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Dossier : Dilemmes anthropologiques

Les avatars de l’engagement : l’anthropologie brésilienne aux traverses du politique

Os avatares do comprometimento: a antropologia brasileira e os contratempos da política
Avatars of Engagement: Brazilian Anthropology and Politics
Jean-François Véran
p. 79-101

Résumés

Cet article se propose d’examiner la question des droits ethniques des Indiens, quilombolas et « communautés traditionnelles » au Brésil à l’interface d’un double mouvement d’anthropologisation du politique et de politisation de l’anthropologie. L’hypothèse est que, sur le terrain des luttes foncières, se trouvent projetées des traditions analytiques hétérogènes mobilisées notamment en fonction des types de population et de leurs niveaux relatifs d’altérité. Au-delà de la confrontation avec le formalisme juridique, ce serait alors aussi la propre pluri-vocalité théorique de l’anthropologie qui se trouverait mise en tension politiquement.

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Notes de la rédaction

Article reçu pour publication en mai 2013 ; approuvé en juin 2013.

Texte intégral

  • 1 Le terme quilombola désignait le membre d’une communauté marronne (quilombo) et se réfère aujourd’h (...)

1Cet article se propose d’examiner la question des droits ethniques des Indiens, des quilombolas1 et des « communautés traditionnelles » au Brésil à l’interface d’un double mouvement d’anthropologisation du politique et de politisation de l’anthropologie.

2D’une part, sur la trame de fond de la démocratisation entamée depuis les années 1980, le problème de l’inclusion dans la citoyenneté d’une partie de la population brésilienne se pose à partir des catégories analytiques fondamentales de l’anthropologie : l’identité, l’ethnicité, la culture. Il ne s’agit pas que d’un repoussement des frontières du « droit à avoir des droits », par lequel viendraient s’incorporer des populations que l’éloignement et le confinement auraient jusque-là tenues à l’écart. C’est bien de l’ethnicité comme paradigme politique dont il s’agit ici, dans la mesure où des populations le plus souvent indifférenciées et traditionnellement vouées à l’invisibilité nationale se trouvent re-connues, au sens de « connues à nouveau », c’est-à-dire d’une autre manière. Nous ne discuterons pas ici de la matrice internationale et des processus militants par lesquels cette transfiguration du regard politique s’est opérée. Nous posons que ce mouvement de « re-connaissance » se traduit depuis les années 1990 par de nombreuses ethnogenèses, « resurgissements » d’Indiens et production de nouvelles catégories ethniques. Leur inclusion sur la base de « l’auto-affirmation » marque une avancée politique encore en partie imputable à l’anthropologie en raison d’une conception constructiviste et situationnelle de l’identité : « Est Indien ou Noir celui qui se définit comme tel ».

3D’autre part, portée au cœur des luttes foncières et de l’accès à des ressources encore rares, une telle extension et « re-sémantisation » de l’ethnicité comme ressource politique a ouvert un large front d’opposition tant idéologique que juridique. Face aux intérêts menacés, les procès dénonçant de « faux Indiens » se multiplient tandis que l’anthropologie est explicitement désignée comme une puissance opportuniste de manipulation et destituée de son crédit scientifique. Face à cette politisation malgré elle, l’anthropologie assume sa position en faveur des minorités tout en cherchant à donner des gages sur la rigueur de ses pratiques de terrain en situation d’expertise. Elle attribue par ailleurs les désaccords et malentendus aux divers hiatus qui structureraient la relation de la discipline avec les institutions juridiques : en effet, comment expliquer et appliquer une conception post-moderne de l’identité face à des juges exigeant des preuves cristallines, des critères précis et des limites nettes ?

4Après avoir esquissé un panorama des espaces légaux et politiques associés à l’anthropologie, puis rendu compte des procès en partialité auxquels elle se trouve confrontée, il s’agira de s’interroger sur la relation théorique et pratique qu’elle entretient avec les populations dont elle est tenue pour garante. L’hypothèse est que, sur le terrain des conflits fonciers, sont projetées des traditions analytiques hétérogènes, mobilisées notamment en fonction des types de population et de leurs niveaux relatifs d’altérité. Au-delà de la confrontation de la discipline avec le formalisme juridique, ce serait alors aussi sa propre pluri-vocalité théorique qui se trouverait mise en tension politiquement par les opposants aux groupes ethniques aux côtés desquels elle s’est engagée.

L’anthropologisation du politique

5En 1988, refermant une période de vingt-quatre ans de régime militaire, le Brésil se dotait d’une nouvelle Constitution déclinant au gré de ses articles l’esprit d’une démocratisation systématique des espaces politiques. Dans ce contexte, l’apparition de droits pour les minorités ethniques et culturelles s’inscrit davantage comme l’une des modalités de cette approche inclusive que comme la marque d’une véritable réélaboration multiculturaliste de la citoyenneté. C’est toutefois largement à partir des concepts et catégories de l’anthropologie que ces groupes ont été considérés, c’est-à-dire du point de vue de leur altérité.

Une Constitution « anthropologique »

6En premier lieu, le texte de 1988 marque une véritable rupture dans l’usage du terme « culture » et dans la conception des droits qui lui sont associés. Confidentiel dans les Constitutions précédentes, le terme de « culture » apparaît à 99 reprises dans celle de 1988, sous les formes les plus diverses. La notion est désormais plurielle, propre à des groupes particuliers et peut être immatérielle. L’ensemble de ses expressions constitue à la fois un droit, un enjeu de préservation, de développement et un objet de politiques publiques.

7C’est dans ce cadre que les « Indiens » sont pour la première fois inclus dans l’histoire constitutionnelle du Brésil. Encadrés par des politiques spécifiques depuis 1910, ils étaient légalement placés sous la tutelle du Service de protection des Indiens en vertu de leur « relative incapacité juridique » (Code civil de 1916). En 1973, le Statut de l’Indien adopte une posture « d’émancipation », leur accordant cette fois une « capacité relative ». Il s’agit « d’intégrer les Indiens à la société brésilienne, en les assimilant de manière harmonieuse et progressive ». Énoncée dans le contexte du régime autoritaire, cette approche « émancipatrice » avait été largement dénoncée, notamment par les anthropologues, comme un prétexte à la réintégration des terres indigènes dans une dynamique productiviste. En 1988, la Constitution leur dédie finalement un chapitre spécifique, dans lequel sont reconnues leurs « organisation sociale, coutumes, langues, croyances et traditions » ainsi que leur capacité juridique à défendre leurs droits et intérêts. L’État passe ainsi de gestionnaire de tutelle à promoteur et garant de droits spécifiques. Opposants à l’État du temps de la précédente doctrine, les anthropologues deviendront des partenaires privilégiés dans la mise en pratique de ces nouveaux droits indigènes.

8Promulguée la même année que le premier centenaire de l’abolition de l’esclavage, la Constitution de 1988 décline aussi à propos des « quilombolas rémanents » les principes d’inclusion par le droit et de reconnaissance par l’altérité, qui ont présidé au traitement des groupes indiens. La différence fondamentale est qu’il s’agit là d’une catégorie juridique inédite et associée à l’article 215 protégeant les « manifestations des cultures populaires, indigènes et afro-brésiliennes », ainsi qu’à l’article 216 définissant entre autres comme « patrimoine culturel brésilien » les « documents et sites détenteurs de réminiscences historiques des anciens quilombos ». Cet ancrage initial dans les thématiques mémorielles et culturelles est la raison d’un appel aux anthropologues pour la réglementation des décrets d’application de la loi. Tout l’enjeu sera pour eux d’extirper le concept de « rémanence » de son substantialisme historique pour le situer au cœur des conflits fonciers et de la « question raciale » contemporaine.

