Navigation – Plan du site

AccueilNuméros4Dossier : Dilemmes anthropologiquesLa politique raciale dans le Brés...

Dossier : Dilemmes anthropologiques

La politique raciale dans le Brésil contemporain et l’accès au système public d’enseignement supérieur : un récit rétrospectif à la première personne

Racial politics in contemporary Brazil and access to universities: a very personal account
A política racial no Brasil contemporâneo e o acesso ao sistema público de ensino superior: um relato muito pessoal
Yvonne Maggie
Traduction de Emilie Audigier
p. 13-33

Résumés

Cet article se propose de montrer comment la pratique politique et l’exercice de l’anthropologie s’imbriquent l’une dans l’autre. J’étudierai, à cet effet, l’histoire récente d’une ingénierie sociale qui a transformé les politiques fondées sur un critère social en politique fondée sur la « race ». En écrivant sur ce thème, j’ai revécu presque cinq décennies d’activité professionnelle (de 1965 à 2013). Consciente qu’un récit personnel mêle le vrai et le faux, je mesure combien il est audacieux de me placer moi-même dans la position de témoin, mais j’en assume la responsabilité.

Haut de page

Notes de la rédaction

Article reçu pour publication en avril 2013 ; approuvé en juillet 2013.

Traduit du portugais

Texte intégral

Je souhaite remercier mes amis Mirian Goldenberg, Fabiano Dias Monteiro, Monica Grin et Ulysse Rafael, qui ont lu les nombreuses versions de cet article et m’ont fait de précieuses suggestions. Je remercie tout particulièrement Véronique Boyer et Peter Fry qui ont inlassablement travaillé sur l’édition de ce texte, en l’enrichissant considérablement. J’assume cependant l’entière responsabilité des idées qui y sont exposées, ainsi que des possibles erreurs.

Oublier le mal, c’est aussi en conserver la mémoire.
José Hernández (1986)

1Je me propose de montrer, dans cet article, comment la pratique politique et l’exercice de l’anthropologie s’imbriquent l’une dans l’autre. J’étudierai, à cet effet, l’histoire récente d’une ingénierie sociale qui a conduit à la substitution d’une approche fondée sur l’idée de classe, ou de position sociale, par une autre basée sur celle de « race ».

  • 1 À partir de trois exemples, Michael Pollak (1989) montre que le silence, l’oubli et la mémoire cons (...)

2En écrivant sur ce thème, j’ai revécu presque cinq décennies d’activité professionnelle (de 1965 à 2013). Consciente qu’un récit personnel mêle le vrai et le faux, je relève le défi, audacieux du point de vue de l’exercice ethnographique, de me placer moi-même dans la position d’informateur1.

Le début

  • 2 Pour une contextualisation de ce programme, voir Garcia (2009).
  • 3 L’expression « afro-brésilien » a changé de sens au cours de ces dix dernières années. La modificat (...)

3J’ai commencé et conclu ma formation en sciences sociales dans le contexte trouble d’un pays soumis à une dictature militaire. C’est en effet sous ce régime que, dans un département qui venait d’être créé au Musée national de l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ)2, j’ai soutenu une dissertation de mestrado en anthropologie sociale, qui portait sur les religions afro-brésiliennes à Rio de Janeiro3.

  • 4 Lieu de culte des religions afro-brésiliennes (Ndt).
  • 5 Le lecteur peu familier de la bibliographie sur les cultes afro-brésiliens pourra consulter l’artic (...)

4À l’époque, les travaux les plus respectés dans ce domaine étaient ceux de Roger Bastide (1958), Artur Ramos (1951) et Melville Herskovits (1958). À la différence de ces auteurs qui s’intéressaient aux origines africaines des cultes religieux, je voulais comprendre l’inscription présente de ces croyances et de ces rituels. Ainsi, ma dissertation (Maggie 1975), dirigée par Roberto DaMatta, décrit et étudie un terreiro4 : sa naissance, sa brève existence et sa disparition à la suite d’un conflit entre son président et le père-de-saint5.

  • 6 Le portugais a deux termes pour le mot français « noir ». L’un, preto(a), désigne une couleur ; l’a (...)

5Lors de mon doctorat (Maggie 1992), préparé sous la direction de Peter Fry, j’ai cherché à saisir les relations entre les religions afro-brésiliennes et l’État, en examinant pour cela les procès datant de la Belle Époque à Rio de Janeiro, où des médiums étaient accusés d’utiliser leurs pouvoirs à des fins maléfiques. Je suis arrivée à la conclusion que la croyance en la sorcellerie n’était pas l’apanage des negros 6 et des pauvres, puisque juges, prévenus, policiers et clients des terreiros parlaient un même langage et qu’ils se comprenaient. La justice intervenait donc dans les représentations concernant les personnes dotées de pouvoirs surnaturels capables de faire le mal, et dans la peur de la sorcellerie.

Voir l’histoire de plus près

  • 7 Le LPS bénéficiait de l’appui de la Fondation Ford et du CNPq [Conseil national de la recherche sci (...)

6Parallèlement à ces découvertes, j’observais que mes élèves les plus pauvres, habitants des banlieues et à la peau généralement plus foncée que la majeure partie des étudiants de l’Institut de philosophie et sciences sociales (IFCS) de l’UFRJ, ne terminaient pas leur parcours. En 1986, un groupe de professeurs a décidé de créer un programme – le Laboratório de Pesquisa Social [Laboratoire de recherche sociale] (LPS) – pour favoriser l’acquisition de connaissances universitaires par ces étudiants, afin qu’ils puissent finir leur cursus. Selon Nelson do Vale Silva et Regina Celi Kochi (1995), le LPS a atteint ses objectifs. La question des relations raciales ayant été peu abordée, j’ai ensuite fondé le Núcleo da Cor [Centre d’étude sur la couleur] pour encourager la recherche sur cette thématique7.

L’année du centenaire de l’abrogation de l’esclavage et le travail de recherche Abolition

  • 8 Patrícia Birman, Caetana Damasceno, Lilia Schwarcz et Maria Laura Viveiros de Castro Cavalcanti.

7En 1988, année du centenaire de l’abolition de l’esclavage, j’ai procédé, avec quatre autres anthropologues8 et l’appui de la Fondation Ford, à un large inventaire des commémorations, critiques, débats et festivités qui ont eu lieu lors de l’évènement. Cela a constitué une excellente occasion pour organiser la recherche au sein du naissant Núcleo da Cor/LPS/IFCS (1986–2001) et, avec la collaboration des étudiants, pour resserrer nos liens avec les mouvements sociaux noirs en réalisant des entretiens avec la majeure partie de leurs leaders.

8Ce qu’on a le plus entendu, cette année-là, sont des éloges à la culture alors qualifiée de « negra » ou d’« afro-brésilienne ». Parmi les 1 702 manifestations recensées, 500 traitaient de ce thème tandis qu’à peine 35 évoquaient les inégalités raciales. L’année du centenaire a été, de fait, une année de fêtes9. Les quelques activistes du Movimento Negro Unificado [Mouvement Noir Unifié] (MNU), créé en 1978, ont été les seuls à exprimer des revendications, de rares intellectuels se joignant à eux pour critiquer le mythe de la démocratie raciale (Hasenbalg 1987)10.

Les années 1990

  • 11 Le programme a reçu un financement de la Fondation Ford et bénéficié de l’appui des ministères de l (...)

