- 1 La Pachamama, la mère terre, est une divinité étroitement liée à la fertilité dans la cosmologie an (...)
1« C’est grâce à nous et à la Pachamama1 que tu as eu ta bourse. Maintenant que tu reviens, nous allons signer un accord ensemble sur la restitution de tes travaux. » Ces propos m’ont été tenus en 2002 par un militant de l’organisation indienne de Quilmes, un village situé dans la précordillère des Andes du Nord-Ouest argentin où j’avais fait un premier terrain deux ans auparavant. Selon Antonio, j’étais redevable vis-à-vis de l’organisation indienne de la bourse doctorale que j’avais obtenue et j’entendais par son injonction qu’il désirait avoir un droit de regard sur mes travaux. Cette demande allait dans le sens des règles morales aujourd’hui largement répandues dans le milieu académique, notamment dans le champ des études sur les peuples autochtones en constant développement.
2Dans de nombreuses universités anglophones, il existe des comités d’éthique afin de veiller à la responsabilité du chercheur vis-à-vis des communautés qu’il étudie (Bosa 2008, Gagné 2008). Celui-ci est lié par un « contrat » qui protège les populations visitées et l’anthropologue lui-même, de plus en plus souvent mis en question dans un contexte de décolonisation de la recherche. Cependant, il y a dix ans, la profession était encore peu sensibilisée à ces questions, surtout en France où « l’intégrité morale et la rigueur scientifique » sont généralement considérées comme des « garanties suffisantes du respect des principes éthiques ». (Fassin 2006).
3À Quilmes, en 2002, il était encore possible de mener une enquête sans passer par l’organisation indienne locale. J’aurais pu cependant répondre favorablement à la demande d’Antonio, je ne l’ai pas fait. Pour quelles raisons ? Quels problèmes éthiques et scientifiques cela me posait-il ? Quelles implications cela a-t-il eu sur ma recherche ? Quelles portes se sont fermées ? Lesquelles se sont ouvertes ? Il est souvent question de l’engagement du chercheur sur le terrain. C’est pourtant l’histoire de mon non-engagement que je vais relater ici.
- 2 Le terme « ethnicisation » se rapporte ici à un processus récent, en partie impulsé depuis l’extéri (...)
4Je reviendrai sur mes expériences en tant qu’ethnographe dans le Nord-Ouest argentin, une région sur laquelle je travaille depuis 13 ans. Elle a connu un important processus d’« ethnicisation »2 dans les années 1980 qui s’est amplifié depuis. Je décrirai plus particulièrement mes premières interactions en 2000 et en 2002 en donnant à voir les coulisses de ma recherche et les raisons qui m’ont poussée à ne pas m’engager aux côtés des militants. Il ne s’agira pas de remettre en cause la légitimité d’un mouvement qui cherche à valoriser les origines indiennes de populations jusque-là rendues invisibles, marginalisées et discriminées. Les groupes engagés dans une revendication doivent toutefois souvent passer par des phases d’« essentialisme stratégique » afin de se construire en collectif identifiable et d’évoluer dans leur combat (Spivak 1987). Ces étapes s’inscrivent dans des processus beaucoup plus longs mais elles peuvent être inconfortables pour le chercheur qui les observe. Je décrirai l’une de celles auxquelles j’ai été confrontée en 2002, alors même qu’Antonio me demandait de m’engager à ses côtés. La prise de distance que j’ai décidé d’opérer m’a placée dans une position délicate vis-à-vis de l’organisation indienne. Elle a engendré de nombreuses remises en questions de ma part mais aussi, parfois, de la part de mes hôtes. Je montrerai cependant que ce que j’ai vécu comme des « déboires » de l’enquête m’a en réalité permis de mieux comprendre les difficultés que pouvaient rencontrer les militants sur la scène locale et, plus largement, dans la société que j’étudiais.
- 3 Cela a peut-être changé aujourd’hui dans le cadre des politiques multiculturelles généralisées en A (...)
5En 2000, je me suis rendue dans la partie andine du Nord-Ouest argentin avec l’intention de comparer la tradition orale de ses habitants avec celle que j’avais observée à l’autre extrémité des Andes, au Venezuela. Il y avait été question de sorcières, d’ours, de lutins, de lacs, d’or caché, de malédictions et de guérisons miraculeuses : des métaphores qui renvoyaient à la force des ancêtres et à leur pouvoir sur les hommes alors même qu’à cette époque les paysans andins vénézuéliens ne se revendiquaient pas comme Indiens3. J’en avais conclu que, même si elles ne parlaient pas d’eux au présent, ces histoires permettaient de leur redonner vie tout en les reléguant dans un passé aujourd’hui révolu.
- 4 Malgré la diversité des rares activités économiques de la région (commerciales, artisanales, dans l (...)
- 5 Le kakano, que l’on parlait avant la Conquête dans les vallées calchaquies, s’est perdu durant les (...)
6C’est avec cette hypothèse que je suis arrivée sur mon terrain en 2000. Le statut de « communauté indienne » d’Amaicha et de Quilmes, deux villages de la région, m’a de ce fait beaucoup surprise. Que voulait dire « être Indien » aujourd’hui ? Il y avait certes des éléments culturels que l’on retrouve dans de nombreuses parties des Andes : un mode de production agro-pastorale combiné à une exploitation verticale des ressources4, une alimentation à base de maïs, des activités artisanales comme le tissage ou la céramique et la croyance en la Pachamama, la mère terre. Cependant, on y parlait exclusivement l’espagnol5 et je ne trouvais pas de différences fondamentales avec les autres villages alentours où aucune identité indienne n’était revendiquée. Évoquer les Indiens ailleurs qu’à Amaicha et Quilmes renvoyait aux ancêtres qui avaient vécu sur ces terres, laissé des vestiges archéologiques et à qui l’on devait des faits étranges relatés dans les récits de tradition orale comme au Venezuela. Les habitants avaient en effet appris à l’école que les Indiens avaient disparu à l’arrivée des Espagnols et qu’ils vivaient dans un pays aujourd’hui « chrétien et civilisé ». Ils semblaient tenir à cette idée. L’évangélisation a joué un rôle important dans ce processus de dénigrement, les missionnaires ayant associé la figure de l’Indien à celle du barbare dont ils ont diabolisé les croyances (Gruzinski 1988). Cet effacement de l’Indien est aussi lié à un contexte historique particulier à l’Argentine. La Conquista del desierto [Conquête du désert] du xixe siècle, pendant laquelle les populations indiennes de la pampa furent exterminées, est au fondement même de la construction nationale qui exclut la composante indienne (Quijada, Bernand & Schneider 2000). Les vagues de migrations européennes au xixe et au xxe siècles ont également contribué à en effacer la présence. L’Argentine s’est ainsi construite sur le modèle européen de l’État-nation avec l’idée très ancrée que les Indiens avaient disparu. Ils ont dès lors été renvoyés à un passé lointain précédant le triomphe de la civilisation.
