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Dossier : Dilemmes anthropologiques

« La reproduction interdite » : dispositifs de nomination, réflexivité culturelle et médiations anthropologiques parmi les peuples indiens du Nordeste brésilien

“La reproduction interdite”: dispositivos de nominação, reflexividade cultural e mediações antropológicas entre povos indígenas do Nordeste brasileiro
Forbidden reproduction: mechanisms of naming, cultural reflexivity and anthropological mediations among indigenous peoples in Northeastern Brazil
José Maurício Arruti
Traduction de Véronique Boyer
p. 57-77

Résumés

À partir d’une ethnographie, cet article discute la façon dont les classifications sociales, natives, anthropologiques et étatiques s’interconnectent dans des processus pratiques et discursifs de méconnaissance et reconnaissance ethnique. En prenant l’exemple des Pankararu (Nordeste du Brésil, baie du Rio São Francisco) au début du xxe siècle, il montre comment la description qui a permis la reconnaissance officielle du groupe a combiné des stratégies narratives propres à l’ethnologie culturaliste avec une intention délibérée de passer sous silence les efforts des Pankararu pour être reconnus en tant que tels, ainsi que les conditions politiques dans lesquelles ceux-ci s’inscrivaient. De cette façon, la description était consistante avec les modèles ethnologiques de l’époque ainsi qu’avec une certaine conception de la légitimité de ces demandes. La discussion met ainsi au premier plan de la réflexion ethnologique et des façons de faire de l’ethnographie, les thèmes de la réflexivité culturelle et des médiations symboliques. Elle insiste également sur le caractère intrinsèquement politique de la relation que l’enquête de terrain établit entre natifs et anthropologues.

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Notes de la rédaction

Article reçu pour publication en juin 2013 ; approuvé en juillet 2013.

Traduit du portugais.

Texte intégral

1Si l’altérité a été prise comme l’évidence, le point de départ et la condition fondamentale de l’anthropologie, elle est aussi un produit social et historique, un artefact dont les modes de production par la discipline doivent être problématisés. Ce constat ne nous autorisant pas à la prendre simplement comme une donnée, nous devons chercher à comprendre comment elle est discursivement et pragmatiquement construite. Le mouvement pendulaire de la démarche anthropologique, oscillant entre intérêt pour les classifications primitives et interrogation vigilante de nos propres catégories classificatoires, provoque des crises constantes dans la discipline, mais il est aussi l’une des principales sources de créativité théorique. Cet effort réflexif a cependant de nouvelles implications et soulève des difficultés inattendues depuis qu’il nous faut, en outre, être attentifs à l’appropriation, ou à l’agencement social et politique, de « nos propres » schémas et dispositifs classificatoires par ceux que nous analysons. Les populations qui constituent les objets de recherche privilégiés de l’anthropologie deviennent en effet de plus en plus des sujets politiques agissants dans les mêmes espaces discursifs que les anthropologues, et ces derniers assument à présent le rôle d’assesseurs ou d’agents impliqués directement dans la gestion des processus sociaux. Pour une raison ou pour une autre, le double exercice d’examen des catégories natives et d’attention portée aux catégories analytiques est aujourd’hui contraint de s’exercer sur lui-même, comme dans un jeu de miroir, un looping de projections figuratives.

  • 1 Une version de cet article a été publié en portugais (Kuper 2008), en tant que nouveau chapitre lor (...)

2Le débat provoqué par Adam Kuper1, et alimenté par Alan Barnard et une série de commentaires (publiés dans un numéro de Social Anthropology en 2006), est un exemple de ce looping qui gagne en force avec la critique de la notion d’» indigenous people », laquelle a été adoptée par de nombreux acteurs sociaux et apparaît dans les niveaux d’interlocution et d’intervention politique les plus divers. La critique de Kuper consiste à dire que cette notion, même si elle est utilisée par les anthropologues et les peuples indiens eux-mêmes, serait une réédition légèrement modifiée de l’idée de société primitive. L’auteur s’efforce alors de montrer qu’il s’agit d’une illusion scientifique et d’un mythe occidental, au demeurant largement associés à la raison coloniale. Il y a une forte parenté entre ce débat et celui qui a occupé un large espace dans la section commentaires de l’American Anthropologist, après qu’Allan Hanson (1989) a suggéré que ce que le mouvement indigène maori contemporain présentait comme bagage culturel authentique, dans sa lutte pour la construction d’une nation néo-zélandaise biculturelle, était en réalité une appropriation des constructions (inventions) des anthropologues diffusionnistes du début du xxe siècle. Les exemples pourraient être multipliés, mais ces rééditions semblent répéter le mouvement vertigineux qui saisit celui qui tente d’identifier le début d’un écheveau impliquant, rapprochant et mélangeant dans un unique espace postcolonial les réflexivités anthropologique et indigène.

  • 2 Le terme se réfère aux lieux où les esclaves fugitifs se regroupaient (Ndt).

3Pour les anthropologues qui s’intéressent aux formes et aux dynamiques politiques des populations au Brésil, ce débat est bien plus qu’une curiosité théorique. L’ethnologie indigène, l’anthropologie des communautés rémanentes de quilombos 2 ainsi que celle des populations traditionnelles sont profondément marquées par ces dilemmes, au point où, au moins dans le champ académique de ce pays, les doutes exprimés quant à la légitimité de ces groupes contaminent les représentants de la discipline eux-mêmes, ainsi que l’anthropologie qu’ils produisent. Cette contamination rituelle ne va pas sans avoir d’effets pratiques.

4Ce texte part de l’hypothèse qu’il manque quelque chose à de tels débats. D’une part, une appréhension plus minutieuse de la façon dont les classifications sociales – qu’elles soient celles des natifs, des anthropologues ou d’autres encore – en viennent à être reliées entre elles dans des systèmes taxinomiques communs et croisés, qui ne sont pas seulement « bons à penser » mais fondamentaux pour agir. D’autre part, une approche qui s’attache aux thèmes de la réflexivité culturelle et des champs de médiation culturelle ou symbolique, en les pensant comme des espaces et des processus dans lesquels les réflexivités s’entrecroisent et négocient les changements de significations et d’objets sociaux.

5Une partie de ces modes de classification, qui a son origine dans les catégories locales, est absorbée par la société et l’État nationaux. Une autre, qui trouve son principe dans les procédures de gestion de l’État et assume la forme de catégories juridico-administratives, se manifeste au moyen de dispositifs de nomination qui englobent des populations hétérogènes sur la base de certaines caractéristiques communes, en les instituant à la fois comme sujets de droits et de devoirs collectifs, et comme objets de l’action étatique. Dans ce mouvement de circulation permanente et d’incidences réciproques, qui définit un large champ de médiations, les dispositifs de nomination étatique ne peuvent pas simplement s’imposer au monde et aux autres manières de l’appréhender, car ils sont eux-mêmes soumis à des relectures et à des subversions capables de produire de nouvelles classes et principes classificatoires. Ni le discours anthropologique ni le discours « natif » ne sauraient donc être conçus comme autonomes l’un par rapport à l’autre, pas plus qu’ils ne sont indépendants des dispositifs de nomination.

6La question étant posée et l’hypothèse ébauchée, nous passerons à la présentation d’une situation ethnographique susceptible de nous aider à formuler plus précisément le problème. Beaucoup l’ont déjà fait, mais l’inventivité sociale des peuples avec lesquels je travaille me laisse penser que cet exemple peut servir à notre dessein, en enrichissant le répertoire de réponses déjà apportées à ce débat.

Indiens dans le Nordeste brésilien

  • 3 Toutes ces formes de nomination du phénomène comportent des inadéquations théoriques et politiques. (...)
  • 4 Données disponibles à l’adresse suivante http://pib.socioambiental.org/pt/c/quadro-geral (consulté (...)
  • 5 Les chiffres concernant la population indienne au Brésil font l’objet de nombreuses controverses. I (...)