9Le relatif succès du LPS a permis à l’IFCS d’être choisi comme lieu d’accueil des vingt jeunes Mozambicains qui sont venus suivre, entre 1993 et 2001, une formation universitaire en sciences sociales11. Cette expérience a indiqué l’importance de la comparaison avec d’autres sociétés. En outre, l’étude réalisée par le Núcleo da Cor pendant l’année du centenaire a attiré notre attention sur l’existence d’un débat croissant à propos des inégalités sociales et raciales. Devant ce constat, je me suis portée candidate au programme Fellowship resident de la Fondation Rockefeller et j’ai reçu un soutien financier pour inviter des universitaires étrangers et brésiliens. Lors d’une visite au centre de recherche, le représentant de la fondation a décidé de s’investir dans ce projet, parce qu’il estimait que le groupe d’étudiants impliqués, de diverses couleurs et classes sociales, pouvait mener une réflexion particulièrement intéressante. Le projet Race et ethnicité (1993-1996) a ainsi bénéficié du concours de chercheurs en provenance des États-Unis, d’Indonésie, d’Afrique du Sud, d’Espagne, du Brésil, et il a débouché sur la publication d’un livre (Maggie & Rezende 2002).

10Cette étude terminée, j’étais absolument persuadée que toute politique soucieuse de lutter contre le racisme et les inégalités fondées sur la couleur de peau devait prendre en compte un élément de l’histoire du pays que nous pouvons considérer comme positif : l’absence de ségrégation raciale légale à l’époque du Brésil républicain.

Le Pré-vestibular pour les negros et personnes défavorisées (PVNC)

  • 12 Préparation au vestibular, l’examen d’entrée à l’université (Ndt).
  • 13 Le frère franciscain David dos Santos a été, et est encore, l’un des leaders de la lutte pour l’imp (...)

11De plus en plus attentive au problème des inégalités sociales et « de couleur », j’ai rejoint le Núcleo Interdisciplinar de Estudos da Desigualdade [Centre interdisciplinaire d’études sur les inégalités] (NIED, IFCS-UFRJ), où j’ai commencé une enquête sur un nouveau mouvement social qui entendait préparer les jeunes à l’examen d’entrée aux universités de Rio de Janeiro : le Pré-vestibular12 para Negros e Carentes. Reflet de ses liens étroits avec l’Église catholique, la première cellule du Pré-vestibular a été créée en 1993 dans la principale église de São João de Meriti, ville de la région métropolitaine de la capitale, sous l’autorité du frère David dos Santos. Ce mouvement rassemblait des personnes militant ou non dans les mouvements noirs et il n’acceptait aucun financement public ou privé, hormis l’appui de paroisses ou de clubs qui lui prêtaient des salles de cours13.

12Ce qui m’a décidé à le choisir est le fait que la sélection des élèves se faisait en fonction de critères combinant pauvreté et couleur. La question raciale était donc prise en compte sans que la dimension sociale ne soit oubliée, stimulant ainsi les aptitudes et les performances.

13En l’espace de peu de temps, d’autres cellules se sont formées dans les banlieues de la ville. À la différence des militants des années 1970 qui cherchaient à définir une identité negra, comme ceux du MNU, les activistes du Pré-Vestibular mettaient l’accent sur les droits fondamentaux du citoyen.

  • 14 Dans un livre pour enfants, l’auteur de bandes dessinées Ziraldo a imaginé un personnage qui s’iden (...)

14Dans les réunions, se côtoyaient des étudiants qui se définissaient eux-mêmes comme negros et d’autres qui se considéraient comme « flicts » (Maggie 2001)14. Il y avait donc là un espace de discussion avec les représentants de courants plus « essentialistes », qui étaient déjà présents au sein du MNU et s’insinuaient aussi dans ce mouvement.

15Au fil du temps, des tensions sont apparues entre, d’une part, les tenants d’une conception basée sur le mérite et les droits universels et, d’autre part, les partisans d’une vision plus particulariste, ciblant une minorité « ethnique » – les afro-descendants. Elles ont provoqué la scission du groupe et, en 1998, la création de l’association Educafro. Comme ce nom l’indique15, la rupture s’est traduite par l’abandon, symbolique et pratique, de la perspective unissant race et classe sociale au profit d’une approche raciale et ethnique. La décision de ne s’adresser qu’aux « afro-descendants » préfigurait les mesures radicales qui seraient prises par le gouvernement au cours des années suivantes, mesures qui ont entraîné une racialisation des politiques publiques16.

Le tournant des xxe et xxie siècles

16Ce qui a considérablement contribué à délaisser le critère de la pauvreté et de la classe sociale est le document officiel présenté par la délégation brésilienne lors de la troisième Conférence mondiale des Nations-Unies contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance, qui s’est tenue à Durban (Afrique du Sud) en 2001.

17Disposée à consolider une trajectoire menant à la division légale de la société entre brancos [Blancs] et negros, notre délégation a proposé que le gouvernement brésilien prenne des mesures en faveur de la « population afro-descendante », qu’il reconnaisse officiellement la légitimité des demandes de réparations pour les descendants d’esclaves et qu’il instaure des quotas pour les negros dans les universités publiques et divers autres secteurs.

  • 17 Le Partido Progressista Brasileiro [Parti progressiste brésilien] (PPR) est tenu pour un parti de « (...)

18Peu après cette conférence, un député à l’Assemblée de l’État de Rio de Janeiro, membre relativement peu connu d’un parti considéré de « droite » et « conservateur »17, a présenté le projet de loi nº 2.490/2001 relatif à la création de quotas pour les « negros et pardos » [Noirs et métis] dans les universités de cet État. Approuvé par acclamation à l’assemblée législative, celui-ci a été entériné par le gouvernement Anthony Garotinho le 9 novembre 2001. En d’autres termes, la question n’a pas été débattue et tous les partis ont voté la loi.

19Pour le groupe le plus contraire aux nouvelles orientations, cette adoption a été un choc. J’avais écrit (Maggie 1992) que notre société préférait les ponts qui relient aux rivages qui éloignent, et Peter Fry (2000) avait affirmé que les Brésiliens trouveraient les quotas raciaux nauséabonds. De nombreux anthropologues et moi-même étions convaincus de la force de l’idéologie du métissage au Brésil, et nous doutions, pour cette raison, que ce dernier puisse se transformer en un pays composé de « races » distinctes. Je reconnais que l’erreur a été de penser qu’une idéologie pouvait en vaincre une autre. Wishful thinking, vraisemblablement.

20Dans un article intitulé « O debate que não houve: a reserva de vagas para negros nas universidades brasileiras » (Fry & Maggie 2002) figure un résumé des arguments contre cette politique, que Peter Fry et moi-même répéterions par la suite sans relâche.

  • 18 Je qualifie d’a-raciale une législation racialement neutre, c’est-à-dire qui ne prend pas la race c (...)

211. La position du gouvernement brésilien a radicalement changé à partir de la conférence de l’ONU à Durban en 2001. Jusque-là, notre législation était a-raciale18 ou antiraciste. À partir de l’abolition de l’esclavage en 1888 et de la première constitution républicaine de 1891, tous les citoyens ont en effet été considérés égaux devant la loi. Dans la constitution de 1988, les mots « race » et « racisme » apparaissent à trois reprises, et il s’agit à chaque fois d’écarter la « race » comme critère de distinction. Le racisme s’y trouve en outre qualifié de crime qui n’admet pas de libération sous caution. Or la délégation brésilienne à Durban a rompu avec cette tradition en proposant des mesures de discrimination positive en faveur de la « population afro-descendante », parmi lesquelles la reconnaissance officielle de réparations pour les descendants d’esclaves et l’instauration de quotas pour les negros dans les universités publiques.

222. Les mesures prises après Durban ont affaibli l’idéologie dominante qui définissait le Brésil comme un pays du mélange, de l’hybridisme comme dirait Gilberto Freyre (1933). À partir de ce moment-là, le gouvernement a soutenu que le pays est formé de groupes séparés, brancos d’un côté, negros de l’autre, les uns ayant accès à des droits spécifiques, les autres non.

