- 1 Nous remercions tout particulièrement Bénédicte Bourgeois, juriste spécialisée dans la lutte contre (...)
1Le gouvernement brésilien a engagé, il y a quelques années, une ambitieuse campagne de lutte contre l’exploitation de travailleurs dans une condition « analogue » à celle d’esclave. Cette politique répondait à des campagnes de protestation réitérées et à des pressions internationales, mais elle se formula en référence à une histoire nationale dont l’esclavage était inséparable. Les révélations de la Commission pastorale de la terre, les plaintes déposées auprès de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, les actions de nombreux organismes gouvernementaux ou non-gouvernementaux ont certainement été déterminantes dans les choix qui ont alors été faits. Toutefois, tout au long du processus législatif, juridique et politique qui a conduit aux décisions successives, les acteurs concernés ont été parfaitement conscients du fait que la longue histoire de l’organisation du travail et de l’appropriation de la terre au Brésil n’était pas étrangère à la résurgence contemporaine de situations de contrainte extrême. Le dossier consacré à l’esclavage contemporain que publie la revue Brésil(s). Sciences humaines et sociales dans son numéro 11 rassemble des contributions qui éclairent ce phénomène en attirant plus particulièrement l’attention sur les dimensions juridiques1 des campagnes menées pour l’éradiquer. Elles ont été conduites grâce au code du travail et à un code pénal qui, dès les années 1940, faisait une place à ce phénomène criminel. Elles ont été reformulées dans le contexte des soubresauts politiques successifs d’une république fédérative fragilisée par son histoire comme par sa géographie et qui, de plus, a traversé durant ces mêmes années une longue dictature militaire (1964-1985).
2La formulation « réduire quelqu’un à une condition analogue à celle d’esclave » (reduzir alguém a condição análoga à de escravo), utilisée dès 1940 pour caractériser cette exploitation extrême, évoque, bien évidemment, la période durant laquelle des personnes pouvaient être légalement considérées comme des biens négociables. Elle connecte les réalités du présent à celles d’un passé qui ne cesse de hanter la mémoire nationale. Certes, les deux situations ne sauraient être assimilées l’une à l’autre mais elles continuent à dialoguer pour construire le socle juridique et politique qui fonde aujourd’hui la possibilité de mettre en examen les garde-chiourmes et leurs donneurs d’ordres ou, au contraire, de les exonérer de leurs crimes ; des crimes qui plongent leurs racines dans une société longtemps esclavagiste et excèdent les limites des territoires ruraux isolés où ils se sont d’abord implantés. Cette spécificité de l’esclavage contemporain au Brésil permet, par contraste, de mieux cerner les expressions multiples d’un phénomène dont peu de pays, de par le monde, peuvent être exemptés.
3Le dossier s’ouvre par un article de Beatriz Mamigonian et Keila Grinberg – « Le crime de réduction à l’esclavage d’une personne libre (Brésil, XIXe siècle) » – qui explore les différentes circonstances ayant conduit la justice brésilienne impériale à poursuivre au pénal et/ou au civil le fait de réduire des personnes libres à l’esclavage : mise en esclavage illégale d’Africains amenés après les lois d’abolition de la traite, remise en esclavage de personnes qui avaient reçu une manumission conditionnelle, kidnapping et mise en esclavage de personnes libres d’ascendance africaine, notamment vivant dans des pays voisins ayant aboli l’esclavage. Les auteures recherchent les différentes formes de violence extralégale qui ont donné naissance à ces affaires et explorent les limites de l’application de l’article 179 du code pénal de 1830. Soulignant la fréquence des mises en esclavage illégales durant la période où l’institution esclavagiste conservait tout son pouvoir, Mamigonian et Grinberg ouvrent la voie à une meilleure compréhension de l’usage analogique du mot « esclavage » aujourd’hui, alors que la possibilité de faire d’une personne une propriété est devenue entièrement illégale, mais alors que le fait de traiter une personne comme si elle était une esclave ne s’est pas effacé. Leur étude montre, comme d’autres historiens le proposent de leur côté (Scott 2017), que l’exercice du pouvoir qui s’attache à un droit de propriété ne dépend pas de preuves légitimes de possession, même à l’époque où l’esclavage existait comme une institution légalement définie.