7Les narrations concernent le vaste processus d’» émergences », « resurgissements » ou « ethnogenèses »3 indigènes qui, au Brésil, ont eu lieu au cours du xxe siècle et continuent au xxie. Ayant commencé entre 1920 et 1940, il s’est accentué à partir des années 1970 et, au milieu des années 1990, s’est intensifié de façon surprenante aux yeux de n’importe quel observateur, amateur ou spécialiste. Lors d’une étude réalisée en 1993, et consacrée surtout au Nordeste indigène, 27 ethnies ont été comptabilisées (PETI 1993). Or, en 2006, elles étaient déjà 43 (Ricardo & Ricardo 2006) et sont aujourd’hui au nombre de 484. Ce phénomène a en outre acquis, au début du xxie, siècle une visibilité certaine en Amazonie (Ioris 2010), fait qui contrarie les interprétations lui attribuant un caractère strictement régional5. C’est pourquoi une analyse adéquate de cette dynamique dans le Nordeste présente indubitablement un intérêt plus large.

  • 6 Les aldeamentos sont des regroupements villageois créés par les missionnaires jésuites, généralemen (...)
  • 7 La Loi de Terres (loi nº 601 du 18 septembre 1850) est l’une des premières normes du Brésil indépen (...)
  • 8 Rapport du Président de la Province du Pernambouc. 1872. BN/microfilms : code PR-SPR115, cité dans (...)

8Au xviiie siècle, la région comptait plus de 60 aldeamentos 6 occupés par près de 27 nations indiennes qui, officiellement, ont disparu à la veille de 1880. Même si ces dernières ont été soumises à un véritable ethnocide tout au long des siècles antérieurs, ce qui les a définitivement rayées de la carte, des listes censitaires et des représentations dominantes, a été un acte de violence symbolique, à caractère administratif, qui a principalement agi sur la façon dont elles étaient classifiées. Les provinces de l’empire, contraintes par la Loi de Terres de 18507, ont en effet été obligées de cadastrer toutes les terras devolutas [terres « inoccupées »] de leur territoire. Les Commissions de mesure et démarcation de terres, chargées de les identifier et constituées d’ingénieurs et de cartographes, devaient en outre évaluer, à partir d’un strict ensemble de critères (comme l’intégration au marché du travail local, l’existence de mariages avec des Blancs et la profession de la foi chrétienne), si les « villageois » étaient encore « indigènes » ou s’ils s’étaient civilisés. Dans toutes les provinces du Nordeste, de tels rapports finissaient par conclure, en des termes largement standardisés, que « les rares Indiens qui résidaient-là s’étaient déjà fondus dans la masse générale de la population », ce qui entraînait leur reclassification sommaire comme « nationaux »8 et le découpage d’une partie des terres des anciens aldeamentos en lots familiaux, le reste étant vendu aux enchères publiques.

9Un peu moins d’un demi-siècle plus tard – une période vécue par une même génération – ces groupes ont commencé à revendiquer leur reconnaissance officielle en tant qu’Indiens, avec comme principal objectif la reconquête des anciens aldeamentos. Au milieu des années 1920, l’organisme indigéniste de l’État avait amorcé son action dans le Nordeste après celle des Fulni-ô, qui était alors pensée comme exceptionnelle. De fait, ces derniers étaient présentés comme le dernier groupe de la région à maintenir d’évidents signaux diacritiques par rapport au reste de la population : parlant le Iatê, ayant des rituels interdits aux personnes extérieures et appliquant des règles restrictives lors des mariages inter-ethniques.

  • 9 Terme qui désigne les habitants du milieu rural marqués par le métissage (biologique ou seulement c (...)
  • 10 Ces groupes font partie de ceux qui ont été sédentarisés dans des aldeamentos missionnaires aux xvi (...)

10Le déploiement de cette « protection officielle » a signifié ici l’arrêt des violences exercées par des grileiros [personnes s’appropriant des terres avec de faux documents] à l’encontre du groupe, ainsi que son accès à des biens matériels, comme des outils, des graines et des benfeitorias [bâtiments agricoles]. De telles interventions ont éveillé l’intérêt d’autres communautés de « caboclos »9 qui vivaient des situations comparables et maintenaient des relations rituelles et de parenté avec les Fulni-ô. C’est ainsi qu’un premier cycle d’ethnogenèses s’est enclenché : un nombre croissant de communautés descendantes des anciennes populations regroupées ont entrepris de demander leur reconnaissance officielle en tant qu’indigènes, afin d’obtenir une « protection » identique. Grâce à la médiation des Fulni-ô, quatre autres groupes ont vu leur existence admise : les Pankararú, les Xukurú-Kariri, les Kambiwá et les Kariri-Xocó10. Plus tard, d’autres fils du réseau d’émergences ont été tirés en partant de ce premier cercle, chacun de ces quatre groupes servant de tête de pont pour de nouvelles affirmations ethniques (Arruti 1999).

  • 11 Le second cycle d’« ethnogenèses » indigènes, qui commence à partir du milieu des années 1970, prés (...)

11La principale caractéristique de ce premier cycle est de s’être configuré sur la base d’un réseau de relations préalablement existant entre des groupes de « caboclos », lequel s’est tissé à partir d’un calendrier de fêtes religieuses et de rituels indigènes ayant pour axe le fleuve São Francisco et comme précédent les voyages et fuites entre anciens aldeamentos. Les ethnogenèses opèrent ainsi une sorte de sur-codification des liens sociaux, en les transformant en canaux d’accès aux médiateurs de la « protection » officielle. Peut-être précisément pour cette raison, ce premier cycle se termine au début des années 1940, comme si les relations dessinées par le circuit des échanges antérieurs qui lui donnait sa substance avaient toutes été parcourues11.

  • 12 Le Toré est localement désigné comme brincadeira de índio [amusement d’Indien] (une hétéro-désignat (...)

12Levantar aldeia [ériger un village] est l’expression qui traduit l’engagement actif d’un groupe dans la reclassification d’un autre, indépendamment d’une quelconque revendication de lien de parenté. Le pajé [chaman] pankararú João Tomás, par exemple, a acquis un grand prestige politique en aidant à « ériger » quatre villages pankararé, kambiwá, kapinawá et trucá. Au cours des années 1970, il a été sollicité par des leaders pankararé se plaignant que leurs rituels collectifs, génériquement connus comme Toré12, étaient réprimés par les représentants de l’État et les puissants propriétaires terriens. Avec son appui politique, moral et spirituel, les Pankararé avaient en effet repris le Toré, mais ils étaient harcelés par la police et voyaient leurs champs détruits. Par l’intermédiaire de la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI), João Tomás a réussi à faire venir l’armée sur les lieux, garantissant ainsi les conditions du bon déroulement du rituel, désavouant aussi l’attitude des autorités locales et favorisant enfin la reconnaissance des Pankararé en tant qu’indigènes. Ce cas a eu un grand écho et d’autres groupes sont à leur tour venus trouver João Tomás. L’action de ce dernier ne s’est parfois pas limitée à permettre la réalisation du Toré. Il s’est en effet également efforcé de l’enseigner puisque la performance de ce rituel était nécessaire à l’obtention de la reclassification officielle comme indigène. Ce point est particulièrement important pour nous.

  • 13 Témoignage de Raimundo D. Carneiro, transcrit dans Grunewald (1993).