  • 19 Ils sont cités dans l’article mentionné plus haut (Fry & Maggie 2002). Les lecteurs qui envoient de (...)

233. Notre opinion ne différait guère des points de vue exprimés par les lecteurs des journaux de Rio de Janeiro. Dans leurs courriers19, ceux-ci déclaraient que la mise en place de quotas n’atteindrait peut-être pas son objectif, et qu’elle aurait des effets allant bien au-delà des fins explicitées par les gouvernants dans leurs déclarations. Selon eux, cela engendrerait notamment une bipolarisation raciale et une aggravation des tensions, surtout dans les couches les plus défavorisées de la population.

24Ces lecteurs disaient encore :

  • Le système des quotas est inconstitutionnel.

  • Il implique logiquement la création de deux catégories « raciales ». Il représente d’une certaine manière la « victoire » d’une taxinomie bipolaire sur l’ancienne et traditionnelle conception multi-catégorielle. Discriminer, même positivement, constitue une forme de racisme.

  • Ils exprimaient leur désaccord avec des propositions qui transformeraient le pays du mélange en un pays aux « races » opposées.

  • Ils se demandaient qui est negro et qui est branco.

  • L’inégalité entre negros et brancos est un problème fondamentalement économique, qui peut être résolu par l’amélioration de l’enseignement public.

  • Les quotas pour les negros sont injustes vis-à-vis des brancos pauvres et ils humilient ceux qui en sont les bénéficiaires.

  • Les « races » n’existent pas ; nous appartenons tous à la « race humaine ».

254. Nous nous sommes demandés pourquoi ce débat ne touchait pas davantage de personnes. Nous avons pensé que la majorité des gens estimaient peut-être que la question était sans importance.

265. Nous nous sommes également interrogés sur notre décision de nous exposer ainsi à la colère des mouvements noirs, lesquels tenaient notre position critique pour un affront personnel, alors que nous savions pertinemment que le Brésil souffrait du racisme et d’inégalités raciales profondes.

276. Nous avons alors tout d’abord posé que nous n’étions pas convaincus qu’une telle loi puisse corriger des siècles d’inégalité. Ensuite, comme les lecteurs, nous avons avancé que ces nouvelles orientations finiraient par attiser la haine raciale. Enfin, nous avons affirmé que ce n’était pas en célébrant la « race » qu’on en finirait avec le racisme.

287. Nous avons encore soutenu que les possibilités des politiques universalistes n’avaient pas été toutes explorées.

29Notre article se concluait par l’argument suivant :

En fin de compte, la question raciale n’est pas seulement le problème des Brésiliens qui se définissent comme negros. Elle est au cœur de la société nationale, si bien que les décisions prises aujourd’hui, même si elles produisent peu d’effets dans l’immédiat, définiront certainement les contours du Brésil du futur. (Fry & Maggie 2002, 116)

  • 20 Le terme utilisé dans le document officiel est « commission ». Les anthropologues Marcos Chor Maio (...)

30La politique des quotas, instituée sans aucun débat public, s’est répandue comme une traînée de poudre. L’Université de Brasília (UnB), par exemple, l’a immédiatement adoptée. Et un « tribunal racial »20 chargé de décider, photos à l’appui, si tel candidat était ou non negro a été instauré. La commission était très officiellement composée d’un anthropologue, et de représentants des étudiants, des professeurs et des mouvements noirs. Pour deux raisons, le cas de l’UnB a certainement été celui qui a le plus frappé les Brésiliens. Tout d’abord, du fait de la création de ce tribunal. Ensuite, parce que dès les premières sélections, la « négritude » de deux candidats, des vrais jumeaux, a été très diversement appréciée. L’un, reconnu comme negro par la commission, a pu bénéficier des nouvelles mesures tandis que l’autre n’a pas été retenu. Ainsi, apparaissait au grand jour le paradoxe entre le système de classification raciale socialement construit et le nouveau dispositif mis en place, lequel exigeait une opposition nette entre negros et brancos. Finalement, les deux candidats ont été considérés comme negros, et donc acceptés à l’université.

Le projet Observa

  • 21 Peter Fry et Monica Grin de l’UFRJ, Jacques Veloso de l’UnB, Antonio Sergio Guimarães de l’Universi (...)

31Force a été de constater, d’une part, que toute personne opposée à la « racialisation » des politiques publiques était la cible d’un nombre croissant d’accusations et, d’autre part, que ces dernières se généralisaient. Pensant qu’il était encore possible de freiner cette tendance, je me suis jointe à quelques collègues, les uns appuyant les quotas, les autres leur étant contraires21, afin de suivre les nouvelles initiatives et mesurer les effets du changement des orientations gouvernementales. Ce groupe réunissait des chercheurs ayant non seulement des opinions différentes mais aussi des points de vue disciplinaires distincts : anthropologues, sociologues, professeurs de science politique et éducateurs. Notre idée était de construire une neutralité et une distance minimales, pour pouvoir poursuivre le débat sur des bases académiques et dans un climat plus apaisé.

  • 22 La Fondation Ford a joué un rôle important à différents moments de l’histoire contemporaine du Brés (...)

32Les objectifs du projet Observa ont été discutés avec les représentants de la Fondation Ford, lesquels ont donné leur accord à condition que les coordinateurs soient favorables aux quotas raciaux. C’est pour cette raison que Peter Fry et moi-même en avons quitté la direction. Il a donc reçu un appui financier pour une durée de trois ans, mais les conditions de sa naissance témoignent qu’il était difficile de débattre de ce thème d’une façon plus objective. On le sait, la Fondation Ford a été l’un des principaux acteurs de ce processus qui a mené à la transformation des politiques publiques basées sur la classe, en introduisant la notion de « race » comme critère d’équité sociale22.

  • 23 Le rapport final de ce projet de recherche peut être consulté à l’adresse suivante : www.observa.if (...)

33Le projet prévoyait l’organisation d’un sondage à l’UFRJ afin d’appréhender la perception des inégalités sociales au Brésil. Nous nous sommes aperçus qu’une grande partie des étudiants, des employés et des professeurs, estimaient que le système des quotas était « injuste », même s’ils avaient aussi conscience des profondes inégalités du pays. C’est d’ailleurs pourquoi la majorité jugeait qu’il était « juste », en revanche, de réserver des places aux élèves issus de l’école publique, ce qui constitue un critère statistique bien connu pour définir les classes sociales23.

34Nous avons présenté les premiers résultats au recteur, un économiste marxiste qui percevait l’absurde des nouvelles orientations et avait décidé de tout faire pour empêcher que soient instaurés des quotas dans notre université. Il préférait repenser le concept du vestibular lui-même et concevoir des mécanismes inédits qui favoriseraient l’accès d’élèves pauvres (parmi lesquels de nombreux negros) au monde universitaire. Le Conseil universitaire de l’UFRJ, à la majorité des voix, s’est aligné sur sa position.

  • 24 La loi ayant été entérinée en 2012, toutes les universités fédérales sont aujourd’hui tenues d’adop (...)

35Les résultats de ce sondage et un premier bilan des dispositifs permettant l’entrée à l’université ont montré qu’il existait une multiplicité de solutions. L’UnB a réservé des places aux seuls « negros ». L’USP s’est implantée dans les zones urbaines défavorisées, mais elle n’a instauré aucune sorte de quotas. L’Universidade Estadual de Campinas [Université de l’État de São Paulo à Campinas] (Unicamp) a accordé des points supplémentaires aux candidats au vestibular, negros, handicapés ou issus des écoles publiques. Nombre d’universités ont adopté des mesures préférentielles uniquement pour ces derniers24.