4Dans sa contribution (« Enjeux de la définition juridique de l’esclavage contemporain au Brésil : liberté, dignité et droits constitutionnels »), l’historien du droit et juriste Leonardo Barbosa définit le trabalho escravo dans un triple contexte conceptuel et empirique : celui de la liberté, celui de la dignité et celui des droits constitutionnels. D’un point de vue pragmatique, la révision du code pénal de 2003 a ouvert la voie à une acception plus large de cette notion. Le nouveau texte établit que la qualification de « condition analogue à celle d’esclave » peut s’appliquer à des situations dans lesquelles les travailleurs sont soumis à des « conditions dégradantes » ou à des « rythmes de travail débilitants » aussi bien qu’à celles où ils sont obligés de travailler pour rembourser des dettes ou physiquement contraints dans leur possibilité de se déplacer. Barbosa souligne qu’il ne s’agit pas là du simple ajustement d’un statut. Ces qualifications renvoient au respect de la dignité introduit dans la constitution brésilienne de 1988, rédigée alors que le pays venait d’échapper à de longues années de dictature. En pratique, la définition du trabalho escravo a pris forme dans un continuel dialogue entre les inspecteurs du travail, des groupes de la société civile et les tribunaux du travail. Toutefois, au fur et à mesure que les juges du travail multiplièrent les condamnations et que les condamnés se trouvèrent eux-mêmes en proie à des dénonciations publiques, l’opposition des députés et des sénateurs au cadre juridique de ces accusations ne cessa de croître.
5L’un des grands succès de la mobilisation de la société civile – le vote d’un amendement constitutionnel autorisant l’expropriation des biens sur lesquels des situations d’esclavage ont été constatées – a renforcé l’opposition des groupes sociaux les plus conservateurs. Comme Barbosa le montre, quelques députés ou sénateurs ont cherché à modifier les formulations du code pénal pour diminuer le nombre des situations susceptibles de caractériser le crime de réduction au trabalho escravo et les limiter à celles dans lesquelles l’existence de travail pour rembourser des dettes ou des entraves au libre déplacement pouvaient être prouvées.
- 2 La justice, au Brésil, est divisée en « justice ordinaire » (justiça comum) et « justice spécialisé (...)
- 3 Il s'agit du juge fédéral Carlos Henrique Borlido Haddad. Voir Scott, Barbosa & Haddad (2017).
- 4 Le département du Travail est un département ministériel qui, au Brésil, a souvent été associé à d’ (...)
- 5 Le ministère public est un organisme qui dispose d’une autonomie fonctionnelle et exerce diverses f (...)
- 6 On trouvera une analyse de ces rapports (relatórios) qui ont été la base des accusations devant les (...)
6De plus, l’évolution de l’article du code pénal concerné ne s’est pas immédiatement répercutée dans les pratiques des tribunaux fédéraux2. Ces derniers ont clairement compétence sur la poursuite des crimes réduisant un travailleur à « une condition analogue à celle d’esclave », et pourtant les prévenus sont fréquemment acquittés ou oubliés le temps suffisant pour que l’affaire soit prescrite. Diverses raisons ont été avancées pour expliquer le nombre peu élevé des condamnations dans les cours d’assises (au contraire de ce qui se passe dans les tribunaux du travail), allant de la complicité de la police et des magistrats avec les propriétaires terriens jusqu’au caractère trop vague de la loi. Un juge particulièrement actif du tribunal du district de Marabá, un pionnier dans ce genre d’affaires, est parvenu à renvoyer en jugement quelques dizaines de dossiers, mais pratiquement tous sont allés en appel et, les délais s’allongeant, nombreux ont été ceux qui ont été frappés de prescription3. Le désengagement des tribunaux pénaux a laissé les magistrats des tribunaux du travail seuls en lice. Se fondant sur les rapports des inspecteurs du ministère du Travail et de l’Emploi4 et agissant en liaison avec les procureurs du ministère public du travail5, ils ont adopté leur propre interprétation des éléments constitutifs de l’infraction et ont permis la libération des travailleurs concernés en même temps que la condamnation de leurs exploiteurs à des amendes6.
- 7 Messod Azulay Neto, ACR [Appel criminel] n° 2007.51.01.801556-0/RJ, avis du rapporteur, 9 juillet 2 (...)
7Mariana Dias Paes, juriste et doctorante en droit, suggère dans sa contribution (« L’histoire devant les tribunaux : la notion d’esclavage contemporain dans les décisions judiciaires brésiliennes ») que l’une des raisons du faible nombre de condamnations dans les instances criminelles peut être trouvée dans les signaux émis par les cours d’appel fédérales. Analysant systématiquement un ensemble de décisions rendues par ces juridictions de second niveau concernant l’esclavage contemporain, elle montre les réticences des magistrats à condamner ou à confirmer les condamnations de ceux qui sont accusés sur la base de l’article en cause du code pénal. Les juges insistent sur le fait qu’une situation d’esclavage ne peut être caractérisée, comme l’écrit l’un d’entre eux, que si l’on a des preuves d’une « soumission intégrale des victimes au pouvoir de disposer des accusés7 ».