9Plus généralement enfin, c’est une nouvelle conception du peuple qui se dessine avec le projet constitutionnel. Rompant avec le métissage comme matrice d’énonciation du peuple, celui-ci est désormais formé de « différents groupes », de « communautés », de « groupes indigènes » ou, encore, de « différents segments ethniques » (art. 215). La reconnaissance dans les années 2000 de nombreuses catégories de « populations traditionnelles » consacre ce processus de pluralisation dans ses dimensions anthropologiques, juridiques et politiques.

10La culture, l’identité, l’ethnie entrent donc progressivement dans le champ des politiques publiques. Déclinés de manière transversale dans une pluralité de contextes et d’enjeux, ces termes juridiques inédits représentent des défis pour leur traduction pragmatique et opérationnelle. C’est à cette tâche que l’anthropologie va s’atteler, amenant par là-même la discipline à sortir de la distance critique propre au champ universitaire, pour entrer dans les multiples espaces de la coopération institutionnelle. Cette position de médiation tient, bien sûr, à ce que la thématique identitaire désormais présente dans l’espace politique constitue l’un de ses principaux domaines de compétence. Elle s’inscrit en outre dans une tradition plus ancienne d’engagement en faveur des groupes sociaux dominés, qu’elle partage avec l’ensemble des sciences sociales, mais qu’elle sera particulièrement à même de poursuivre à mesure que se systématisent les politiques ethno-raciales.

Indiens, quilombolas, et communautés traditionnes : des « anthropologues de qualification reconnue »

11En 1973, le Statut de l’Indien établit que le pouvoir exécutif fera, dans un délai de cinq ans, la démarcation des terres indigènes qui n’ont pas encore de protection juridique. En 2013, 129 terres étaient encore en cours d’identification, 34 étaient identifiées et en attente de démarcation, 64 étaient déclarées mais non encore homologuées. La lenteur des procédures judiciaires tient à ce que d’autres populations locales non indiennes s’y trouvent souvent présentes depuis longtemps. L’obtention de terres par la falsification des titres (grilagem) est, de plus, une pratique courante. La prédation des terres indigènes à partir des années 1960 a été directement proportionnelle aux intérêts agroindustriels des régions concernées. Leur reconnaissance systématique se heurte alors au fait que chacune présente une configuration particulière d’enjeux et d’intérêts généralement antagonistes, imposant une approche au cas par cas et pas à pas. Implicitement, enfin, l’inscription des démarcations dans les dispositions transitoires repose sur l’idée qu’une fois toutes les terres indigènes délimitées, la loi deviendra sans objet. C’était oublier la dynamique de « ré-indianisation » ou « d’ethnogenèse » qui fait tripler, entre 1991 et 2012, la population vivant dans des terres indigènes ou s’autodéclarant indigène dans le recensement.

12Le décret no1 775 (8 janvier 1996) établit que l’identification des terres indigènes doit se faire sous la forme d’une expertise qui devra entre autres établir la « filiation culturelle et linguistique », « l’historique de l’occupation en accord avec la mémoire du groupe ethnique » et décrire « les aspects cosmologiques du groupe et les usages rituels ». C’est donc sur une « étude anthropologique » que repose la démarcation et c’est un « anthropologue de qualification reconnue » qui doit coordonner l’équipe pluridisciplinaire chargée d’effectuer les « études complémentaires » de nature sociologique, juridique, cartographique, environnementale et foncière. En contrepartie, le même décret ouvre le droit à l’enquête contradictoire par toute personne physique, entreprise, État, ONG et ce jusqu’à 90 jours après la publication des terres démarquées au Journal officiel. Dans les quelques mois qui suivirent la promulgation du décret, la FUNAI (Fondation nationale de l’Indien) enregistrait déjà 1 800 recours en justice (Buchillet 1996). Les conflits qu’a toujours suscités la « reconnaissance » des terres indigènes prennent alors une dimension institutionnelle. Face au recours massif par les opposants aux « services » d’agences d’ingénierie environnementale et de cabinets de conseil et d’expertise en tout genre, l’anthropologue, qui était tenu a priori comme le détenteur de la dénomination légitime de ce qu’est un Indien, voit son autorité s’effriter dans les cours de justice.

  • 2 Ajoutés aux 380 000 Indiens vivant en dehors des terres démarquées, la population indigène représen (...)
  • 3 98,7 % de cette superficie est en Amazonie.

13Au total, le Brésil compte 688 terres indigènes, abritant 238 « peuples » et représentant une population de 517 000 Indiens2, répartis sur une surface de 1 129 606 km2, soit 13,3 % de la superficie du Brésil (deux fois celle de la France)3. Si l’on rappelle que le foncier n’est qu’une dimension de la problématique indigène, à laquelle s’ajoutent les problèmes d’invasion, d’exploitation illégale (bois, minerais…), de conflits environnementaux, et que l’anthropologie est à chaque fois partie prenante, on prendra la mesure de l’espace politique dans lequel elle intervient.

14En 1988, les « quilombolas rémanents » étaient surtout un artefact juridique concédé aux mouvements noirs, qualifiant un élément patrimonial et mémoriel très confidentiel. C’était oublier que la loi attribuait aussi un droit foncier. Dix ans plus tard, celle-ci devenait une modalité importante de redéfinition de la question agraire et de réorganisation des luttes foncières. Entre-temps, tout l’enjeu aura été de déterminer à quelle définition de quilombo la loi devait s’appliquer. Au côté des militants, l’anthropologie a joué un rôle majeur, en travaillant à « re-sémantiser » la catégorie de quilombo. Il s’agissait de l’extraire du contexte colonial de référence et, donc, de la stricte thématique patrimoniale, pour la replacer dans la dynamique contemporaine de l’ethnicité. La nouvelle approche est entérinée dans le décret n° 4 887 de 2003 qui définit les « des communautés rémanentes de quilombo » comme « groupes ethnico-raciaux, selon des critères d’auto-attribution, avec une trajectoire historique propre, des relations territoriales spécifiques et une présomption d’ancestralité noire reliée à la résistance à l’oppression historique endurée ». L’approche anthropologique a donc prévalu.

  • 4 La Fundação Cultural Palmares est un organisme public rattaché au ministère de la culture dont la m (...)

15Concrètement, si « l’autodéfinition » ne requiert que la « certification » de la Fondation culturelle Palmares4, la démarcation des terres nécessite un rapport anthropologique, réglementé dans ses modalités en 2008 par l’Institut national de la colonisation et de la réforme agraire (INCRA). Réalisées jusqu’à cette date dans le cadre de partenariats entre la Fondation Palmares et les universités, les expertises sont alors exclusivement confiées aux anthropologues de l’INCRA. Face à l’engorgement des processus et contre l’avis de l’Association brésilienne d’anthropologie (ABA), s’ouvre finalement en 2011 la possibilité pour l’INCRA de contracter des entreprises spécialisées, disposition qui se voit consacrer un budget de 7,7 millions de reais (environ trois millions d’euros) cette même année.

16Ces évolutions doivent être appréhendées à l’aune du hiatus qui structure dès son origine la question des quilombos. La « reconnaissance » des demandes par la Fondation Palmares a toujours été une formalité relativement simple. En revanche, la titularisation des terres appelle le plus souvent des mesures d’expropriation dont la procédure est techniquement complexe, financièrement coûteuse et politiquement conflictuelle. Les chiffres sont éloquents : pour la seule période 2003-2012, seulement 14 titres de propriété ont été établis tandis que 1 150 nouveaux processus de régularisation étaient ouverts auprès de l’INCRA5. La réalisation de centaines de rapports dans des contextes tendus est l’un des plus vastes chantiers de l’anthropologie brésilienne au cours des 15 dernières années. La reconnaissance de droits fonciers, sociaux et culturels pour les « populations traditionnelles » à partir des années 2000 en accroit encore de manière significative l’étendue.

