1À travers le récit de ma relation professionnelle et amicale avec un groupe indigène d’Amazonie, je me propose de me pencher sur le rôle de l’anthropologue et les impasses auxquelles il est parfois confronté. La problématique de l’ethnicité servira ici de fil conducteur, et l’on en comprendra vite les raisons : j’aborderai en effet la façon dont cette catégorie s’est imposée à moi comme sujet de réflexion et d’incertitudes de toutes sortes.
2Auparavant, il convient d’expliquer brièvement ce que j’entends par là.
3Au-delà des formulations classiques de Max Weber (1984 [1922]) sur les « communautés ethniques », j’ai découvert la thématique de l’ethnicité grâce aux analyses de Fredrik Barth (1969) sur les « frontières ethniques », aux études de Roberto Cardoso de Oliveira (1976) sur la « question du contact » et la notion de « friction interethnique », et enfin, aux travaux de João Pacheco de Oliveira Filho (2004) sur l’» émergence ethnique ». Ce dernier auteur a montré que l’apparition de groupes que l’on croyait disparus se faisait dans un contexte d’interaction normé par l’État et en présence d’agents médiateurs (églises, associations, universités, etc.). Pour comprendre cette réalité, il a forgé le concept de « territorialisation », conçue comme un acte politique qui associe une collectivité à une unité territoriale. Au cours de cette opération, qui s’appuie sur la lutte et la réinvention de soi, la notion d’» identité » décrirait analytiquement les processus de subjectivation qui ont lieu. Ce modèle a été repris pour penser les situations amazoniennes de (ré)émergence ethnique (cf. Ioris 2005, par exemple).
4D’autres formulations ont attiré l’attention sur une dynamique plus interne, ou irréductible, de l’ethnicité : celle de la culture (Cunha 1987 [1979]). Dans ce cadre, la notion de « processus de territorialisation » a été relue à la lumière des modes d’appropriation des territoires par les « peuples et communautés traditionnels » eux-mêmes à travers tout le pays (Almeida 2006).
- 1 Bruno Latour, Roy Wagner et Gilles Deleuze ont eu sur moi une influence incomparable. Je tiens égal (...)
- 2 Cf. Pantoja & Mattos (2012).
- 3 Au sujet de la cristallisation d’expériences locales liées à l’identité, Márcio Goldman (2009, 17) (...)
5Cependant et quoique certaines de ces possibilités théoriques et conceptuelles m’aient été utiles, j’ai atteint un stade où elles n’étaient plus en mesure d’encadrer mes problématiques scientifiques. La lecture d’Eduardo Viveiros de Castro (2006) et celles d’autres auteurs1 m’a permis de réorienter peu à peu mes intérêts en termes de recherche ainsi que de pratique politique2. J’ai commencé à me méfier de la notion d’identité et de la catégorie d’» ethnicité » car elles n’aidaient guère à clarifier l’articulation entre la dimension politique et les processus plus routiniers de subjectivation. Je me suis alors résolument tournée vers des formulations plus sensibles à la souplesse qui caractériserait des expériences locales d’affirmation d’une autodétermination3.
6L’émergence de collectivités se revendiquant comme des ethnies distinctes n’est pas une thématique exclusive à l’Amazonie ni même au Brésil. Partant de l’étude de « communautés natives » dans l’Amazonie péruvienne, Peter Gow (1991) rejette la notion d’ethnicité comme instrument analytique. En effet, donner la priorité aux frontières interethniques en tant que point central de l’analyse revient selon lui à dissimuler les significations que les termes d’autodéfinition assument pour les natifs eux-mêmes, comme dans le cas du « sang-mêlé ». Plus récemment, John et Jean Comaroff (2009) ont souligné que, en divers points de la planète, des collectivités ethniques se lancent dans la transformation de leurs culture et identité en objets d’entreprises commerciales. Ce processus d’ethnicisation, qui opère dans un contexte néolibéral, constitue ce qu’ils ont baptisé l’ « Ethnicity, Inc. ». Si, comme l’observent ces auteurs, la création de modèles d’authenticité peut, d’une part, renforcer la conscience collective et l’estime de soi d’un point de vue culturel, la commodification, d’autre part, entraîne également de nouvelles formes de subordination et elle accentue, ou génère, des inégalités internes.
7Dans ce contexte plus large de la problématisation de l’ethnicité, je présenterai une étude de cas en me concentrant sur les dilemmes théorico-politiques (et personnels) auxquels, en tant qu’anthropologue, j’ai été (et suis) confrontée dans ma vie professionnelle (et privée). Mais, comme il ne pourrait en être autrement, faisons tout d’abord un peu d’histoire.
- 4 Littéralement, plantations de caoutchoutiers (Ndt). Les seringais étaient composés d’unités de prod (...)
8La vallée du Juruá, située dans l’État de l’Acre actuel, était historiquement occupée par des peuples indigènes relevant de diverses branches linguistiques, parmi lesquelles le pano, si l’on en croit les registres historiques les plus anciens (Tastevin 2009). Dès la fin du xixe siècle, l’arrivée de migrants en provenance du Nordeste pour travailler dans la production de caoutchouc a cependant laissé supposer que la plupart d’entre eux avaient disparu (Ribeiro 1979). Dans la structure de seringais4 qui s’est mise en place, les patrons [patrões] organisaient des correrias, de redoutables expéditions armées au cours desquelles les groupes indigènes étaient décimés, mais aussi des femmes et des enfants capturés. Au milieu de cette violence, des unions se firent donc, au point que nombre de familles comptent parmi elles des ancêtres indigènes, surtout des femmes (Wolff 1999, Pantoja 2008, Iglesias 2010).
- 5 Le groupe kaxinawá réuni par le patron Felizardo Cerqueira, au bord du Rio Jordão, faisait exceptio (...)
9Il y eut ainsi des affrontements et des rencontres entre des collectivités distinctes : d’un côté, des familles de récolteurs de latex, les seringueiros, dont beaucoup avait des composantes indigènes, qui étaient employés par les patrons ; de l’autre, des groupes indigènes dispersés ou réfugiés dans les hautes rivières et forêts dépourvues de caoutchoutiers5.
- 6 Les Terres indigènes kampa et arara du Rio Amônia, kaxinawá-ashaninka du Rio Breu, jaminawa-arara d (...)
10Au cours du xxe siècle, la société des seringais s’est maintenue tant bien que mal, alternant des périodes de prospérité et de crise économique jusqu’à la fin des années 1980, lorsque la chute des prix du caoutchouc et les mécanismes étatiques de protectionnisme ont entraîné une significative déstructuration. En parallèle, le système de propriété des forêts et cours d’eau du Haut Juruá a connu un grand bouleversement : des peuples indigènes et des groupes extractivistes agricoles ont conquis de vastes territoires (Cunha & Almeida 2002), au point que la vallée du Juruá dans l’Acre s’est transformée en une mosaïque de Terres indigènes et d’Unités de conservation légalement reconnues6.