7C’est donc la question de l’indianité aujourd’hui qui a guidé mon enquête à Amaicha et m’a conduite vers mes premiers informateurs. Mes interlocuteurs ne semblaient pas comprendre mon interrogation et il m’était impossible d’obtenir une réponse jusqu’à ce que je rencontre l’organisation indienne de Quilmes.
8J’étais allée visiter l’ancienne citadelle de Quilmes, célèbre dans le pays comme lieu où la résistance indienne aux conquistadores a duré le plus longtemps : 130 ans, jusqu‘en 1664. Les vaincus ont été déportés à pied jusque dans la région de Buenos Aires (1 500 km) et ils ont été sommés de s’installer à la périphérie de la capitale, dans la ville qui porte aujourd’hui leur nom.
- 6 Lien de parrainage, lien de parenté spirituel important dans cette région.
9En découvrant le site archéologique, j’étais intriguée par le paysage semi-désertique et je ne voyais pas où pouvait être la « communauté indienne » dont j’avais entendu parler. Comme je souhaitais rester sur place, le vieil homme qui m’accompagnait m’a conduite chez une de ses comadres6, Doña Rosa, qui habitait une grande maison en briques au bord de la route. J’y ai été accueillie à bras ouverts. Dans le patio se tenaient une quinzaine de personnes dont la plupart avaient entre 18 et 45 ans. Tous sont venus me saluer, l’air ravi. C’était la Commission indienne Quilmes (CIQ) et l’un des hommes qui me faisait face était Pancho, le cacique [chef indien] que je voulais rencontrer.
- 7 Musée de l’Homme, Paris, « La communauté indienne Quilmes », exposition, 29 juin - 4 septembre 2000
10Les uns et les autres m’ont demandé d’où j’étais. Dans les villages reculés que j’avais visités jusque-là, j’expliquais que j’habitais en Europe et faisais une petite carte du monde avec des pierres pour montrer que j’avais traversé la mer en avion, notamment pour répondre à la question : « Combien de temps met-on à cheval pour venir de chez toi ? ». Je m’apprêtais donc machinalement à ramasser des cailloux lorsque j’ai entendu « Oui, mais où d’Europe ? ». En apprenant que j’étais Française, ils se sont exclamés « Ah ! Paris ! … Paris ! … ». Trois des dirigeants de l’organisation revenaient en effet d’un séjour dans cette ville où ils avaient été invités pour le vernissage d’une exposition de photographies de Quilmes au Musée de l’Homme en juin 20007. Cet évènement était en partie organisé par la ville homonyme (province de Buenos Aires) qui, dans les années 1980, avait établi un « pacte de fraternité » avec le village andin. Pancho, Luis et Gustavo, les trois militants ayant fait le voyage, m’ont montré des photos d’eux au pied de la tour Eiffel, de l’Arc de triomphe et à l’intérieur du Musée de l’Homme. Étrange expérience que celle de l’ethnographe partie loin de chez elle dans une quête d’altérité, qu’elle savait certes relative, mais pas à ce point ! Au milieu de ce désert, se retrouver chez soi…
11Au sein de la CIQ, j’ai fait la connaissance de plusieurs jeunes gens dynamiques, ouverts et très informés de l’histoire de la Conquête. Ils soulignaient à quel point leurs ancêtres avaient souffert et insistaient sur les injustices dont les Indiens étaient encore victimes. Dans une petite salle munie d’un téléviseur et d’un magnétoscope, ils m’ont montré des vidéos, certaines réalisées lors de cérémonies en l’honneur de la Pachamama et une autre concernant un procès qui s’était tenu dans la ville voisine contre les terratenientes [propriétaires terriens]. J’ai alors compris que l’indianité n’était pas ici mise en valeur dans une simple volonté de « valorisation culturelle ». Elle avait une dimension éminemment politique avec pour objectif la « récupération » des terres.
- 8 Les 14 hameaux compris dans la Communauté indienne Quilmes (CIQ) sont dispersés sur une superficie (...)
- 9 L’encomienda était un système appliqué par les colons qui consistait à regrouper sur un territoire (...)
12Chacun des membres de la CIQ voulait m’héberger, cela semblait être un honneur. C’est Pancho, le cacique, qui a eu le « privilège » de m’accueillir les premiers jours. Il m’a emmenée chez lui à l’arrière de sa moto sur des routes chaotiques. Il était l’un des seuls membres de l’organisation à posséder un véhicule motorisé, très utile dans cette zone où les hameaux sont séparés par de longues distances8. Nous sommes arrivés chez lui à la nuit tombée et j’ai découvert une petite ferme en torchis sans électricité ni eau courante. Pancho y vivait avec sa sœur, absente ce soir-là. Nous avons bu du maté et il m’a accordé un très long entretien à la lueur d’une bougie. Visiblement habitué à raconter son histoire et surtout à expliciter la cause qu’il défendait, il m’a parlé sans que j’aie besoin de poser beaucoup de questions. Il a évoqué ce que pouvait être auparavant la vie sous le régime des terratenientes, des « patrons », auxquels les villageois devaient payer un lourd tribut. Ils donnaient un tiers de leur production annuelle et travaillaient un mois par an pour le propriétaire, avec la peur d’être chassés de chez eux. Cela faisait 30 ans que certains luttaient contre cette domination. De nets progrès avaient été faits mais la question des terres n’avait pas encore trouvé de solution. Il a aussi beaucoup fait référence à la culture, au rapport harmonieux que les Indiens entretiennent avec la nature et à leur histoire en général. Ses propos venaient confirmer l’idée qu’être Indien à Quilmes s’inscrivait dans un contexte de luttes agraires et de revendications sociales et politiques. Durant mon séjour, j’ai assisté à des opérations de valorisation du patrimoine culturel local. Différents projets de recherche étaient en effet menés par de jeunes étudiants originaires du village sur les plantes et les pratiques médicinales. La mémoire collective était aussi un objet privilégié. Une jeune militante de la CIQ, qui étudiait l’histoire dans la ville voisine et venait de soutenir son mémoire de fin d’études sur les Quilmes (Yapura 2002), contestait la version officielle selon laquelle la présence amérindienne locale avait cessé avec la déportation de 1664, ce qui a été confirmé depuis par d’autres travaux ethno-historiques (Rodriguez 2008). À partir de sources orales, elle soutenait que certains Indiens déplacés dans d’autres encomiendas9 seraient revenus vivre sur leur lieu d’origine. Elle contredisait ainsi l’idée très ancrée sur la scène nationale et chez de nombreux villageois qu’il n’y aurait plus de descendants d’Amérindiens locaux dans la région. Au-delà de l’intérêt politique de faire valoir son autochtonie dans un contexte de politiques multiculturelles, la CIQ participait à la patrimonialisation de la culture locale, un processus important dans un contexte national où les cultures indigènes n’ont été que peu valorisées, voire niées (Boullosa-Joly 2001, Ramirez 2012).