17Dans le sillage de la Conférence mondiale sur l’environnement, tenue à Rio en 1992, les populations traditionnelles sont définies pour la première fois en 2000 comme des

groupes culturellement différenciés et qui se reconnaissent comme tels, qui possèdent des formes propres d’organisation sociale, qui occupent et utilisent leur territoire et ressources naturelles comme condition pour leur reproduction culturelle, sociale, religieuse, ancestrale et économique, utilisant des connaissances, innovations et pratiques gérées et transmises par la tradition.

18Selon Manuela Carneiro da Cunha et Mauro William Barbosa de Almeida (2001), l’unité de la catégorie repose sur la référence à des groupes ayant une histoire de faible impact environnemental et disposés à une négociation : « En échange du contrôle sur le territoire, ils s’engagent à une prestation de services environnementaux ».

19Concrètement, elle regroupe les faxinalenses (planteurs de maté et éleveurs de porcs), geraizeiros (habitants du sertão de Minas Gerais), caiçaras (habitants du littoral vivant de la pêche), ribeirinhos (habitants des berges des grands fleuves), seringueiros (travailleurs du caoutchouc), castanheiros (population vivant de l’extraction de noix), quebradeiras de coco de babaçu (population exploitant la noix de coco babaçu), pantaneiros (habitants de la région du Pantanal), communautés fundo de pasto (communautés de pâturage du sertão), pomeranos (descendants des migrants de Poméranie), vazanteiros (habitants des marais). A ces catégories s’ajoutent encore les communautés de terreiros (liées au candomblé), les Gitans, les quilombolas et les Indiens.

20La biodiversité et « l’ethnodiversité » fusionnent donc dans une convergence des représentations et des enjeux. Il est significatif que depuis les années 1990, les études sur les impacts environnementaux des projets de développement soient devenus obligatoires et aient constitué un secteur particulièrement dynamique de l’anthropologie appliquée brésilienne. C’est qu’entre-temps, la préservation des identités culturelles est devenue l’un des indicateurs d’impact mesuré, consacrant ainsi l’indissociabilité des approches environnementales et anthropologiques.

21Dans un ouvrage sur la pratique anthropologique paru en 2005, Antonio Carlos de Souza Lima estimait que l’identification des terres indigènes « apparaît de plus en plus comme une méga-opération de codification gouvernementale de demandes territoriales et culturelles de peuples indigènes, provoquant des effets d’État d’énorme importance et pas seulement pour les peuples indigènes » (Lima & Barreto Filho 2005). Si l’on ajoute les quilombolas et les communautés traditionnelles aux peuples indigènes, le constat qu’en 30 ans, les espaces politiques dans lesquels l’anthropologie est intervenue de manière décisionnelle se sont multipliés n’en sort que renforcé. Cette « anthropologisation » du politique s’est faite à la croisée de thématiques porteuses de profondes transformations structurelles de la société brésilienne : foncières, environnementales et liées à des droits ethniques spécifiques.

La politisation de l’anthropologie

22Dans ce processus de considérable densification de la valeur politique des identités ethniques, il était évident que celles-ci deviendraient en retour des « objets » cristallisant des oppositions sociales, politiques et juridiques à la mesure des enjeux et intérêts menacés.

Contre la « piraterie anthropologique » du Brésil

23« La foire de l’anthropologie opportuniste : des critères flous pour délimiter les réserves indigènes et quilombos aident à engraisser les comptes des ONG et diminuent encore le territoire utilisé par les Brésiliens qui veulent produire ». Ainsi s’ouvrait un dossier spécial de six pages de l’hebdomadaire Veja en 2010. Le ton n’est pas nouveau : une affiche diffusée en 1970 par le gouvernement militaire représentait déjà la carte de l’Amazonie couverte d’élevages, industries et centrales électriques, surmontée du titre « Assez de légende, engrangeons les gains ! ». Ce qui l’est en revanche est que l’anthropologie est explicitement désignée comme responsable et qu’elle apparaît désormais comme une « véritable industrie de la démarcation », prospérant au détriment des intérêts nationaux. Toujours selon le dossier de Veja, les zones écologiques, les réserves indigènes et les « supposés anciens quilombos » occuperaient d’ores et déjà 77,6 % de l’extension du Brésil. En cause, « l’aberration scientifique » de l’anthropologie qui, en inventant le concept « d’Indiens ressurgis », a ouvert la voie en 2005 à des démarcations comme celle de Serra Raposa do Sol couvrant 7,5 % du territoire de l’État de Roraima. Depuis, le nombre de groupes se revendiquant Indiens ou quilombolas aurait explosé. Les bénéfices liés à la condition minoritaire – accès préférentiel à la santé et à l’éducation – créeraient des effets d’opportunité et d’alliance avec les anthropologues dans la falsification des identités. Le dossier énumère ensuite des situations comme celle de 140 familles se déclarant Tupinambá, revendiquant 480 km2 de terres et menaçant 600 fermes productives dans l’État de Bahia, ou celle d’un « opportuniste » dans le Pará se « déguisant en Indien pour tromper les visiteurs » et demander 800 km2 pour 47 familles, etc.

24Loin d’être un cas isolé, le dossier de Veja s’inscrit dans une ligne éditoriale dominant la presse grand public depuis la fin des années 2000. L’hebdomadaire Istoé dénonçait en 2008 – lui aussi dans un dossier spécial – la « véritable piraterie anthropologique » que constituerait « l’industrie quilombola », laquelle prospérerait grâce au critère de l’autodéfinition. Les expertises seraient en outre biaisées par des accointances entre anthropologues et communautés locales. En 2012, un autre article de Veja raillait « les réserves indigènes et le surréalisme brésilien : téléphone cellulaire, panier de la ménagère, «bourse famille» et 13 % du territoire brésilien pour… rien ! ». C’est une fois encore l’anthropologie « mystificatrice » qui est accusée de faire alliance avec des « caciques idéologiques déguisés en militants indigènes » pour « sanctuariser des populations supposément écologiques mais ne survivant que grâce aux aides des politiques publiques »6. Même le réputé sérieux journal Folha de S. Paulo a ouvert ses colonnes à des éditoriaux comme celui de la sénatrice Kátia Abreu, connue pour sa défense des intérêts agroindustriels, où est stigmatisée « l’anthropologie immobile » qui, par le biais de la FUNAI, chercherait à « définir les Indiens pour l’éternité comme des personnages symboliques de la vie simple et primitive ». La discipline utiliserait ses savoirs accumulés sur les sociétés indigènes comme des instruments de domination et de manipulation7. Enfin, ces attaques sont déclinées dans la presse régionale où l’on apprend que tel tribunal aurait « démasqué » des anthropologues promouvant de « fausses terres indigènes »8. Un procureur accuse encore, par medias interposés, l’un d’entre eux d’avoir participé à une occupation illégale de terre après avoir consommé des plantes hallucinogènes en compagnie d’indigènes et demande, pour ce motif, l’annulation du rapport9.