L’absence de consensus

  • 25 Les enquêtes d’opinion ont montré que de nombreuses personnes se définissant comme pretos ou pardos(...)
  • 26 La notion d’afro-descendant a surgi plus tard que celle de negro et elle a marqué un renforcement d (...)

36Même si ce débat n’allait guère au-delà d’un cercle restreint de militants et d’universitaires, il était clair que la société se trouvait elle aussi divisée sur cette question : il n’y avait pas de consensus au sein de la classe politique, ni à l’intérieur de chaque parti, pas même à « gauche ». Les bénéficiaires des quotas n’étaient pas non plus d’accord entre eux25. Malgré tout, le processus de transformation des politiques publiques commencé au tournant des xxe et xxie siècles s’accélérait, donnant la primauté au « racial » sur le « social ». Au Congrès, certains représentants de la base alliée au gouvernement exerçaient des pressions pour faire approuver le dit Estatuto da Igualdade Racial [Statut de l’égalité raciale]. Ce projet de loi présenté par Paulo Paim, député du Partido dos Trabalhadores [Parti des travailleurs] (PT) du Rio Grande do Sul et ancien syndicaliste, comptait 67 articles pour concéder aux « afro-descendants »26 des droits dans différentes dimensions de la vie sociale, économique et culturelle (Grin 2006).

  • 27 La création de la Seppir, qui marque une étape importante dans le processus de transformation des p (...)

37En 2003, peu après son élection, le président Lula a créé la Secretaria Especial de Políticas de Promoção da Igualdade Racial [Secrétariat spécial des politiques de promotion de l’égalité raciale] (Seppir), sous la pression de mouvements sociaux et d’ONG en faveur de la « racialisation »27.

  • 28 L’historien José Roberto de Góes (2007), le premier à s’inquiéter de ce qui s’est dit lors de ce co (...)

38La même année, le ministère de l’Éducation promulguait les Diretrizes Curriculares Nacionais [Directives pour les programmes nationaux] concernant l’Éducation des relations ethno-raciales et l’Enseignement de l’histoire et de la culture afro-brésilienne et africaine, afin de donner consistance à une loi qui changeait la vision de l’histoire du pays, en mettant l’accent sur le conflit ethnique et la « revanche » des negros sur les brancos, après des siècles d’exploitation et de racisme28.

39Le projet de loi pour les universités fédérales suivait quant à lui son cours au Congrès. Présenté en 1999 par une députée elle aussi inconnue du Partido Democrático Social [Parti démocratique social] (PDS), un parti considéré de droite et soutenu par certains courants du PT et partis de la majorité, il prévoyait d’attribuer 50 % des places à des élèves ayant intégralement suivi leur scolarité dans le système public, en respectant les pourcentages de personnes s’autodéfinissant comme pretas, pardas ou indigènes lors des recensements de l’Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística [Institut brésilien de géographie et de statistique] (IBGE)29.

40Face à ces événements, je songeais aux conséquences négatives de cette naturalisation de l’idée de « race » par l’État et j’étais étonnée par le manque d’opposition et de critiques, notamment de la part des anthropologues. À vrai dire, à mon grand effroi, nombre d’entre eux avaient pris la tête de mouvements favorables à l’instauration de quotas à l’UnB, à l’UFBA et dans bien d’autres universités (Fry 2009).

41Je me souviens parfaitement avoir rencontré quelques collègues en 2006, et évoqué avec eux les sombres perspectives d’avenir, tout en sachant que nous pouvions encore tenter d’en revenir à l’application des politiques universalistes. Nous avons alors décidé de rassembler tous ceux qui s’inquiétaient de l’aggravation de la situation, et de nous placer sur le terrain politique. Et nous avons écrit une lettre au Congrès en exposant nos arguments contre l’ingénierie sociale en cours.

  • 30 Le gouvernement a entretenu des relations avec les mouvements sociaux dès le premier mandat de Fern (...)

42Nous étions un groupe « désorganisé » d’intellectuels, d’artistes, de militants de mouvements sociaux et de mouvements noirs indépendants, sans soutien d’aucun parti, ni d’aucune ONG. Notre objectif était de nous opposer à la vague racialiste qui, à partir de certains leaders cooptés par le gouvernement, s’infiltrait dans l’appareil d’État30.

43Officiellement remise le 31 mai 2006, notre lettre ouverte – « Tous ont des droits égaux dans une république démocratique »31 – a suscité une énorme polémique. Quelques jours plus tard, des intellectuels et des leaders de mouvements noirs ont adressé au Congrès un « Manifeste en faveur de la loi des quotas et du Statut de l’égalité raciale, à l’attention des parlementaires »32, dans lequel ils récusaient notre texte.

44L’arène du débat s’était donc élargie, ce qui a généré un fort climat de tensions. Tous ceux qui ont signé notre déclaration ont des exemples en ce sens à raconter.

Divisions dangereuses

  • 33 La photo de l’échelle chromatique, dont Felix Von Lushan est l’auteur, a été utilisée jusqu’à la mo (...)

45L’atmosphère devenait de plus en plus lourde à mesure que l’opposition au nouveau projet de société s’accentuait. La veille du lancement du livre Divisões perigosas: políticas raciais no Brasil contemporâneo (2007), dont la couverture33 faisait allusion à la classification raciale introduite dans le Brésil contemporain par la nouvelle législation, certains auteurs avaient été menacés publiquement et par e-mail. Et quelques-uns l’avaient été par des commis de l’État.

  • 34 Bortoloti, Marcelo. 2007. « Intolerância – Militantes reagem ao debate sobre as cotas com ameaças e (...)

46Bortoloti a décrit les incidents susmentionnés dans un reportage bref mais tonitruant34. Le journaliste y affirmait qu’une fois la sortie de l’ouvrage annoncée, « sont immédiatement apparus sur Internet des textes parlant de guerre, poussant à des actions organisées le jour du lancement du livre et traitant d’“esclaves” deux des auteurs, negros et militants du mouvement, mais aux opinions indépendantes ». L’article citait des phrases de personnes liées au camp favorable aux quotas où elles appelaient à s’en prendre physiquement à ceux qu’elles considéraient comme racistes : « Je pense qu’il faut casser la figure aux racistes dans la rue », disait l’une d’entre elles. La ministre de la Seppir avait également entonné le refrain de l’intolérance dans un entretien donné à la BBC : « Lorsqu’un negro s’insurge contre un branco, ce n’est pas du racisme ».

47L’agressivité s’était accrue à mesure que l’opposition à la discrimination positive s’était renforcée. La parution du livre d’Ali Kamel (2006), chroniqueur au journal O Globo, que j’avais préfacé, a fait l’effet d’une bombe de plus chez les partisans de la nouvelle ingénierie sociale : l’argument principal de cet ouvrage, qui a connu un grand retentissement, était que le problème du Brésil réside dans des inégalités de classe et non dans un racisme structurel. Les militants des mouvements noirs, notamment des ONG financées par des agences étrangères et par le gouvernement lui-même, ont tenté de discréditer les thèses de cet auteur en arguant du fait qu’il était un haut responsable du groupe Globo, en plus d’être journaliste et formé en sciences sociales. De nombreux chercheurs se sont joints à ces critiques.

48La colère de nombreux activistes et universitaires, parmi lesquels des anthropologues, se manifestait dans les médias, les réseaux sociaux, les interviews et lors de débats publics où les attaques personnelles n’ont pas manqué, ce qui révélait une fois de plus la difficulté de discuter de manière pondérée.

Audiences publiques

  • 35 L’audience publique est un dispositif légal et informel qui permet à des individus d’une communauté (...)

49Dans l’autre camp, des intellectuels et des militants ont décidé de participer à des audiences publiques35 au Sénat et à la Chambre des députés, tout au long des années 2006, 2007, 2008 et 2009.