- 7 Les Réserves extractivistes sont des Unités de conservation qui prévoient le maintien de groupement (...)
11Au tournant des xxe et xxie siècles, des revendications ethniques émanant de groupes locaux tenus jusque-là pour extractivistes se sont accompagnées de demandes d’attribution de territoires se trouvant situés sur la Réserve extractiviste du Haut Juruá7 créée dix ans plus tôt. Il s’agissait des Arara du Rio Amônia et des Kuntanawa du Haut Rio Tejo, un affluent de la rive droite du Juruá. C’est sur ce dernier cas que porte cet article.
- 8 Abréviation populaire de senhor, monsieur (Ndt).
- 9 Pendant mes recherches doctorales, j’ai pu constater que le concept de « famille », tel qu’il est f (...)
12Les Kuntanawa racontent que leurs ancêtres indigènes ayant échappé aux poursuites et à l’extermination physique et culturelle finirent par vivre au milieu des « Blancs ». Dona Mariana (dont la mère fut capturée au début du xxe siècle dans les forêts du Rio Envira) et Seu 8 Milton grandirent sur le Rio Jordão, s’y marièrent en 1953, et travaillèrent comme seringueiros pour les patrons de l’époque, de même que leurs dix enfants. En 1955, ils s’établirent non loin de là, sur les rives du Rio Tejo, où ils vivent encore, entourés de leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Cette parentèle, qui forme une « communauté de descendance » avec une continuité généalogique qui s’étend sur près de trois générations9, a toujours été considérée comme cabocla, un terme à connotation péjorative qui, dans l’État de l’Acre, désigne une famille indigène ou métisse.
- 10 Ce paragraphe et le suivant sont basés sur Pantoja, Costa & Postigo (2009) ; Pantoja (2008) et PCSA (...)
13À la fin des années 1980, Seu Milton et ses enfants se sont engagés dans les luttes sociales contre le régime patronal qui ont abouti à la création de la Réserve extractiviste du Haut Juruá. Pendant la décennie suivante, ils ont clairement soutenu sa mise en place en assumant des fonctions au sein de l’Association des habitants, et en participant à divers projets développés dans la zone. C’est à cette époque que nous nous sommes rencontrés. Au début du xxie siècle, la situation a cependant changé10.
14L’extraction du caoutchouc étant en net déclin, les habitants ont cherché d’autres activités économiques plus rentables. Outre les emplois publics créés par la municipalité, ils se sont tournés vers l’agriculture et l’élevage. Dans le même temps, le mouvement social des seringueiros s’est institutionnalisé avec la professionnalisation croissante de l’association et le rôle toujours plus important de cette dernière dans la gestion de la réserve. Ses nouveaux dirigeants, des personnes qui avaient maintenu jusque-là une relation plus distante avec l’implantation de l’Unité de conservation, ont adopté des pratiques politiques relevant du clientélisme qui a toujours caractérisé les relations de pouvoir dans la région. De plus, au cours de cette période, les pratiques prédatrices et illégales (chasses commerciales et création de pâturages) se sont généralisées. Peu à peu exclue des projets, positions et bénéfices, la famille de Seu Milton s’est senti victime de préjugés ethniques. Seu Milton se remémore souvent le jour où il a vu ses petites-filles revenir de l’école en larmes, leur institutrice ayant déclaré regretter que des Indiens aient survécu aux correrias, et que leurs descendants viennent à présent occuper les bancs de la salle de classe.
- 11 Le CIMI, proche de la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB), a pour fonction de souteni (...)
15C’est dans ce contexte que Seu Milton, Dona Mariana, leurs enfants et petits-enfants ont cherché de nouveaux alliés et médiateurs (en particulier le Conseil indigéniste missionnaire (CIMI) ; l’Organisation des peuples indigènes du Rio Juruá (OPIRJ) ; ainsi que les fonctionnaires de la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI)11, et ils ont lancé un mouvement d’affirmation ethnique. En toile de fond, une dispute territoriale : la Terre indigène revendiquée par les Kuntanawa, et dont ils demandaient qu’elle soit séparée de la Réserve extractiviste, se superposait en effet à cette dernière.
- 12 Nimuendajú, Curt. 1981 [1944]. Mapa etno-histórico do Brasil e regiões adjacentes. Adaptado do mapa (...)
16Le nom « Kuntanawa », qui faisait partie de la tradition orale du groupe familial, a alors remplacé le terme générique « caboclo ». Notons que l’on trouve l’ethnonyme « Kuntanawa » dans la chronique missionnaire (Tastevin 2009, 61-71) et qu’il figure sur la carte de Curt Nimuendajú12. Ces registres historiques semblent ainsi renforcer l’» authenticité » de l’existence kuntanawa face à ses alliés et à ses opposants. Toutefois, j’ai tendance à voir aujourd’hui dans cette reconnaissance de soi un agencement créatif qu’ils ont eux-mêmes initié. Leur mobilisation et les connexions qu’ils ont su établir leur ont permis de subvertir leur condition préalable et dévalorisée de caboclos pour les projeter, en tant qu’indigènes, sur la ligne de front de la lutte pour la conservation de la forêt. Ils se sont de la sorte soustraits à un probable ostracisme politique et à la subordination aux nouvelles forces dirigeantes de la réserve, pour s’ouvrir un nouveau champ d’action et de relations.
17A ce premier stade, j’ai dû faire face, en ce qui me concerne, à une série de questions inédites auxquelles je n’étais pas préparée.
- 13 J’ai reçu le prix de la Fondation Joaquim Nabuco pour ma thèse qui a été rééditée en 2008 (Pantoja (...)
- 14 J’ai vécu à Cruzeiro do Sul entre 1993 et 1994, avant de retourner dans le Sudeste du pays pour y f (...)
18J’ai soutenu ma thèse de doctorat en 2001, à l’Université de l’État de São Paulo à Campinas (UNICAMP), et l’ai publiée trois ans plus tard sous le titre Os Milton. Cem anos de história nos seringais [Les Milton. Cent ans d’histoire dans les seringais]13. La famille de Milton Gomes da Conceição est entrée dans ma vie en avril 1993, au moment où je quittais définitivement Rio de Janeiro pour aller m’aventurer dans les seringais de l’Acre, un voyage dont je pourrais dire que je ne suis jamais revenue14. Nous sommes devenus très proches pour des raisons liées à ma recherche autant que politiques : comme je l’ai dit, Seu Milton et ses enfants étaient à la tête du mouvement pour la création de la première Réserve extractiviste de la planète, celle du Haut Juruá, officialisée en 1990. Mon travail entrait dans le cadre d’un projet coordonné par, entre autres, Manuela Carneiro da Cunha et Mauro W. Barbosa de Almeida (mon futur directeur de recherches). Mes activités n’étaient pas uniquement scientifiques, puisque j’assurais aussi le rôle de conseiller politique auprès de l’association naissante des habitants, afin de former ses dirigeants, d’articuler des projets, de documenter les réunions de la communauté et de lui apporter un soutien (Pantoja 2008, 33-51).