13Devant la multiplication des demandes et en l’absence de raisons justifiant son action dans d’autres régions, l’administration indigéniste s’est vue obligée de produire des critères de reconnaissance, en d’autres termes des dispositifs de nomination. La solution trouvée se voulait objective et unidimensionnelle : il s’agissait de prendre un élément fixe, directement observable, d’appréhension immédiate et aisée, qui suivait en outre une suggestion présente dans les textes ethnologiques disponibles. Le Toré, élu comme indicateur d’une « région culturelle », a été incorporé à un rite plus ample qui marquait la création d’espaces où la « protection » officielle s’exerçait : danser le Toré, lever le drapeau et chanter l’hymne national. Ce rituel est ainsi devenu l’expression authentique et obligatoire de l’indianisation dans le Nordeste. Toutefois, comme les populations étaient, à cette époque, reconnues comme des Indiens « rémanents » et non comme des Indiens « primitifs », l’exigence du Toré était investie d’une dimension éducative. Pour l’inspecteur régional d’alors, il reflétait « la conscientização [prise de conscience] qu’ils étaient indiens [... qu’] ils devaient connaître les pas de la danse de l’Indien ». Le paramètre d’évaluation des performances était le Toré des Fulni-ô, considéré « primitif [...], le vrai Toré »13.

14L’exigence de performance ne servait pas à vérifier mais à instituer une authenticité indienne, comme dans les processus de conscientização politique qui prétendent transformer la « classe en soi » en « classe pour soi ». Plus tard, cependant, les fonctionnaires de l’organisme indigéniste, soumis à l’amnésie de la genèse des concepts et pratiques, en viendraient à traiter formellement le Toré comme une preuve substantive de véracité ethnique.

15Point de convergence d’innombrables phénomènes religieux et politiques, le Toré assume la forme de rite (en tant qu’attitude prise et acte réalisé devant des choses sacrées), de crédo (en tant qu’expression d’idées et de sentiments religieux), mais aussi d’acte politique, dans la mesure où il s’est converti dans la représentation (théâtrale et politique) donnée par un groupe cherchant à négocier des objectifs pratiques et stratégiques. Comme dans la définition donnée par Marcel Mauss de la prière, le Toré « s’adresse à la divinité » et vise à l’influencer. Il consiste :

en des mouvements matériels dont on attend des résultats [... Le langage] est, toujours, au fond un instrument d’action. Mais il agit en exprimant des idées, des sentiments que les mots [dans ce cas précis, les performances] traduisent au dehors et substantifient. (Mauss 1909, 6)

  • 14 Les encantados, littéralement « enchantés », sont des personnes qui, au lieu de mourir, auraient re (...)

16Il est important de remarquer que, dans ce contexte, les trois dimensions mentionnées sont indissociables. Quand le pajé pankararú était sollicité afin d’enseigner le Toré dans d’autres villages, son travail ne se résumait pas à donner des cours de chorégraphie. Faire connaître la danse signifiait « dar a semente » [donner la graine] à la localité, « montrer le chemin menant aux encantados »14, un chemin qui avait été oublié en raison du « mélange » et de l’interdiction de réaliser les brincadeiras [amusements]. Dans un premier temps, les groupes du « tronco velho » [vieux tronc] se distinguaient précisément des « pontas de rama » [jeunes pousses] par leur relation avec le monde surnaturel, une relation faite de savoir et de consolidation des formes d’accès aux ancêtres, les sources de leur « force » en tant que « aldeia » [village]. Initier au Toré ne voulait pas dire que cette force était directement transmise, mais plutôt qu’une « graine » était semée pour qu’un tronc qui avait été coupé de sa base puisse à nouveau se développer. Après l’avoir reçue et retrouvé grâce à elle le chemin des encantados, la jeune pousse doit continuer seule à construire sa relation avec eux. Ce parcours, qui lui est propre, est le fondement de sa spécificité ethnique, de sa différence par rapport à son tronc et à ceux qui lui ont donné la graine et les premières indications. C’est avec le développement de sa religiosité, à travers le Toré et le contact avec les encantados que le groupe va abandonner le terrain du caboclo pour reconstituer sa singularité en tant qu’Aticum, Massacará, Xucurú etc. Enseigner le Toré et ériger un village sont ainsi, simultanément, des actes politiques, collectifs, d’invention culturelle et de projection dans le futur, mais aussi des actes mystiques, particularisants, de reprise du passé.

« Doutor Carlos » chez les Pankararú

  • 15 Doutor, littéralement docteur, est un titre honorifique marquant une distance sociale. Les personne (...)
  • 16 Essentiellement Mello (1929), Oliveira (1931 et 1937) et Pinto (1935-38).

1715La maigre production universitaire des premières décennies du xxe siècle16 sur les Indiens du Nordeste s’est tenue à l’écart de tous ces changements et elle a répété le diagnostic de leur extinction définitive ou imminente, sans tenir compte qu’on prenait ainsi comme présupposé ethnologique un mode de classification institué par des dispositifs administratifs. Bien qu’interpellés par la reprise des identités indigènes, la revigoration des performances culturelles et les succès remportés auprès de l’organisme indigéniste officiel, les chercheurs ont ignoré volontairement le processus social vécu par ces groupes au début des années 1930. Leurs études se sont focalisées sur les résidus linguistiques et les curiosités folkloriques, avec toujours cette préoccupation de distinguer, parmi les pratiques et artefacts, ce qui venait d’une culture traditionnelle en voie de disparition. Cette production, et celle qui verra le jour au cours des décennies suivantes, est restée prisonnière des limites étroites imposées à l’observation sur le terrain par un modèle ethnologique déterminé. Pas même les auteurs qui ont été directement impliqués dans les processus de reconnaissance officielle et de reconquête de terres n’ont proposé d’alternative théorique ou analytique. Pourtant, ils avaient peut-être une plus grande conscience qu’on ne le suppose du modèle culturaliste et archéologique, statique et centré sur les manifestations culturelles, étranger aux dynamiques que les groupes connaissaient au moment même où ils étaient étudiés ainsi qu’aux dialogues que les anthropologues avaient avec des individus de chair et d’os. Une telle conscience ne se manifestait pas dans leurs textes, mais plutôt dans la façon dont leurs écrits et le modèle canonique étaient utilisés pour en retirer des effets politiques bien au-delà de l’université.

  • 17 Carlos Estevão (1880-1946) s’est formé en droit à Recife (Pernambouc) mais, à partir de 1908, il a (...)

18Le cas de la relation nouée par Carlos Estevão de Oliveira17 avec les Pankararú est, en ce sens, emblématique. Tant en ce qu’elle révèle la tension entre l’observation ethnographique et les formules descriptives (qui s’imposent à elle, mais desquelles elle s’empare et profite aussi) que pour nous permettre de reconstituer les effets de la production académique sur une réalité qu’elle prétendait simplement décrire ; en d’autres termes, les conséquences que le travail de l’ethnographe peut avoir sur ses objets, dans la mesure où ces derniers se présentent comme des sujets réflexifs, capables d’interpréter et d’absorber la description que l’on fait d’eux.