50Les séances qui se tenaient au Congrès national sur des thèmes comme l’avortement en cas d’acéphalie du fœtus ou la recherche sur les cellules souches étaient très techniques, quoique houleuses ; celles qui concernaient les politiques basées sur la « race », comme les quotas dans l’accès à l’enseignement supérieur et le Statut de l’égalité raciale, ressemblaient à un dialogue de sourds. Peu de députés et de sénateurs participaient aux échanges et ils peinaient à se faire entendre au milieu du brouhaha. Le débat était virulent, les partisans de la discrimination positive n’hésitant pas à manier l’offense personnelle. Il semblait aisé d’identifier deux camps parmi ceux qui prenaient la parole, puisque nombre de « brancos », ou étiquetés comme tels, étaient contre les actions affirmatives, tandis que nombre de « negros », ou définis comme tels, y étaient favorables. Cela laissait supposer qu’il était possible d’assimiler la position anti-quotas à celle de brancos racistes, et accentuait de la sorte la polarisation. Cependant, comme l’a écrit Monteiro (2006), la convergence idéologique qui paraissait se dessiner lors des interventions était démentie par la présence d’étudiants de différentes couleurs dans l’assistance.

  • 36 Les deux expressions sont péjoratives. Dans les plantations, des negros libres ou des pardos servai (...)

51Les audiences publiques sont devenues plus « colorées », quand les leaders de mouvements noirs, ainsi que des intellectuels s’autodéfinissant negros ou métis et contraires au processus de racialisation, ont commencé à prendre part aux discussions. Mais les negros assumant une telle position se sont vus accusés de racisme, et traités de « capitaines de la forêt » [capitães do mato] et « de pretos à l’âme blanche »36, entre autres épithètes.

Le Supremo Tribunal Federal et la constitutionnalité des quotas raciaux : un État aux lois raciales

52Deux ans plus tard, les signataires de la première lettre et les auteurs du livre Divisões Perigosas ont décidé de s’adresser au STF37, le 30 avril 2008, avec un nouveau texte intitulé « 113 citoyens antiracistes contre les lois raciales »38. La réponse ne s’est pas fait attendre. Le 13 mai, jour de l’abolition de l’esclavage, leurs opposants ont remis à la cour suprême un document dont le titre était le suivant : « 120 ans de lutte pour l’égalité raciale au Brésil. Manifeste en faveur de la justice et la constitutionnalité des quotas »39.

53Ces lettres et ces manifestes montraient que les dissensions traversant le mouvement social, les universitaires et la population, ne recoupaient pas la division entre partis politiques. Il n’est guère habituel de voir, apposées au bas d’un même texte, des signatures de membres du PT, du Partido da Social-Democracia Brasileira [Parti de la social-démocratie brésilienne] (PSDB), de communistes, de socialistes et de représentants de tous les partis dits de gauche et de droite. Certains signataires de notre lettre pouvaient être des adversaires dans d’autres combats. Mais dans ce cas, la ligne de démarcation était tracée en fonction de la notion de « race », adoptée ou non comme critère d’attribution des droits.

54L’argument principal était le suivant : même si la « réalité » est inégalitaire et même si l’esclavage a marqué la vie du pays, l’introduction de la notion de « race » dans la loi diviserait les Brésiliens sans éliminer le racisme. Les exemples historiques sont là pour nous montrer les difficultés qui découlent de ce modèle, comme l’ont écrit Magnoli (2009) et Sowell (1999).

55Les lettres ouvertes ont bien atteint une partie de leurs objectifs – la création d’un débat d’idées – mais nul ne pouvait prévoir ce qui allait se produire par la suite.

56Désireux de voir des quotas implantés dans leurs universités, de nombreux anthropologues, des collègues qui appartenaient parfois à la même institution que moi, se laissaient entraîner dans des querelles personnelles qui n’étaient pas toujours régies par le bon sens et les idéaux démocratiques. Il n’y avait pas moyen d’endiguer le raz-de-marée des célébrations de la « race ».

  • 40 Le DEM, dans l’opposition au gouvernement du PT, peut être rangé du côté des partis de « droite ».

57Alors que je ne croyais plus possible de contenir les dommages causés par la transformation de notre pays en une nation bicolore et racialiste, j’ai appris par Roberta Fragoso, procureure du District fédéral, que le Partido dos Democratas [Parti des démocrates] (DEM) engageait une action en justice contre la mise en place, en 2009, des quotas à l’UnB40.

58Nous avons décidé de suivre l’affaire, et Roberta Fragoso s’est proposée de plaider pro bono cette cause pour le compte du DEM, une cause qui était également la nôtre. D’une certaine façon, cela a été une erreur fatale. La politique ne pardonne pas : un procès qui avait commencé sans la moindre coloration politicienne, et avec l’appui inconditionnel de représentants de la gauche, a fini par être idéologiquement associé à la « droite ».

Le jugement des lois raciales

59Le 26 avril 2012, date de ce procès historique, j’ai accompagné la procureure Roberta Fragoso, avocate du DEM et du Mouvement nation métisse, seule organisation contraire aux quotas à pouvoir intervenir comme amicus curiae par le truchement de sa jeune avocate autodéclarée métisse. La décision de la Cour suprême était de première importance, car elle légaliserait ou non les quotas dans tous les domaines de la vie sociale.

60Face aux nombreuses ONG témoignant également en tant qu’amici curiae, mais secondées par des avocats renommés pour défendre la constitutionnalité de ces mesures, nos deux jeunes avocates41 ont brandi l’étendard des politiques universalistes et de l’égalité des droits. Leurs voix ont cependant été étouffées par les juges de la Cour suprême du Brésil, dans un vote à l’unanimité.

61Dans la justification apportée à leur décision, ces derniers reproduisaient à la lettre les arguments les plus fréquents des sociologues, anthropologues et activistes favorables à la proposition. La discussion n’avait aucunement porté sur la dimension juridique.

62Le système de quotas a été considéré constitutionnel par les juges pour les raisons suivantes : la nécessité de réparer une dette historique envers les descendants d’esclaves et le traitement non égalitaire des inégaux comme seule forme de combat contre le racisme. L’article no 5 de notre Carta Magna, qui établit l’égalité des droits entre les citoyens, a été interprété sous un nouveau prisme : il faut s’occuper des « les inégaux de manière inégalitaire ». Ce principe a été appliqué à la législation sur les droits des minorités « raciales » ou « ethniques ». Nul n’a cherché à faire valoir que cela pouvait engendrer davantage d’injustices que d’égalité. Et les juges ne se sont pas référés aux problèmes gravissimes qu’avaient affrontés les sociétés qui nous avaient précédées dans cette voie. L’intronisation de la « race » comme politique d’État était scellée.

  • 42 Caboclo est, dans l’acception courante du terme, un métis d’indien et de blanc habitant le milieu r (...)

63À la fin de la séance, un Indien, couvert d’une immense coiffe de plumes blanches et noires surmontée d’un panache bleu, a fait irruption dans la salle de la Cour suprême. L’homme hurlait, réclamant des quotas pour les Indiens, les métis, les Tsiganes, les caboclos 42 et les Blancs pauvres. Il a été expulsé manu militari par un policier « mulâtre » dorénavant légalement défini comme negro.

Après le Supremo Tribunal Federal : la légalisation de la « race » et l’État racial

64Le projet de loi concernant le Statut de l’égalité raciale43 a été approuvé le 20 juillet 2010 par Lula, alors président, après avoir été ratifié par le Congrès avec l’appui du DEM, le parti qui, paradoxalement, avait demandé à la Cour suprême de considérer les quotas de l’UnB comme inconstitutionnels. Le 29 août 2012, la présidente Dilma Rousseff a entériné le projet no 73/99, mentionné plus haut, qui les rend obligatoires dans toutes les universités publiques et tous les lycées techniques fédéraux.