19À mesure que je m’immergeais dans le quotidien des seringueiros, et même dans la « politique du seringueiro », je m’aperçus que j’étais en train de m’affilier, ou de me situer aux côtés d’un important groupe de parents. Comme je l’ai montré dans mon travail universitaire, celui-ci s’est construit en tant que tel tout au long du xxe siècle, ses liens étant fondamentalement cimentés par la performance et la convivialité affective. Les autres familles locales le désignaient comme « les Milton » – même si le groupe lui-même ne se reconnaissait pas ainsi, et c’est là un point important –, une appellation dans laquelle le prénom du patriarche devenait un nom distinguant une collectivité.
- 15 On trouvera une synthèse de la vaste bibliographie sur les utilisations indigènes de l’ayahuasca ch (...)
20En ces années-là, je ne voyais pas de discontinuité significative entre « les Milton » et les autres familles de la réserve. Certes, il y avait une ascendance indienne plus ostensiblement assumée par certains d’entre eux, mais elle ne représentait pas à proprement parler une exclusivité. L’usage récent et régulier que le père et les fils faisaient de l’ayahuasca constituait également une autre référence indigène. Le contact des Milton avec cette substance hallucinogène utilisée par de nombreux groupes indiens en Amazonie s’est opéré à travers des ethnies voisines et des membres de Santo Daime15.
- 16 Antonio Macedo, né seringueiro et spécialiste du sertão de par sa profession, a coordonné la branch (...)
21L’engagement politique de cette famille, sa loyauté envers le charismatique Antonio Macedo16 et sa réceptivité à des projets et partenariats étaient remarquables. Ces facteurs les distinguaient indéniablement et ils expliquent ma fascination. Cependant, j’imaginais quelque peu naïvement qu’ils faisaient, avec moi et les autres, partie d’un tout : la réserve.
- 17 À la différence des « caboclos », les « Indiens » jouissent de droits légaux inscrits dans la Const (...)
22Après mon installation à Rio Branco, en 2002, mes voyages dans le Haut Juruá s’espacèrent. Mon doctorat en poche, mais sans emploi ni revenus, j’avais accepté divers postes de consultante dans d’autres localités et États, et mes contacts avec mes amis de la réserve étaient devenus sporadiques. En 2005, cependant, « les Milton » resurgirent dans ma vie, non plus comme la famille de seringueiros « caboclos » que j’avais connue, mais désormais comme les « Indiens » kuntanawa et, en tant que tels, sujets de droits17.
- 18 Au Brésil, le terme d’ethnologue désigne généralement les anthropologues dont les recherches porten (...)
23Lorsque « les Milton » devinrent kuntanawa, ce fut comme si j’étais devenue ethnologue18 du jour au lendemain (Pantoja 2008, 379). Comprendre l’ethnicité Kuntanawa à ce stade initial était à la foi un défi et une nécessité : il m’apparaissait absolument impératif de comprendre quel était le processus en jeu. Quant à mes collègues, amis de la famille et gestionnaires publics, ils se demandaient comment ce changement s’était produit et quelles pouvaient en être les possibles conséquences, en particulier pour la réserve.
24Cette discontinuité était-elle illusoire, et les Kuntanawa avaient-ils en fait toujours été là ? Certains des fils et petits-fils de Seu Milton argumentaient dans ce sens et ils récusaient l’idée d’une « émergence » ethnique, terme (et hypothèse) que j’ai parfois utilisé dans mes premiers écrits à ce sujet. Ils objectaient qu’ils n’étaient pas des « semences » ayant hiberné sous terre et subitement fait surface. Ils étaient bien au contraire des « Indiens existants, non émergents » ; autrement dit, ils avaient toujours été Indiens. Ainsi, le problème venait de moi qui ne parvenais pas à décrire ce phénomène. Quand mon ouvrage fut réédité en 2008, mes amis et interlocuteurs voulaient que je modifie le titre et remplace Les Milton par Les Kuntanawa. Le premier, selon eux, était une attribution exogène à laquelle ils ne s’identifiaient pas, tandis que le second était une affirmation légitime de reconnaissance de soi. Je leur avais rétorqué alors que la question de l’ethnicité Kuntanawa ne se posait pas au moment de la recherche, et que j’avais explicitement indiqué dans le livre, que « les Milton » n’était pas un nom qu’ils s’étaient eux-mêmes donné. Mais en mon for intérieur, je ne pus m’empêcher de réévaluer le regard qu’à l’époque j’avais porté sur eux, lequel était fonction de mes propres intérêts théoriques (la reconstruction de l’histoire familiale) et, autant le dire, politiques (la viabilité du projet de la réserve).
25Le premier impact qu’eut sur moi l’auto-déclaration des Kuntanawa fut d’ébranler ma certitude que le projet de la réserve était un objectif indiscutable pour « les Milton », et qu’il nous était donc commun. Ces derniers semblaient avoir pris une autre direction et rompu ce que j’appellerais une alliance tacite. En conséquence, l’» irruption » Kuntanawa me contraignit à un effort réflexif, théorique et politique. La réserve était-elle une fin incontestable pour moi ? Et quelle était à présent la place de la Terre indigène kuntanawa dans mes projets de travail et de vie ? Ce fut une expérience assez douloureuse que de penser qu’il me faudrait choisir entre une possibilité ou une autre, peut-être justement parce qu’il m’était difficile d’imaginer la séparation que le statut légal respectif de ces deux conditions (Indien – Terre indigène, d’une part, seringueiro – Réserve extractiviste, de l’autre) considère comme évidente, ainsi que nous le verrons plus loin.
26Le fait est que l’idée d’identités stables et contrastées (comme l’opposition classique entre Indiens et Blancs) se dissolvait sous mes yeux dans un mouvement de différenciation que je ne pouvais ignorer. Les Kuntanawa, quant à eux, fonctionnaient dans la dualité. Ils se voulaient existants depuis toujours, et avaient relégué le mélange au second plan (Pantoja 2008, 386).
- 19 « Parents » est la façon dont les groupes indigènes se réfèrent parfois les uns aux autres pour aff (...)
- 20 Il s’agit de groupes indigènes du Nordeste qui, après presque cinq cents ans de contact avec les Bl (...)
- 21 L’Institut Chico Mendes de conservation de la biodiversité (ICMBio), créé en 2007, a changé de stra (...)