13J’ai pu mener de nombreux entretiens avec des militants. J’avais le sentiment d’accumuler beaucoup de matériel car tous étaient d’accord pour me parler et partager avec moi le récit de leur combat. Je pense qu’à ce moment de mon enquête si Pancho ou Gustavo, avec qui je m’étais liée d’amitié, m’avaient demandé de signer un accord, je l’aurais envisagé comme allant de soi.
14Deux mois plus tard j’ai dû rentrer à Paris où j’ai eu un an et demi pour analyser les données recueillies, prendre du recul et commencer un travail de déconstruction. Je me suis rendu compte alors que je n’avais, presque exclusivement, que des entretiens avec des membres de l’organisation indienne. J’en avais cependant quelques-uns avec Don Jesus et Doña Rosa qui me logeaient et qui accueillaient les militants pour leurs réunions. Je parlais souvent avec eux le soir autour d’un maté ou pendant le dîner. J’avais ainsi pu avoir accès à une parole différente.
- 10 Les « disparus » (los desaparecidos) sont les victimes du régime militaire dont les corps n’ont pas (...)
15J’ai compris progressivement que les conflits agraires dans cette zone étaient anciens. Il y avait de lourds rapports de domination sans aucune loi pour protéger les paysans locaux de l’exploitation que pouvaient exercer les « patrons ». J’ai notamment recueilli des témoignages sur l’époque du régime militaire argentin. De 1976 à 1983, les propriétaires terriens dénonçaient les paysans revendicatifs, les accusaient d’être « subversifs » et ceux-ci étaient torturés : certains même ont « disparu »10. Don Jesus, le vieil homme chez qui j’habitais à Quilmes, était le héros de cette période. Il avait été emprisonné et avait subi des sévices pendant sept ans dans l’attente d’un procès qu’il avait finalement gagné. Il était le seul à avoir le titre de propriété de sa maison et de ses terres et c’est la raison pour laquelle son domicile était devenu le siège de l’organisation indienne en lutte.
16Cet extrait d’un entretien avec Doña Rosa, la femme de Don Jesus, retrace cette époque :
- 11 Entretien avec Doña Rosa, août 2000.
Doña Rosa – Nous avons beaucoup souffert quand les patrons étaient propriétaires. On souffrait car les patrons nous chassaient. Nous, on n’était pas libres de mettre une plante si on ne leur disait pas ... On souffrait beaucoup pendant ces années-là. Plus maintenant, grâce à Dieu, maintenant non ... Parce que les terres sont comme si elles étaient à nous ... Parce que comme on a désigné le cacique qui est Pancho, et on lutte, parce que l’on continue à lutter pour qu’ils nous donnent les terres ... Oui ...
Maïté – Et il y avait un cacique avant Pancho ?
Doña Rosa – Après, quand ils ont anéanti les Indiens, là il n’y avait plus de cacique. Et après, quand nous avons commencé à lutter pour les terres, là ils ont nommé Pancho pour qu’il soit cacique, oui ...11
17Doña Rosa évoque les conditions d’oppression dans lesquelles les paysans de la région vivaient avant que l’organisation indienne ne soit fondée. Elle fait référence aux anciens Indiens anéantis et parle des droits qu’ils ont ensuite acquis grâce à Pancho, le nouveau cacique. J’ai ainsi réalisé que le statut de communauté indienne, loin d’être immémorial, était récent. Le discours des militants mentionnait régulièrement le cadre juridique les concernant et l’importance de la première loi en faveur des Indiens de 1985 qui reconnait des droits fonciers aux populations indigènes. Il rappelait aussi l’article 75 de la constitution de 1994, année où l’Argentine a instauré le statut de pays multiculturel, qui entérine les acquis de la loi de 1985. J’ai alors compris que les conflits agraires s’étaient ethnicisés au cours des années 1980 à travers ce cadre juridique spécifique. C’est en effet durant cette période que la CIQ, créée dans les années 1970 et suspendue durant le régime militaire de 1976 à 1983, a été réactivée (Pierini 2011). Cette organisation réunit les 14 villages et hameaux en lutte contre les trois grands terratenientes du secteur. Le nom « Quilmes » d’une des localités concernées a été repris en l’honneur des valeureux guerriers qui avaient défendu durant 130 ans leur territoire au moment de la Conquête.
18En mettant en évidence ce processus de construction identitaire, je ne veux en rien nier l’indianité de ces villages. Il s’agit d’une région avec une grande richesse culturelle et de nombreux héritages d’origine préhispanique. Mais j’ai découvert progressivement que cette auto-reconnaissance en tant qu’Indien était non seulement récente, mais aussi complexe.
19Lors de mon enquête de terrain en 2000, je n’avais pas réalisé d’entretiens avec des villageois non-impliqués dans la CIQ. Les militants répondaient facilement à mes questions sur ce que signifiait « être Indien » aujourd’hui et comme ils affirmaient toujours se prononcer au nom de « leur » communauté, j’avais tendance à penser que leur point de vue était représentatif et traduisait les aspirations de l’ensemble des villageois. Leur appartenance aux organisations indiennes en faisait des porte-parole et leur conférait un pouvoir symbolique incontestable : ils recevaient le droit de parler et d’agir au nom du collectif, de « se prendre pour » le groupe qu’ils incarnaient (Bourdieu 1982).
20Ce sont les discussions et les entretiens avec Doña Rosa qui m’ont ouvert les yeux sur d’autres types de représentations.
21Dans un premier temps, elle refuse d’évoquer des Indiens :
Maïté – Pour vous, c’est quoi être Indien ?
Doña Rosa – Eh bien ... Pancho sait beaucoup de choses parce que moi, je ne me rappelle presque plus, je n’ai pas beaucoup de mémoire ... Ils font les réunions ici mais moi je ne suis jamais avec eux. Moi je suis dans les casseroles, en train de cuisiner et de servir à manger ...12
22Doña Rosa préfère dire qu’elle a oublié et le justifie par un manque de mémoire. Elle me renvoie à Pancho, le cacique qui, lui, « sait ». Je souhaitais pourtant connaitre son opinion sur ce que signifiait, pour elle, être Indienne. À ce moment de mon enquête, je supposais en effet que les habitants d’Amaicha et de Quilmes se reconnaissaient en tant que tels en raison du statut de « communauté indienne » des villages mais j’avais des difficultés à avoir des informations sur le sujet en dehors des organisations militantes. Doña Rosa, dans sa réponse, me signifiait qu’elle ne maîtrisait pas assez le thème pour s’accorder la légitimité de s’exprimer à ce propos. Elle pointait ainsi implicitement l’enjeu politique que cela pouvait avoir et elle voulait laisser les « spécialistes » s’en charger.