  • 44 Personnage qui donne son nom à l’un des livres fondateurs du mouvement moderniste brésilien, signé (...)

65Les changements décrits dans cet article montrent que la patrie de Macunaíma44, lieu du mélange, de l’équilibre des contraires, selon les mots de Gilberto Freyre, a laissé place à la bipolarisation, à la séparation et aux identités qui peuvent devenir encore davantage contrastives. En peu de temps, les catégories qui définissaient les Brésiliens, comme morenos [basanés] ou métis, ont été substituées par des notions relevant d’un registre multiracial et pluriethnique. Notre communauté imaginée comme une nation faite de combinaisons et d’assemblages divers s’abandonne progressivement à l’idéologie du multiculturalisme : à chaque « race », une qualité morale et une culture propre. Le pays du mélange des origines doit désormais être défini comme le pays aux multiples descendances (et non ascendances) et cultures. Et ces catégories sont à présent enseignées dans les écoles qui appliquent la loi no 10.639 citée plus haut.

66Aujourd’hui, tout citoyen doit déclarer sa « race » ou son « ethnie », laquelle est portée sur les documents administratifs, notamment dans le domaine de l’éducation. Dans le curriculum vitae des chercheurs brésiliens, officiellement publié sur le site du CNPq, figure une question incontournable : « Quelle est votre couleur/race – blanche, preta, parda, jaune ou indigène ? ». Fort heureusement, il existe l’option : « je ne souhaite pas répondre à cette question ».

Considérations finales

67J’espère avoir clairement expliqué, tout le long de ce récit, qu’il n’y avait guère de différence sociologique entre les pro- et les anti-quotas. De part et d’autre, on comptait des gens de « droite » et de « gauche », et les changements de camps étaient incessants. Regarder la liste des signataires des lettres et des manifestes suffit ainsi à se rendre compte que les arguments d’un côté et de l’autre n’étaient pas déterminés par une stricte logique sociologique. Il n’y avait pas de simple opposition entre les pauvres et les riches, les brancos et les non-brancos, ou encore l’élite intellectuelle et la masse aliénée. Pour ne donner qu’un exemple, Wanderley Guilherme dos Santos, le grand intellectuel organique du PT, a signé des documents contre les quotas aux côtés de l’ex-première dame Ruth Cardoso, anthropologue et figure importante du PSDB. En outre, des anthropologues se trouvaient en position de leadership dans les deux groupes. Certains se sont fortement engagés pour implanter les mesures en faveur des negros à l’UnB, d’autres se sont illustrés au cours des séances publiques. Enfin, ce sont des collègues qui ont pris l’initiative des pétitions, politisant ainsi le débat.

68Comment expliquer que notre discipline se soit divisée à ce point ? En quoi les anthropologues de l’un et de l’autre bord se distinguent-ils ? Pourquoi ai-je pris une part si active au débat en tant qu’anthropologue, au point d’assumer un rôle de premier plan ? Je n’ai pas vraiment de réponse à ces questions.

  • 45 La Pós-Graduação inclut le master et le doctorat (Ndt).

69Certains ont pourtant tenté de le faire. Ainsi, Peter Fry (2009) a-t-il analysé trois cas où des anthropologues se sont trouvés en première ligne : celui de l’UnB, celui de l’Université fédérale du Rio Grande do Sul (UFRGS) et celui du Programa de Pós-Graduação45 en anthropologie sociale du Musée national de l’UFRJ (PPGAS/MN/UFRJ). Constatant que la quasi-totalité des chercheurs étudiant les collectivités indiennes étaient favorables aux quotas, il a formulé l’hypothèse suivante : serait-ce que l’habitude de parler de la spécificité culturelle des Indiens incite à appliquer le même raisonnement aux negros ?

  • 46 Bien qu’entre 2009 et 2013, le contexte décrit ait changé, avec notamment la décision du STF, la pr (...)

70Gabriel Banaggia, étudiant du PPGAS/MN (2007) a proposé une autre explication. Remarquant que les anthropologues les plus impliqués s’intéressaient, ou s’étaient intéressés, aux religions afro-brésiliennes, il a suggéré que les anti-quotas adhéraient à une approche « externaliste », qui s’attache à décrypter l’insertion de ces religions dans la structure sociale brésilienne. Ceux qui étaient en faveur des nouvelles mesures adopteraient plutôt une perspective « internaliste », laquelle privilégie davantage la continuité avec l’Afrique46. Cette question des deux modes d’analyse des religions afro-brésiliennes peut être approfondie par la lecture de Serra (1995), Palmié (2007), Dantas (1988), Santos (1977), Maggie (1975).

71Il est vrai que, tant Fry que moi-même, avons assumé une position contraire aux quotas et que nous avons une approche anthropologique pouvant être qualifiée d’« externaliste », dans le sillage de Rodrigues (2006 [1896-1897]), Franklin Frazier (par ex. 1942), et Ruth Landes (2002 [1947]). Et j’affirmerai que les pro-quotas, comme Marcio Goldman (1984 et 2007) et d’autres, ont un point de vue « internaliste » et davantage d’affinités avec Melville Herskovits (par ex. 1943) et Roger Bastide (par ex. 1958).

72Comme je l’ai écrit au début de ce témoignage, mes recherches sur les religions afro-brésiliennes m’ont amenée à valider les observations de Nina Rodrigues (2006 [1896-1897]) et de João do Rio (1906), selon lesquelles la croyance en la possession n’est pas strictement limitée aux negros, mais qu’elle prévaut chez les gens de toutes les classes sociales et de toutes les couleurs.

73Ma position se rapprochait de celle de Sidney Mintz et de Richard Price (1976). Usant d’une image très forte, métaphore bien connue des Brésiliens grâce aux fameux dessins des bateaux négriers, les deux auteurs nous ramènent à l’époque du trafic d’esclaves en disant au lecteur : imaginez qu’on vous force à entrer dans un bateau, qu’on vous arrache à votre village, à votre famille, à vos objets, à vos amis, qu’on vous mette au contact de gens qui parlent une autre langue et ont d’autres croyances. Que serait-il resté de vos racines en arrivant en Amérique ? Ce qui subsiste dans de telles conditions, suggèrent ces anthropologues, sont les principes inconscients de la culture et non les objets, les pratiques, les traces matérielles. Il s’est de la sorte formé sur le continent une culture appelée afro-américaine totalement sui generis.

74J’ai toujours appréhendé le Brésil dans la perspective de Mintz et Price, de Frazier, Rodrigues, Rio et Landes, et non dans celle de Herskovits et de Bastide. C’est ainsi que j’envisage ma participation tant à la sphère universitaire qu’à celle de la politique. Je ne cherche pas ce qui sépare, mais ce qui unit et rend universel. Bien que ces auteurs cités aient écrit en des temps révolus, leurs réflexions demeurent actuelles car elles permettent de nourrir les débats sur un point essentiel. Le Brésil est formé de citoyens qui s’opposent parce qu’ils appartiennent à des classes sociales différentes, mais qui partagent généralement une même croyance et une même vision de leurs origines et de leur devenir. Le pays, tel que le représentent Bastide et Herskovits, est en revanche une nation composée de multiples cultures et de diverses « matrices ».

  • 47 Positiviste acharné, Rodrigues pensait que les negros devaient avoir le même statut juridique que l (...)

75Le système des quotas renforce cette dernière conception, dans la mesure où chaque « race » ou « ethnie », des termes pratiquement interchangeables dans le contexte brésilien et également dans d’autres, possède une culture spécifique et des caractéristiques morales propres. Rodrigues et Rio appréhendaient pour leur part le Brésil comme un pays où règne une seule croyance47.