19Carlos Estevão a été pour la première fois chez les Pankararú en 1935, il a effectué un court travail de terrain l’année suivante et, en 1937, il a présenté les résultats de sa recherche lors d’une conférence à l’Institut historique et géographique du Pernambouc. En guise d’introduction, il s’est excusé de ne plus savoir parler aux « enfants des villes », accoutumé qu’il était « à la pénombre de son modeste bureau » ou à la longue fréquentation des « enfants de la forêt ». Après quoi, il a commencé à raconter sa dernière « visite ethnologique » dans le sertão du Nordeste, quand « sans m’éloigner du présent, j’avais parfois l’impression de vivre dans un passé lointain » (Oliveira 1942). En arrivant à Brejo dos Padres où il a rencontré les Pankararú, a-t-il conté, il s’est rendu à Cachoeira de Itaparica, sur le fleuve São Francisco. C’est là qu’il aurait fait une découverte «due à un heureux hasard» [toda filha do acaso] : guidé par un « caboclo déjà âgé mais assez fort », il aurait trouvé dans une petite grotte située sur le Serrote do Padre, près de la Cachoeira de Itaparica, un « ossuaire indigène d’une réelle valeur scientifique ». Selon son « informateur » et guide, il s’agissait des restes d’un prêtre et d’une jeune fille qui, après s’être enfuis ensemble du Piauí, auraient été pris au piège et brûlés vifs. L’histoire ayant « un goût de légende très accentué » (idem, 154), il a improvisé une brève exploration archéologique sur les lieux, repérant alors plusieurs tas d’os réunis sous des grandes dalles de pierre, avec de petits ornements corporels. Il a ensuite donné à l’auditoire les noms traditionnels des Pankararú et décrit rapidement leurs ustensiles, économie, fêtes et mythes, dans lesquels il voyait une structure commune aux groupes de la région :

J’ai vraiment tendance à croire que l’orientation du chemin où cette fête est réalisée a pour base une organisation sociologique entre groupes exogames, formés par les « fils du Soleil » et de la « Lune », comme c’est le cas pour les « Fulni-ôs » et diverses tribus du groupe gê. (Oliveira 1942, 160)

20Ainsi, au moyen d’une série de recours littéraires l’aidant à produire l’effet de réalité et d’exotisme que son public attendait, Carlos Estevão a conduit ses auditeurs parmi les preuves – il est significatif que la première ait été archéologique – de la présence indigène dans la région pour, ensuite, aller à la rencontre des Pankararú du village de Brejo do Padres et, à partir d’eux, généraliser ses observations aux trois autres groupes d’ « indigènes rémanents » encore présents à « Colégio », « Águas Belas » et « Palmeira dos índios ».

21Toute la conférence paraît donc fonctionner comme une longue et érudite introduction au dramatique appel qui l’a conclue : après avoir senti « battre avec son cœur », il y a presque 30 ans, « le cœur de ces gens qui ont tant souffert [...] de l’étrange crime d’avoir été les maîtres de ce pays », il avait commencé, au cours des deux dernières années, à éprouver de près la souffrance de leurs « descendants » dans le Pernambouc et à Alagoas. Il a évoqué les violences et les humiliations auxquelles les autorités municipales soumettaient les travailleurs pankararú, ainsi que les entraves posées à la réalisation de leurs fêtes, ce qui aurait causé selon lui la mort récente d’indigènes. Il a ensuite conjuré tous ceux qui l’écoutaient de prendre

sous leur valeureuse aide et protection, non seulement les caboclos de « Brejo dos Padres », mais, aussi, les autres indigènes rémanents qui vivent encore sur les terres du Nordeste (Oliveira 1942, 179-180).

22Il a enfin demandé que l’Institut historique et géographique du Pernambouc relaye son appel auprès de ceux d’Alagoas, Sergipe, Bahia, Paraíba, Rio Grande do Norte et Ceará, afin qu’ils aident et protègent également les « indigènes rémanents qui, d’aventure, existent dans ces États ». Il anticipait ce faisant l’ampleur que prendra le mouvement pour la reconnaissance officielle des indigènes dans la région. À la fin de cette année-là, Carlos Estevão répètera sa conférence au Musée national de Rio de Janeiro, ce qui permettra que son avertissement parvienne à l’organisme indigéniste lui-même. Jusqu’à l’année précédant ses communications, il n’y avait qu’un poste du Service de protection aux Indiens (SPI) dans le Nordeste, près des Fulni-ô, mais, avant que la décennie suivante ne s’achève, douze autres groupes ont à leur tour été reconnus en tant qu’Indiens et placés sous « protection » officielle. Ce moment du discours de Carlos Estevão correspond donc à celui d’une inflexion de l’histoire indigène dans le Nordeste, avec la formation d’un rapide et tumultueux processus de reconquête des terres des anciens aldeamentos, de revitalisation de traditions et de réinvention culturelle.

23Au milieu des années 1990, les plus âgés des Pankararú conservaient encore un souvenir vif du « doutor Carlos », de ses voyages à Brejo dos Padres et de son activité de recherche. Ceci m’a donné la rare occasion de pouvoir reconstituer, au moins en partie, le travail de l’ethnologue qui m’avait précédé comme une « situation sociale » (Gluckman 1986) parmi d’autres, dans cette reprise de l’identité et du territoire indigènes.

Ce que je peux expliquer, c’est qu’au bout de deux jours, j’ai su qu’il y avait ce petit vieux-là qui donnait des conseils, qui voulait mettre de l’ordre dans les villages, parlait d’un certain passé... Alors, il allait aussi sur les hauteurs, en cherchant, en cherchant..., des os humains, des choses comme ça. Il a beaucoup travaillé rien qu’en marchant. Il a été à la cascade dont nous avons parlé, là, à Serrote do Padre. Là, il a découvert qu’il y avait quelques crânes enterrés... (entretien avec João Binga, cacique pankararú, en 1993).

24Ainsi que le suggère João Pacheco de Oliveira (en empruntant le concept à Gluckman), une interprétation correcte du travail de l’anthropologue sur le terrain implique de le concevoir comme une « situation ethnographique » (Oliveira 2009), c’est-à-dire dans laquelle l’activité d’observation s’inscrit dans un contexte socialement et historiquement défini, et est soumise aux dynamiques, multiples et complexes, de l’interaction locale. Indépendamment de son orientation politique ou théorique, le chercheur ne plane pas au-dessus ou hors du monde qu’il regarde, quand bien même ses moyens de distanciation et d’objectivation – mais aussi d’occultation – tendent à donner cette impression. Une évaluation précise des modes d’appréhension et de production de l’altérité – au moins quand l’enjeu est la relation entre les catégories et les positionnements tant anthropologiques que natifs – ne peut ignorer ce fait. Penser l’enquête comme une « situation ethnographique » permet de rendre évident, et de soumettre à l’analyse, le caractère politique de n’importe quelle description, même quand celle-ci ne traite pas de politique. Cela signifie avancer, ethnographiquement, sur l’ancienne question de la relation entre sujet, objet et représentation.

  • 18 Une partie significative de ce processus est décrit dans une lettre adressée à la presse par Alfred (...)

25Les narrations pankararú nous disent que Carlos Estevão est entré en contact avec le groupe lors de ses visites aux Fulni-ô, où l’aurait emmené le curé d’Águas Belas (Pernambouc). Le père Alfredo Dâmaso est aussi celui qui a transmis la première demande de reconnaissance indienne du Nordeste au SPI, lorsqu’il s’est rendu au siège de l’organisme à Rio de Janeiro, au début des années 192018. Quand les Pankararú ont appris, par les Fulni-ô, l’existence d’un service de l’État qui, en s’opposant aux propriétaires et autorités locales, offrait une « protection » aux caboclos et délimitait leurs terres, ils ont commencé à aller régulièrement a Águas Belas dans l’espoir que la médiation du père Dâmaso s’étende à eux. Lors de ces voyages, ils ont connu Carlos Estevão qui a alors pu programmer une enquête parmi eux. Ces relations ont été nouées dans ce contexte d’intense mobilisation pour la reconnaissance des groupes indigènes, que le père Dâmaso soutenait fortement. La venue de Carlos Estevão chez les Pankararú semble donc répondre, au-delà de ses intérêts de recherche, à une demande des Indiens pour que soit produit un discours anthropologique qui documente et confirme scientifiquement leur indianité. De la sorte, ils escomptaient profiter d’une partie de la légitimité que l’ethnologie avait concédé aux Fulni-ô.