23C’est en détournant la question que j’ai réussi à saisir sa représentation des Indiens, en les mettant à distance comme je l’avais fait précédemment au Venezuela. Lorsque j’ai évoqué les sites archéologiques, sa parole s’est d’une certaine façon libérée :
Doña Rosa – Les gens disent qu’une fois, dans les ruines, ils ont déterré une urne … Il y avait les restes de l’Indien, l’Indien tout petit que l’Indienne avait mis là quand ils [les conquérants] sont venus faire la guerre pour les tuer … Ils disent qu’il y avait de l’algarrobo [caroubier] à l’intérieur de l’urne, grillé. Ils grillaient le maïs comme nous. Quand nous étions petits, ma grand-mère et ma maman le grillaient dans une petite urne, elles grillaient le maïs et l’envoyaient au moulin pour en faire de la farine afin que nous la mangions. C’est pour ça que je dis que je suis Indienne, bien sûr ! ...
24Et de continuer :
Eux [les villageois], ils croient que si on leur dit qu’ils sont Indiens, ils ont l’impression qu’ils vont mourir, ils croient qu’ils sont rabaissés ... Mais ce n’est pas ça. Moi, au contraire, je suis contente d’être Indienne... Mes parents étaient pauvres, ils étaient Indiens, ils n’ont pas été des personnes de haute catégorie ...13
25L’Indien dont elle parle est donc tué par les conquistadores dès leur arrivée. En se référant au site archéologique de Quilmes et à la tragédie de leur défaite et de leur déportation, Doña Rosa reprend l’idée très répandue qu’ils ont disparu au moment de la conquête. Pourtant, si elle évince l’Indien de la région, elle se compare à eux à travers son propre mode de vie. Le maïs grillé ainsi que la plante de caroubier trouvés dans une urne la renvoient aux usages culinaires de son enfance toujours en vigueur dans la vallée. C’est ainsi qu’elle affirme qu’elle est elle-même Indienne mais que, au contraire des autres villageois, elle en est fière. Dans ses propos, être Indien est synonyme de pauvreté. Il est le vaincu de l’Histoire, au plus bas de l’échelle sociale. Lorsqu’elle affirme : « Les gens croient que si on leur dit qu’ils sont Indiens, ils ont l’impression qu’ils vont mourir », elle souligne aussi le danger de s’associer à cette figure du passé longtemps diabolisée par l’Église. Cette image de l’Indien contrastait avec les représentations que je m’en faisais et qui étaient davantage en accord avec celles qui circulent sur la scène internationale (au sein des institutions internationales et des ONG) : un Indien valorisé, incarnant la sagesse par rapport à notre société de consommation, une vie en harmonie avec la nature, spirituelle, etc.
Doña Rosa dans sa cuisine lors d’une de nos nombreuses conversations (août 2000).
Elle prépare ici des tamales à base de farine de maïs et de viande.
Photo : Maïté Boullosa-Joly
26Loin de tout cela, Doña Rosa me montrait le caractère discriminant d’être cataloguée comme Indienne. Elle l’assumait mais pointait le caractère exceptionnel de cette identification. Sa position pouvait s’expliquer par ses contacts fréquents avec les membres de la CIQ qui se réunissent chaque semaine dans son patio. Elle était peut-être aussi liée à son mode de vie. En effet, son mari, Don Jesus, était propriétaire de ses terres et l’un et l’autre vivaient dans une prospérité relative par rapport au reste des habitants du village. Elle a ainsi connu une ascension sociale qui lui permettait de revendiquer ses origines indiennes, à l’instar des personnes d’origine modeste qui la revendiquent d’autant plus fièrement qu’elles ont connu une mobilité ascendante significative.
27Les propos de Doña Rosa contrastaient avec les discours des militants qui pour la plupart reprenaient les représentations valorisantes de l’Indien que j’avais moi-même au départ.
28L’extrait d’un entretien réalisé en 2000 avec Pancho, le cacique, en est un bon exemple :
- 14 Entretien avec Pancho, août 2000.
Pancho – J’ai écouté parler l’homme d’aujourd’hui, qui avait un discours plus ou moins semblable au nôtre, reconnaître que les Indiens ne s’étaient pas trompés quand ils disaient qu’ils ne voulaient pas que l’on contamine l’eau, qu’ils ne voulaient pas exploiter les mines, qu’ils ne voulaient pas une quantité de choses ... Les Indiens le savaient, ils le savaient pour l’avoir vécu, c’est quelque chose que l’on devine quand on a de l’expérience. Alors aujourd’hui, il y a des gens qui nous donnent raison, c’est-à-dire aux Indiens actuels et à ceux d’avant. Quand ils s’opposaient à quelque chose, ils avaient raison !14
29Pancho valorise ici l’expérience des Indiens, leur sagesse et leur bon sens enfin reconnus par la société. En écoutant ses discours et en lisant de nombreux articles dans les médias nationaux et internationaux à propos des Indiens, je me suis rendu compte que ces arguments écologistes sont ceux qui peuvent légitimer aujourd’hui les revendications sociales et territoriales de paysans locaux. Ce sont eux qui donnent de l’audience. Les questions sociales et économiques sont ainsi mises de côté au profit de préoccupations environnementales dont les Indiens seraient les garants.
30Pour sa part, Antonio, le militant qui me demandait de signer un accord avec eux, mettait l’accent sur la spiritualité des Indiens et leur mysticisme, évoquant l’énergie de la nature et de la Pachamama. Il reprenait des éléments de la littérature chamanique empreints de croyances new-age, des éléments étrangers à la religiosité de la région :
- 15 Entretien avec Antonio, août 2000.
Antonio – Dans chaque communauté nous avons des sites archéologiques dans la montagne et tout est là. On y trouve des dessins, des vestiges d’habitations, des sentiers. Tu trouves beaucoup de choses, des constructions faites aux commencements du solstice, des cycles de la lune. Notre grand-mère la lune, parce que la lune est une grand-mère car elle est très âgée, comme nous disons. Le grand-père arbre parce qu’il a beaucoup d’années ou le grand-père sommet ou la grand-mère pierre parce qu’elle est très vieille et plus elle est âgée, plus elle possède d’énergie. Ici, si un jour tu te sens nerveuse, cherche l’arbre le plus grand et enlace-le. Tu vas voir qu’au bout d’un moment, tu vas te sentir tout à fait calmée et c’est pour cela qu’il faut lui donner [allusion aux offrandes faites à la Pachamama], parce que ces plantes, ces choses ont beaucoup d’énergie, elles ont beaucoup d’années … Peut-être que ce que je suis en train de te dire te semble quelque chose de vide mais, pour nous, c’est très important parce que nous l’expérimentons constamment.15
- 16 James Redfield est l’auteur de La Prophétie des Andes, un ouvrage édité au début des années 1990 et (...)