25Toutefois, c’est surtout sur le plan juridique que leur action se voit de plus en plus contestée. Dans l’État de Bahia, par exemple, un « contre-rapport » de démarcation de terres indigènes s’est traduit par la cassation de la procédure, au motif que les anthropologues « n’ont pas réussi à produire une seule preuve matérielle réelle de l’occupation traditionnelle ». Le document s’attache ensuite à déconstruire le stéréotype « Indiens pauvres contre fazendeiro riche » en retraçant l’histoire familiale du leader du mouvement indigène, dont les membres seraient tous fonctionnaires de l’État de Bahia et dont l’aïeul possèderait une place à son nom dans la ville voisine, tandis que les supposés fazendeiros seraient en réalité de petits producteurs. Le plus souvent réalisés par des cabinets de conseil sans réelle expérience dans l’expertise anthropologique, ces contre-rapports présentent parfois la caution de spécialistes de la discipline installés dans le champ académique. Vécues comme des trahisons mercenaires, ces cautions se traduisent systématiquement par la mise au ban des pairs impliqués. Une évaluation produite par des chercheurs de l’UERJ (Université de l’État de Rio de Janeiro) qui décrivait une mémoire locale « vague et pleine d’équivoques » et qui concluait que « l’Île de Marambaia n’est pas parvenue à institutionnaliser une culture de résistance sur le mode d’autres communautés brésiliennes » (Weyrauch 2003) a provoqué un scandale universitaire. Un anthropologue indépendant, formé à l’Université de Brasília et affilié à une ONG confessionnelle, qui a entrepris de dénoncer les « manipulations identitaires » et de nier la réalité de telle ou telle ethnie indigène10 a été exclu de l’Association brésilienne d’anthropologie. Enfin, de nombreux collègues – y compris l’auteur de ces lignes – ont été contactés, le plus souvent en vain, par l’armée, des groupes industriels ou des collectivités locales pour rédiger des contre-expertises moyennant de fortes indemnités. La multiplication de ces occasions est à la mesure de l’espace qu’occupe l’anthropologie dans le champ politique de la question foncière. Les risques de fragmentation de la discipline sont inquiétants.

26Enfin, de nouveaux groupes se constituent à partir de la contestation des politiques identitaires d’attribution des droits. Un groupuscule dénommé MCT (Movimento dos com terras) [Mouvement de ceux qui ont des terres] et porté par un député fédéral entend ainsi défendre les intérêts des « petits et moyens » propriétaires « contre les rapports anthropologiques mensongers et subjectifs qui provoquent des conflits sur le terrain »11. Un mouvement social appelé « Nation métisse », né dans les banlieues pauvres de Manaus, dénonce quant à lui depuis le début des années 2000 ces politiques ciblées qui laisseraient dans l’invisibilité la majorité de la population de l’Amazonie. Ses leaders qui sont parvenus à faire reconnaitre les caboclos (métis d’Indiens et de Blancs) comme groupe ethnique, s’opposent désormais à leurs expulsions lors des démarcations des terres indigènes, en argumentant que celles-ci provoqueraient le « nettoyage ethnique » d’un groupe à la faveur d’un autre (Véran 2010).

Le « mal-être » de l’éthique

27En reconnaissant « le mal-être de l’éthique dans l’anthropologie pratique », Roberto Cardoso de Oliveira a délimité le champ du débat. Le « mal-être » ne tient pas seulement aux attaques politiques et juridiques qu’affronte la discipline mais aussi, et plus profondément, à la question de la conscience d’elle-même qui la taraude depuis le milieu des années 1990. D’un côté, comme le revendique Cardoso de Oliveira, il est parfaitement légitime que l’anthropologie s’intéresse « non seulement à la quête de connaissance sur son sujet de recherche mais, surtout, à la vie des sujets soumis à l’observation ». De l’autre, l’anthropologue doit être un « médiateur », un « traducteur de système culturel sur le plan cognitif » (Oliveira 2004, 21). Pour l’auteur, le hiatus est rapidement comblé : le chercheur doit être avant tout solidaire, c’est-à-dire renoncer à toute équidistance morale et politique entre les indigènes et leurs opposants et, surtout, ne pas abandonner l’espace de l’action à des fonctionnaires ou à des administrateurs « pas ou peu enclins à trouver des consensus avec les peuples indigènes ». En affirmant sur un mode provocateur que pour l’ethnologue, « l’Indien est comme le client, il a toujours raison », Eduardo Viveiros de Castro (2006) ne rappelait pas seulement le statut de réalité anthropologique inhérent à toute forme de construction sociale de la réalité. Il affirmait aussi que si cette dernière est « intersubjective » comme le diraient Peter Ludwig Berger et Thomas Luckman (1966), c’est-à-dire partagée avec d’autres, c’est bien le point de vue de l’indigène qu’il faut restituer en premier lieu. Cette position est ultra-majoritaire au sein des sciences sociales brésiliennes. Ce n’est donc pas sur le plan de la « neutralité axiologique » que la discipline se positionne mais sur celui des conditions éthiques et techniques de l’expertise.

28Dès 1998, un diagnostic critique était posé par João Pacheco de Oliveira à propos des démarcations de terres indigènes. Pointant la « diversification des parcours académiques et des savoirs pratiques dans la propre catégorie fonctionnelle d’anthropologue de la FUNAI », il soutient que l’unité de cette catégorie est « complètement fausse ». Il critique encore les normes de fonctionnement des groupes de travail qui n’assurent pas les « conditions minimales de contrôle sur la collecte des données ». Enfin, les relations avec les Indiens se cantonneraient à un « discours protectionniste de défense des terres et des droits indigènes » (p. 92). Les groupes de travail se situeraient ainsi à l’interface entre « pouvoir de police » et « organisme d’assistance » (Oliveira 1998). Une telle liberté critique de la part de l’un des meilleurs spécialistes des questions indigènes serait sans doute très délicate 15 ans après, au moment où les attaques médiatiques et juridiques imposent à la discipline un front unitaire, d’autant plus qu’entre-temps l’anthropologie a produit une importante autocritique de ses pratiques.

29De fait, en 2000, une discussion a été conduite au sein de l’ABA sur la pratique de l’expertise. En a résulté un document de travail : la « Lettre de Ponta das Canas ». Celle-ci confirme d’emblée « l’empathie » et la « responsabilité sociale » des anthropologues. Elle prescrit en particulier de clarifier les relations juridiques et administratives, de renforcer l’objectivité des informations collectées et d’améliorer la lisibilité des dossiers en vue de leurs usages procéduraux. En gage de qualité, il est aussi recommandé que le ministère public confie à l’ABA le pilotage scientifique des opérations d’expertise. Un accord en ce sens a été signé en 2001 et un bilan dressé en 2005. Ce dernier souligne que, submergée par la demande, l’ABA n’a pas pu disposer « d’anthropologues expérimentés » et a envoyé sur le terrain des étudiants sortant du mestrado. Il ajoute que la pratique des rapports contradictoires a provoqué un déséquilibre important entre les principes déontologiques affirmés dans la « Lettre de Ponta das Canas » et la prédation juridique des avocats des parties adverses usant « de tous les arguments contre toute éthique » (Santos 2005). Depuis 2011, le ministère public peut confier la réalisation des expertises à des entreprises privées. En dépit d’initiatives comme l’organisation de séminaires de formation dans certaines universités, cette activité tend à échapper au contrôle de ces institutions, notamment en raison de sa croissance exponentielle, pour s’ancrer davantage dans le champ du débat procédural. L’impératif d’emporter la conviction des juges dans des procès à charge devient alors un élément de « détermination externe » (Silva 1994) qui structure les expertises en pièces de justice.

30Dans de telles circonstances, la justification de l’expertise anthropologique – sa scientificité – se trouve sapée par des parties adverses promptes à pointer toute faiblesse ou partialité. Le pli est d’autant plus flagrant que la rigueur scientifique est l’argument systématiquement invoqué par l’ABA, alors même que celle-ci ne peut garantir la qualité des travaux réalisés au nom de la discipline. Au sein du champ universitaire, le « mal-être » de l’éthique dont parlait Cardoso de Oliveira se manifeste parfois par une posture de dédouanement consistant à tracer une limite entre les anthropologues qui font des expertises et ceux qui n’en font pas, les seconds intacts dans leur scientificité, les premiers relégués au rang de praticiens de la scène politique.