26Le « hasard » de la découverte de l’ossuaire de la grotte du Padre, qui ouvre la conférence de Carlos Estevão, est ainsi une fiction narrative qui « ignore intentionnellement les relations préexistantes » entre chercheur et « natifs », ceux-là étant pourtant responsables de la préparation de la rencontre ethnographique (Oliveira 2009). L’épisode complète et dramatise le « voyage », un voyage que Johannes Fabian conçoit comme l’artifice par excellence pour, d’une part, instaurer une relation entre des personnes appartenant à des espaces géographiques distants et, d’autre part, produire un effet de « distanciation temporelle », qui garantit la distinction entre sujet et objet et qui permet la description ethnographique (Fabian 1983, 30). C’est dans ce cadre que se formatent des lieux prédéfinis : d’un côté, celui du natif comme « pur informateur », lié uniquement aux institutions locales et à ses pairs, et, de l’autre côté, celui du chercheur comme simple observateur, dont l’activité est seulement analytique ou interprétative comme s’il était dans le plus parfait des laboratoires (Oliveira 2009).

27Ce n’est donc pas seulement la description des faits qui était soumise à une adéquation narrative, mais les faits eux-mêmes qui devaient s’ajuster à celle-ci. On admet souvent que de bonnes raisons justifient de petites adaptations descriptives – ce qui fait partie de la « magie de l’ethnographe », selon Owuso (1978) –, mais Carlos Estevão a été un peu plus loin et, au lieu d’accommoder simplement l’œil au modèle, il a prétendu aussi modeler le monde à son regard.

  • 19 Un terreiro est un espace ouvert et plane, destiné à la réalisation d’activités rituelles collectiv (...)

En 1935, quand le doutor Carlos Estevão est arrivé, il est arrivé ici dans ce terreiro 19... et il a demandé où ils dansaient, et une petite vieille, qui s’appelait Maria Calú a dit : « ils dansaient ici ! ». [...] Alors se sont réunis le sarapó [cf. plus bas], mon père, les autres du conseil, Mariano, Lindo Gomes, qui étaient les plus âgés, Bernaldino Pereira, Conceição... On les a réunis pour parler de ce sujet et [...] ils ont dit : « il doit y avoir deux terreiros ici ; celui-ci est le terreiro du couchant ». Et ils ont été voir et ont localisé l’autre [celui du levant]. (entretien avec Antônio Moreno, capitaine pankararú, en 1993)

28Il était important, pour Carlos Estevão, que sa description de l’organisation spatiale des terreiros de Toré pankararú confirme les considérations qu’il avait tissées dans un texte de 1931 à propos les Fulni-ô, de façon à ce que les deux exposés s’appuient et se renforcent mutuellement. Cela l’autorisait en effet à suggérer que les uns et les autres appartenaient à une même « aire culturelle » se caractérisant par l’» organisation sociologique en deux bandas [clans] exogames » (Oliveira 1942). Toutefois, en arrivant à Brejo dos Padres, le « doutor Carlos » a trouvé des terreiros éparpillées aux alentours, sur les collines, là où s’étaient arrêtées les familles fuyant les propriétaires locaux qui s’étaient emparés d’une partie de leurs terres. Cette dispersion chez les Pankararú ne correspondait pas à l’élégante symétrie « formée par les “fils du Soleil” et de la “Lune” », qui devait se projeter, sur le plan de l’organisation sociale, en seulement deux terreiros, celui du levant et celui du couchant. La dissémination, que Carlos Estevão a dû envisager comme une sorte de perte historique, une déformation du modèle culturel original, avait le double inconvénient d’interroger sa propre grille de lecture ethnologique et de faire encourir des risques à la caractérisation du groupe comme indigène. Le modèle ethnologique s’est alors présenté comme un guide pour corriger la réalité : l’ordre antérieur probable a été offert aux Pankararú comme un moule orthopédique leur permettant de rectifier les dérives provoquées par des accidents historiques qui auraient indûment pesé sur la forme idéale de leur culture.

Ce qu’il a organisé, c’est que les gens comme nous, on faisait des courses sur le chemin qui descend en face de l’église, et il a trouvé que ce n’était pas bien. Il a dit qu’il fallait faire une reserva [terre indienne] plus grande, qui soit un terreiro à nous, qui soit large, ou qu’on cherche un endroit au pied de la colline, à l’écart du chemin où des gens passent à toute heure. Et alors c’est ce qu’on a fait (João Binga).

29Faute d’autres preuves confirmant l’existence de deux groupes opposés et symétriques, il était nécessaire de les (re)créer, avec de petits ajustements. Ainsi que me l’a expliqué le cacique João Binga, les habitants ont tous accepté de bon cœur la suggestion de Carlos Estevão, comme s’il s’agissait d’un conseil pour unir le village, lequel était apparemment fragmenté entre plusieurs loyautés que les divers terreiros représentaient. Ce consentement reflétait le désir du groupe de parvenir à se placer sous la « protection » de l’organisme indigéniste. João Binga rappelle que Carlos Estevão aurait dit :

Ici, il faut qu’ils donnent une limite [au nombre de terreiros …], la règle est qu’il n’y ait qu’un seul terreiro. Mais comme j’ai connu cela il y a très longtemps : vous construisez un terreiro vers le levant et un vers le couchant, et un autre ici vers le sud et un autre à l’est. Alors si le peuple ne veut pas s’unir, il en restera seulement deux, au levant et au couchant, et s’il se dispute violemment, il n’en restera qu’un (João Binga).

30L’arrangement n’a cependant pas duré longtemps après que la reconnaissance officielle ait été obtenue, et les terreiros – et les loyautés – se sont à nouveau multipliés. Comme le regrettait le cacique, en faisant allusion aux disputes entre factions au moment où je l’interrogeais, « si nous l’avions écouté, nous serions [mieux], mais il y a vingt » terreiros. D’autres conseils seraient néanmoins plus suivis.

  • 20 Également connu comme Maître Guide, encantado majeur du village, chef de tous les autres, le seul à (...)

31Selon ce qu’il a été possible de reconstituer, en arrivant à Brejo dos Padres, Carlos Estevão a rencontré une forme de distribution du pouvoir qui respectait un unique principe de division, de nature bien évidemment religieuse et morale, entre les « maîtres des terreiros » ou « pères de plages ». Parmi ceux-là, la principale autorité était le sarapó, dépositaire des « secrets » du village, profond connaisseur des traditions et maître du terreiro de l’Indien Xupunhum20. Pour que les Pankararú effectuent leur transformation de caboclos en Indiens « adéquats », il fallait aussi adapter ce régime d’autorité de façon à ce qu’il puisse offrir une interface conforme aux attentes de l’organisme indigéniste officiel.

32Ainsi, le « doutor Carlos » a également été le responsable de la création de trois figures du pouvoir qui, selon les critères de l’ethnologie à laquelle il adhérait, correspondaient à la tripartition de la vie tribale : le « pajé » comme autorité religieuse, le « cacique » comme autorité politique et le « capitaine » comme autorité policière. La première a trouvé une traduction immédiate dans le sarapó. La désignation de la seconde autorité a été plus délicate car il n’y avait pas de correspondance évidente dans le système en vigueur. Carlos Estevão a donc demandé au sarapó de désigner lui-même un homme de confiance pour occuper la fonction de cacique. Quant au capitaine, c’était un personnage indispensable puisque le groupe devait se préparer aux conflits qui suivraient la délimitation de leurs terres. Mais ce devait être obligatoirement une autre personne que le sarapó, en raison de l’âge avancé de ce dernier. Le poste a échu à un homme plus jeune qui avait réalisé des voyages à la ville pour négocier leur reconnaissance en tant qu’indigènes et récupérer les terres de l’ancien aldeamento.