31Antonio a eu une longue expérience urbaine à Buenos Aires où il a fréquenté le milieu universitaire. Est-ce dans ce contexte qu’il a eu accès à cette littérature ? A-t-il été « initié » par d’autres militants ou par des personnes engagées dans une quête spirituelle et attirées par le monde amérindien ? Ces contacts se sont-ils noués dans le village voisin ? Amaicha est en effet une communauté indienne emblématique qui attire de nombreux visiteurs évoluant dans le monde intellectuel ou artistique. Beaucoup disaient ressentir l’énergie évoquée par Antonio et décrite dans les ouvrages de Carlos Castañeda ou de James Redfield16. Antonio a été un précurseur dans ce domaine, car si ces représentations se sont depuis largement propagées, elles étaient peu connues des habitants locaux au début des années 2000 :
Antonio – Ce n’est pas difficile de rentrer en contact avec un esprit… Par exemple, notre ville sacrée [le site archéologique de Quilmes], disons, le centre énergétique du cœur de la vallée calchaquí, parce que là où se rassemblaient les peuples étaient des lieux énergétiques qui avaient un niveau d’énergie, de vibration très haut. Donc, le cacique, là où il plantait son cachá, on appelle ça bâton aujourd’hui, c’est là que les peuples se rassemblaient, c’est là qu’ils faisaient le village parce que c’était un lieu spécial.17
32Au cours de cet entretien, Antonio a utilisé douze fois le mot « énergie » et quatre fois l’expression « très hautes vibrations », des termes qui étaient encore absents du vocabulaire des autres militants de la CIQ. Il avait pris le rôle de « chaman » au sein de l’organisation et adoptait une attitude de maître qui essayait de m’expliquer la sagesse. Antonio était très grand et ses yeux bleus fixaient ses interlocuteurs avec beaucoup d’insistance. C’est certainement cette posture qui m’a incitée à toujours garder mes distances avec lui.
33En écoutant les enregistrements, j’ai remarqué aussi que Gustavo, un jeune militant ayant grandi à Buenos Aires, décrivait pour sa part les Indiens en se référant à des éléments nord-américains inspirés des westerns. Voici un exemple où les Indiens incarnent un idéal de paix en opposition avec la façon d’agir des hommes politiques qu’il juge barbare et meurtrière :
- 18 Entretien avec Gustavo, août 2000.
Gustavo – Je pense que leur Pachamama [des politiciens] c’est l’argent. Eux, plus ils ont d’argent, plus ils en veulent. Pour l’argent, ils sont prêts à tout, jusqu’à tuer … Moi je sais qu’ancestralement nos caciques, nos peuples, se réunissaient en rond, ils fumaient une pipe et ils se mettaient à discuter afin de se connaître entre eux. Ils discutaient des problèmes de leur village, et parlaient de la façon de faire afin que les villages s’entendent bien entre eux ...18
- 19 « Somos la sangre nueva porque oxigenamos los pulmones de América » (« Reportaje al cacique de la K (...)
34Ces représentations se retrouvent dans un reportage de 2001 sur la commémoration du partenariat entre la communauté de Quilmes et la ville du même nom près de Buenos Aires. Un article de plusieurs pages est consacré à la venue du « cacique des Kilmes de Tucumán »19. Sur les photos, Pancho apparaît en train de fumer avec le maire de la ville une grande pipe sculptée ornée de nombreuses plumes, semblable à un calumet de la paix. L’introduction reprend les propos d’un Indien écologiste qui auraient été prononcés par le « cacique des Kilmes » : « Nous sommes le sang neuf parce que nous oxygénons l’Amérique ». Cet article a été publié dans une petite revue de quelques feuillets mais qui a régulièrement paru de 1993 à 2008 : Los Indios Kilmes. Celle-ci était dirigée par un journaliste de Quilmes (province de Buenos Aires) qui a beaucoup travaillé avec la CIQ depuis la fin des années 1980. De nombreux intellectuels, Indiens ou sympathisants, se sont exprimés dans ce journal et ont ainsi aidé les militants dans l’élaboration de leur discours et dans la consolidation de leur lutte.
35Deux choses peuvent étonner dans le titre de la revue Los Indios Kilmes. Tout d’abord le choix du terme d’Indio car Indígena lui est préféré sur la scène nationale afin d’euphémiser les connotations insultantes de Indio. Dans les milieux militants ce sont Aborigen ou Autoctono qui sont utilisés. Gustavo m’avait dit à ce propos que le terme Indio ou India dans Communidad India Quilmes (CIQ) ne se référait pas, selon lui, à l’Indio spolié du pays mais aux Indiens d’Amérique du Nord et à leur combat pour la sauvegarde de leur territoire. Il me montrait en disant cela un poster où un Indien sioux posait fièrement au-dessus des ordinateurs dans le petit bureau qui leur était réservé chez Don Jesus. Cette interprétation serait à vérifier mais elle montre le type de références que peuvent mobiliser certains militants afin de valoriser leur combat dans un contexte local où l’image de l’Indien est dégradante. Dans Los Indios Kilmes, le « K » de « Kilmes » peut aussi surprendre. La substitution de la lettre a été explicitée dès 1993 par un professeur de philosophie, Victor Gullota, dans un article de ce même journal : « ¿ Porqué escribemos “Kilmes” con “K” y no con “Q” ? Las peripecias y trasfondos de un consonante » [Pourquoi écrivons-nous « Kilmes » avec un « K » et non avec un « Q » ? Les péripéties et le sens profond d’une consonne]. Selon l’auteur, « le “K” a une origine très primitive, comme celle de nos Indiens ». Il cite comme preuve le décret de 1812 qui a fondé la ville à la périphérie de Buenos Aires en tant que « pueblo de los Kilmes » [village des Kilmes]. Il ne s’agirait donc pas là d’une erreur mais d’une façon de lutter contre la langue latine héritée de la colonisation : « Le “k” est un signe de l’origine autochtone des “naturales” de cette terre, de leur langue et de leur phonétique ». Dans son argumentation, Gullota se réfère aux temps anciens évoquant le quechua parlé (sic) dans une partie du Nord-Ouest argentin au moment de la conquête dans lequel le « k » est utilisé au lieu du « qu ». Il fait également référence à l’alphabet phonétique international qui permet de transcrire des ethnonymes et des langues indigènes. Quoiqu’il en soit de la justesse de son interprétation, le « k » tel qu’il est utilisé aujourd’hui dans des contextes de mouvements identitaires a toujours pour effet de valoriser une origine autochtone et de soutenir la représentation romantique d’une communauté soudée par le collectivisme social (Fry & Vogt 1996, 270).
- 20 La CIQ est venue ce jour-là sur la place centrale de la ville de Tucumán au rassemblement des commu (...)