31Une solution envisagée pour effacer cette frontière est d’» objectiver l’objectivation » (Bourdieu 1980), c’est-à-dire de conduire une sociologie de l’expertise. Appelant à dépasser aussi bien les versions héroïques que les procès en instrumentalité, Lima invoque ainsi un pragmatisme disciplinaire : l’expertise, qui fait partie de l’agir quotidien de l’anthropologue, constitue un texte « d’une autre nature » qu’il convient d’intégrer de manière réflexive à partir d’une sociologie de la connaissance (Lima & Barreto Filho 2005). C’est ce que fait Adolfo Neves lorsqu’il se demande « s’il y a de l’anthropologie dans les rapports anthropologiques » avant de conclure par l’affirmative. Leur objectif n’est certes pas d’atteindre une certitude scientifique mais de proposer un discours par lequel des intérêts subjectifs sont transformés en intérêts généralisables. Ce travail d’interprétation à partir de faits concrets reste anthropologique même si les faits en question sont des objets d’expertise et donc déterminés de manière externe à la discipline (Oliveira Júnior 1996). Suivant le même argument, Leite rappelle que la méthode utilisée est « l’enquête de terrain ethnographique, élaborée par l’expérience in loco et cherchant à mettre en évidence le point de vue des groupes étudiés » (Leite 2005, 25). Elle déplore que ces expériences n’alimentent pas de manière rétroactive le débat théorique. De fait, comme le note Véronique Boyer, même si certains anthropologues travaillent à l’interface des approches universitaires et d’expertise, cette flexibilité des espaces d’intervention ne se retrouve pas dans le dialogue des écrits : les textes académiques mentionnent rarement les analyses techniques (Boyer 2011).

32Il reste donc un mal-être, dans lequel s’engouffrent les critiques d’opinion et les procédures juridiques contradictoires. En fait, si la position de l’anthropologie en est fragilisée, c’est moins en raison de l’exposition à laquelle la conduit son éthique que de l’existence de débats théoriques plus profonds en son sein, qui sont en quelque sorte diffractés et projetés sur le terrain politique de l’application des droits. Or, si le pluralisme théorique est une vertu disciplinaire fondamentale, il devient un argument à charge dans l’exercice de la preuve légale.

Sommes-nous vraiment post-modernes ?

33Dans un contexte où se multiplient les droits « ethnico-raciaux », l’idée d’une anthropologie appliquée doit être prise dans un sens tout à fait littéral : il s’agit bien de la traduction de concepts analytiques – culture, identité, ethnicité, etc. – en droits consubstantiels. La littérature brésilienne sur l’expertise s’attache surtout à penser la transformation d’un mode particulier de territorialité en régime spécifique de propriété. L’accent est ensuite mis sur les contraintes du cadre juridico-normatif pesant sur les pratiques disciplinaires (O’Dwyer 2009, Lima 2012).

34L’argument est ici que l’anthropologue se trouve en réalité engagé dans un processus de méta-traduction : il doit rendre compte de la manière dont les indigènes et les juristes interprètent ses propres concepts, dans la mesure où ces derniers sont « appliqués » aussi bien dans « l’auto-reconnaissance » ethnique que dans la reconnaissance légale des droits ethniques. Or, ces concepts sont tout sauf sédimentés, leur définition renvoyant à des perspectives théoriques non consensuelles. Au point que s’il est vrai, comme le dit Clifford Geertz, qu’une culture (indigène ou juridique) s’interprète, ses dépositaires ne peuvent guère en retour qu’interpréter l’anthropologue.

« Les exigences relatives à l’altérité »

35Par exemple, quel statut accorder au concept d’altérité dans la définition d’un groupe ethnique ? La discussion, classique en anthropologie, oppose des approches de type primordialiste ou substantialiste à d’autres qualifiées d’interactionnistes ou de constructivistes. Ces dernières prévalent largement aujourd’hui au Brésil où, comme le remarquent Geneviève Verdo et Dominique Vidal (2012), les travaux de Fredrik Barth occupent une position centrale. L’accent mis sur « l’autodéfinition » procède ainsi d’une approche non attributive de l’identité dans laquelle le problème n’est pas tant d’en déterminer les substrats culturels que de cartographier les processus sociaux par lesquels elle se constitue (Barth 1969). Dans cette perspective, l’ethnicité peut être pensée dans ses multiples contextes contemporains et rendre alors compte de la « réindianisation », des « nouvelles ethnogenèses » et de l’émergence des « communautés traditionnelles ». Ainsi, tout l’enjeu du débat sur la « re-sémantisation » de la catégorie « quilombo » a été de l’extraire de son substantialisme patrimonial initial pour l’inscrire dans le présent des discriminations raciales et des luttes foncières (Boyer 2010). Elle se rapporte désormais à des « groupes qui ont développé des pratiques quotidiennes de résistance et de préservation de leurs modes de vie » (O’Dwyer 2009). Le quilombo a pu devenir « moderne », « contemporain », et même « urbain », indépendamment des circonstances historiques (la fuite de l’esclavage ou non) dans lesquelles les groupes se sont constitués. L’approche constructiviste est d’autant plus défendue qu’elle converge avec l’objectif politique d’étendre les droits ethniques au plus grand nombre possible de groupes de bénéficiaires. Comme le note José Maurício Arruti, « l’auto-attribution a servi de point de fuite contre la stratégie consistant à fixer un ensemble de caractéristiques, en général référées à un stéréotype qui exclurait la majorité des cas concrets » (Arruti 2008). Enfin, elle fournit le principal contre-argument à la dénonciation des « faux Indiens ». Demander qui est Indien et qui ne l’est pas n’est pas une question anthropologique légitime, comme l’écrit Viveiros de Castro : « Je pense que personne n’a le droit de dire qui est et qui n’est pas Indien s’il ne se dit pas (parce qu’il l’est) Indien lui-même » (Castro 2006).

36Comme l’ajoute cet auteur, est Indien celui qui se « garantit », celui qui s’assume en tant que tel. En accord avec l’approche constructiviste, cette posture est soutenue par la dialectique de l’altérité. Pourtant, la frontière que celle-ci suppose n’est pas aussi barthienne qu’il y parait. Alors que pour Barth, les contenus culturels qui la soutiennent importent peu en termes analytiques, ils acquièrent une dimension explicative essentielle dans de nombreux travaux. Ainsi, pour Viveiros de Castro, une communauté indigène est fondée sur des relations de parenté ou de voisinage et/ou le maintien « des liens historiques ou culturels avec les organisations sociales indigènes pré-colombiennes » (Castro 2006). Il en résulte que tout groupe n’est pas en mesure de se « garantir ». De même, pour Pacheco de Oliveira, « la condition indigène ne pourra jamais être postulée ou représentée avec succès par un ensemble de personnes si celles-ci ne croient pas qu’elles possèdent une origine indigène commune » (Oliveira 1998, 283). Alors que Barth rappelait qu’il n’y avait pas d’adéquation a priori entre un label ethnique, un mode de vie et un groupe de personnes, l’identité coïncide au contraire ici avec la présence d’éléments objectivables qui, sans être les « critères d’indianité » dénoncés par Cunha (1986), sont exposés en confirmation de la revendication de tel ou tel groupe considéré. Ceci ne constitue pas une inconsistance théorique dès lors qu’ils sont induits par l’ethnographie et que ne leur est associé aucun déterminisme ni aucune valeur causale. Tout au plus s’agit-il de rappeler que les éléments culturels à partir desquels les situations d’ethnicité sont mobilisées ne sont pas aléatoires ou anodins et qu’ils expriment une profondeur identitaire et historique irréductible aux surfaces d’interaction.

  • 12 Instruction normative no 57 du 20 octobre 2009.