33Il y a donc eu deux séries d’adéquation des Pankararú à une « indianité » espérée. La première, relative à la distribution des terreiros, recherchait une meilleure concordance avec l’image ethnologiquement plus intéressante d’» Indiens », même si, pour sa part, Carlos Estevão était convaincu qu’ils l’étaient réellement. La seconde, concernant les autorités, visait à produire des interfaces fonctionnelles dans le cadre de leur nouvelle situation d’objets de l’administration de l’État. L’une et l’autre ont précédé l’arrivée du SPI, non pas parce qu’elles étaient indépendantes de sa présence, mais parce qu’au contraire celle-ci était imaginée et désirée. Les effets de la nomination officielle peuvent ainsi opérer là où l’État n’agit pas encore, en fonction de la façon dont les agents se meuvent dans des champs de médiation symbolique où ils informent et sont informés par des discours, modèles et attentes.

34Cependant, de telles adéquations ne sont pas imposées aux Pankararú au moyen d’une intervention arbitraire et violente. Elles sont acceptées et incorporées dans la mesure où elles rencontrent un écho, et un sens, dans les dynamiques et conceptions internes. Ainsi, les leaders pankararú réprouvent, et regrettent, le factionnalisme qui menace leur influence personnelle, mais qui apparaît aussi comme l’une de leurs caractéristiques aux yeux de la société. Une telle lamentation rituelle sur la dispersion de l’autorité n’évite pourtant pas la multiplication de scissions qui sont l’un des moteurs de l’expansion ethnique, ainsi que nous le verrons plus bas. La critique esthético-ethnologique de Carlos Estevão à propos du fractionnement des terreiros se reflétait de la sorte directement dans les plaintes presque protocolaires des autorités. Dans ce contexte, l’arrivée du SPI a servi d’argument concret validant ces doléances et, exceptionnellement, leur permettaient d’avoir un effet pratique, même s’il était temporaire. Par ailleurs, la tripartition du pouvoir – cacique, pajé et capitaine – a fini par servir de légitimation formelle (bien que ses conséquences aient été imprévisibles) à l’apparition progressive de nouvelles figures politiques parmi les Pankararú (et autres groupes de la région), certains faisant valoir leurs constants voyages à la capitale (outre Águas Belas, on allait aussi à Salvador, voire jusqu’à Rio de Janeiro) pour transmettre aux représentants des administrations les protestations du groupe contre la spoliation de leurs terres depuis les années 1870.

35Il y a donc ici un champ de médiation dans lequel les logiques anthropologique, étatique et pankararú se croisent, s’affrontent et se reflètent les unes dans les autres. Mais pour que l’argument soit complet, il faut ajouter une seconde scène au moyen de laquelle nous tenterons de montrer que les catégories émanant de l’État et de ses dispositifs de nomination n’échappent pas aux ajustements résultant de ces multiples interventions.

Subversions classificatoires

36Il ne serait pas correct d’attribuer l’entière responsabilité de ces adéquations à Carlos Estevão. Car les Pankararú ont fait preuve d’une admirable capacité à faire face aux changements dus au contact colonial. La constitution de l’aldeamento de Brejo dos Padres est associée au moment où s’est intensifiée la politique des « réductions indigènes », lesquelles avaient deux fonctions importantes. La plus commentée concerne la diminution de la dispersion territoriale des groupes indiens, en les concentrant dans des villages bien circonscrits, en petit nombre et densément peuplés, afin de libérer des terres pour les fazendas et l’élevage du bétail (Ribeiro 1970). La seconde visait à amoindrir la diversité ethnique dans toute la région, et celle des groupes les uns par rapport aux autres : en réunissant des fragments affaiblis de diverses populations dans un milieu régulé par des normes chrétiennes et coloniales, les singularités tendaient à s’atténuer ou à être subsumées sous une identification associée au segment le plus important et organisé de la réduction. C’est ce processus qui a précédé et préparé la politique d’extinction des aldeamentos, et consacré la requalification des populations comme caboclos dans les années 1870.

37Les Pankararú ont cependant composé un dispositif original pour résister à cette « réduction ». Dans sa conception même, l’unité qu’ils forment n’est pas une totalité unique et homogène, avec des limites claires et refermée sur elle-même. Il ne s’agit pas du point de départ de transformations sur lesquelles on pourrait revenir en procédant à une archéologie des formes culturelles ni, à l’inverse, d’un point d’arrivée, du produit final d’un processus historique. Les Pankararú en parlent plutôt comme d’une cristallisation ethnique territorialement située et découlant de transformations historiques, comme d’un point de convergence entre des groupes antérieurs dont la mémoire est conservée, mais aussi comme d’un point de dispersion pour d’autres populations qui, en s’émancipant et en se déplaçant, ont concrétisé une puissance et une virtualité soigneusement préservées à l’aide d’un système de nomination particulier.

38Selon l’enquête effectuée par William D. Hohenthal (1960), les mentions les plus anciennes de l’ethnonyme pankararú (pancararús ou pancarús) datent de 1702. Elles apparaissent dans un rapport écrit par des missionnaires jésuites à propos de l’île de Sorobabé, sur le rio São Francisco, en même temps que le nom de trois autres groupes – les Kararúzes (ou Cararús), les Tacaruba et les Porús. Les Pankararú associent leur localisation actuelle à leur déplacement vers l’aldeamento de Brejo dos Padres, probablement en 1802, où des missionnaires oratoriens ou capucins les ont réunis avec les Uman, les Vouve et les Jeritacó (Hohenthal 1960) et avec lesquels ils maintiennent depuis des relations. Mais les Pankararú se considèrent également « parents » des Pankararé situés sur la rive opposée du São Francisco. Et il est encore possible que les tentatives réitérées, tant étatiques que missionnaires, de rassembler dans un unique aldeamento les groupes « brabios » [sauvages] de la Serra Negra en aient conduit d’autres, aujourd’hui connus comme Kambiwá e Kapinawá, à rejoindre ces familles.

39Quoique la désignation officiellement adoptée lors de la création de la réserve indigène en 1940 ait été pancarú, ce qui est devenu par la suite pankararú, les habitants disent que leur nom réel est « Pancarú Geritacó Cacalancó Umã Tatuxi de Fulô », ou de proches variations selon la région ou la famille. Chacun de ces noms correspond à celui des principales ethnies qui, historiquement, en sont venues à façonner le groupe. L’énoncé exprime donc une mémoire de la diversité ethnique seulement partiellement recouverte par l’homogénéisation, d’abord cabocla puis pankararú. Avoir conservé ces surnoms témoigne d’une capacité à constituer une unité politique et sociale sans avoir besoin d’étouffer les « graines » de la différence. Il s’agit d’un dispositif de résistance à la logique des « réductions » : garder dans son propre nom le souvenir de tant d’autres, de manière à ce que, sans nier la construction d’un ensemble inédit, il soit possible de concevoir sa déconstruction sous la forme de nouvelles dispersions. Ainsi, des familles partent ailleurs, en raison du constant processus d’expropriation de leurs terres ou des migrations provoquées par les grandes sécheresses dans la région, et elles instituent alors des organisations sociales autonomes. Mais elles continuent à maintenir et à reproduire des relations de parenté, tout comme elles participent aux fêtes les plus importantes et incorporent l’un des surnoms. Ces derniers opèrent donc comme des réservoirs de diversité qui remontent aux réductions et sont utilisés au milieu du xxe siècle, dans un moment d’expansion ethnique. Les surnoms pankararú fondent un dispositif conscient et explicite, une vraie théorie politique native qui, en étant pleinement ajustée au système rituel, peut non seulement se perpétuer mais aussi se répandre, donnant alors des prolongements pratiques à ses présupposés conceptuels.

