unissent pratiques sexuelles dissidentes et marché du sexe.
17Dans « Des espaces autres », Foucault mentionne l’existence, au sein de nos sociétés, d’hétérotopies de la déviation (« celles dans lesquelles on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée ») comme les prisons, les maisons de repos et hôpitaux psychiatriques (Foucault 1994 : 757). Il me semble que Foucault utilise des exemples d’hétérotopies radicales, qui requièrent l’éloignement physique d’individus considérés inaptes à vivre en société car ils représenteraient un danger pour les autres (criminels et fous), pour eux-mêmes (anxieux, stressés ou déprimés), ou simplement du fait que leurs corps ne sont plus utiles au système capitaliste dans lequel nous vivons (personnes âgées). Au sein de ces trois types de lieux, s’exerceraient une coercition et une intention de discipliner les corps qui y circulent.
18De ce point de vue, la partie du centre de São Paulo précédemment mentionnée pourrait être considérée comme une hétérotopie de déviation si l’on garde à l’esprit que, finalement, nos sociétés urbaines contemporaines réservent toujours des espaces pour les « basses » sexualités qui, dans ce contexte précis, sont alors tolérées. Toute ville désigne une zone de tolérance pour les « ignobles » fabulations du sexe et du divertissement.
19Par ailleurs, cette zone urbaine serait une hétérotopie beaucoup plus complexe encore car elle parvient à « juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles » (Foucault 1994 : 758). Cette zone abrite aussi différents espaces de commerce formel ou informel, des immeubles résidentiels et des bureaux ; c’est également une aire de grande circulation de gens très divers. De plus, ses significations spatiales sont construites socialement en fonction du temps, c’est-à-dire, en fonction du moment de la journée, du jour de la semaine, et dans le cadre des relations nocturnes. La nuit est un agent important dans la définition de cet espace, car il ouvre la voie à des actions sociales qui ne peuvent avoir lieu que dans ce contexte. C’est justement la nuit que les recruteurs partent « en chasse ». C’est la nuit que les rues rendent possibles les utopies du sexe les plus diverses.
20Dans la construction de cet espace hétérotopique, les signes et les codes sont perçus et manipulés seulement par leurs agents. Le recruteur se doit de les connaître. Un recruteur de rue expérimenté est entraîné à identifier ses « cibles » par le regard, il sait se mouvoir en fonction des flux et des signaux qui organisent la prostitution et gérer la part de hasard et d’imprévisible. Les recruteurs de rue maîtrisent et perçoivent aussi divers types de signaux corporels qui leur permettent de distinguer ceux qui appartiennent au circuit de ceux qui déambulent de nuit en parcourant les mêmes territoires, parfois en affichant des styles vestimentaires et esthétiques similaires. Ces rues sont en quelque sorte des hétérotopies dynamiques puisqu’en leur sein coexistent simultanément différents codes d’interaction, divers signaux de reconnaissance et de différenciation. Un spectateur non averti se perdrait dans cet univers de symboles en mélangeant leurs significations et ne percevrait les messages, au mieux, que de manière confuse.
21Dans le cas des michês ou boys, le recruteur porte particulièrement attention à certaines caractéristiques : les manières de marcher, la mise en scène de la virilité, l’habillement, la façon de parler, la gestuelle, ou encore la manière de se positionner à un coin de rue ou simplement de fumer une cigarette. Tout cela fait partie d’un langage performatif qui obéit à une certaine présentation du corps en fonction du genre. Ces marqueurs qui fabriquent du genre sont des facteurs-clées dans la constitution de la subjectivité et de la corporalité de ces individus, opérant comme des marqueurs sociaux dans les relations de face à face et fournissant des informations sur le sujet qui les possède ou les exerce. Dans l’activité de michê, de même que dans la pornographie, la virilité est un capital symbolique et les gestes qui participent à la construction de la mise en scène du corps viril sont très travaillés.
22Ces jeunes hommes sont recrutés pour travailler dans les tournages de films homosexuels, un secteur qui exige un renouvellement des acteurs et qui valorise la masculinité. À l’inverse, dans le secteur des films hétérosexuels, les acteurs masculins sont peu remplacés et il n’existe pas de dynamique effective de recrutement.
- 5 Expression que l’on pourrait traduire par « façon d’agir d’un homosexuel efféminé », bicha étant un (...)