37En revanche, les expertises anthropologiques procèdent par déduction logique : si l’identité ethnique d’un groupe a émergé d’un processus d’auto-attribution, c’est nécessairement qu’il a un mythe des origines, un mode propre de territorialité, des particularités culturelles dont il faut rendre compte. Il serait néanmoins possible d’objectiver cette identité de manière situationnelle, c’est-à-dire sans la fonder sur une quelconque « immémorialité » ou sur un différentialisme a priori qui peine parfois à convaincre tant est grande l’insertion dans les cultures régionales. Pourtant, quitte à forcer parfois le trait, l’ethnicité par preuve d’altérité demeure largement au cœur des analyses, et l’argument de la contrainte légale qui imposerait une dose de substantialisme est sans doute insuffisant pour comprendre cette persistance. Si les descriptions de la « représentation généalogique du groupe », de ses « manifestations à caractère cosmologique » et de son patrimoine culturel en tant que « constitutif de l’identité et de la mémoire » sont bien devenues des obligations techniques prescrites par l’INCRA12, c’est moins là l’effet formaliste de la preuve juridique que l’entérinement d’une routine argumentative construite par les praticiens de l’expertise eux-mêmes depuis plus de 20 ans.

38La construction de la plupart des ethnographies (appliquées ou non) semble révéler une résistance à adhérer pleinement aux conceptions post-modernes de l’identité de la part d’une discipline certes formée à l’analyse situationnelle des formes d’interaction, mais qui reste attentive à l’exégèse des contenus culturels. Ce pluralisme théorique renvoie à une réalité qui s’imposerait à partir de « terrains » présentant des degrés divers d’altérité et d’acculturation. Quoique l’anthropologie institutionnelle se garde de le reconnaître, afin de limiter les risques de fragmentation politique, il y aurait donc bien des Indiens plus « traditionnels » que d’autres et il y aurait des quilombolas dont la mémoire exalte la fuite de l’esclavage et d’autres dont le groupe n’était même pas constitué au moment de l’abolition. Comme Richard Price avertissant que les Saramakas sont des « vrais marrons » (Price 1983), nombreux sont les chercheurs qui, face à des situations de fort contraste culturel, sont tentés d’objectiver l’identité ethnique de façon plus substantielle. Pacheco de Oliveira reconnaissait du reste que le travail de l’anthropologue est plus simple quand il porte sur des groupes maintenant une forte distinction que lorsqu’ils n’ont (plus) ni langue ni territoire (Oliveira 1998, 272).

39Ce balancement fait écho à l’analyse de Marisa Peirano qui, en fonction des « exigences relatives à l’altérité », distingue trois phases dans la définition que l’anthropologie brésilienne a donnée du contour de ses objets (Peirano 1999). Ces phases « d’altérité radicale », « d’altérité amenuisée » et « d’altérité minimale » coexistent aujourd’hui dans la mesure où elles qualifient l’idéaltype des trois catégories de groupes ethniques contemporains : l’exigence relative d’altérité serait la plus « radicale » pour l’indigène, puis viendrait le quilombola « rémanent », et ensuite les communautés traditionnelles, plus faiblement différenciées. C’est en rapport à ces idéaltypes qu’on estimerait ensuite qu’un groupe indigène n’ayant plus l’usage de sa langue soit « moins » ethniquement différencié qu’un autre plus isolé, et qu’une communauté cultivant une mémoire de fuite de l’esclavage soit plus quilombola qu’une autre formée après l’abolition. Il s’ensuit que selon les configurations considérées, on retrouve maintenant de manière concomitante des éléments de l’appareil théorique et ethnographique de chacune des trois phases et que, finalement, les textes seraient constructivistes de façon inversement proportionnelle au degré d’altérité de la situation étudiée.

40Sur la base de cette posture théorique hybride, se dégage finalement une forme de culturalisme par transitivité : la mobilisation ethnique est un processus relationnel dans lequel seuls peuvent s’engager des groupes croyant en la substance de leurs identités et dont il est possible de déterminer les supports. Cette formulation est opératoire lorsqu’il est aisé de caractériser les groupes examinés, même si l’argumentation sous-jacente est qu’au bout du compte, ils ont de bonnes raisons de « s’autodéclarer ». Elle peut en revanche facilement se retourner contre les groupes présentant un faible niveau de différenciation culturelle. C’est bien elle in fine qui nourrit l’imaginaire politique déjà fécond des « faux Indiens ».

La persistance de « temps typologiques »

41Une tension analogue se manifeste dans le traitement de la temporalité. Elle est cruciale dans l’appréciation des droits fonciers puisque les groupes ethniques sont décrits dans un présent ethnographique partagé avec les anthropologues. Cette co-temporalité, que Johannes Fabian appelle encore le « temps intersubjectif », est celle de l’ethnicité en processus (Fabian 2002). C’est bien au présent que l’on analyse la dialectique entre l’ouverture de droits spécifiques et le (re)surgissement des groupes ethniques et, de ce point de vue, la modernité de ces derniers ne fait aucun doute. De plus, le réel travail « d’objectivation de l’objectivation » porté par l’anthropologie brésilienne atteste de la prise en compte tout à fait post-moderne de son propre engagement dans cette temporalité : celle du présent des luttes.

42Pour autant, cette co-temporalité est ensuite nuancée par la convocation d’autres registres qui agiraient – voire seraient déterminants – dans la mobilisation des ethnicités au cœur de la modernité démocratique : transmission, reproduction, préservation, tradition sont autant de balises délimitant ce que seraient des modes spécifiques de relation au passé et donc d’inscription dans le présent. Le thème des degrés différentiels d’altérité évoqué précédemment se dédouble ici en ce que Fabian appelle des « temps typologiques » distincts. Fonctionnant comme des « outils de distanciation », ceux-ci ne mesurent pas le temps passé mais des intervalles entre des états qualitatifs distincts (Fabian 2002, 23). Ainsi, des « Indiens isolés » aux « Indiens mélangés » (Oliveira 1998), des « quilombolas rémanents » aux « quilombolas contemporains », ce sont bien là des catégories qui exprimeraient des inscriptions différentielles dans une co-temporalité par là-même relativisée.

43« L’immémorialité » constitue le premier des temps typologiques récurrents. Elle qualifie le plus souvent l’ancestralité dont l’origine s’est perdue ou bien la terre dont on ignore la durée d’occupation. L’ethnographie qualifie toutefois cette notion par le recours aux « mythes des origines » de la population considérée. L’importance que la plupart des expertises leur accordent tient au fait qu’ils constitueraient un marqueur identitaire particulièrement puissant (Poutignat & Streiff-Fenart 1995). D’une part, l’immémorialité du mythe opère à la façon d’un gage d’autochtonie vis-à-vis d’autres populations locales disposant d’une mémoire datée, en établissant une relation d’antériorité. D’autre part, elle fonde le groupe ethnique comme groupe de descendance commune, joignant à l’efficacité symbolique du mythe, l’efficacité politique d’une cohésion qu’il serait par ailleurs difficile d’objectiver par une analyse de la parenté et de la généalogie. L’immémorialité n’est alors pas appréhendée comme « le deuil de la mémoire vivante », c’est-à-dire comme une perte (Nora 1984). Par-delà le mythe, elle est analytiquement présentée comme une temporalité agissante « extérieure aux savoirs indigènes » (Oliveira 1998) parce que justement échappant à la mémoire, c’est-à-dire au présent.