27Entre-temps, une question se posa immédiatement dans le débat public, à savoir, étaient-ils réellement Indiens ? Les Kuntanawa eux-mêmes s’y voyaient confrontés, étant également soumis aux interrogations de leurs « parents » d’autres ethnies19. J’entendais des habitants de la réserve, leurs voisins, arguer que leurs vieilles connaissances étaient des « seringueiros » et non de « vrais Indiens » qui, selon eux (et dans le sens commun), se promènent nus, portent des coiffes de plumes, se peignent le corps, et parlent même une autre langue. Quant aux fonctionnaires de la FUNAI, ils m’avaient contactée afin d’obtenir plus d’éléments pour pouvoir donner suite à la revendication des Kuntanawa, dont le cas présentait des similitudes avec celui des « Indiens du Nordeste »20. Enfin, l’organisme fédéral administrant la réserve cherchait à préserver cette dernière de tout démembrement, dans la mesure où la Terre indigène revendiquée se superposait entièrement à une partie de son territoire21.
- 22 Edilene Cofacci Lima (2012) a aussi fait l’expérience de conflits semblables chez les Katukina du H (...)
28Par ailleurs, certains fils et petits-fils de Seu Milton m’ont quelquefois interpellée de façon plus incisive, et même avec une certaine défiance, à propos de ma position et de mes intérêts ; ils voulaient savoir, plus précisément, si j’étais réellement disposée à contribuer, par mon expertise, à leur cause. La situation à laquelle j’étais confrontée était ainsi bien différente de celle qui prévalait lors de mon travail de terrain dans les années 1990. Les accords passés pendant mon doctorat étaient réexaminés dans un contexte relativement changé, et ils étaient renégociés par la génération succédant à celle avec laquelle j’avais travaillé auparavant22. Je me sentais en général mal à l’aise dans ces circonstances et bien souvent offensée.
29Si je bénéficiais d’une solide relation de confiance avec Seu Milton, Dona Mariana et l’» aile féminine » de la famille, à savoir les filles, brus, et petites-filles, il en allait autrement avec les fils et les petits-fils. Pendant mon enquête pour le doctorat, mes interlocuteurs principaux, outre Seu Milton et Dona Mariana, avaient été leurs fils et filles et je suis même devenue marraine de plusieurs des petits-enfants du couple, sans pour autant développer de relation de travail avec cette génération. Mes collaborateurs directs avaient donc été le noyau de la famille qui avait grandi dans la tradition des seringueiros : ceux qui avaient commencé à travailler jeunes dans la production de caoutchouc, s’étaient mariés tôt, n’avaient pas reçu d’éducation scolaire ou lettrée, et dont le contact avec le monde extérieur à la réalité des seringais date seulement du début des luttes pour la création de la réserve. Jusqu’au début du xxie siècle, peu d’entre eux avaient voyagé jusqu’à la capitale de l’Acre, et encore moins dans d’autres villes du pays, pour ne pas parler de l’étranger.
- 23 Les Kuntanawa parlent portugais. Comme il n’existe pas de locuteurs de leur propre langue, les plus (...)
30Pour les petits-fils du vieux couple, les choses étaient différentes. S’il est vrai qu’ils avaient l’habitude de me voir chez eux enregistrer des entretiens, prendre des notes, des photos, ou simplement discuter, nous n’avions jamais réellement travaillé ensemble. Et dès les années 2000, plusieurs d’entre eux étaient devenus des leaders de leur peuple, tant au niveau local, que dans des forums nationaux et même, au fil du temps, internationaux. Ce sont eux qui, les premiers, ont adopté des noms indigènes et entrepris d’apprendre la langue de leurs ancêtres23. Même si les plus âgés de cette génération sont familiarisés avec la production de caoutchouc, aucun d’entre eux n’a jamais exercé le métier de seringueiro. À de rares exceptions près, tous ont été scolarisés, chose inimaginable pour leurs parents. C’est cette génération qui a progressivement introduit l’utilisation d’ordinateurs, de dictaphones, de caméras et d’appareils photo numériques. C’est également elle qui a commencé à prendre l’avion pour l’étranger, étendant le réseau d’alliances des Kuntanawa au-delà des « chercheurs » traditionnels (dont moi-même), aux artistes, journalistes, autres leaders indigènes, dirigeants d’ONG, fonctionnaires d’État, entre autres.
- 24 Pour les jeunes kuntanawa et d’autres ethnies, la musique est devenue, dernièrement, un mode d’expr (...)
31Il ne faisait aucun doute que ces jeunes leaders kuntanawa étaient des interlocuteurs différents et qu’une autre relation était à construire entre eux et moi. Pour cette génération, mon implication de plus d’une décennie auprès du groupe ne me garantissait aucunement leur confiance pour que je puisse enregistrer leurs chansons, par exemple24. Je n’ai jamais été prise à partie à ce sujet, mais j’ai entendu dire que l’on conjecturait sur les profits financiers que je pouvais retirer de ma recherche. Il est évident que l’aval de Seu Milton était important, mais je me sentais très nettement dans l’obligation permanente de justifier mes intentions face à ces jeunes.
- 25 L’ISA [Institut socio-environnemental] fut fondé en 1994 par un groupe qui œuvrait pour la défense (...)
32Je n’avais jamais eu affaire à des revendications indigènes auparavant et ne savais pas exactement ce que je pouvais, ou devais, faire pour soutenir la cause des Kuntanawa. Je ne me sentais pas en mesure de la défendre en public ; d’après moi, c’était leur rôle. Mais quand l’Instituto Socioambiental (ISA)25 me demanda de rédiger l’entrée « Kuntanawa » pour l’Encyclopédie des peuples indigènes, j’acceptai aussitôt (Pantoja 2009), de même que lorsque le gouvernement de l’État publia un volume sur les peuples indigènes de l’Acre, volume auquel un jeune leader kuntanawa contribua également (Pantoja 2010). Lorsqu’ils firent appel à moi, j’aidai les chefs du groupe à rédiger certains documents et cartes. Pourtant, après ce modeste « militantisme », il me sembla préférable, et mes collègues m’y encouragèrent, de retourner à la production scientifique sur l’ethnicité et des thématiques proches. Néanmoins, l’acheminement des revendications kuntanawa aux organismes gouvernementaux, en particulier à la FUNAI, plaçait à l’horizon des possibles que je sois sollicitée pour produire un document technique en vue de l’identification et de la démarcation d’une Terre indigène.
33Dans un premier temps, j’ai cherché à penser les cas amazoniens de superposition territoriale entre revendications indigènes et unités de conservation (cf. Ricardo & Macedo 2004) en considérant les phénomènes d’appropriations de l’» émergence ethnique ». L’idée était alors de construire un récit sociohistorique permettant de trouver dans le passé et dans la trajectoire récente des Milton-Kuntanawa une explication à la situation présente.
34Dans un texte présenté lors une réunion de l’Association brésilienne d’anthropologie (ABA) en 2006, j’analysais le cas des Kuntanawa à travers la dimension politique de l’ethnicité (Cunha 1987 [1979]) et dans le contexte historique de la réserve. « L’émergence actuelle de la revendication des Kuntanawa d’une identité et d’un territoire distincts », écrivais-je alors, « doit être comprise comme partie intégrante d’un contexte dans lequel s’entrecroisent, entre autres, des processus de redéfinition identitaire, d’exclusion politique et de discrimination ethnique, de revendication similaire de la part d’un groupe voisin et d’action de médiateurs ».