8Le raisonnement juridique qui restreint ainsi la caractérisation des faits conduit à l’acquittement des accusés dès qu’il a été possible de prouver que les victimes pouvaient « librement circuler » même si, par exemple, leur isolement radical et leur extrême vulnérabilité faisaient de cette apparente absence d’entraves une preuve particulièrement équivoque de leur liberté. Dias Paes cherche les raisons de cette rigidité dans les critères retenus du côté d’une vision historique stéréotypée imaginant que les esclaves de la période coloniale ou impériale étaient totalement soumis à leur propriétaire. Examinant l’historiographie qui s’est largement développée depuis une trentaine d’années, elle rappelle que l’esclavage, notamment urbain, permettait de tous autres types de rapports de dépendance. Un esclave pouvait être loué loin du domicile de son maître ; les esclaves de rapport (escravos de ganho) pouvaient travailler à leur gré dans les rues comme vendeurs ambulants, porteurs, artisans, barbiers, etc. et rapporter une somme convenue à leur propriétaire. La contrainte directe coexistait avec une liberté de déplacement plus ou moins importante. Enfermés dans une vision ancienne de l’institution esclavagiste qui imaginait sa perpétuation toujours liée au pouvoir des chaînes et du fouet, les juges ont souvent interprété de manière erronée « l’analogie » historique qui leur était proposée par la loi.
9En confrontant les articles de Barbosa et de Dias Paes, on voit clairement que l’atteinte à la dignité, beaucoup plus que l’entrave à la mobilité, a inspiré l’expansion de la définition de l’esclavage contemporain formulée dans la révision de 2003 du code pénal, même si les magistrats fédéraux ne s’en sont pas saisis.
- 8 Une ressource exceptionnelle pour la compréhension du phénomène du travail esclave contemporain est (...)
10Le deuxième ensemble d’articles de ce dossier repose sur les matériaux produits par les tribunaux du travail ou sur les témoignages directs des victimes recueillis par des organisations de la société civile. Ces sources abondantes permettent de construire une analyse du travail dans une condition analogue à celle d’esclave par le biais des sciences sociales : anthropologie, géographie, sociologie. Elles laissent voir les nouvelles formes que cette situation recouvre aujourd’hui et donnent un aperçu de la complexité des conditions auxquelles les campagnes juridiques et citoyennes contre le trabalho escravo doivent s’adapter8.
11Ricardo Rezende Figueira, Adonia Antunes Prado et Rafael Franca Palmeira (« L’esclavage contemporain et ses transformations en Amazonie brésilienne : les témoignages des victimes ») révèlent un ensemble remarquable de témoignages recueillis par des travailleurs sociaux ou des agents administratifs et aujourd’hui conservés par le Groupe de recherche sur le travail esclave contemporain (GPTEC) à l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ). Ces précieux documents permettent de situer les poursuites juridiques dans le contexte d’un phénomène beaucoup plus large fait de pauvreté, d’impossibilité d’accéder aux ressources élémentaires et de domination brutale par les notables ruraux. Les récits que Figueira et ses collègues analysent révèlent la diversité des contraintes imposées aux travailleurs, l’impact de la peur qui les accompagne et les chemins parfois tortueux par lesquels les campagnes officielles contre ces pratiques ont permis que des voix se fassent entendre, que les travailleurs eux-mêmes trouvent la force de se lever contre ceux qui les exploitent.
- 9 Ricardo Rezende Figueira a soutenu sa thèse en 2003. Celle-ci est devenue un livre l’année suivante (...)
- 10 Voir http://www.gptec.cfch.ufrj.br/ (consulté le 25 mars 2017). Parmi les nombreuses publications d (...)
12La perspective de Figueira est très particulière. Elle s’ancre dans l’expérience qu’il a accumulée pendant de longues années alors qu’il exerçait son ministère de prêtre catholique dans une région isolée de l’Amazonie. Après une thèse de doctorat remarquée, les matériaux accumulés et analysés sont devenus un livre couronnée par les prix les plus prestigieux de son pays9. Figueira est actuellement professeur à l’UFRJ où il anime le GPTEC aux côtés d’une importante équipe de collaborateurs. Cette structure a pour mission de stimuler et de soutenir des travaux universitaires, de les diffuser, de rendre l’information disponible pour les acteurs de ce combat comme pour le grand public grâce à un site Internet10. Les enregistrements de témoignages rassemblés par le GPTEC, dont beaucoup proviennent de la Commission pastorale de la terre, ont déjà permis plusieurs recherches importantes et seront certainement une ressource inestimable pendant de longues années.