Le cacique de Quilmes sur la place centrale de la ville de Tucumán (19 avril 2002)20
Photo : Maïté Boullosa-Joly
36Pour en revenir à l’article de 2001 mentionné plus haut, tant son contenu que son titre sont significatifs du processus d’essentialisation de l’identité indienne et de la quête d’un Indien originel. Dès l’introduction, le journaliste a la volonté de mettre en avant un Indien mythique, sage, avec un vocabulaire inspiré de celui des « Peaux-Rouges » de westerns : « Le cacique des Kilmes de Tucumán, Pancho Chaile, dont le nom en kakán, la langue mère des Kilmes, veut dire “vaillant”, d’après les gens de la vallée … ». En mentionnant la « langue mère » des Kilmes, le kakán, une langue pourtant disparue depuis le XVIIe siècle et dont il n’est pas resté de traces (Giudicelli 2008), le journaliste semble vouloir construire une représentation de la vallée datant de l’époque préhispanique dont Pancho et les Kilmes seraient les descendants directs.
37On peut rapprocher cette mise en scène de l’indianité des propos de Gustavo sur les ancêtres. J’ai progressivement compris que le discours des militants et les traditions qu’ils instauraient pour l’extérieur n’avaient pas toujours la fonction de renseigner sur la réalité de leur village. L’objectif était surtout de poser la légitimité de la CIQ dans le cadre de la rhétorique des organisations internationales. Je réalisais alors que la présentation de soi en termes ethniques ne dépendait pas d’une situation géographique et culturelle, mais qu’elle était étroitement liée aux représentations que ces militants avaient de l’Indien et à celles qu’ils croyaient que les autres s’en faisaient. Ils adhéraient ainsi au mythe de l’Indien tel qu’il est représenté sur la scène internationale, un Indien originel façonné en opposition à un certain modèle de société occidentale, moderne, urbaine (De l’Estoile 2007, Bensa 2006). Ces remarques vont dans le sens des réflexions de Pierre Bourdieu quand il affirme que les manifestations identitaires, qu’elles soient régionales ou ethniques, sont élaborées à partir de critères répondant aux représentations mentales que les autres peuvent se faire de leurs porteurs (Bourdieu 1980, 64).
- 21 Un livre a d’ailleurs été écrit sur la vie de sa mère très engagée dans le combat contre les propri (...)
38En analysant les récits de vie des militants, je me suis rendu compte que tous avaient connu une longue expérience urbaine. C’est le cas de Pancho qui a vécu 15 ans à Buenos Aires où il a travaillé dans le bâtiment. Revenu au début des années 1980, il a repris la ferme de ses parents et s’est investi aux côtés de son père dans la lutte contre les propriétaires terriens. C’est aussi le cas d’Antonio qui est parti assez jeune pour la capitale où il s’est engagé dans la marine quelques années avant de suivre des études de physique à l’université sans avoir pu les terminer. Lui aussi s’est occupé de l’exploitation familiale à son retour en 1993 et, à l’image de sa mère très investie dans le conflit qui les opposait aux « patrons », il a rejoint les rangs de la CIQ21. Gustavo, pour sa part, a grandi à Buenos Aires où ses parents avaient migré avant sa naissance mais il passait ses vacances chez sa grand-mère à Quilmes. Il est revenu vivre auprès d’elle à l’âge de 25 ans, après avoir été employé quelques années dans une raffinerie de la capitale. Dans son témoignage, il dit ne pas s’être rendu compte, lors de ses courts séjours, des rapports de domination existant entre les terratenientes et les habitants. C’est en s’installant au village que son regard a changé et qu’il a « commencé à voir les injustices commises par le terrateniente ». Lorsqu’il est allé lui demander de l’eau pour ses animaux, il n’a pas supporté que celui-ci lui ordonne de « payer d’abord les dettes de ses grand-mères parce qu’elles étaient ses arrenderas [métayères] ». Gustavo dit l’avoir insulté en « l’envoyant au diable ». Il décrit cet événement comme le point de départ de son adhésion aux réseaux indianistes locaux. Il souligne justement le lien entre l’expérience urbaine des militants et leur engagement dans la CIQ. Selon lui, ceux qui sont partis vivre à l’extérieur de la communauté sont « davantage touchés par le thème de leurs racines » et de poursuivre : « Sûrement parce que de l’extérieur on le voit clairement, je ne sais pas, mais ici il y a peu de gens qui comprennent ... ». Il était intéressant pour moi de découvrir que ceux qui se revendiquaient Indiens n’étaient pas ceux à qui je pensais au départ. Leurs trajectoires étaient loin de celles des Indiens isolés que j’imaginais. Comme les leaders autochtones sur lesquels ont écrit d’autres chercheurs, ils avaient pour la plupart longtemps vécu dans le monde urbain et leur niveau scolaire et leur formation politique étaient au-dessus de la moyenne villageoise (Oliveira 1998, Canessa 2007, Bosa & Wittersheim 2009, Guyon 2009). La source de l’ethnicité résidait donc dans la communication culturelle plutôt que dans l’isolement culturel (Barth 1995, 204).
39À mon retour sur le terrain en 2002, j’ai été très surprise de constater que de nombreux villages voisins réclamaient à leur tour le statut de « communauté indienne ». J’assistais là à un processus d’ethnicisation généralisé. La convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui octroie des droits sur les terres aux peuples autochtones avait été ratifiée par l’Argentine à Genève en 2001. Cette convention était alors devenue le cheval de bataille des communautés indiennes qui émergeaient.
40En deux ans, le discours identitaire des militants de la CIQ s’était radicalisé. Il incluait à présent la dichotomie « Indien »/« homme blanc » peu présente auparavant. Alors que Gustavo n’utilisait pas le terme « blanco » en 2000, il l’avait employé 21 fois dans un entretien réalisé avec lui à mon retour. Les propos des militants des organisations indiennes avec lesquels j’avais discuté à Tucumán étaient également empreints d’une rhétorique anti-Blanc, anti-Occidental, anti-chercheur qui me mettait dans une position inconfortable. Le contexte de grave crise économique, financière et sociale que connaissait l’Argentine cette année-là et ses démêlés avec le FMI qui avait déclaré la banqueroute du pays devaient contribuer aussi à accentuer l’expression d’une rancœur envers l’Occident.
41Quand je suis allée rendre visite à Antonio pour le saluer et qu’il m’a demandé de signer un accord sur la restitution de mes travaux avec l’organisation indienne, j’étais donc beaucoup moins à l’aise que je ne l’aurais été deux ans auparavant. D’autant qu’il était un de ceux qui avaient un discours des plus essentialistes et que je craignais qu’il ne veuille mettre ma réflexion sous contrôle. Peut-être aurais-je pu tenter de trouver un terrain d’entente ? Je ne sais pas. J’étais seule et je n’avais pas l’impression de disposer de « l’autorité de l’ethnographe » dont on parle souvent. Je me sentais plutôt vulnérable et mal armée pour affronter ce militant peu enclin au dialogue.