76Le discours sur les quotas valide l’idée de « race » et conforte une pensée multiculturaliste, qui associe les cultures à des groupes étanches et séparés. C’est pourquoi j’ai affirmé que le Brésil du mélange et de l’idéal moderniste célébré dans le roman classique Macunaíma était menacé de disparition.

77Je conclurai en disant qu’il est inutile de tenter de savoir lequel de mon métier d’anthropologue ou de ma posture politique prime sur l’autre. Mon récit doit avoir montré la continuité intellectuelle qui existait entre les deux.

Haut de page

Bibliographie

Adorno, Sergio. 2010. « História e desventura: o 3o Programa Nacional de Direitos Humanos. » Novos Estudos 86: 5-20.

Andrade, Mário de. 1928. Macunaíma, o herói sem nenhum caráter. São Paulo: Oficinas Gráficas de Eugenio Cupolo.

Banaggia, Gabriel. 2007. « “Essencial, meu caro Watson”: sobre alguns programas de (des)-essencialização. » Communication présentée à la « Jornada conjunta de alunos dos Programas de Pós-Graduação do IFCS/UFRJ e do Iuperj ». Novembre.

Bastide, Roger. 1958. Le Candomblé de Bahia (rite nagô). Paris/La Haye : Mouton.

Bourdieu, Pierre. 1996. « A ilusão biográfica. » In Usos e abusos da história oral, dirigé par Marieta de Moraes Ferreira & Janaína Amado, 183-191. Rio de Janeiro: FGV Editora.

Dantas, Beatriz Góis. 1988. Vovó nagô e papai branco: usos e abusos da África no Brasil. Rio de Janeiro: Graal.

Duarte, Luiz Fernando Dias. 2000. « Anthropologie, psychanalyse et “civilisation” du Brésil dans l’entre-deux-guerres. » Revue de Synthèse 3-4 : 325-344.

Frazier, Edward Franklin. 1942. « The Negro Family in Bahia, Brazil. » American Sociological Review 4: 465-478.

Freyre, Gilberto. 1933. Casa-Grande & Senzala: formação da família brasileira sobre o regime da economia patriarcal. Rio de Janeiro: Maia & Schmidt Ltda.

Fry, Peter. 2000. « Politics, Nationality and the Meanings of Race in Brazil. » Daedalus 129: 83-118.

Fry, Peter. 2009. « A Viewpoint on the Dispute over Racially Targeted Policies Brazil. » Lusotopie. 16: 185-203.

Fry, Peter & Yvonne Maggie. 2002. « O debate que não houve: a reserva de vagas para negros nas universidades brasileiras. » Revista Eletrônica Enfoques 1: 93-117. http://www.enfoques.ifcs.ufrj.br/pdfs/2002-DEZ.pdf (consulté le 17 août 2013).

Fry, Peter & Yvonne Maggie. 2006. « Apresentação e notas ». In Raimundo Nina Rodrigues [1896-1897] O animismo fetichista dos negros baianos, 9-21. Rio de Janeiro: Biblioteca Nacional/Editora UFRJ.

Fry, Peter & Yvonne Maggie et al. dir. 2007. Divisões perigosas: políticas raciais no Brasil Contemporâneo. Rio de Janeiro: Civilização Brasileira.

Garcia Jr., Afrânio. 2009. « Les disciples de la “mission française” et la réception de l’anthropologie structurale au Brésil. » Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs. Hors-série 2 : 57-92.

Góes, José Roberto Pinto. 2007. « O racismo vira lei. » In Divisões perigosas: políticas raciais no Brasil contemporâneo, dirigé par Peter Fry et al., 195-199. Rio de Janeiro: Civilização Brasileira.

Goldman, Marcio. 1984. « A possessão e a construção ritual da pessoa no candomblé. » Dissertation de mestrado en anthropologie sociale. Rio de Janeiro: Université fédérale de Rio de Janeiro.

Goldman, Marcio. 2007. « Obra silencia sobre lutas dos minoritários. » Folha de S. Paulo E7, 16 juin.

Grin, Monica. 2006. « A invenção (racial) da República Brasileira. » Insight Inteligência, juin-sept.: 22-32.

Hasenbalg, Carlos. 1987. « O negro às vésperas do centenário. » Cadernos Candido Mendes. Estudos Afro-Asiáticos 13: 79-86.

Hernández, José. 1987. Martín Fierro. Porto Alegre: Martins.

Herskovits, Melville J. 1943. « The Negro in Bahia, Brazil: a Problem in Method. » American Sociological Review 8: 394-404.

Herskovits, Melville J. 1958. The Myth of the Negro Past. Boston: Beacon Press.

Kamel, Ali. 2006. Não somos racistas: uma reação aos que querem nos transformar numa nação bicolor. Rio de Janeiro: Nova Fronteira.

Landes, Ruth. 2002 [1947]. A cidade das mulheres. Rio de Janeiro: Editora UFRJ.

Maggie, Yvonne. 1975. Guerra de orixá: um estudo de ritual e conflito. Rio de Janeiro: Jorge Zahar.

Maggie, Yvonne. 1989. Catálogo – Centenário da abolição. Rio de Janeiro: ACEC/CIEC/Núcleo da Cor/UFRJ.

Maggie, Yvonne. 1992. Medo do feitiço: relações entre magia e poder no Brasil. Rio de Janeiro: Arquivo Nacional.

Maggie, Yvonne. 2001. « Os novos bacharéis: a experiência do pré-vestibular para negros e carentes. » Novos Estudos Cebrap 54: 193-202.

Maggie, Yvonne. 2008. « Does Mário de Andrade Live on? Debating the Brazilian Modernist Ideological Repertory. » Vibrant – Virtual Brazilian Anthropology 5: 34-64. http://www.vibrant.org.br/issues/v5n1/ (consulté le 17 août 2013).

Maggie, Yvonne & Claudia Barcelos Rezende. 2002. Raça como retórica: a construção da diferença. Rio de Janeiro: Civilização Brasileira.

Magnoli, Demétrio. 2009. Uma gota de sangue: história do pensamento racial. São Paulo: Contexto.

Maio, Marcos Chor & Ricardo Ventura Santos. 2006. « Política de cotas raciais, os olhos da sociedade e os usos da antropologia: o caso do vestibular da Universidade de Brasilia (UnB). » In Cotas raciais na universidade: Um debate, dirigé par Carlos Alberto Steil, 11-50. Rio Grande do Sul: Editora da UFRGS.

Mintz, Sidney Wilfred & Richard Price. 1976. The Birth of African-American Culture: An Anthropological Perspective. Boston: Beacon Press.

Monteiro, Fabiano Dias. 2006. « Relatório ao projeto Observa ». http://observa.ifcs.ufrj.br (consulté le 3 juillet 2013).

Palmié, Stephan. 2007. « O trabalho cultural da globalização iorubá. » Religião e Sociedade 27: 77-113.

Pollak, Michel. 1989. « Memória, esquecimento, disputa. » Estudos Históricos 2: 3-15.

Ramos, Artur. 1951. O negro brasileiro. Rio de Janeiro: Companhia Editora Nacional. vol. 1.

Rio, João do. 1906. As religiões do Rio. Paris: Garnier.

Rodrigues, Raimundo Nina. 2006 [1896-1897]. O animismo fetichista dos negros baianos. Rio de Janeiro: Biblioteca Nacional/Editora UFRJ.

Santos, Juana Elbein dos. 1977. Os nàgô e a morte: pàde, asèsè e o culto egun na Bahia. Petrópolis: Vozes.

Santos, Renato Emerson Nascimento dos. 2006. « Agendas & agências: a espacialidade dos movimentos sociais a partir do pré-vestibular para negros e carentes. » Thèse de doctorat en géographie. Niterói: Université fédérale Fluminense.