- 11 Pas de travailleurs libérés dans le Roraima et l’Amapá, en Amazonie ; pas plus dans le Pernambuco, (...)
- 12 Elle mord sur les marges du Bahia et du Goiás, du Minas Gerais et même de l’est de l’État de São Pa (...)
13Avec des matériaux issus des bases de données disponibles sur les dénonciations et les libérations de travailleurs (Commission pastorale de la terre et ministère du Travail et de l’Emploi) croisés avec les chiffres officiels de la statistique (Institut brésilien de géographie et de statistique – IBGE), une équipe de géographes de l’Université de São Paulo (Neli Aparecida de Mello et Julio Hato) et de l’Université de l’État de São Paulo (Eduardo Paulon Girardi) rassemblés autour d’Hervé Théry (CNRS et USP) propose une tout autre approche. Ils mettent la cartographie au service de l’analyse des données et nous donnent littéralement à voir comment le phénomène trabalho escravo s’inscrit sur le territoire brésilien tant en ce qui concerne les lieux où les travailleurs ont été libérés (ou ont déposé des plaintes) que ceux où ils ont été recrutés ou d’où ils proviennent. Le résultat est saisissant. Très peu d’États échappent à ce type d’exploitation et l’on peut faire l’hypothèse que plusieurs de ceux où aucun travailleur n’a été libéré11 en comptent peut-être plus que les autres. Par contre, qu’il soit constaté par des libérations effectives ou par l’enregistrement de plaintes, le phénomène se concentre dans une large diagonale allant du Pará au Nord jusqu’au Mato Grosso au Centre-Ouest12. Ce sont en fait les fronts pionniers du défrichement des terres nouvelles, suffisamment isolées pour laisser place à toutes les formes d’illégalité et de violence. Les cartes de provenance des travailleurs concernés décrivent un Brésil un peu différent, celui des États du Nordeste et du Nord (Maranhão, Piauí, Tocantins, Pará), mais aussi du polygone de la sécheresse (entre Minas Gerais et Bahia) où l’extrême pauvreté devenue structurelle a concentré toute les fragilités.
14Au-delà de la description des territoires de l’esclavage contemporain, l’analyse géographique propose un véritable instrument pour les acteurs qui luttent pour l’éradiquer. En effet, les corrélations effectuées entre les données établissant le phénomène (libérations et enregistrements de dénonciations) et celles qui caractérisent les régions où il se concentre (démographie, économie, violence, etc.) permettent de dessiner le Brésil où existent de fortes présomptions d’exploitation de travailleurs dans une condition analogue à celle d’esclave, y compris dans des lieux où, jusqu’ici, personne ne s’est soucié de les chercher.
15Ce sont à d’autres types de territoires improbables que Carlos Freire et Tiago Côrtes se sont attachés dans leur article « Les étiquettes de la mode : sous-traitance et travail forcé dans l’industrie de la confection ». Loin de l’isolement des fronts pionniers, c’est au sein même de la mégapole pauliste qu’ils ont installé leur terrain d’enquête, retrouvant au Brésil des formes de l’esclavage contemporain déjà rencontrées en France dans les ateliers clandestins exploitant les migrants sans papiers. Cette fois, ce sont des Boliviens et, dans une moindre mesure, des Paraguayens qui sont la proie des recruteurs. Et leurs conditions de travail, si elles sont indignes pour des êtres humains, contraignent rarement leur mobilité. Certes, d’autres contraintes – comme une fois encore la dette – les enchaînent à leurs exploiteurs mais leur situation remet aussi en question les représentations des juges. L’intérêt de cette recherche est de déplacer le regard de l’unité de production concernée par le phénomène vers le réseau entrepreneurial auquel elle est rattachée par le système de la sous-traitance largement utilisé dans les industries de la mode pour coller de plus près aux rythmes du marché. De ce point de vue, la criminalisation du responsable direct – le propriétaire du minuscule atelier de couture – est moins importante que l’implication de son donneur d’ordre, la grande marque internationale qui fait fabriquer au plus bas coût ses produits chez lui sans avoir à se soucier d’établir la moindre relation contractuelle avec des travailleurs misérablement traités voire considérés comme des esclaves. Et, de fait, le ministère du Travail ou le ministère public du travail se révèlent bien plus efficaces que les magistrats de la justice pénale pour y parvenir, même si l’essentiel de leurs actions consiste, certes à libérer des travailleurs, mais surtout à faire signer des protocoles par lesquels les grandes entreprises internationales du secteur (Zara est l’une de celles qui ont fait le plus parler d’elles) s’engagent à « moraliser » leur système de sous-traitance et, donc, à le contrôler pour préserver leur image. L’extrême exploitation des personnes conduisant au travail dans une condition analogue à celle d’esclave ne relève donc pas seulement des fronts pionniers isolés de tout. Elle peut sévir, au cœur des plus grandes villes, mais prolifère alors sur le terreau de la terceirização (sous-traitance) galopante du marché du travail brésilien.