42Je ne suis donc jamais allée à la réunion de la CIQ où Antonio m’avait dit de me rendre pour signer ce fameux document et j’ai continué mon enquête hors du milieu militant. Cela fut possible à cette époque car l’organisation indienne, qui ne représentait pas l’ensemble du village, n’avait pas le pouvoir politique officiellement institué qu’elle a aujourd’hui. Elle était alors relativement en marge et il m’a été possible de garder une certaine autonomie.
43Comme nous l’avons vu, mener des entretiens avec les militants fut d’une facilité déconcertante et, dans un premier temps, j’ai eu le sentiment d’accumuler très vite beaucoup de données. Les leaders sont en effet des « professionnels » de l’interview. Ils sont régulièrement sollicités par les médias, les ONG, les anthropologues et les touristes désireux de s’informer de la réalité locale et du combat pour les droits indiens. Dans ce cadre, ils doivent faire passer un message, persuader, séduire. Cela fait donc partie intégrante de leur activité et ils sont généralement très entraînés. Pour ceux qui ne l’étaient pas, ils ont eu l’occasion de se rôder avec moi.
44Leurs récits se sont révélés souvent semblables et construits sur une structure commune. Ils ont pour but de convaincre pour permettre une action politique ou pour régler des problèmes d’ordre pratique. Ils sont fondés sur des éléments culturels en partie locaux mais aussi importés afin d’être compréhensibles et efficaces. Après avoir eu l’impression d’avancer rapidement dans mes recherches, j’ai eu progressivement l’impression d’écouter en boucle les mêmes récits et de « tourner en rond ». Finalement, c’est ma prise de distance avec le milieu militant qui m’a permis de renouveler mes interrogations.
45Mener des entretiens auprès des paysans locaux non investis dans le militantisme indianiste s’est avéré toutefois beaucoup plus difficile. Il a fallu une approche patiente et délicate. L’usage du langage, tant dans les mots que l’on peut employer que dans les thèmes que l’on peut aborder, dépend de la position sociale du locuteur « qui commande l’accès qu’il peut avoir à la langue de l’institution, à la parole officielle, orthodoxe, légitime » (Bourdieu 1982, 107). Or, la plupart des villageois non-impliqués dans les réseaux institutionnels ou militants ne considéraient pas leur prise de parole comme autorisée et me renvoyaient régulièrement aux spécialistes, c’est-à-dire aux membres de la CIQ. Il a fallu beaucoup de temps avant qu’une certaine confiance s’instaure et que je puisse enfin recueillir des récits concernant leur propre histoire, leur vision des choses et leurs croyances.
46J’ai ainsi compris que parler des Indiens relevait du tabou. Lorsque je demandais aux villageois ce que voulait dire « être Indien » pour eux, je me trouvais souvent face à un mutisme total. J’ai donc appris à poser mes questions différemment, comme je l’avais fait au Venezuela et avec Doña Rosa en les interrogeant sur les « Indiens d’avant ». J’ai pu constater de cette façon que ceux-ci étaient très présents dans la tradition orale locale et qu’ils étaient représentés comme des ancêtres valeureux et redoutés dont il ne fallait pas déranger les âmes en s’approchant des vestiges archéologiques.
47Les propos des simples villageois étaient souvent plus spontanés et moins réflexifs sur leurs pratiques. Ils étaient pourtant pour moi de première importance et me permettaient de ne pas me cantonner à l’image idéalisée et stéréotypée transmise par les militants aux visiteurs extérieurs.
48Ne voulant pas m’engager officiellement aux côtés des militants, je me suis fermée les portes de la CIQ. Je n’osais plus aller aux réunions hebdomadaires qu’elle organisait de peur qu’Antonio ne réitère sa demande, mais cette fois en public. Je n’aurais pas su quoi répondre. Il m’a donc fallu trouver d’autres interlocuteurs puisque j’étais là pour un an. J’ai alors passé beaucoup de temps avec les paysans locaux non-impliqués dans le mouvement.
49J’avais pu voir l’organisation indienne de l’intérieur. La découvrir de l’extérieur fut très riche d’enseignements pour mesurer les difficultés que pouvaient rencontrer les militants dans leur combat.
50De nombreux villageois se plaignaient à l’époque du manque de transparence de la CIQ. Ils ne comprenaient pas la raison des déplacements fréquents des dirigeants et les accusaient de tirer des profits individuels d’une cause collective. Plus les voyages étaient lointains, plus ils étaient considérés comme « rentables ». Le séjour à Paris des trois principaux responsables de la CIQ avait fait naître des rumeurs leur attribuant des richesses hors du pays. Pancho aurait même eu un hôtel en France, m’a-t-on dit. Ces accusations étaient tout à fait disproportionnées et sans rapport avec la réalité quotidienne de militants qui consacraient beaucoup de temps et leurs maigres moyens financiers à la cause. Elles montraient cependant le mystère qui entourait des déplacements dont beaucoup de locaux ne comprenaient pas le sens, ne voyant pas, à l’époque, de retombées matérielles directes pour le village.
- 22 Sur ce thème voir l’ouvrage de Cynthia Alejandra Pizarro (2006) sur la province voisine dont le tit (...)
51La plus grande difficulté à laquelle étaient confrontés les membres de la CIQ venait de ce que les habitants ne se reconnaissaient pas comme Indiens. Être « traité » comme tel était considéré pour beaucoup comme une insulte. Il y avait là un conflit de représentations. Les villageois n’ayant pas fait leurs les images valorisantes de l’Indien, qui avaient cours sur la scène internationale, ne comprenaient pas la fierté des militants à exhiber une identité, à leurs yeux, discriminante. Les raisons principales de ce rejet n’étaient pas seulement sociales, elles étaient aussi d’ordre religieux. Pour la majorité, se dire Indiens revenait à s’identifier à des ancêtres non évangélisés (Pizarro 2006)22 et ils s’imaginaient être obligés de renoncer à la religion catholique, ce qui leur paraissait une aberration.