- 26 Le terme « pajé », équivalent de « chaman », provient du tupi parlé par les Indiens de la côte atla (...)
- 27 Terri Aquino, anthropologue formé à l’Université de Brasília, se bat depuis la fin des années 1970 (...)
35Avec le recul, et malgré le « ton » sociologique un peu gênant dans la mesure où les paroles locales sont subsumées sous mes propres formulations, je considère comme positive la reconstruction historique des années antérieures à la revendication des Kuntanawa. Ceci dit, je me rends compte aujourd’hui que ce qui m’intéresse le plus dans la période de création de la réserve (entre les années 1980 et 1990) sont les nombreuses occasions que la famille de Seu Milton a eues pour se rapprocher de groupes et réalités indiennes. Elle a ainsi visité des terres indigènes voisines, rencontré des chefs et des pajés 26, s’est initiée à l’usage de l’ayahuasca, a côtoyé des ethnologues (comme Terri Aquino27) et s’est réappropriée, y compris à travers mon travail, les récits mémoriaux de Dona Mariana.
36Comment incorporer ces expériences à l’analyse ?
- 28 Manuela Carneiro da Cunha (1987 [1979]) parle d’un « résidu » de l’analyse, qu’elle conçoit en tant (...)
37Je me suis demandé, par la suite, si la dimension politique épuisait tous les sens de l’ethnicité28. Plus encore, je me suis demandé s’il y avait quelque chose qui, échappant à l’analyse, glissait sur le terrain d’une subjectivité kuntanawa. J’ai appelé ce quelque chose une « ethnicité diffuse » et il m’a semblé que l’expérience de l’ayahuasca contribuait à la renforcer sur le plan émotionnel. Il me fallait résoudre ce problème conceptuel pour échapper à l’oscillation entre les dimensions externes et internes de l’ethnicité. Plus qu’une sorte de mystère que l’analyse historique ne pouvait cerner, ce qui se jouait là était la question même des processus de subjectivation et leur dynamique.
- 29 C’est peut-être en ce sens que les Indiens se disent existants et non émergents.
38De fait, il me paraissait que l’ayahuasca jouait un rôle important pour intensifier, et même rendre viable, l’autoconstitution des Kuntanawa. Telle qu’elle m’était décrite, son utilisation rituelle leur permettait de dépasser le monde ordinaire, historique, et d’accéder à une « réalité vraie », comme une espèce de fonds culturel et spirituel présent de tous temps qui les aurait créés en tant que peuple indigène29. Avec cette boisson utilisée par de nombreux peuples de langue pano (mais pas seulement eux), les Kuntanawa semblaient jeter un regard nouveau sur eux-mêmes, leur histoire et leur environnement.
- 30 Cunha (2009, 35) observe que la vocation chamanique connaît actuellement une expansion, en particul (...)
- 31 En 2009, les Kuntanawa ont dressé une carte de ce qu’ils considèrent comme leur territoire (Projeto (...)
39Je les ai entendus déclarer que l’ayahuasca leur conférait le don d’accéder à des éléments distinctifs de leur culture originale, comme des cantiques, des peintures corporelles, des ornements, ainsi qu’à des savoirs magiques et ethnobotaniques. Le chamanisme, auquel seul un des fils de Seu Milton s’était jusque-là intéressé, était en plein nouvel essor chez les petits-fils (et petites-filles)30, qui approfondissaient leur connaissance de l’ayahuasca et s’érigeaient en pajés (Pantoja 2013). Certains lieux situés dans les hautes rives furent « sacralisés », comme les cimetières ou les points de cueillette de « médecines » (des plantes considérées comme médicinales) ; d’anciens sites d’habitation du groupe furent repris dans leur signification historique ; des forêts de chasse et de cueillette devinrent « traditionnelles »31.
- 32 Depuis 2002, les Yawanawa organisent chaque année le Festival Yawa, en Terre indigène du Rio Gregór (...)
40Des alliances interethniques ont été scellées dans un réseau qui incluait principalement les peuples ashaninka (Arawak) et yawanawa (Pano), tous deux consommateurs d’ayahuasca. Des échanges culturels furent alors organisés dans le contexte du chamanisme (diètes, retraites, chants, pratiques), de la médecine (plantes et herbes curatives), de l’agrobiodiversité (implantation de systèmes agroforestiers) et du langage (apprentissage d’une langue de la même famille). Les contacts s’étendaient cependant aussi à l’univers non indigène, comme les groupes urbains consommateurs d’ayahuasca et/ou les adeptes de tourisme spirituel brésiliens et étrangers. Les Kuntanawa commencèrent à envoyer des représentants aux « festivals de la culture » qui existaient depuis quelques temps dans l’État de l’Acre32 ; et en 2010, grâce à différents appuis (pas uniquement indigènes), ils organisèrent le Premier festival culturel pano dans la zone revendiquée comme leur Terre indigène. L’événement se tint également l’année suivante.
41J’eus la possibilité d’assister au premier festival qui réunit pendant six jours des représentants de neuf ethnies pano (en plus des Kuntanawa, les Huni Kuin ou Kaxinawá, Yawanawa, Shanenawa, Shawãdawa, Jaminawa, Nukini, Marubo et Katukina) et d’un groupe arawak (les Ashaninka). À eux s’ajoutaient des invités venus de plusieurs États du Brésil et de l’étranger (d’Angleterre, d’Espagne et d’Allemagne, entre autres). La présence la plus notable fut celle d’une délégation inuit (du Groenland) et de son chaman, auxquels deux Kuntanawa (le fils et le petit-fils de Seu Milton) avaient déjà rendu visite lors d’un voyage l’année précédente. Presque tous les soirs, se tenaient des rituels de consommation d’ayahuasca, et d’autres où l’on chantait des cantiques et prisait du rapé 33. Les chamans pano, arawak ou inuit pouvaient alors diriger les cérémonies, une nuit ayant été réservée aux membres du Santo Daime en provenance de Rio de Janeiro. On estima à près de deux ou trois cents le nombre de participants à l’événement, auquel les habitants non-indiens du voisinage n’eurent qu’un accès restreint.
- 34 Manuela Carneiro da Cunha (2009) soutient qu’il y a un rapport entre ce que l’on définit généraleme (...)
42Après toutes ces années passées avec les membres de la grande famille de Seu Milton, jamais ils ne m’étaient apparus si « indiens » et n’avaient autant mis leur « culture » en valeur. Tous, du patriarche aux arrière-petits-enfants, étaient présents. Le festival était évidemment un moment de rupture avec le quotidien : pour la durée des rencontres, tous avaient laissé leur domicile principal pour s’installer dans de petites maisons improvisées dans le village de Kuntamanã. L’alimentation était collective et les travaux des champs, ainsi que les autres tâches ordinaires, avaient été mis de côté. Pour l’heure, il s’agissait de vivre la « culture ». Ces guillemets, loin de toute ironie, indiquent simplement que je me réfère à la distinction opérée par Manuela Carneiro da Cunha34. Or tout ce qui était « ravivé » dans ce contexte éminemment interethnique – peinture, vêtements, danse, musique, jeux, amusements, langue, connaissances et rituels dits sacrés – était conceptualisé en ces termes.