16Alors que la date de publication du dossier que nous présentons ici approchait, les tensions entre les différents partenaires administratifs et juridiques engagés dans la lutte contre le trabalho escravo au Brésil d’un côté et certains élus fédéraux influencés par de puissants lobbies de l’autre se sont brutalement aggravées. Le contexte des « affaires » qui secouent le pays avec de plus en plus de brutalité n’y est évidemment pas étranger. Certes, les dénonciations de travail dans une condition analogue à celle d’esclave n’ont pas cessé et l’expérience des acteurs impliqués dans la lutte s’est encore accrue. Parallèlement, les dynamiques sociales caractéristiques de ce fléau ont fait l’objet de nombreuses études et sont aujourd’hui mieux comprises. Par contre, la volonté politique de l’éradiquer a récemment chancelé sous l’impact des multiples attaques dont elle a été l’objet. Si nous n’avons pas encore le recul suffisant pour analyser ces récents événements au même titre que les processus de plus longue durée qui sont au centre des articles publiés ici, il n’est pas pour autant possible de les passer sous silence. Parmi les derniers développements des politiques touchant à l’esclavage contemporain au Brésil, quatre au moins méritent notre attention.
- 13 Clara Velasco et Thiago Reis, « Número de libertados em trabalho análogo ao escravo cai 34 % em 1 a (...)
- 14 L’interview de Carlos Silva par Vitor Nuzzi, donnée en février 2017, est disponible sur : http://ju (...)
17En premier lieu, il importe de faire le point sur le débat qui a concerné l’évolution du nombre des grupos móveis disponibles. Tous les indicateurs montrent que les fameuses équipes interministérielles dont l’action a été présentée et discutée dans plusieurs des articles de ce dossier ont vu leurs effectifs sérieusement diminuer depuis 2014. Leur impact sur le terrain s’en est, bien sûr, immédiatement ressenti. Le ministre du Travail et de l’Emploi n’a pas donné d’explication officielle à cette situation préoccupante. Elle peut être le résultat d’un complexe mélange de facteurs budgétaires, politiques et idéologiques. Certains observateurs ont tenté de mettre en cause les grèves du secteur public et les retards dans la mise en place des budgets annuels. D’autres ont incriminé l’adaptation des employeurs, notamment dans le secteur du charbon de bois, au nouveau contexte juridique et administratif : ces derniers ont appris à faire des chantiers-éclairs, démantelés aussi vite que possible et laissant, de ce fait, peu de temps à des dénonciations et à des inspections13. Il reste cependant certain que la chute du nombre d’inspections ne peut, en aucun cas, être considérée comme proportionnelle à une diminution des cas de réduction de travailleurs à une condition analogue à celle d’esclave. Le président du syndicat des inspecteurs du travail, Carlos Silva, affirme que les tentatives d’affaiblissement des équipes d’inspection ne sont qu’un aspect de la réduction concomitante des droits des travailleurs au Brésil : « Ce n’est pas que la demande d’inspections ait diminuée, ou que les dénonciations aient diminué, explique-t-il, c’est que nous n’avons seulement pas assez de personnels à affecter à ces équipes14. » C’est, semble-t-il, la volonté politique qui est en jeu dans un contexte où les réductions budgétaires voulues par le gouvernement issu de la crise constitutionnelle de 2016 ayant conduit à la destitution de la présidente Rousseff, sont devenues des instruments efficaces des réorientations drastiques de nombreux chantiers à connotations sociales ouverts durant les mandats précédents.