40Au moins dix des groupes s’étant autodésignés comme indigènes dans les décennies suivantes ont voulu faire reconnaître leur singularité ethnique en se prévalant de liens d’ancestralité avec le « vieux tronc » pankararú. Ces relations se sont traduites par une métaphore végétale évoquant la croissance progressive d’un même être qui, au cours de son développement, donne naissance à de nouvelles ramifications, naturellement et inévitablement plus distantes et plus fragiles par rapport à l’héritage des ancêtres, mais qui font néanmoins encore partie d’une même réalité. L’opposition entre les « vieux troncs » et des « jeunes pousses » établit ainsi une relation entre la construction culturelle de la politique et la construction politique de la culture. Dans ce cas, la métaphore de l’arbre est une forme de penser le temps et ses effets, selon une généalogie qui est marquée, d’une part, par une expérience historique où l’ancestralité se définit dans des mouvements de réunion et de dispersion et, d’autre part, par la présence coloniale.

Considérations finales

41Les dilemmes posés par les usages sociaux de l’anthropologie, qui sont entretenus par les demandes institutionnelles et par celles qui émanent des groupes eux-mêmes, soulèvent des problèmes que la distinction dichotomique, et hautement problématique, entre une anthropologie canonique (théorique et neutre) et une autre, pratique (technique et doublement engagée – politiquement et qualitativement), ne saurait résoudre. Il ne paraît pas non plus possible de dresser un cordon sanitaire (comme on tente de le faire en recourant aux guillemets) entre l’usage des catégories anthropologiques par les ethnologues et leur conception par les « natifs ». Ces objections se basent sur les situations pankararú étudiées : le travail anthropologique est une production discursive qui, ayant gagné de l’importance dans les processus de nomination mis en place par l’État (c’est-à-dire en tant que réponse aux demandes du colonialisme ou des « luttes de reconnaissance »), ne peut plus être pensée en dehors ou au-delà des dynamiques sociales et symboliques qu’elle prétend décrire. Bien que l’on puisse toujours discuter de la validité de ce constat pour le passé de la discipline, il me semble en revanche incontestable pour le contexte actuel, où natifs et chercheurs évoluent dans la même sphère publique. J’aimerais, pour finir, tisser quelques considérations à partir de cette affirmation, en centrant mon propos sur l’État, les Pankararú et l’anthropologie.

  • 21 Bien que cela ne nous a pas préoccupés ici et même si chaque catégorie juridique a ses spécificités (...)

42Premièrement : si les situations pankararú décrites attirent l’attention sur le pouvoir de nomeação [nomination] de l’État, détenteur par excellence de la parole autorisée (Bourdieu 1989), elles nous permettent aussi de suggérer que la désignation repose sur un processus antérieur, la nominação [dénomination]. La nomination est le mode selon lequel l’État prétend établir une équivalence entre une population et une catégorie, laquelle renvoie aussi à une position sociale. Les noms ne « reconnaissent » pas seulement ce qui existe déjà ; ils fixent et délimitent les populations, à la fois comme sujets de droits et comme objets de l’action politico-administrative. L’État, pour identifier, nomme et, ce faisant, il régule qui est qui, créant simultanément des sujets-objets21.

43Deuxièmement : l’équivalence fondée par la nomination est précédée par ce que nous appelons la dénomination, c’est-à-dire l’institution de la catégorie générique de reconnaissance. Les concepts de description, scientifiques ou juridiques, réduisent les singularités et forgent des groupements idéaux selon une logique taxinomique davantage tributaire des nécessités de la production d’unités génériques de classification, pour l’interprétation ou pour l’intervention et le contrôle social – les « pratiques divisantes » dont parle Michel Foucault (1979) –, que selon les qualités empiriques des objets répertoriés. Même si ces politiques répondent aux demandes collectives en élargissant la taxinomie officielle, elles opèrent également une purification des sujets-objets qui y seront inclus, en leur imposant un modèle d’authenticité, d’exclusivité, d’homogénéité et de fixité. En créant, ou en définissant simplement les critères d’application d’une nouvelle catégorie classificatoire, on met en place des paramètres d’identification qui contraignent les sujets, de façon objective mais aussi par le biais des processus de subjectivation.

44Troisièmement : dans la mesure où il n’y a pas de parfaite congruence avec le monde réel, la nomination officielle est fluctuante. Cette instabilité, qui ouvre un espace de lutte autour des noms, de leurs attributs et de leurs substances, est à l’origine d’un jeu constant d’ajustements, de dérobades et de captures classificatoires. Les catégories juridiques ou administratives d’identification et d’attribution de droits sont donc en permanence relues et ré-agencées par des collectifs qui, par leurs demandes, peuvent provoquer leur dilatation ou l’institution de nouvelles. La reconnaissance implique tant l’adéquation des populations à l’idée qu’on se fait d’elles qu’une tension pour subvertir des pratiques « divisantes » imposées par les dispositifs de nomination et de dénomination.

  • 22 Ce qui, dans notre cas, renverrait à une anthropologie de l’indigénisme officiel (Lima 1992).

45C’est pourquoi les situations pankararú ne nous entraînent pas vers une anthropologie de l’État22, quel que soit par ailleurs son intérêt. D’une certaine façon, penser une telle anthropologie suppose d’insister sur la dichotomie que la notion de champ de médiation vise à suspendre analytiquement, afin que l’observation empirique ne soit plus oblitérée. Concentrer l’étude sur l’État nous fait courir le risque de concevoir celui-ci comme une entité autonome, et de renforcer l’opinion selon laquelle nous pouvons continuer à parler des groupes indigènes comme de cosmologies ou de structures indépendantes. Au lieu d’imaginer deux ou trois corpus séparés, antagoniques et en conflit – celui de l’État, celui des communautés ou encore celui de l’anthropologie – il serait ainsi plus avantageux et productif de travailler à partir de l’idée d’un champ de médiation symbolique et normatif dans lequel on observe des ajustements réciproques permanents.

46Le cas de Carlos Estevão ne nous importe donc pas pour le caractère apparemment exceptionnel avec lequel il a écrit une œuvre de fiction à partir de son enquête de terrain, en cherchant à adapter ce qu’il avait vu au modèle descriptif qu’il se sentait obligé de suivre, ni même pour le fait d’avoir milité activement pour la régularisation des terres des Pankararú. Bien au contraire, cette situation nous intéresse pour la façon, absolument systématique, avec laquelle il supprimait d’informations de son ethnographie. Son silence n’est pas le produit d’une ingénuité théorique, mais d’une option pour une inscription « opérationnelle » de l’anthropologie dans ce champ de médiations qui donnait ses contours au moment initial des reprises identitaires indigènes dans le Nordeste brésilien. En pariant exclusivement sur l’efficacité pratique du discours ethnologique, Carlos Estevão a choisi de se soumettre au régime de vérité établi par l’indigénisme officiel, en renonçant à tout effet de « critique culturelle » que l’analyse de la dynamique expérimentée par ces groupes pouvait produire.

47Entre une anthropologie sourde aux requêtes des groupes sociaux qu’elle examine et une anthropologie qui se pense d’une façon purement opérationnelle, en fonction de leurs revendications, il semble nécessaire d’imaginer une anthropologie disposée à relever le défi de se voir comme partie prenante des processus sociaux à décrire. En d’autres termes : répondre aux demandes qui émergent de cette nouvelle configuration postcoloniale de notre relation avec les populations que nous étudions, sans pour autant renoncer à la capacité d’objectivation des cosmologies et processus sociaux. Pour cela, il nous paraît indispensable de nous impliquer dans ce large et confus champ de médiations où les catégories natives absorbent, de manière toujours plus vive et productive, les catégories analytiques, même si ces dernières cherchent à s’abriter derrière les puissants guillemets. Il n’est plus possible de regarder simplement au-dessus de l’épaule du natif. En faisant cela, nous nous trouvons encore devant le paradoxe du miroir de René Magritte, du portrait d’Edward James.