- 35 Peter Gow (1996) s’est déjà demandé si le chamanisme lié à l’ayahuasca, tel qu’il est pratiqué actu (...)
43Je fus donc amenée à reformuler ma problématique initiale, pour me demander si le rôle de l’ayahuasca dans la subjectivité des Kuntanawa ne correspondait pas à une sorte de « cosmopolitisme cosmologique », basé sur un vaste réseau de relations interethniques ou interculturelles, plutôt qu’à la mise en place d’un système culturel (avec et sans guillemets) (Pantoja 2013)35.
44Quoi qu’il en soit, c’est cette idée de réalité sociale, conçue comme un tissu de relations – fait de rencontres, de connexions, et aussi de pratiques et de perspectives – qui m’a servie d’orientation pour la suite.
- 36 Terme de la langue générale désignant les Blancs (Ndt).
- 37 La notion de « mélange » a été formulée dans le cadre de réflexions sur les Indiens du Nordeste et (...)
45Pour la seconde édition de mon livre, je décidai d’insérer une « postface sur les Kuntanawa », dans laquelle je proposais certaines pistes d’analyse pour penser le processus de subjectivation à l’œuvre au sein de ce groupe. J’assumai d’emblée son indianité tout en relativisant l’opposition entre Indiens et Blancs (ou caboclos et cariús36), et en soulignant le « mélange » (génétique, culturel, social et territorial) qui a marqué toute la colonisation du Haut Juruá pendant la période du caoutchouc37.
46L’idée était que, malgré la rigidification dont les catégories Indien et Blanc font souvent l’objet dans des situations de conflit interethnique, sur les plans historique et quotidien, on serait plutôt en présence de sujets connectés de multiples manières. Ainsi, en prenant le Haut Juruá comme le locus, avant et après l’exploitation gommifère, de nombreux échanges inter et intra-ethniques, je tendais à considérer que ceux-ci formaient un réseau pouvant être appréhendé tant d’un point de vue sémantique que d’une perspective de multiples relations sociales.
- 38 Maison collective (Ndt).
- 39 Les sages-femmes établissent automatiquement des relations de compérage avec les parents des enfant (...)
47En ce sens, je constatai que les populations récemment arrivées utilisaient plusieurs catégories pour qualifier les peuples natifs (Indiens ou caboclos), que chacune d’elles était adjectivée pour créer de nouvelles distinctions (brabos [sauvages], mansos [apprivoisés], amansados [domestiqués], civilizados [civilisés]), lesquelles pouvant engendrer à leur tour d’autres différenciations. Ainsi, les Kaxinawá furent rassemblés par le patron Felizardo Cerqueira (Iglesias 2010) et « amansados dans la maloca38 » en tant que collectivité. Pour sa part, la mère kuntanawa de Dona Maria, baptisée Regina, fut « capturée dans la forêt, à la corde ». En outre, les interactions entre ces personnes et ces groupes prenaient des formes très diverses, mais pas nécessairement exclusives. Cela allait des assassinats d’Indiens (comme les membres de la maloca de Regina) ou de seringueiros, à des rapts de part et d’autre (encore Regina, mais aussi des femmes et enfants blancs enlevés par des Indiens), en passant par le travail et la protection (tels les Kaxinawá du Rio Jordão ou Regina qui, une fois unie à un collecteur de caoutchouc, avait peur des Indiens brabos). À cette liste s’ajoutent des relations de compérage [compadrio] et d’union (ce fut ici encore le cas de Regina, cabocla mansa qui eut plusieurs compagnons seringueiros, devint une sage-femme réputée et développa ainsi dans les seringais un solide réseau de compérage qui lui fut souvent d’un grand secours)39.
48L’ensemble de ces termes, qu’ils relèvent d’une identification par soi-même ou par l’autre, forme ce que l’on pourrait appeler une cartographie sociale qui évoque davantage l’image d’un réseau de relations qu’un système d’oppositions binaires. L’Indienne braba encore sans nom fut baptisée Regina. Alors qu’elle fréquentait déjà des seringueiros, elle avait des contacts avec les Kaxinawá amansados par Felizardo Cerqueira, mais ne mangeait rien chez eux, de peur d’être ensorcelée. Cabocla renommée de par sa connaissance des « remèdes de la forêt » et son habileté en tant que sage-femme, elle légua cet héritage à sa fille Mariana. Cette dernière se maria avec Seu Milton, fils d’Indiens nehanawa amansados par des seringueiros blancs. Les enfants du couple produisaient du caoutchouc dans les seringais du Haut Rio Tejo – on les appelait les « Caboclos de Milton ». Ils ont lutté pour que soit mise en place la Réserve extractiviste, défiant les patrons d’alors avec les autres seringueiros, et ils se battent désormais pour obtenir une Terre indigène en s’affirmant Indiens et en se réappropriant la classification créée par les Blancs. Comme on le verra plus loin, l’autodéfinition indigène s’allie à une perspective où les Kuntanawa pensent pouvoir venir en aide à la réserve et à ses habitants, et non aller contre elle.
49Ce réseau de relations, loin d’être stable, a donc subi de nombreux changements en raison des multiples connexions qui ont pu se faire en son sein à travers le temps et l’espace. Des personnes comme les ancêtres des Kuntanawa d’aujourd’hui (mais également ces derniers) furent (et sont) traversées par plus d’une catégorie d’(auto-)identification, ce qui leur permet de circuler entre différentes positions dans un mouvement qui n’est ni prévisible, ni immobilisant. Les processus en cours dans le Haut Juruá, et dans la réserve en particulier, ne pourront être saisis que si l’on comprend que ce dispositif continue d’opérer. Les objets-sujets qui se forment renverraient avant tout à un éventail de relations ; ils ne seraient pas donnés a priori, mais seraient plutôt en voie de constitution au moment-même où des connexions sont établies.
50Plus récemment, l’image du rhizome (Deleuze & Guattari 1976) m’a été particulièrement utile. Le rhizome est une racine capable de produire de nouvelles ramifications dans des directions imprévues, d’établir des points d’adhésion capables d’acquérir assez de consistance pour devenir à leur tour le point de départ de nouvelles connexions. En tant qu’alternative au concept d’identité – qui correspondrait à un « état massif de “différence” antérieure et stabilisée » (Castro 2006, 42) –, le rhizome propose justement une perspective plus malléable d’articulation des relations (Castro & Goldman 2006).
- 40 Pour les locuteurs de langue pano, le terme « Kunta » signifie noix de coco (Scheelea phalerata) ; (...)