23Outre les hommes à forte carrure, cette industrie fait largement appel à un autre style masculin. Il s’agit de jeunes hommes aux corps minces et aux muscles secs, de taille moyenne et d’apparence adolescente. Dans l’industrie du porno, on les appelle lolitos ou ninfetos, qualificatifs qui sont aussi ceux de certaines séries dont ils sont les protagonistes. À la différence des michês qui s’affichent comme mâles dans leurs discours et dans leurs performances, les lolitos n’expriment ni n’exercent une virilité exagérée. Sans pour autant se confondre avec un registre féminisé qui rappellerait le jeito de bicha5, ils développent des attitudes et mimiques corporelles plus fluides qui ne s’inscrivent pas forcément dans les définitions binaires du masculin/féminin et que l’on pourrait rapprocher de certains styles et esthétiques des jeunes urbains contemporains pour qui la sexualité et les expressions de genre sont vécues comme un champ de négociations contingentes.
- 6 Littéralement « poupées » (Ndt).
24L’abordage nocturne dans la rue est peut-être une des méthodes les plus difficiles de recrutement. Elle est pourtant efficace et les recruteurs n’excluent pas la possibilité de trouver ainsi les muses de leurs nouvelles productions. Cette méthode offre de bons résultats, quantitativement, pour les boys et surtout pour les travestis ou bonecas6. On perçoit ainsi une association claire entre cet espace, la rue, et une condition sociale, la pauvreté. Tandis que les lieux de prostitution faisant appel aux hommes et aux femmes sont variés, pour les travestis la rue continue d’être la principale destination. Cette situation renseigne aussi sur l’exclusion sociale, sur les manières dont notre société traite ceux qui n’entrent pas dans les paradigmes de la « normalité », ceux qui transgressent les règles binaires inventées et établies pour interpréter le monde. Par ailleurs, la rue est vécue par les bonecas comme un lieu de construction du sujet. C’est là que ces dernières mettent en scène et en jeu leurs transformations corporelles et qu’elles apprennent ce que « être travesti » signifie socialement.
25C’est dans le vivre ensemble sur les territoires de la prostitution que les travestis incorporent les valeurs et les formes du féminin, qu’ils prennent conscience des trucs et des techniques du quotidien de la prostitution, qu’ils définissent leurs préférences et leurs goûts (spécialement sexuels) et souvent qu’ils reçoivent ou adoptent un nom féminin. (Benedetti 2004 : s. p.)
- 7 Agences d’escort utilisant de jeunes hommes ou de jeunes femmes (Ndt).
26Contrairement aux années 1990, époque durant laquelle l’industrie porno brésilienne se consolidait, le recrutement de rue est aujourd’hui l’une des méthodes les moins utilisées. Cela s’explique par l’augmentation d’un autre type d’offre sexuelle publique que représentent les sites web et les agences de garotas et garotos de programa7. Cela s’explique aussi par le fait que les agents eux-mêmes considèrent comme risqué le recrutement de rue. La prostitution en général, et plus encore la prostitution de rue – la plus basse dans la hiérarchie –, sont liées à un ensemble de représentations à propos des réseaux marginaux, et les individus qui circulent dans cet univers sont stigmatisés et perçus comme dangereux.
- 8 Maison, établissement de bains, salon privé et boite (Ndt).
27C’est pour cela que les recruteurs commencent à chercher des alternatives, dont les termas (établissements de bains). Dans les réseaux du sexe, un lieu commercial peut être qualifié de termas même sans offrir un service de sauna. Ainsi, des mots comme casa, terma, privê et boate8 sont parfois interchangeables et peuvent renvoyer à un ample éventail de services sexuels. Cela est banal à São Paulo où le nom générique de terma est fréquemment utilisé pour désigner les établissements les plus variés. Dans cette ville, l’offre spécifique des saunas est dirigée vers un public masculin homosexuel et ce sont donc ces lieux que privilégient les recruteurs de films pornographiques gays. Il y a des termas dans divers quartiers de la ville, en particulier Vila Mariana, Brooklin, Pinheiros, Consolação et Centro. Ces espaces se caractérisent par la diversité des services proposés : sauna, hammam, piscine, hydromassage, salle de vidéo et cinéma, sex shops, salle de relaxation individuelle, suites, privês, spectacles de gogo boys, spectacles de drag queens, salle de gymnastique, dark rooms, massages, soins esthétiques (podologues, coiffeurs), salles de lecture, bar et exposition de jeunes hommes en vitrines. Certains de ces lieux facilitent les rencontres entre les michês et leurs clients tandis que d’autres interdisent l’entrée de prostitués masculins et des comportements gay for pay. Dans certains espaces, ces restrictions prennent l’appellation de « strict, no hustling policy ». Le type de service offert dépend largement de la classe sociale des clients comme de celle des boys, de leur style et apparence et, dans une certaine mesure, de leur couleur de peau.