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Notes

1 Une version de cet article a été publié en portugais (Kuper 2008), en tant que nouveau chapitre lors de la traduction de The Invention of the Primitive Society – Transformations of an Illusion (1988), ce qui a justifié l’altération de son titre pour A Reinvenção da Sociedade Primitiva.

2 Le terme se réfère aux lieux où les esclaves fugitifs se regroupaient (Ndt).

3 Toutes ces formes de nomination du phénomène comportent des inadéquations théoriques et politiques. João Pacheco de Oliveira a pointé une partie d’entre elles, en suggérant qu’on devait leur substituer une expression locale, celle de « voyages de retour », dont l’avantage serait de l’exprimer dans les termes où les acteurs le conçoivent (Oliveira 1999). La prise de position collective de ces derniers a cependant indiqué une autre direction. Dans la dernière phrase du document final de la Ire Rencontre nationale des peuples indigènes en lutte pour la reconnaissance ethnique et territoriale, qui s’est tenue en 2003 à Olinda (Pernambouc), 90 leaders de 47 groupes indiens de la région ont en effet affirmé clairement : « Nous ne sommes pas renaissants ni émergents, nous sommes des peuples résistants ».

4 Données disponibles à l’adresse suivante http://pib.socioambiental.org/pt/c/quadro-geral (consulté en juin 2013).

5 Les chiffres concernant la population indienne au Brésil font l’objet de nombreuses controverses. Il suffit ici d’indiquer qu’une même publication spécialisée annonce, pour la période entre 2001 et 2005, le nombre de 225 ethnies pour tout le pays, puis qu’elle enregistre, pour la période suivante de 2006 à 2010, une augmentation à 238 (cf. note ci-dessus). Par ailleurs, le Recensement démographique national, qui, en 2010, a pour la première fois tenu compte de l’auto-désignation ethnique, a comptabilisé 305 ethnonymes. Voir http://saladeimprensa.ibge.gov.br/noticias?view=noticia&id=1&idnoticia=2194 (consulté en juin 2013).

6 Les aldeamentos sont des regroupements villageois créés par les missionnaires jésuites, généralement sous la forme de réductions (Ndt).

7 La Loi de Terres (loi nº 601 du 18 septembre 1850) est l’une des premières normes du Brésil indépendant régulant le droit agraire national. Elle a aboli le régime des concessions de terres [sesmarias] et fait de l’achat l’unique forme d’accession à la terre. Parmi la vaste littérature sur ce thème, mentionnons Lima (1991) et Silva (1996).

8 Rapport du Président de la Province du Pernambouc. 1872. BN/microfilms : code PR-SPR115, cité dans Arruti (1996).

9 Terme qui désigne les habitants du milieu rural marqués par le métissage (biologique ou seulement culturel) avec les Indiens et qui, pour cela, peut avoir une connotation péjorative.

10 Ces groupes font partie de ceux qui ont été sédentarisés dans des aldeamentos missionnaires aux xviie et xviiie siècles dans une région qui, en suivant la limite entre les États de Pernambouc et de Bahia, accompagne la transition entre l’agreste et le sertão jusqu’au haut sertão [l’agreste est une zone entre la forêt et le semi-aride ou sertão. Le haut sertão est une zone plus sèche encore (Ndt)]. Bien que localisés à des distances très différentes du Rio São Francisco, leurs histoires sont liées tant au mouvement colonial de remontée de ce fleuve qu’à son usage continu comme axe de communication intertribal.

11 Le second cycle d’« ethnogenèses » indigènes, qui commence à partir du milieu des années 1970, présente des volume, rythme et modèle complètement distincts (Arruti 2006a).

12 Le Toré est localement désigné comme brincadeira de índio [amusement d’Indien] (une hétéro-désignation qui a pour fonction d’éluder son caractère religieux, mais que les indigènes, avec le temps, se sont appropriés). Il apparaît dans des textes folkloriques comme folguedo [divertissement]. C’est une danse cérémonielle généralisée parmi les Indiens du Nordeste, une idée problématisée plus loin. Sur ce thème, peu traité par rapport à son importance, voir un ouvrage collectif réunissant des travaux récents (Grunewald 2004).

13 Témoignage de Raimundo D. Carneiro, transcrit dans Grunewald (1993).

14 Les encantados, littéralement « enchantés », sont des personnes qui, au lieu de mourir, auraient rejoint un royaume appelé l’encantaria (Ndt).

15 Doutor, littéralement docteur, est un titre honorifique marquant une distance sociale. Les personnes ainsi qualifiés n’étant pas nécessairement détentrices d’un doctorat, l’original portugais a été maintenu dans ce texte (Ndt).

16 Essentiellement Mello (1929), Oliveira (1931 et 1937) et Pinto (1935-38).

17 Carlos Estevão (1880-1946) s’est formé en droit à Recife (Pernambouc) mais, à partir de 1908, il a passé la majeure partie de sa vie à Belém (Pará) où il a exercé les fonctions de promoteur de justice et commissaire de police. Au cours de cette période, il s’est consacré à la constitution de collections ethnologique et archéologique. En 1930, il a assumé la direction du Musée Paraense Emílio Goeldi qu’il a conservée jusqu’à la veille de sa mort. Pendant ces années, le Musée est sorti d’une situation d’abandon et de décadence pour redevenir une référence nationale, avec la collaboration de divers spécialistes étrangers, parmi lesquels Curt Nimuendaju. La totalité des publications de Carlos Estevão, toutes brèves et, pour la plupart d’entre elles, parues dans la presse, date de cette époque.

18 Une partie significative de ce processus est décrit dans une lettre adressée à la presse par Alfredo Dâmaso lui-même, où il loue les services rendus par le SPI dans la région. Plus tard, dans le contexte révolutionnaire, cette lettre sera publiée comme un feuillet publicitaire par l’organisme. Dâmaso, Padre Alfredo Pinto. 1931. « O serviço de Proteção aos Índios e a Tribo dos Carijós no sertão de Pernambuco. » Rio de Janeiro: SARQ/Museu do Índio (folheto).

19 Un terreiro est un espace ouvert et plane, destiné à la réalisation d’activités rituelles collectives.

20 Également connu comme Maître Guide, encantado majeur du village, chef de tous les autres, le seul à faire l’objet d’une fête annuelle marquant le début du cycle agricole.

21 Bien que cela ne nous a pas préoccupés ici et même si chaque catégorie juridique a ses spécificités, il est possible d’appliquer les hypothèses présentées ici à partir de l’exemple indigène à d’autres cas, comme les « communautés rémanentes de quilombos » et les « peuples traditionnels » (Arruti 2006b).

22 Ce qui, dans notre cas, renverrait à une anthropologie de l’indigénisme officiel (Lima 1992).

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Pour citer cet article

Référence papier

José Maurício Arruti, « « La reproduction interdite » : dispositifs de nomination, réflexivité culturelle et médiations anthropologiques parmi les peuples indiens du Nordeste brésilien »Brésil(s), 4 | 2013, 57-77.

Référence électronique

José Maurício Arruti, « « La reproduction interdite » : dispositifs de nomination, réflexivité culturelle et médiations anthropologiques parmi les peuples indiens du Nordeste brésilien »Brésil(s) [En ligne], 4 | 2013, mis en ligne le 02 avril 2014, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bresils/240 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bresils.240

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Auteur

José Maurício Arruti

Historien, docteur en anthropologie de l’Université fédérale Fluminense, José Maurício Arruti est professeur à l’Université de l’État de São Paulo à Campinas (Unicamp), où il coordonne le Centre de recherche en ethnologie indigène. Il a travaillé sur les peuples indiens, les communautés quilombolas et l’ethnicité en contexte urbain, en centrant ses études sur les processus de reconnaissance ethnique et les nouvelles politiques publiques sur l’éducation et la culture.

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