44La « rémanence » est un autre temps typologique. Comme le problématise Arruti, le terme résout « la difficile relation de continuité et discontinuité avec le passé historique, dans lequel la descendance ne paraît pas être un lien suffisant » (Arruti 2008, 11). La rémanence est la temporalité dans laquelle s’actualisent certaines caractéristiques ethniques d’un état historique antérieur. Cette temporalité se traduit ethnographiquement par deux types d’observations. Le premier, proche de Melville Herskovits, s’attache à identifier des africanismes qui permettraient de rendre compte de l’expression d’une matrice culturelle comme ces tentations d’» Afriques au Brésil » bien décrites par Peter Fry et Carlos Vogt (1996). Le second type d’observation insiste sur la continuité de l’esprit de résistance entre les quilombos d’hier et ceux d’aujourd’hui face à la continuité des formes de domination héritées de l’esclavage. Dans les deux cas, la rémanence est une sélection interprétée du présent venant qualifier l’expérience de la co-temporalité.

45Enfin, la « tradition » est un troisième temps typologique, exprimant une relation au présent marquée par une orientation préférentielle pour la transmission. Les « communautés et peuples traditionnels » ne sont certes plus ethnographiés à partir de la visée évolutionniste anticipant leur disparition mais comme engagés différemment dans la modernité. Sont alors analysés les régimes de propriété collective, les pratiques d’adaptation durable, la recherche de l’autonomie culturelle (Little 2002) comme autant d’éléments renvoyant à une expérience collective différente des autres modernes.

46La co-temporalité par laquelle on appréhende le « retour des identités » dans l’espace politique contemporain s’accompagne donc de ce que Fabian appelle un usage « shizogénique » du temps, c’est-à-dire de la mise en tension de deux temporalités, l’une intersubjective, l’autre typologique. Là encore, la question est moins celle du pluralisme théorique en lui-même que du mouvement à double tranchant qu’il rend possible lorsqu’il est traduit en termes juridiques et politiques. Si adosser un présent de mobilisation à une « immémorialité », une « rémanence » ou un autre marqueur historique constitue un élément performant dans l’administration de la preuve d’ethnicité, l’argument tendra à fonctionner comme relation de causalité qui desservira les groupes ayant une moindre épaisseur historique. Il est tactiquement logique que les contre-expertises remettent en cause l’antériorité d’occupation dès lors que celle-ci est présentée comme un indicateur de la densité ethnique des groupes considérés. Enfin, entre « l’immémorialité », la rémanence et la tradition comme catégories temporelles qualifiant systématiquement les groupes, c’est bien la valeur situationnelle de « l’autodéclaration » qui devient relativisable et appréciable en fonction de la vigueur mémorielle attestée par l’expertise.

47Le pluralisme théorique mis en évidence à travers le traitement des questions d’altérité et de temporalité n’est en aucun cas tenu ici comme une équivoque ou une contradiction. Il est la mesure de la diversité des situations. Il est également conforme à la tradition épistémologique d’une science qui se fait davantage par la production d’espaces de discussion que par l’énonciation de paradigmes consensuels. Le hiatus tient plutôt à l’approche résolument constructiviste de l’anthropologie institutionnelle défendue sur la scène politique et rapportée aux multiples formes de caractérisation présentes dans les textes et dans les expertises. Même s’il est vrai qu’objectiver un processus identitaire n’équivaut pas à certifier l’identité elle-même, il est évident qu’un profond malentendu persiste.

Conclusion

  • 13 Rappelons que le critère d’autodéfinition avait été déjà énoncé dans la convention no 169 de l’OIT (...)

48Au Brésil, l’anthropologie pratique l’exact opposé de « l’essentialisme stratégique » décrit par Gayatri C. Spivak (1988), c’est-à-dire le constructivisme stratégique. Les risques politiques que fait encourir l’objectivation anthropologique des processus identitaires ont en effet bien été perçus par l’ABA qui se montre d’autant plus constructiviste que les segments conservateurs font tout pour réduire le nombre des bénéficiaires potentiels des « lois ethniques » en exigeant des critères de définition rigides. Dans un contexte éminemment prédateur, le mot d’ordre a donc été pour l’ABA de promouvoir l’auto-attribution13 et de donner l’exemple en affirmant qu’il n’appartient pas aux tenants de la discipline de dire qui est Indien et qui ne l’est pas. Sans rien enlever au militantisme et aux mobilisations régionales, c’est en partie grâce à cette posture qu’autant d’espaces locaux de renégociation des terres et des pouvoirs ont pu aujourd’hui s’ouvrir.

  • 14 Décret no 4.887 du 20 novembre 2003.

49L’ABA avait en conséquence appuyé en 2003 un décret présidentiel établissant le principe d’auto-attribution des communautés quilombolas sans nécessité de rapport anthropologique14 ; décret auquel le Parti du front libéral (PFL) a immédiatement répliqué par un recours en inconstitutionnalité. L’INCRA, pour sa part, a rétabli la pratique de l’expertise dans ses normes techniques, rappelant ainsi que l’anthropologie a toujours caractérisé l’identité des autres, que c’est même-là son cœur de compétence, et que c’est ce dont l’État a besoin afin d’appliquer une loi se référant à des catégories ethniques que la discipline elle-même a largement contribué à définir. Il s’ensuit que l’approche constructiviste des identités est bien devenue au Brésil un chantier inédit d’application politique, qu’il importe de problématiser.

50Les crispations suscitées par l’engagement anthropologique ne sont pas seulement dues aux réflexes de défense des intérêts conservateurs. Elles tiennent aussi à la faible traductibilité politique et juridique des concepts de l’anthropologie constructiviste, qui se manifeste par plusieurs écueils.

51Le premier est que l’autodéfinition comme critère fluide d’identification n’oblitère pas la nécessité juridique de frontières et de matérialités diverses. Ces dernières restent indispensables à l’attribution d’un droit dans la mesure où celui-ci est spécifique et que, par conséquent, la « spécificité » de ses bénéficiaires doit être prouvée. À mesure que les « contre-rapports » se généralisent, « l’immémorialité », « la territorialisation », les singularités culturelles sont des critères qui n’en deviennent que plus exigibles. C’est le second écueil : l’autodéfinition se solde par un coût politique particulièrement élevé. Expliquer à des paysans locaux ou des industriels dont les intérêts sont menacés qu’une communauté est quilombola parce qu’elle s’est déclarée comme telle, c’est s’exposer à une incompréhension qui décuple en retour les charges et les exigences de « preuves ». Une anthropologie inspirée de la théorie des frontières de Barth n’ignore pas que l’identité ethnique est certes fonction de l’auto-identification mais aussi de l’identification par la société environnante. Or, la seconde ne correspond généralement pas à la première. Au risque de commettre un « anthropologisme », on ne peut encore oublier que ce n’est pas parce que l’identité est une construction sociale dynamique qu’elle est perçue comme telle par les acteurs engagés. Justement, « l’image solide » (stereos typos) de l’Indien ou du quilombola qui s’imprime dans les représentations sociales est tout sauf post-moderne. Les procès en fausse « indianité » qui se multiplient face à aux réindianisations et ethnogénèses ne sont pas nécessairement marqués d’une mauvaise fois cynique. Si, comme le dit Alan Barnard, « on reconnait un indigène quand on en voit un » (Barnard 2006), on peine à le faire quand son image n’est pas conforme au référent qu’on en a. Et cela d’autant plus que le message de la « diversité » amplement diffusé dans la société brésilienne est politiquement moderne mais conceptuellement traditionnel. Enfin, troisième écueil, les groupes ethniques eux-mêmes trouvent peu d’éléments mobilisateurs dans le langage post-moderne des identités. Les situations exigent un niveau élevé de matérialisations symboliques et, pour ce faire, ils préfèrent la production d’images solides à l’endossement de concepts fluides. En résumé, l’anthropologisation des politiques publiques ne peut se faire sans un effort considérable d’information.