28En ce qui concerne le recrutement des femmes, ce sont les bars, clubs et établissements nocturnes qui sont cette fois privilégiés. De styles et fonctions variés, ces lieux s’éparpillent dans des régions comme Moema, Vila Mariana, Ibirapuera, Brooklin, Augusta, Peixoto Gomide et autour de la place Roosevelt. Bars et boites de striptease ou de gogo girls sont des espaces très fréquentés pour le recrutement. Certains établissements logent les filles qui y travaillent. Dans ce cas, le lieu est souvent appelé privê. Mais n’oublions pas que l’on appelle aussi privês les établissements qui disposent d’un espace meublé pour l’exercice de relations sexuelles sans forcément loger les jeunes femmes.
29Les privês qui abritent les garotos de programa et leur servent de logement sont fréquents dans le centre de São Paulo. Deux d’entre eux, localisés dans les rues Bento et Rego Freitas, ont un lien direct avec le porno car le propriétaire organise la participation de ces garçons à des films en échange d’une commission de la main à la main. Beaucoup d’hommes et de femmes prostitués qui y travaillent affirment y être exploités. Certains doivent reverser 50 % de leurs gains et il leur est interdit de circuler dans d’autres établissements tout en étant obligés de s’acquitter d’un loyer. Cependant, les privês représentent, pour beaucoup, une possible insertion sociale et professionnelle dans les réseaux du sexe. Ils sont une voie d’accès possible pour les débutants, les migrants des diverses régions du pays et pour ceux qui, d’une manière générale, veulent entrer sur ce marché. Ce sont des lieux d’accueil, pour des temps courts, lors de leur arrivée dans cet univers.
- 9 C’est dans leurs propres résidences que ces dernières ont l’habitude de recevoir leurs clients.
30Ne se cantonnant pas aux rues et locaux de prostitution, les recruteurs mobilisent des contacts dans les parties de la ville qui abritent des acteurs habituels ou potentiels de films pornographiques. Cette proximité est en fait la méthode de recrutement la plus efficace. À São Paulo, le territoire le plus « chaud » est localisé dans le centre, en particulier à Bela Vista, aux alentours de la région appelée Bexiga, et près de la place República. C’est là que se concentrent plusieurs édifices dans lesquels des appartements meublés sont à louer pour de courtes périodes à des prix modiques et sans obligation de fournir des garanties (sous la forme de papiers d’identité et de cautions). Beaucoup d’acteurs, d’actrices, de bonecas (travestis) y habitent, ainsi que des personnes qui se prostituent sans être encore intégrées aux circuits de tournages9. Les informations circulent dans ce réseau et les acteurs y sont amenés par le bouche à oreille. Localisés en plein centre, ces immeubles sont en effet un lieu stratégique du fait des déplacements qu’exige ce type de travail, et ils abritent un réseau facilitant l’insertion dans les circuits de production de films, de revues et de vente de services sexuels.
31Deux immeubles, en particulier, attirent l’attention. Le premier est occupé par de petits studios bon marché et détériorés, habités surtout par des travestis ou des prostitués masculins. Les occupants du lieu changent en permanence, et les modes de vie y sont marqués par l’instabilité : les bonecas en partance pour l’Europe font leurs adieux ; certains boys s’en vont quand ils trouvent un amoureux puis reviennent quand le couple se sépare ; d’autres disparaissent quand un client ou un « sponsor » les invitent pour voyager ou les installent dans un nouveau logement ; beaucoup sont expulsés parce qu’ils ne paient pas le loyer ; d’autres encore sont arrivés en sachant qu’il s’agissait d’un logement temporaire et, après avoir réunis quelques économies, cherchent une autre adresse ; certains essaient de maintenir une distance avec les autres personnes de leur milieu et déménagent à la première opportunité, jugeant trop pesante l’ambiance de ce lieu qu’ils appellent l’« antre ». La présence de nombreuses bonecas semble d’ailleurs être le principal motif de stigmatisation du bâtiment de la part de ses propres habitants. En effet, les travestis sont les outsiders par excellence, même dans un lieu associé à la marginalité. Dans l’imaginaire social, ils occupent la base d’une pyramide sociale perçue comme polluée. Cela montre que ces univers, loin d’être sans règle ni morale, recréent de nouvelles valeurs, des hiérarchies et des inégalités.
32Le deuxième immeuble est localisé à cinq pâtés de maisons, dans une zone très animée, entourée des locaux commerciaux les plus divers. En plus des acteurs et actrices porno, michês, travestis et de nombreuses prostituées féminines, on y trouve aussi des familles. Peu nombreux sont les résidents, à l’exception d’un groupe de michês, qui exercent la prostitution de rue. Ici, les prix des loyers et des services sont plus élevés. Du coup, l’édifice n’apparaît pas forcément comme un lieu de passage. Les travailleurs sexuels qui y résident s’installent pour de longues durées et les interactions qui s’y déroulent sont variées. Outre les relations de travail dans le milieu du porno et de la prostitution, se créent également des liens affectifs et de solidarité.