18L’accentuation de l’opposition d’une partie de la classe politique à l’amélioration des outils juridiques disponibles ou, simplement, à la mise en œuvre de ceux qui existent est évidemment le symptôme le plus évident du conflit en cours. C’est le deuxième point sur lequel nous nous arrêterons ici. En fait, il y a longtemps qu’une partie du parlement brésilien essaie d’imposer une lecture sensiblement restrictive du crime de réduction d’un travailleur à une condition analogue à celle d’esclave proposé par le code pénal en 2003. Les articles de Barbosa et Dias Paes expliquent le contexte doctrinal de ces efforts récurrents pour limiter l’application de l’infraction en la réduisant à la restriction de la liberté de se déplacer.
- 15 Les progrès (ou les échecs) de l’initiative législative conduite par le comité présidé par Romero J (...)
19Pourtant, les initiatives législatives visant à protéger les employeurs contrevenants ont aussi, d’une certaine manière, été entravées par les révélations de corruption qui ont touché de plus en plus de personnes, tant dans les milieux entrepreneuriaux que politiques. Les élus devant faire face à de graves accusations de malhonnêteté n’ont, semble-t-il, pas souhaité laisser leurs détracteurs ajouter la défense de l’esclavage à la liste déjà longue des charges retenues contre eux. Toutefois, la tentation reste forte d’agir devant le Congrès pour que les expressions « conditions dégradantes de travail » et « rythmes de travail débilitants » de l’article du code pénal concerné soient retirées, conduisant, dès lors, à la quasi-impossibilité de prononcer une condamnation. Les projets de révision de la loi ou même de la Constitution peuvent être relancés à tout moment et le seront, certainement, à la première accalmie15.
- 16 La Cour interaméricaine des droits de l’homme qui siège à San José (Costa Rica) est une institution (...)
- 17 Id. Nous remercions Leonardo Barbosa pour la lecture attentive qu’il a faite de ce texte et qu’il n (...)
20Un troisième élément ayant joué un rôle important dans l’évolution en cours est l’impact d’une décision définitive (final decision) de la Cour interaméricaine des droits de l’homme16 prononcée en octobre 2016. Elle doit être d’autant moins négligée qu’elle a mis l’État brésilien sur la défensive. Ce jugement est venu clore une affaire qui était en cours depuis plusieurs années et qui était connue comme le cas de la fazenda Brasil Verde17. Il éclaire les relations entre droit national et droit international dans la lutte contre l’esclavage contemporain. Le litige porte sur les agissements survenus dans une vaste exploitation de plus de 8 500 hectares dédiée à l’élevage et située à Sapucaia, dans le sud-est du Pará, une région déjà fameuse pour sa longue pratique de conditions de travail abusives. Les inspecteurs des équipes mobiles ont contrôlé l’exploitation cinq fois (en 1989, 1993, 1996, 1997 et 2000) et la Commission pastorale de la terre a dénoncé les conditions de travail qui y règnent, considérant que la réduction à une condition analogue à celle d’esclave y est avérée aux côtés de nombreuses autres violations des droits des travailleurs.
21Les descriptions rassemblées de la situation prévalant à Brasil Verde renvoient aux caractéristiques attendues du crime : transport illégal des travailleurs, confiscation des papiers d’identité, rétention des salaires, conditions de vie et de travail inacceptables, etc. Les employés se sont plaints de ne pouvoir manger à leur faim, d’être constamment humiliés, de n’avoir aucune assistance médicale et d’être à la merci de leur employeur du fait des dettes accumulées. À la suite d’un rapport faisant état de la disparition de deux d’entre eux, la police fédérale a inspecté la ferme en 1989 sans rien trouver à redire. En 1992, la Commission pastorale de la terre a fait enregistrer une plainte adressée au procureur général de la République demandant à ce qu’une enquête soit diligentée sur la base des dénonciations de nombreux abus qu’elle avait reçues. La police avait officiellement confirmé qu’elle n’avait été confrontée, lors de son déplacement, à aucune des conditions caractérisant le travail esclave. L’inspection demandée par le ministère du Travail en juillet 1993 parvint aux mêmes conclusions.
22En 1994, le procureur général adjoint de la République répondit à la Commission pastorale de la terre. Analysant les rapports d’inspection, il s’étonna que la police ait omis d’enregistrer les témoignages et les observations des travailleurs du site. Le manque de preuves directes et le temps écoulé depuis les faits (qui avaient conduit à la prescription) bloquèrent les procédures criminelles contre le propriétaire. En 1997, cependant, deux travailleurs se rendirent à la police pour expliquer qu’ils avaient été réduits à un travail d’esclave mais avaient pu s’échapper. Cette dénonciation conduisit à une nouvelle inspection qui eut lieu en avril 1997. Elle fut suivie de la mise en accusation pour crime du propriétaire de l’exploitation (Quagliano Neto), du recruteur (Raimundo Alves da Rocha) et du régisseur (Antônio Alves Vieira).