52Durant mon séjour, j’ai revu parfois des militants comme Pancho ou Gustavo avec qui j’avais gardé des relations cordiales, voire amicales. Eux ne m’ont jamais parlé d’accord ou de contrat. Je ne leur en ai pas parlé non plus. Ils savaient cependant que je me sentais solidaire de leur combat et j’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, de servir d’intermédiaire entre eux et des personnes qui voulaient les rencontrer pour mettre en œuvre des projets de développement. Pancho n’avait pas de téléphone à l’époque et était peu joignable. Je faisais donc parfois 20 kilomètres en auto-stop, à pied ou en taxi sur des routes peu fréquentées pour lui transmettre des messages. Je lui servais aussi de contact avec l’Institut d’archéologie de Tucumán qui désirait établir un partenariat. Pancho et Gustavo savaient néanmoins que je vivais davantage auprès des paysans qui n’étaient pas engagés dans la lutte. Dès lors ils évoquaient dans nos conversations les problèmes auxquelles ils étaient confrontés car ils savaient que j’avais accès à l’arrière-scène du mouvement. Leurs propos avaient alors une autre tonalité que celle qui caractérisait nos premiers entretiens. Ils me parlaient moins de l’Indien générique sorti des cadres juridiques et des films de notre enfance et me confiaient leurs difficultés, leur sentiment d’impuissance et de tristesse d’être injustement jugés par les habitants qu’ils défendaient. Ils évoquaient leurs peurs, leurs doutes, leur envie, parfois, de laisser tomber le combat, de s’occuper davantage de leur ferme et de leur famille. Ils m’expliquaient l’énergie qu’ils devaient déployer, les sacrifices auxquels ils étaient contraints et leur sentiment d’être souvent incompris. Les masques tombaient.
53J’ai assisté par la suite à plusieurs étapes de la croissante mobilisation collective autour de la CIQ. En effet, elle seule s’est montrée capable de soutenir les revendications des paysans (sur les terres ou les ressources comme l’eau) et de les défendre en cas d’oppression de la part des propriétaires terrien. En 13 ans, j’ai vu de nombreux habitants se rallier à l’organisation indienne. Durant toutes ces années, la CIQ a ainsi acquis un pouvoir politique et une capacité de représentation locale de plus en plus importants. Au-delà de la protection des villageois vis-à-vis des propriétaires terriens, différents facteurs ont amplifié ce processus. Depuis 2002, l’organisation s’était chargée de gérer plusieurs projets de développement destinés à la « communauté indienne », notamment l’un d’entre eux coordonné par la Banque mondiale d’un montant de 75 mille dollars. C’était donc la CIQ, et non le délégué communal, qui était l’interlocutrice de l’Institut national des affaires indigènes (INAI) et des organisations internationales. Cette initiative a permis la construction de puits, essentiels pour l’irrigation de cette région semi-désertique. La CIQ a également vu croître sa popularité à la suite de sa victoire lors des discussions avec le Secrétariat du tourisme provincial, ce qui lui a permis d’obtenir, en décembre 2007, le droit de gérer collectivement le site archéologique de Quilmes. Ces différents évènements lui ont donné davantage de légitimité politique locale.
La CIQ et les habitants réclament la gestion du site archéologique de Quilmes (décembre 2007)
Photo : Maïté Boullosa-Joly
54Les conditions d’enquête ont ainsi évolué pour les chercheurs désireux de travailler sur la région. J’ai rencontré à l’École des hautes études en sciences sociales, à Paris, une jeune chercheuse argentine qui a commencé un terrain à Quilmes en 2009 avec un groupe d’anthropologues et d’archéologues. Elle m’a confié avoir eu, comme ses collègues, des problèmes avec certains militants qui ont exigé la restitution du contenu des entretiens faits avec les villageois. Ils ont réussi collectivement à refuser en arguant des problèmes éthiques que cela pouvait poser. Être en groupe leur a certainement permis de négocier et de se positionner avec plus d’aplomb que s’ils avaient été isolés comme je l’avais été en 2002. Une autre étudiante française travaillant sur le Nord-Ouest argentin a voulu commencer une recherche à Quilmes en 2010. Quand elle a demandé l’autorisation à l’un des jeunes dirigeants de la CIQ, il lui a demandé son plan de thèse et lui a dit qu’il choisirait lui-même les informateurs qui répondraient à telle ou telle question posée dans telle ou telle partie. Elle a donc renoncé.
55L’influence grandissante de l’organisation indienne à Quilmes a permis de mettre en cause les rapports de domination locaux avec les propriétaires terriens. Elle a également rendu possible la réalisation de projets de développement financés par des ONG et par la Banque mondiale. L’exploitation touristique du site archéologique par la CIQ et par les villageois eux-mêmes a aussi contribué à l’empowerment de l’organisation indienne (Ramirez 2012). Cependant, dans ce contexte de politisation des identités, les conditions d’enquête pour les anthropologues évoluent et peuvent parfois déboucher sur des impasses. Les chercheurs sont aujourd’hui souvent obligés de se ranger à l’avis de l’organisation indienne sur ce que doit être leur étude. Pour ma part, j’ai pu garder une certaine autonomie car j’ai commencé mon travail dans une période très différente, 13 ans plus tôt. Pour autant, le refus de signer un accord avec Antonio à mon retour en 2002 m’a mise mal à l’aise face aux militants et j’ai vécu sur le moment cette situation comme un échec. Peut-être aurait-il été plus confortable de m’engager à leurs côtés ? Je considérais leur combat pour les terres comme une cause juste et le travail de valorisation culturelle locale comme important. Toutefois, si nous répondons à leurs demandes, nous pouvons craindre que notre travail n’apporte pas plus d’éléments de compréhension que la lecture ou l’écoute des discours des leaders locaux déjà très élaborés et souvent stéréotypés pour s’adapter aux cadres juridiques nationaux et internationaux qu’ils ont besoin de mobiliser. Quand le chercheur est le seul médiateur bien informé entre les populations étudiées et la puissance publique, il peut effectivement se sentir investi d’une mission d’information et de prise de position militante pour défendre les populations qu’il étudie. La situation est différente dans les communautés moins isolées, comme Quilmes, qui bénéficient de nombreux intermédiaires (ONG, médias, organisations internationales, associations de préservation de l’environnement, etc.). Dans ce contexte, l’anthropologue a moins le sentiment d’un devoir d’information et de prise de position qu’il ne peut l’avoir quand il est le seul relais entre la société d’accueil et la société globale. Ces fonctions sont en effet déjà largement prises en charge par des agents extérieurs et des acteurs locaux. S’il répond à ces demandes, l’ethnologue peut se voir transformé en « représentant de communauté » et entrer en compétition avec les leaders de ces mouvements qui, eux-mêmes, ont un discours très élaboré à propos de « leur » culture (Agier 1997). Au regard de ces années d’enquête, c’est la distance prise avec le milieu militant qui a rendu possible l’accès à des représentations multiples de l’Indien et, paradoxalement, aux confidences des militants eux-mêmes qui pouvaient ainsi échapper au rôle qu’ils se devaient d’assumer. L’éloignement a permis de mieux comprendre les difficultés qu’ils rencontraient sur la scène locale et d’appréhender les crispations que les discours ethnicistes pouvaient susciter. Même si les représentations évoluent, notamment après les combats gagnés sous la bannière autochtone, les processus d’identification sont complexes (Avanza & Laferté 2005, Cannesa 2007). C’est le recul qui a permis d’en prendre la mesure et de comprendre plus finement les enjeux de ce mouvement en Argentine, un pays qui tente de se réconcilier, non sans mal, avec une présence autochtone qu’il s’est si longtemps attaché à gommer.