33De telles caractéristiques font de cet immeuble un lieu propice à la recherche de nouvelles recrues mais également à l’embauche rapide d’acteurs confirmés, quand il s’agit de faire un film du jour au lendemain. Les recruteurs savent qu’ils peuvent y trouver assez facilement les gens dont ils ont besoin, et la proximité de ces personnes avec le milieu porno facilite la production et la réalisation de ce type de films.
34Les sites pour acompanhantes (escorts) sont des lieux de recrutement qui appartiennent quant à eux à un autre registre. Les recruteurs font une recherche détaillée sur Internet de travailleurs du sexe (hommes, femmes et travestis), en étant, en particulier, attentifs à leurs photographies. Ce travail exige une analyse des photos et des poses, mais aussi une compétence dans la lecture du profil général des personnes qui offrent leurs services. Les recruteurs établissent des critères de sélection. Ils lisent les messages implicites sur les annonces et estiment ainsi quelles sont les personnes susceptibles d’accepter un tournage. Par exemple, si les photos cachent les visages, on en déduit que la personne souhaite protéger son identité et qu’elle n’est donc pas disposée à faire du porno. Sur ces sites, la protection des identités est presque exclusivement le fait des femmes. À l’inverse, les travestis, de même que presque tous les autres prostitués masculins, exposent leurs visages.
35Pour les recruteurs, ces sites ont aussi l’avantage d’offrir une description des attributs corporels. En cliquant sur la photo choisie, le recruteur à la possibilité de se renseigner en détail, dans le cas des femmes, sur les caractéristiques comme l’âge, la taille, le tour de poitrine, de taille, de hanches, la pointure, la couleur des yeux, le poids. Dans le cas des hommes et des travestis, s’ajoute la taille du pénis. Les sites à destination du public gay offrent des descriptions plus minutieuses : taille des fesses, du thorax et des jambes, diamètre et taille de la verge. Ces données sont précieuses dans l’exercice du recrutement : par exemple, pour un film qui insistera sur les pénétrations anales ou pour les séries de « popozudas » (« femmes à gros derrière »), l’attention peut se porter spécialement sur les femmes aux hanches larges. Les sites montrent également des données relatives aux prestations offertes par chacun, ce qui facilite le recrutement.
36Après le recrutement des acteurs, la production se concentre sur le tournage, qui peut prendre différentes formes que nous allons maintenant examiner.
- 10 Bien que notre analyse ne se focalise pas sur ce point, il faut rappeler que selon cette perspectiv (...)
37Dans l’industrie du porno pauliste, plusieurs types de décors de tournage sont utilisés. Je les classerai en trois catégories : les décors ouverts, les décors fermés, et ceux qui se situent entre ces deux pôles. Je souhaite analyser les dimensions symboliques de ces espaces – des dimensions qui sont modelées de façon contingente et contextuelle par ces productions pornographiques – c’est-à-dire la façon dont ces lieux acquièrent une signification en fonction des personnes qui y évoluent et des usages qu’elles en font10. Je les nomme ici espaces multiples, du fait de leurs diverses significations, certains d’entre eux possédant des caractéristiques hétérotopiques. Pour Hymes (1972) l’espace est un acteur aux fonctions multiples, qui change de sens selon les intentions, la scène et le ton de ceux qui l’habitent. Bien que l’espace physique reste le même, les personnes qui l’occupent et qui y vivent peuvent redéfinir leur interaction avec lui et changer le type de registre quotidien : du formel à l’informel, du réservé au festif.
38D’abord les décors ouverts. Le porno brésilien est coutumier des décors de plein air tels que forêts, parcs, plages et, plus récemment, rues, stades, ou voitures en mouvement. Rappelons-nous de Kristen Bjorn, metteur en scène américain spécialiste du porno gay qui, durant la décennie 1980, a produit des films au Brésil, en utilisant la forêt amazonienne et des plages tropicales comme scènes de tournage. De même, le directeur brésilien M. Max – associé à ce qui fut considéré comme la principale maison de production du porno national jusqu’à sa fermeture en 2010 – a travaillé à partir des années 1990 dans la production de films sur des plages, à l’époque désertes, du littoral des États de Pernambouc, Bahia, Rio de Janeiro et São Paulo car, alors, la pornographie était l’objet de poursuites judiciaires dans la capitale pauliste. Les plages, lieux ouverts et publics, représentaient pour les metteurs en scène, des endroits plus sûrs que certains espaces urbains de location fermés. Les producteurs cherchaient néanmoins à minimiser les risques car ils pouvaient être accusés d’attentat à la pudeur. Et de fait, cela arriva. Kristen Bjorn fut pris en flagrant délit, en 1990, à Angra dos Reis, et emmené avec son équipe en pleine mer sur un bateau, où il fut menacé de mort et rançonné (Reges 2004).