52Or, ainsi que cet article a cherché à le mettre en évidence, cette clarification est rendue difficile par la pratique anthropologique elle-même, dans la mesure où elle exprime une pluri-vocalité conceptuelle et analytique dans son traitement des questions d’ethnicité. S’il est vrai qu’il s’agit-là de sa raison d’être épistémologique, une forte hésitation à endosser le constructivisme dans toutes ses implications se manifeste encore. Surtout lorsque l’anthropologue circule dans des « terrains » qui présentent une consistance ethnographique telle qu’il en coûte de la sacrifier sur l’autel interprétativiste aux dépens d’autres formes plus ambitieuses et réalistes d’objectivation. Il reste que ces hésitations confortent les opposants aux droits ethniques dans l’idée que la géométrie variable des arguments exprime surtout la partialité des analyses et expertises. Le risque réel est que la légitimité de l’anthropologie soit atteinte au point de perdre le rôle important qu’elle joue dans le rééquilibrage local des relations de pouvoir. Des pistes s’offrent toutefois pour que ce rôle soit préservé.

53L’une consiste à modérer une posture constructiviste politiquement inaudible et donc inefficace. Ainsi, savoir si l’anthropologie peut ou non dire qui est Indien et qui ne l’est pas peut trouver une réponse sous forme de compromis. Comme le remarque Barnard, il est vrai qu’il n’y a pas et ne peut y avoir de définition anthropologique de l’indigène qui ne soit pas problématique dans la mesure où c’est un concept légal et donc non disciplinaire. Mais, poursuit l’auteur, le fait que ces concepts soient hérités de passés coloniaux et qu’il est donc toujours possible d’en critiquer les termes n’empêche pas de les accepter provisoirement, comme la sociologie utilise ceux de « migrant » ou de « réfugié ». Contre la position extrême qui consisterait à redéfinir les notions pour chaque cas particulier, c’est-à-dire à pousser à son ultime conséquence la logique de l’autodéfinition, il faudrait alors accepter que les indigènes soient caractérisés en accord avec les exigences locales pour atteindre des objectifs politiques légitimes. D’autant que l’anthropologie elle-même est largement partie prenante, tant dans la formulation de ces exigences que dans l’accompagnement des populations vers une « autodéfinition » s’y conformant.

54Le problème est que les lois ethniques étant intrinsèquement spécifiques et non universelles, si certains groupes sont bénéficiaires, d’autres ne le seront pas. Or cet axiome interroge l’anthropologie impliquée sur le terrain car les difficultés auxquelles sont confrontées les populations locales dépassent largement le cadre ethnique dans lequel elles trouvent une solution. Les anthropologues ont alors œuvré à l’extension des catégories légales en élargissant les termes de leur définition chaque fois que celle-ci créait un risque d’exclusion de possibles ayants-droits. Il est vrai que, comme le dit cette métaphore si familière aux agents des politiques publiques au Brésil, « la couverture est courte ». En ce cas, les catégories s’exposent néanmoins à se vider du sens que leur attribue la loi au point que ses dispositions deviennent sans objet. La plupart des chercheurs ont bien compris que la sortie de l’impasse doit se faire par le recours à une anthropologie critique telle que la préconisent Didier Fassin et Alban Bensa, c’est-à-dire en assumant une posture de chercheur solidaire, sensible aux conditions éthiques de l’enquête mais sans militantisme et en continuant à appliquer les canons de la recherche scientifique. Seul cet engagement mesuré serait de nature à contrer le « déclin de l’autorité ethnographique » (Fassin & Bensa 2008).

55Cette posture critique permettrait à l’anthropologie d’appréhender le politique d’une manière plus globale. En accord avec Michel Agier, tout l’enjeu est aujourd’hui de dépasser les identités pour questionner les sujets politiques qui émanent des mobilisations (Agier 2012). Il faudrait pour cela suspendre les parenthèses de l’altérité le temps de l’analyse et rétablir une pleine co-temporalité pour appréhender ces sujets « en devenir citoyen » qui s’expriment « dans le même périmètre politique » que celui de la démocratisation du Brésil. Or, les métamorphoses identitaires tout aussi « autoproduites » par lesquelles passe ce « devenir citoyen » peuvent être contrariées par les assignations ethniques. Même lorsque le droit ethnique consacre le patrimoine et la tradition, il s’agit d’un droit nouveau qui produit du sens et des mobilisations dans la modernité démocratique : derrière le « redevenir Indien » se manifeste aussi souvent la volonté de devenir pleinement citoyen. L’implication de l’anthropologie pourrait alors se renouveler utilement en interrogeant les limites qu’elle a contribuées à produire. Cela pourrait se faire par une ethnographie critique qui, sans renoncer à rendre compte de l’altérité et à construire l’accès aux droits, montrerait aussi à l’échelle locale, lorsque c’est le cas, que la précarité est partagée de part et d’autre de la frontière ethnique.²

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Bibliographie

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Notes

1 Le terme quilombola désignait le membre d’une communauté marronne (quilombo) et se réfère aujourd’hui aux descendants de ces communautés, dont les droits spécifiques à la propriété de leur terre ont été reconnus par la Constitution en 1988.

2 Ajoutés aux 380 000 Indiens vivant en dehors des terres démarquées, la population indigène représente 0,47 % de la population nationale.

3 98,7 % de cette superficie est en Amazonie.

4 La Fundação Cultural Palmares est un organisme public rattaché au ministère de la culture dont la mission est de garantir l’application des droits constitutionnels des « segments ethniques ».

5 Source : Comissão Pró-Índio, http://www.cpisp.org.br/terras/ (consulté le 15 avril 2013).

6 http://veja.abril.com.br/blog/reinaldo/geral/as-reservas-indigenas-e-o-surrealismo-brasileiro-celular-televisao-cesta-basica-bolsa-familia-e-13-do-territorio-brasileiro-para-nada-e-ha-gente-querendo-mais/ (consulté le 23 avril 2013).

7 http://www1.folha.uol.com.br/colunas/katiaabreu/1186933-uma-antropologia-imovel.shtml (consulté le 18 avril 2013).

8 http://www.midiaindependente.org/en/blue/2012/04/506983.shtml (consulté le 23 avril 2013).

9 http://zerohora.clicrbs.com.br/rs/geral/noticia/2012/10/procurador-diz-que-houve-fraude-em-laudo-sobre-area-no-norte-do-estado-3906193.html (consulté le 2 mai 2013).

10 http://www.gazetadesantarem.com.br/cidade/antropologo-nega-existencia-de-indigenas-boraris/ (consulté le 2 mai 2013).

11 http://www.valdircolattoweb.com.br/arquivos_internos/?abrir=mct (consulté le 2 mai 2013).

12 Instruction normative no 57 du 20 octobre 2009.

13 Rappelons que le critère d’autodéfinition avait été déjà énoncé dans la convention no 169 de l’OIT dont le Brésil est signataire. Cet argument d’externalité est régulièrement produit par les anthropologues en contexte judiciaire et politique.

14 Décret no 4.887 du 20 novembre 2003.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-François Véran, « Les avatars de l’engagement : l’anthropologie brésilienne aux traverses du politique »Brésil(s), 4 | 2013, 79-101.

Référence électronique

Jean-François Véran, « Les avatars de l’engagement : l’anthropologie brésilienne aux traverses du politique »Brésil(s) [En ligne], 4 | 2013, mis en ligne le 02 avril 2014, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bresils/258 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bresils.258

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Auteur

Jean-François Véran

Jean-François Véran est professeur d’anthropologie à l’Université fédérale de Rio de Janeiro (IFCS/PPGSA). Ses travaux se consacrent à une anthropologie du multiculturalisme à l’interface entre les théories de l’altérité, les politiques publiques et les mouvements sociaux.

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