23En sus de la procédure criminelle, de nouvelles visites des équipes du ministère du Travail et de la justice du travail furent aussitôt organisées. En 1998, le bureau régional du ministère public du travail publia un rapport dans lequel il était constaté de « considérables améliorations » dans le fonctionnement du domaine. Parallèlement, l’action publique s’effondra du fait des règles générales de prescription prévues par le droit brésilien.
24En 2000, les équipes d’inspection du ministère du Travail et du ministère public du travail revinrent dans l’exploitation à la suite d’une nouvelle dénonciation enregistrée par deux employés qui avaient pu s’échapper durant la première semaine de mars. La description faite par les plaignants des circonstances de leur départ montre la brutalité des traitements auxquels ils étaient soumis depuis leur arrivée. Malades, avec de la fièvre, incapables de travailler, ils avaient été intimidés et battus. Les gardes les avaient menacés de les attacher deux semaines durant, et de les tuer sur place s’ils tentaient de fuir.
25Après avoir traversé la forêt, ils avaient été à même de se rendre au bureau local de la Commission pastorale de la terre dont le rapport provoqua l’inspection qui eut lieu le 15 mars 2000. Il y avait à cette date 80 employés environ dans l’exploitation. Les inspecteurs rapportent qu’ils ont découvert à leur arrivée des gardes armés, qu’ils ont eu des preuves de la confiscation des documents d’identité et du fait que les travailleurs avaient été obligés de signer des feuilles de papier en blanc. Ils décrivent des toilettes entretenues de manière déplorable, des abris de fortune en guise de logement, recouverts de films de plastique noir à la place du toit, sans lits et sans électricité et qui, de plus, ne pouvaient être fermés à clé. La nourriture était insuffisante et avariée, l’eau n’était pas potable. Des preuves d’esclavage pour dette furent découvertes. Il n’y avait aucune assistance médicale en dépit des blessures touchant de nombreuses personnes. Les journées de travail furent jugées débilitantes : lever à trois heures du matin, trajet à pied vers le chantier, activité de six heures du matin à six heures du soir avec seulement une pause de 30 minutes pour le déjeuner, dimanche seul chômé. Le rapport accumule les détails susceptibles de constituer une véritable encyclopédie des manières d’imposer une condition de travail analogue à celle d’esclave.
- 18 Le Tribunal fédéral suprême, intervenant sur un cas différent en 2006, révisa la jurisprudence en d (...)
26Les actions prévues par les lois du travail furent engagées, ainsi que des poursuites pénales. Un compromis (conforme au droit du travail en vigueur) fut signé pour améliorer les conditions des employés. Une nouvelle inspection, en mai 2002, confirma qu’il avait été respecté. Du côté de la justice criminelle, le procureur fédéral présenta des charges contre le propriétaire de l’exploitation, le gato (chargé de recruter les travailleurs) et le gérant. Toutefois, dans un premier temps, le tribunal fédéral se déclara incompétent, renvoyant l’affaire criminelle de la fazenda Brasil Verde au tribunal de l’État concerné où elle disparut corps et bien18.
- 19 Corte Interamericana de Derechos Humanos, Caso trabajadores de la hacienda Brasil Verde vs. Brasil, (...)
27La Cour interaméricaine des droits de l’homme réagit à ce naufrage de la procédure en déclarant dans son arrêt19 le Brésil coupable de violation du droit à ne pas être réduit à l’esclavage ou soumis à la traite d’êtres humains en se référant non seulement aux 80 travailleurs libérés par les équipes d’inspection en 2000, mais aussi en fondant sa décision sur la « discrimination structurelle historique, liée à la situation économique » (extrême pauvreté) des travailleurs.
28La Cour dénonça aussi la violation du droit à une protection juridique appropriée établi dans la Convention interaméricaine des droits de l’homme que le Brésil avait signé en 1992. Cette décision se fondait à la fois sur l’article 8.1 conférant le droit à un procès équitable (« droit à être entendu avec des garanties appropriées et dans un temps raisonnable, par un tribunal compétent, indépendant et impartial, préalablement établi par la loi, examinant les accusations de nature criminelle prononcées contre lui ou pour la détermination de ses droits et obligations en matière civile, fiscale, prudhommale, ou de tout autre nature20 ») et sur l’article 25.1 conférant le droit à une protection judiciaire (« droit à un simple et prompt recours, ou à tout autre recours effectif, à une cour ou un tribunal compétent pour être protégé contre des actes qui violent ses droits fondamentaux21… »). En effet, la Cour semblait avoir reconnu que la mise en œuvre des règles brésiliennes de procédure criminelle, combinée avec les politiques locales, avaient conduit à une situation dans laquelle, pour la plupart des employeurs, le risque d’être inculpé pour violation de l’article du code pénal qualifiant le crime de réduction à une condition analogue à celle d’esclave était proche de zéro22.