39Puisque, dans l’imaginaire social, produire de la pornographie occupe déjà une place stigmatisée, pourquoi en plus courir le risque de le faire dans des lieux publics, augmentant ainsi l’infraction ? Peut-être, parmi d’autres raisons, du fait que plages et forêts permettent de créer un discours de « brésilianité » qui colle à certaines représentations. La vieille idée de l’identité brésilienne « érotique par nature », construite autour d’une sexualité permissive et associée au culte d’un plaisir sans frein, s’incarne à merveille dans ce type de paysages « paradisiaques » dans lesquels les « débauchés » laissent « tout naturellement » libre cours à leurs désirs.
40Beaucoup de ces productions sont réalisées par des étrangers qui s’installent au Brésil temporairement et travaillent avec des équipes locales. On peut voir ici que les représentations des corps brésiliens sont associées à un regard qui articule sexe, race et érotisme (Piscitelli 2009, Corrêa 1996, Pelúcio 2008, Pinho 2012). Cette vision de l’exotisme brésilien et de sa « saveur » particulière s’incarne à travers des symboles comme la musique, les fruits tropicaux et la nature. Cela ne veut pas dire que les étrangers soient les seuls à jouer avec cette image du pays. Le discours pornographique se fonde justement sur la réitération de stéréotypes et sur leur mise en scène exacerbée, et les réalisateurs brésiliens en sont tout à fait conscients. C’est pour cela que les corps bronzés et musclés, paraissant sculptés par la mer et le soleil, sont tant recherchés, en particulier ceux des jeunes femmes avec leurs marques de bikini. Celles-ci se présentent parfois dans les milieux de la pornographie et de la prostitution comme des « filles d’Ipanema ». Ce genre de décors participe donc à la construction et à l’incarnation d’une image érotisée de la « brésilianité ».
- 11 Le terme pegação désigne une forme de drague « dure », dans laquelle les protagonistes en viennent (...)
41Les espaces de plein air servent aussi à affirmer d’autres types d’énoncés. Les parcs, par exemple, ont été utilisés pour le tournage de scènes de films proposant des histoires liées au milieu gay. J’ai ainsi suivi un tournage dans le parc Trianon, situé au cœur de l’avenue Paulista – principal centre financier, touristique et culturel de la ville. Alors que des centaines de personnes traversaient le jardin pour se rendre au travail ou pour faire de l’exercice, l’équipe de filmage préparait la scène, les acteurs entraient dans leurs rôles, tandis que les caméras commençaient à filmer. En l’occurrence, le film traitait d’une rencontre fortuite entre deux jeunes hommes : ceux-ci croisent leurs regards, éprouvent un désir mutuel, échangent quelques mots et sous-entendus, jusqu’à l’acte sexuel lui-même, qui sera filmé dans un autre lieu. Ainsi, fournissant le décor d’un prélude sexuel, le parc est aussi représenté comme un lieu où ce type d’interaction peut en effet advenir, un espace ordinaire de pegação11. Il fait se superposer une série de lieux singuliers qui coïncident et se contredisent en même temps. Pour Foucault, le jardin représente d’ailleurs l’exemple le plus abouti de ce type d’hétérotopie, en particulier le jardin persan organisé comme un microcosme, grâce notamment à la disposition des plantes et de l’espace sacré de la fontaine. Nos parcs modernes, le Trianon par exemple, sont hétérotopiques dans la mesure où ils réunissent en un même espace et de manière simultanée différents types de personnes réalisant les activités les plus diverses : tandis que les enfants jouent, quelqu’un pratique la méditation, l’autre lit, deux personnes flirtent, un jeune michê s’entretient avec un client potentiel, un mendiant est assoupi, on tourne un film pornographique.
- 12 Il est important de souligner que les secteurs du porno qui tentent de transgresser les discours du (...)
42Avec l’essor de la pornographie amateur et « faite maison », des espaces ouverts comme les rues, les stades de football ou les voitures en mouvement sont devenus des lieux communément utilisés et centraux dans les représentations associées à ces tournages. L’un des principes fondamentaux de ce type de pornographie consiste à transgresser les paradigmes du porno mainstream avec ses scénarios et chorégraphies sexuelles, ses corps qui répondent à des canons de beauté, ses décors conventionnels et, souvent, ses prescriptions en termes de positions attribuées aux genres féminin et masculin12.