- 41 « Toutes les ethnographies bien élaborées […] montrent que les théories locales, outre qu’elles son (...)
51Je ne prétends bien sûr pas nier l’existence de moments stables au cours desquels les relations semblent clairement définies et les positions bien délimitées. Toutefois, mon travail de chercheure m’a également montré que l’expérience subjective de ceux qui s’identifient comme Kuntanawa ne se limite pas à l’affirmation de leur « indianité » face aux « Blancs » ou face à l’État. Dans la vie quotidienne au village, l’on est Kuntanawa les uns vis-à-vis des autres lorsqu’on fabrique du rapé, de l’artisanat, quand on chasse, cuisine, s’occupe des enfants, ou encore, pendant les rituels de l’ayahuasca. On est Kunta40, comme ils ont coutume de le dire ou de le chanter. La subjectivation kuntanawa ne saurait se réduire à une dispute territoriale entre ce groupe et les habitants de la réserve, ni à la revendication de droits ethniques auprès de la FUNAI41.
52Pourquoi ne pas envisager cette autodéfinition comme une ligne de fuite qui permettrait aux Kuntanawa d’échapper aux menaces pesant sur la réserve et ses habitants, et de proposer une nouvelle organisation ? La dépendance envers les politiques publiques d’assistance, la soumission à une structure de gestion centralisée, ou l’avancée du modèle agropastoral qui entretient avec la forêt une relation prédatrice et utilitariste (Pantoja, Costa & Postigo 2009), représentent de véritables dangers. En s’affirmant Kuntanawa, ne seraient-ils pas en train de défendre alors un autre projet de vie, une autre façon d’être ?
53Ce projet de vie – qui associe réinvention culturelle, préservation environnementale et agroécologie – ne leur est pas nécessairement exclusif. Bien au contraire, il est extensible aux alentours de la Terre indigène convoitée, c’est-à-dire à leurs voisins de la réserve. Mes interlocuteurs indiens ont souvent été explicites sur ce point : la Terre indigène kuntanawa serait un atout pour la réserve et elle en serait de plus une alliée (cf. Pantoja 2008, PNCSA 2009, Rezende 2012). Par exemple, l’interdiction de pratiques prédatrices de chasse dans la première garantirait la reproduction des espèces surexploitées dans la seconde. De même, la mise en place d’expériences agroforestières par les Kuntanawa assurerait l’approvisionnement en plants et l’assistance technique nécessaire à qui le souhaiterait, comme c’est déjà le cas. En ce sens, la réserve constitue également une référence positive dans leur discours.
54L’idée d’une articulation en réseau, interethnique, politique et subjectivement opérante, est d’autant plus pertinente que c’est dans la région du Haut Juruá que s’est constituée, dans les années 1990, l’Alliance des peuples de la forêt qui a réuni des groupes indigènes et des seringueiros dans des projets divers (Almeida 2004) ; ou que, dans les années 2000 déjà, les Ashaninka du Rio Amônia ont créé une école de pratiques et connaissances traditionnelles, centrées sur des alternatives de développement pour la région. Il en va de même pour l’émergence, en ce moment même, d’une force significative en faveur de la réserve qui défend la reforestation et l’alliance avec les voisins indiens – parmi lesquels, les Kuntanawa (Pantoja & Mattos 2012).
55La différence ethnique entre les Kuntanawa et les autres habitants de la réserve est perceptible au quotidien. Néanmoins, elle n’est source de « frontières » et de conflits que lorsque la question territoriale entre en jeu ou, plus précisément, lorsque le litige porte sur la superposition de la Terre indigène réclamée à la Réserve extractiviste déjà existante. Il est très probable que peu de familles seront effectivement déplacées dans le cas d’une démarcation de la Terre indigène. Mais, dans leur grande majorité, les habitants de Vila Restauração, dans le Haut Rio Tejo, critiquent les revendications des Kuntanawa et se plaignent des restrictions qu’ils devront subir dans l’exploitation des zones forestières pour la chasse et l’extraction du bois de construction (Rezende 2012).
56Toutefois, même ici, il n’y a pas de consensus. Parmi les Kuntanawa, des personnes comme Seu Milton affirment que le « père de famille » qui chasse pour nourrir ses enfants y sera autorisé, et pourra donc pénétrer dans les forêts circonscrites par la Terre indigène. Ne pourront pas le faire, prévient-il cependant, ceux qui tuent de forme prédatrice pour commercialiser la viande. On touche ici à un point sensible qui fait l’objet de débats animés entre les habitants de la région : la chasse illégale est dite « invasion », soit parce qu’il ne s’agit pas d’occupants de la réserve, soit parce qu’elle est pratiquée à grande échelle pour la vente, ou encore, parce qu’il y a de fait une plus grande pression sur les animaux sylvestres dans les forêts proches des « communautés » les plus denses, comme c’est justement le cas de Vila Restauração. La situation se complique encore quand on sait que les « envahisseurs » ont éventuellement des liens de parenté avec ceux qui défendent le territoire. La restriction que veulent mettre en œuvre les Kuntanawa peut recevoir l’appui d’habitants de la réserve ; elle pourra également apparaître comme une contrainte à certains membres du groupe lui-même.
57Il y a par ailleurs dans la zone disputée des familles qui ont des liens de parenté avec le groupe indien, bien qu’elles ne se reconnaissent pas comme telles. Les dirigeants kuntanawa les incitent à rester, et le chef de l’une d’elles semblait accepter l’invitation, puisqu’il voit dans la Terre indigène une protection contre la déforestation engendrée par les éleveurs de bétail et les commerçants de Vila Restauração. Toutefois, un autre habitant, dans une situation pourtant semblable, déclarait que, même s’il reconnaissait la légitimité de la revendication indigène, il comptait partir parce qu’il craignait de rester sous l’autorité d’un chef et de ne pas « garder la main sur ce qui lui appartient ».
58Malgré tout, une chose peut-être est consensuelle : un Indien, contrairement au caboclo, a des droits, parmi lesquels, celui à la terre. D’un point de vue juridique, Indiens et Réserves extractivistes sont des termes incompatibles, tout comme le sont ceux de seringueiros et Terres indigènes : si les « caboclos Milton » avaient leur place dans la réserve, ce n’est plus le cas des « Indiens kuntanawa ». Cependant, montrant une fois encore que les catégories d’analyse ne permettent pas d’appréhender une réalité complexe, on constate que la relation entre ethnicité et territoire n’est pas univoque. En effet, les Kuntanawa, qui n’ont pas encore leur propre terre, se trouvent dans une zone régularisée où ils jouissent de droits. Cette situation, précaire ou provisoire, leur a permis d’organiser leurs festivals culturels, de se regrouper en villages, de créer leurs propres projets (d’artisanat, de reforestation), de chasser, de pêcher et de pratiquer les rituels de l’ayahuasca, et ce, bien souvent, en présence des voisins non indiens.