29La décision finale de la Cour interaméricaine des droits de l’homme souligne les dynamiques à l’œuvre dans le trabalho escravo et la permanence du danger qu’il fait peser sur les travailleurs pauvres au Brésil. Toutefois, si la solution juridique suggérée par la Cour adresse au pouvoir législatif une demande de modification de sa procédure pénale, notamment en ce qui concerne les délais de prescription, elle a fort peu de chances d’être adoptée dans le contexte politique actuel. Dans les prochains mois, les poursuites pour imposition de conditions de travail analogues à celle d’esclave seront certainement moins nombreuses et risquent de connaître des délais d’instruction encore plus longs.
- 23 L’action directe en inconstitutionnalité lancée en 2014 portait sur l’ordonnance (portaria) qui ava (...)
30La décision de la Cour interaméricaine nous conduit au quatrième et dernier point que nous souhaitons évoquer à propos des récents développements de la lutte pour l’application de la loi dans le cas de trabalho escravo. Il s’agit cette fois de la bataille menée autour de la lista suja [liste sale], une compilation des individus et des entreprises condamnés pour usage de travail analogue à l’esclavage mise en ligne sur son site Internet par le ministère du Travail et de l’Emploi depuis 2004. Elle fut attaquée en 2014 par le biais d’une « action directe en inconstitutionnalité des lois ou actes normatifs fédéraux » adressée au Tribunal fédéral suprême par l’Association brésilienne des promoteurs immobiliers. Les avocats des opposants ont évoqué le droit à la protection de la vie privée, à la défense de soi et à la présomption d’innocence. Ces arguments ont été aisément contredits par le ministère public du travail qui a fait valoir que la liste ne concerne que ceux qui ont été condamnés dans des procédures administratives publiques, au cours desquelles les parties ont eu le droit de présenter leurs conclusions qui, de ce fait, sont déjà accessibles à tous ceux qui veulent en prendre connaissance. Les plaignants ont été déboutés pour des raisons de forme grâce à une décision habile de dernière minute de Dilma Rousseff23. Toutefois, la Cour interaméricaine, elle-même, n’a pas manqué de critiquer, dans son jugement à propos de Brasil Verde, les actions visant à retirer la lista suja du site officiel du ministère du Travail et de l’Emploi sur Internet, considérant cette attitude comme une atteinte aux campagnes d’éradication des pratiques de trabalho escravo.
- 24 Brasil, Tribunal Superior do Trabalho, Noticias, « Presidente do TST suspende decisão que determino (...)
- 25 Brasil, Tribunal Superior do Trabalho, Órgão Especial, Processo n. TST-MS-3351-63.2017.5.00.0000 (M (...)
31L’âpreté du débat juridique en cours est un signe certain de l’efficacité de la lista suja comme procédure de stigmatisation de ceux qui ont violé le droit du travail. Une ultime preuve peut en être donnée avec la très récente décision du gouvernement de Michel Temer de suspendre jusqu’au milieu de l’année 2017 au moins l’accès à la liste sur le site du ministère du Travail sous prétexte de la vérifier. La mesure a été attaquée devant la justice du travail et le tribunal régional de la 10e région a ordonné au gouvernement de rendre immédiatement les listes publiques. Le président de la Cour supérieure du travail a alors suspendu cette décision pour au moins 120 jours jusqu’à ce qu’un groupe tripartite constitué au ministère du Travail rende ses conclusions24 mais, moins d’une semaine plus tard, la section spéciale (Órgão Especial) de la Cour, sa plus haute instance, a révoqué la décision du président, rétablissant l’ordre de rendre la liste publique25.
32Ce conflit est loin d’être terminé. Que la publication des noms des personnes ou des entreprises condamnées ait suscité une telle opposition laisse imaginer que la situation qu’elle évoque est perçue très négativement par l’opinion publique. Il devrait être possible, dans ce contexte, de développer de nouvelles campagnes contre le trabalho escravo même si, comme c’est probable, le gouvernement continuera à s’y opposer.