43La pornographie comme paradigme esthétique combine l’exagération (à travers l’exploration de situations extrêmes et de discours sur l’excès) et le réalisme (par l’intermédiaire d’une exposition détaillée des corps et des pratiques). L’exagération s’exprime aussi à travers la mise en scène des fantasmes les plus provocateurs (durée des actes sexuels, taille des organes génitaux), manière de transgresser l’idée d’un sexe ordinaire et quotidien.
44Les pornos amateurs et « faits maison » n’abandonnent pas complètement le caractère exagéré des représentations, mais ils mettent l’accent sur la dimension réaliste. Celle-ci est notamment renforcée par le type de décors utilisés, ainsi que par les techniques de filmage. Au Brésil, toutes les productions utilisent des caméras vidéos, qui sont plus économiques et qui permettent, à la différence des caméras de cinéma, de produire des images proches d’un registre de l’immédiateté et du tangible et, ainsi de coller à l’intention réaliste qui inspire ce marché. Les metteurs en scène et, en général, les cadreurs apprennent à obéir aux règles d’un genre qui vise à l’exposition réaliste du sexe et repoussent donc les effets sophistiqués. Ils mettent en scène un « sexe réel », lequel, bien qu’exagéré à bien des égards, doit être aussi crédible puisque le succès du film en dépend. Ils assimilent donc certaines techniques afin de réaliser un spectacle à partir d’éléments prosaïques.
45Dans les pornos amateurs et faits maison, cette mise en spectacle de situations prosaïques est poussée à sa logique ultime. L’habilité du cadreur à faire des images n’est plus un élément déterminant car moins la scène est sophistiquée plus elle s’approche du réalisme. Des lieux quotidiens supplantent les intérieurs joliment décorés avec cheminées et jacuzzis. Des personnes ordinaires prennent la place des hommes musclés et des femmes aux formes « parfaites ». Dans les films « amateurs » produits par des professionnels, avec des acteurs professionnels, les metteurs en scène insistent parfois pour que les actrices utilisent leurs habits de tous les jours afin de suggérer la quotidienneté. Selon eux, voir sur l’écran une belle femme vêtue de manière réaliste suscite l’attention des spectateurs, excités par la dimension de réalisme.
46Ce genre de porno, grâce à un traitement différencié de l’intrigue, des images, des corps et des espaces, propose un transfert du fantasme : le fétichisme n’est plus dans la rareté ou l’exceptionnel (comme dans le porno mainstream) mais dans le banal ou l’habituel.
47Mais quels sont ces espaces habituels ? Quand les films pornos amateurs délaissent motels et studios de tournages pour préférer des lieux ouverts, ils s’exposent à une forme de transgression : rues, parcs, voitures et stades font partie de notre quotidien, mais ils sont considérés comme des lieux où il n’est pas socialement acceptable d’avoir des relations sexuelles. C’est désormais le fantasme de l’interdiction qui agit.
- 13 La « décennie en or » de l’industrie des films érotiques au Brésil, entre 1970 et 1980, eut comme d (...)
48Intéressons-nous maintenant aux espaces fermés utilisés dans les films pornos de São Paulo. Ceux-ci sont principalement de deux types : les studios de tournage et les motels. Les studios peuvent être fixes ou montés pour l’occasion. Les studios fixes ne sont pas tous localisés au même endroit : ils sont distribués aussi bien dans le centre que dans les quartiers péricentraux ou dans des zones commerciales et résidentielles de l’agglomération. Gardons à l’esprit en effet que la production du porno à São Paulo n’est pas associée à des espaces urbains marginaux, bien au contraire. Pourtant, au Brésil, cet imaginaire social demeure, et je pense que cela est dû à la diffusion, dans un passé récent, des pornochanchadas13. Avec la chute de production de la Boca do Lixo dans la décennie 1980, puis avec l’essor de diverses maisons de production du porno explicite dans les décennies 1990 et 2000, cette industrie s’est diversifiée aussi bien du point de vue du type et du nombre de personnes qui y participent, que du genre d’espaces urbains utilisés. Ainsi, il existe actuellement des studios fixes aux alentours du théâtre des Beaux Arts, à l’intérieur d’un centre commercial proche de la place República, et dans certains quartiers aisés.
- 14 D’intéressantes recherches sur le BDSM ont été produites au Brésil. On verra en particulier Gregori (...)