59Comme on le sait, le terme « Indien » renvoie à un concept d’analyse, à une catégorie administrative et à une notion utilisée par le mouvement social indigène ; elle est, par conséquent, politique. C’est dans cette ambiguïté que travaille l’anthropologue (Boyer 2010) : un terrain miné dans lequel la pression peut venir de toutes parts. Ses amis-interlocuteurs veulent qu’il prouve scientifiquement, à travers ses expertises et ses écrits, qu’ils sont bien ce qu’ils prétendent, c’est-à-dire Indiens ; l’État lui demande des documents techniques justifiant les revendications territoriales ; ses collègues de discipline et/ou associatifs exigent de lui une analyse rigoureuse qui condamne les discriminations ethniques. Je n’évoquerai même pas les juges, susceptibles d’interroger l’anthropologue sur son travail technique, ou les opposants aux droits indigènes qui tenteront parfois de le dénigrer en public.
60À l’heure actuelle, j’ai la nette sensation d’être liée aux Kuntanawa par des liens de différente nature (amitié, recherche, voire hostilité), et la certitude d’être intéressée par leur devenir. Nous ne pensons pas de la même manière, et ils ne seraient probablement pas d’accord avec tout ce que j’écris ici. Néanmoins, en dépit des tensions, les Kuntanawa font partie de ma vie, comme moi de la leur. Je pense même avoir joué un certain rôle dans la construction d’un récit historique sur et par eux-mêmes – ou par une partie d’entre eux.
61J’ai élaboré mon projet de doctorat en 1994 et me suis concentrée, dans les années suivantes, sur les récits de Dona Mariana. J’ai fait d’innombrables enregistrements avec elle, la plupart du temps en des occasions et/ou lieux où la famille se retrouvait (comme dans la cuisine). En d’autres termes, toute cette partie de l’étude était publique, ouverte à qui voulait bien l’entendre et participer. Le matériel fut publié sous forme de longs récits, en évitant les courtes citations décontextualisées. Le groupe a eu par la suite un plein accès aux deux éditions du livre. Comme je l’ai précisé, celui-ci est devenu une sorte de « rapport » qui documentait leur ascendance ethnique, légitimant ainsi leurs droits territoriaux (Pantoja 2008, 379). D’une certaine façon, les efforts de recherche collaborative ont produit des effets inespérés.
62Pourtant, l’ouvrage a fait aussi – et fait encore – l’objet d’un certain ressentiment : il rappelle un passé que le groupe voudrait oublier, l’histoire des seringueiros qui n’est plus valorisée. On m’a demandé plus d’une fois pourquoi le fait qu’ils sont Indiens n’y était pas présenté plus explicitement. Je sens encore aujourd’hui chez certains leaders une attitude très ambiguë vis-à-vis de cette publication, voire à mon égard. Après 2008, certains ont affirmé que la « véritable » histoire du groupe restait à écrire – ce qui serait fait par les Kuntanawa eux-mêmes.
- 42 Si les autorisations pour pénétrer en Terre indigène requièrent légalement l’accord de la FUNAI, c’ (...)
63Ce genre de déclaration, qui traduit une autonomie (et une méfiance) du groupe envers « son » anthropologue, est relativement courant de nos jours (voir, par exemple, Edilene Coffaci de Lima déjà citée). Il ne fait aucun doute que nos conditions de travail ne sont plus les mêmes, et que nous devons en tenir compte. Les demandes d’autorisation nécessaires42, la valorisation extrême d’une « connaissance traditionnelle » singulière, proie éventuelle de la voracité des chercheurs, l’actuelle formation lettrée de beaucoup de nos amis-interlocuteurs qui lisent nos travaux, l’utilisation des réseaux sociaux, l’accès à d’autres langages, comme l’audiovisuel, pour la divulgation et la défense de leurs causes, sont autant d’indicateurs de ce changement.
64Les Kuntanawa sont aujourd’hui reconnus en tant que tels. Ils sont conviés à des forums, gouvernementaux ou non, dirigent et/ou participent à des associations et organisations indigènes, ils élaborent et réalisent des projets grâce à des financements nationaux et internationaux. Ce processus, que je qualifierais d’institutionnalisation, montre clairement l’impossibilité pour moi de m’exprimer sur eux ou, pire, en leur nom, en tant que groupe ethnique réclamant reconnaissance et territoire. C’est à eux qu’incombe cette tâche.
- 43 En 2012, j’ai collaboré au « Relatório de Qualificação da Demanda Kuntanawa » [Rapport de qualifica (...)
65Quel serait mon rôle, alors ? Probablement celui de prendre part, en tant qu’anthropologue experte, à la rédaction d’un rapport avec pour objectif la création de la Terre indigène kuntanawa43. Le lecteur l’aura compris, je pense, on se trouve ici face à un dilemme entre des loyautés distinctes pour lequel je n’ai pas de solution. Si, en théorie, mon parcours m’éloigne d’une approche qui regroupe les collectifs locaux en blocs identitaires et/ou privilégie les politiques de l’État en matière de gestion territoriale, sur le plan politique, c’est justement dans cette voie que les demandes de mes amis-interlocuteurs indiens tendent à me pousser. Et il me sera difficile de m’y soustraire.
- 44 Les références pour l’élaboration de ce cadre incluent des rapports d’identification des territoire (...)
- 45 Je fais ici référence à la réflexion de Gilles Deleuze présentée dans le documentaire L’abécédaire (...)
66Cela dit, tendance n’est pas synonyme de certitude. Soyons patients et créatifs, et rendons justice à tous les efforts que les peuples du Haut Juruá ont fourni, depuis les années 1980, pour mettre fin à la domination patronale44. Pourquoi, par exemple, la création d’un GT pour délimiter la Terre indigène, en dépit des réactions prévisibles des oppositions locales, ne serait-elle pas l’occasion de réfléchir sur l’inertie qui pèse sur la réserve et y remédier, puisque les objectifs et règles de gestion de celles-ci ne sont pas respectés ? Le temps de la discussion sur le statut légal d’un territoire face à des revendications sociales, au-delà de l’accomplissement ou non de leurs promesses, devrait permettre de produire de nouvelles situations45.
67On trouve aujourd’hui dans la réserve des forces de ce genre. Les Kuntanawa en sont une. Le groupe Vie et espérance formé par des habitants de la réserve en est une autre. Les Indiens agroforestiers des terres indigènes environnantes sont des alliés. Il en va de même pour les jardins médicinaux et l’expérience du mouvement des artistes huni kuin, près du Rio Jordão voisin. Les risques de voir ces expériences prises au piège sont grands et l’institutionnalisation en est un. En tant qu’anthropologue, je ne souhaite pas y contribuer. Une ethnographie attentive à la fraîcheur qui émane, parfois imperceptiblement, des paroles et actions de nos interlocuteurs, et une réflexion qui s’inspire de cette sensibilité, voilà le fleuve sinueux sur lequel, je m’en rends compte à présent, je tente de naviguer.