49Quant aux studios improvisés, ils sont très variés, et choisis en fonction du type de film à réaliser, de son scénario, de son esthétique et de l’intention générale du réalisateur. Arrêtons-nous sur deux exemples intéressants. D’abord, les bars et boites de nuits, recherchés pour les fameuses « orgies de carnaval » réalisées chaque année par diverses maisons de production. Ensuite, des lieux « déviants » comme des cachots, des cellules de prisons et des clubs sexuels ou l’on met en scène des symboles associés à la « perversion » : fouets, latex, cuir, tables et chaises de torture et autres ustensiles du BDSM (sadomasochisme)14. Sont aussi utilisés comme décors des boucheries, des gares ferroviaires désaffectées, des entrepôts, des chambres délabrées (Parreiras 2012), en réaction au style aimable et ordonné du porno mainstream, mais aussi dans le but d’instituer d’autres discours sur les plaisirs et les désirs, cette fois dissidents et liés à l’idée d’espaces alternatifs ou underground.
- 15 J’insiste à nouveau : il ne faut pas entendre transgression comme une simple violation des normes. (...)
50Les studios de tournage sont des lieux-clés dans la production de films pornographiques au Brésil, mais c’est le motel qui constitue le décor par excellence, le décor le plus courant. Dans l’imaginaire brésilien, les motels sont associés à des lieux de transgression15 qui notamment rendent possible ou suscitent l’infidélité et dans lesquels les relations sexuelles se pratiquent en dehors du mariage. Même quand il est utilisé par des couples « établis », le motel est un lieu alternatif qui se distingue de l’espace habituel de l’intimité représentée par la chambre nuptiale. Il inverse aussi les horaires réservés normalement aux relations sexuelles puisque qu’il permet que celles-ci s’exercent dans les moments consacrés au travail ou – comme j’ai pu l’observer dans mon ethnographie – entre midi et deux, intervalle habituellement destiné au déjeuner rapide entre deux plages de travail. Les motels sont aussi des lieux choisis pour organiser des fêtes orgiaques et des rencontres entres adeptes de l’échangisme.
51Plutôt que de discuter des caractéristiques hétérotopiques des motels en général, je préfère attirer ici l’attention sur le fait que, durant le processus de tournage d’une scène pornographique, la chambre de motel acquiert différentes « personnalités ». En tant qu’espace ou décor, elle abrite une organisation interne où évoluent des agents dotés d’une fonction spécifique : metteurs en scènes, acteurs, techniciens, producteurs.
52Dans les coulisses du tournage, on apprend les techniques visant à réaliser le type de sexualité – que j’ai appelé chorégraphique – mis en scène dans le porno (Díaz-Benítez 2010). C’est là aussi que les personnes s’alimentent, que s’effectuent les soins du corps, la prise de médicaments et les rituels méthodiques d’hygiène. Simultanément, la chambre représente un lieu ou se tissent des réseaux d’amitié et de solidarité, où les personnes passent de longues périodes sans occupation spécifique avant de commencer le tournage des scènes. Mais lorsque ce moment arrive, le ton change, une certaine solennité s’installe. C’est alors que commence la mise en scène dramatique des personnages et que se matérialise le travail effectué. Seul le personnel nécessaire reste sur le tournage. Le metteur en scène, le cadreur et la photographe sont placés dans la partie dissimulée du plateau. Les acteurs se placent sur la scène. L’objectif de la caméra divise symboliquement l’espace en deux : l’avant-scène pour les acteurs et le hors-champ, une sorte de deuxième coulisse, pour ceux qui, bien que présents, sont en dehors de la scène. Le silence est nécessaire pour ne pas troubler le travail des débutants et pour qu’un bruit inapproprié ne vienne pas perturber la scène. C’est pour cette raison (et non pas pour rechercher la marginalité ou la clandestinité) que la production utilise des motels éloignés des régions les plus animées de l’agglomération.
- 16 Respectivement domaines à la campagne et exploitations rurales (Ndt).
53Abordons finalement les espaces qui ne s’inscrivent pas dans le binôme ouvert/fermé, à commencer par les sítios et les fazendas16, lieux privilégiés du porno dit « bizarre », en particulier dans l’une de ses modalités extrêmes : les relations sexuelles avec des animaux. Quand cette branche du marché porno utilise des fermes et des domaines à la campagne, elle établit une relation à la fois pratique et symbolique avec le monde rural. Pratique, car c’est dans ces lieux que les animaux (chevaux, juments, chiens et ânes) vivent et sont élevés. Il est évidemment plus facile d’emmener une équipe de tournage et les acteurs dans une exploitation rurale que de faire venir un cheval en ville. Pratique aussi car, en raison de son éloignement des centres urbains, des regards et de la vigilance sociale, peuvent se dérouler ici sans trop de contretemps des pratiques sexuelles condamnées depuis des siècles : la zoophilie est une des « perversions » qui côtoie le plus le monstrueux, l’indicible et l’inhumain (Díaz-Benítez 2012). Puisqu’elle est « sale », elle doit le plus possible être éloignée afin de déranger le moins possible.
54Domaines à la campagne et exploitations rurales sont riches en symbolismes. La trivialité des pratiques sexuelles à la campagne entres humains et animaux est souvent évoquée. Dans l’imaginaire social de plusieurs pays d’Amérique latine, ce type de comportement est parfois perçu comme faisant partie de l’initiation sexuelle des jeunes hommes et, dans ce contexte, il arrive qu’il soit vu comme un mécanisme de réaffirmation de la masculinité.
- 17 « Paysanne », dans un sens plutôt péjoratif (Ndt).
55Ainsi, il semble que le fait d’utiliser dans ces films des exploitations rurales comme décors extérieurs et d’y installer une esthétique caipira17, permette de présenter les relations sexuelles entre animaux et humains comme une forme supplémentaire de sexualité possible et acceptée, mais seulement dans ce contexte-là, c’est-à-dire dans un endroit éloigné et rural. Les fermes servent à l’élaboration d’un discours, dans lequel s’établit une dichotomie plus ou moins claire : à la campagne résideraient les personnes « peu civilisées », restées près de leurs instincts, si bien qu’elles exerceraient des types de relations sexuelles que les autres, plus civilisés, jugent monstrueuses. Dans cette optique, la ruralité abrite des comportements que la ville réprouve et elle est un des lieux possibles pour l’exercice de la perversion, puisqu’aux yeux des paysans celle-ci n’existe justement pas en tant que telle.
- 18 Voici un exemple de sous-titre de ces petits films diffusés sur internet : « Camila et son chien so (...)
56La campagne favorise la clandestinité et le silence ; l’espace privé et le foyer aussi. C’est sans doute pour cette raison que les intérieurs sont le deuxième type de décor privilégié dans les films de zoophilie. En utilisant des chambres (non pas de motels mais de foyers privés), cette branche du porno bizarre élabore un discours sur l’intimité ou la familiarité entre l’humain et l’animal est une thématique récurrente. Certains sous-titrages humanisent l’animal, présenté comme le meilleur compagnon de la personne avec qui il échange affection et amour18. Simultanément, ces films évoquent aussi la bestialité humaine, comme je l’analyse dans un article récent (Díaz-Benítez 2012).
57Pour le porno, la demeure privée est l’espace de l’intimité par excellence, particulièrement valorisé dans le porno bizarre et dans le porno amateur. Dans le premier cas, il semblerait que les pratiques sexuelles « perverses » ont trois lieux de réalisation possibles : les lieux construits spécialement pour « la mise en pratique de la perversité » ; les lieux clandestins ou éloignés comme les fermes ou les propriétés rurales ; et enfin l’espace de l’habitation privée, le foyer socialement construit pour un repos familial serein, lieu de la transparence et de la rectitude (c’est en tout cas ce que l’Église en attend).
58Ces espaces protègent le secret et celui-ci est allié de la dissidence, aussi bien celle qui réagit face aux règles morales et aux bonnes mœurs, que celle qui enfreint les lois. À cet égard, si on observe la société en général et non plus seulement la pornographie, on constate, et ce n’est pas un hasard, que c’est au sein du foyer que les taux de violences sexuelles et de viols sont les plus élevés.
59Le foyer ou l’habitation privée seraient donc des lieux qui n’entrent pas dans l’opposition entre espaces ouverts et fermés, établie ici arbitrairement pour tenter de mettre en ordre mon propos. Il s’agirait d’un lieu qui transite entre les deux. Dans l’expérience pornographique, le foyer a été désacralisé dans sa fonction d’espace privé : en effet, le porno sort des motels (lieux autorisés) et entre dans la maison ; et le porno amateur renforce cette dynamique.
60Ceci s’avère intéressant si on fait le lien avec le type de pornographie qui se développe depuis quelques années : celle issue des webcams. De quel type d’espace s’agit-il alors ? Cette pornographie est faite à la maison, mais pour un public qui, dans certains cas, assiste en direct à la scène devant son ordinateur. Il s’agit d’un espace dans lequel l’expérience réelle et l’expérience online se superposent. La caméra et Internet connectent le performer avec le reste du monde, rendant ainsi caduques les oppositions public vs privé et ouvert vs fermé, diluant ainsi la frontière entre espace de loisir et espace de travail ou entre espace familial et espace social.
61Le territoire virtuel devient utopie et simultanément hétérotopie, rappelant la métaphore du miroir évoquée par Foucault :
Le miroir [...] est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent : utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour ; [...] le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il rend cette place que j’occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l’espace qui l’entoure, et absolument irréelle puisqu’elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas (Foucault 1994 : 756).