Serra, Ordep. 1995. Águas do rei. Petrópolis: Vozes.

Silva, Nelson do Valle & Regina Celi Kochi. 1995. « Algumas observações sobre a graduação em ciências sociais e o Laboratório de Pesquisa Social. » In Ensino e pesquisa na graduação, dirigé par Glaucia Vilas Bôas & Elina Pessanha, 83-116. Rio de Janeiro: Jornada Cultural.

Sowell, Thomas. 1999. Ação afirmativa ao redor do mundo: estudo empírico. Rio de Janeiro: Editora UniverCidade.

Haut de page

Notes

1 À partir de trois exemples, Michael Pollak (1989) montre que le silence, l’oubli et la mémoire constituent des sources importantes pour la réflexion historique, car ils révèlent autant qu’ils cachent. Pierre Bourdieu (1996) a également décrit les possibilités ouvertes par les récits de vie et les biographies, ainsi que leurs limites.

2 Pour une contextualisation de ce programme, voir Garcia (2009).

3 L’expression « afro-brésilien » a changé de sens au cours de ces dix dernières années. La modification, survenue initialement dans le discours sociologique, a progressivement gagné le langage populaire. Si, jusque dans les années 2000, ces religions étaient définies comme afro-brésiliennes, mélange ou synthèse de trois influences – africaine, indienne et européenne –, elles sont aujourd’hui dites de « matrice africaine ». Elles sont ainsi perçues comme des religions de « Noirs », et non plus de toute la société.

4 Lieu de culte des religions afro-brésiliennes (Ndt).

5 Le lecteur peu familier de la bibliographie sur les cultes afro-brésiliens pourra consulter l’article de Duarte (2000), qui examine spécifiquement les œuvres de Bastide et de Ramos sur le Brésil des années 1930 et 1940, ainsi que le livre de Dantas (1988), qui analyse leurs enquêtes de terrain et leurs positions respectives.

6 Le portugais a deux termes pour le mot français « noir ». L’un, preto(a), désigne une couleur ; l’autre, negro(a), une identité politique, ou culturelle. En raison de ces subtilités, les termes seront maintenus dans la langue originale, à l’exception de l’expression « mouvements noirs » dont la dimension politique est évidente (Ndt).

7 Le LPS bénéficiait de l’appui de la Fondation Ford et du CNPq [Conseil national de la recherche scientifique], qui accordaient des bourses d’études aux étudiants. Cette expérience et celle du Programme d’initiation scientifique ont précédé l’implantation de ce dernier au niveau national par le CNPq. Le nom Núcleo da Cor a été choisi à dessein pour éviter d’insister sur la notion de culture et sur celle de « race ». L’objectif était de réfléchir sur la place des negros dans la société brésilienne.

8 Patrícia Birman, Caetana Damasceno, Lilia Schwarcz et Maria Laura Viveiros de Castro Cavalcanti.

9 Archive Abolition : http://www.pacc.ufrj.br/acervo/relacoes-raciais/ (consulté le 3 août 2013) et Maggie (1989).

10 Le MNU, créé en 1978, assumait des positions radicales qui ne trouvaient aucun écho en dehors des limites étroites du groupe lui-même. Il a cependant été le mouvement noir le plus important jusqu’à l’apparition de nouvelles organisations au début du xxie siècle.

11 Le programme a reçu un financement de la Fondation Ford et bénéficié de l’appui des ministères de l’Éducation du Mozambique et du Brésil.

12 Préparation au vestibular, l’examen d’entrée à l’université (Ndt).

13 Le frère franciscain David dos Santos a été, et est encore, l’un des leaders de la lutte pour l’implantation des politiques raciales, notamment des quotas pour les negros à l’université. Voir Maggie (2001) et Santos (2006).

14 Dans un livre pour enfants, l’auteur de bandes dessinées Ziraldo a imaginé un personnage qui s’identifie à une couleur de peau appelée flicts, laquelle n’existe pas ou est un mélange de toutes les couleurs.

15 Educafro est une contraction de educação et afro (Ndt).

16 http://www.educafro.org.br/site/ (consulté le 12 août 2013).

17 Le Partido Progressista Brasileiro [Parti progressiste brésilien] (PPR) est tenu pour un parti de « droite ». Au Brésil, la classification des partis et des hommes politiques en fonction de l’opposition droite-gauche ne s’effectue pas avec une extrême clarté.

18 Je qualifie d’a-raciale une législation racialement neutre, c’est-à-dire qui ne prend pas la race comme un critère de différenciation sociale. La législation était aussi antiraciste puisqu’elle punissait le racisme : elle ne se référait à la « race » que pour affirmer son incompatibilité avec l’idée d’égalité. De fait, c’est au cours des années 1950 que la catégorie negro est apparue en tant que figure juridique, non pas dans la Carta Magna mais dans la loi Afonso Arinos qui fait du racisme une infraction pénale. Monteiro (2006) analyse ce processus de lente destruction de la perspective a-raciale et de criminalisation du racisme.

19 Ils sont cités dans l’article mentionné plus haut (Fry & Maggie 2002). Les lecteurs qui envoient des lettres aux journaux n’expriment pas toujours des opinions proches de celles des anthropologues et, contrairement à ces derniers, ils se montrent souvent ethnocentriques et racistes. Cependant, dans ce cas précis, ils avançaient des arguments modérés et antiracistes. Cela témoigne d’une idéologie fondée sur la croyance en la nécessité de réprimer le racisme présent dans la société brésilienne.

20 Le terme utilisé dans le document officiel est « commission ». Les anthropologues Marcos Chor Maio et Ricardo Ventura Santos (2006), critiques véhéments de ce système, la qualifièrent de « tribunal racial ».

21 Peter Fry et Monica Grin de l’UFRJ, Jacques Veloso de l’UnB, Antonio Sergio Guimarães de l’Université de São Paulo (USP) et Jocélio dos Santos de l’Université fédérale de Bahia (UFBA). Voir Monteiro (2006).

22 La Fondation Ford a joué un rôle important à différents moments de l’histoire contemporaine du Brésil. Sous la dictature, elle a apporté son soutien aux études en sciences sociales, en finançant des projets de chercheurs exclus de l’université par le régime.

23 Le rapport final de ce projet de recherche peut être consulté à l’adresse suivante : www.observa.ifcs.ufrj.br. À quelques notables exceptions près, l’enseignement dans les écoles publiques est de mauvaise qualité. Cette situation amène un grand nombre de parents à placer leurs enfants dans des établissements privés, dans l’espoir qu’ils puissent entrer dans une université publique qui, elle, est gratuite. Par une cruelle ironie du sort, les enfants de familles pauvres poursuivent leur scolarité dans des lycées publics gratuits et payent ensuite pour étudier dans des universités privées de piètre qualité.

24 La loi ayant été entérinée en 2012, toutes les universités fédérales sont aujourd’hui tenues d’adopter le système de quotas. Elle établit que 50 % des places doivent être réservées à des étudiants venant du système public, celles-ci étant ensuite réparties entre pretos, pardos et Indiens selon les données du recensement concernant l’État où est localisé l’établissement.

25 Les enquêtes d’opinion ont montré que de nombreuses personnes se définissant comme pretos ou pardos étaient contre cette politique. Selon un sondage conjointement réalisé, le 19 novembre 2008, par le Centre brésilien d’information et de documentation de l’artiste negro (CIDAN) et l’Instituto Brasileiro de Pesquisa Social [Institut brésilien de recherche sociale] (IBPS), 63 % des pretos et pardos – soit une majorité des deux tiers – se déclaraient opposés aux lois sur les quotas raciaux en vigueur à Rio de Janeiro depuis 2001, comme l’a rappelé Militão (2012). « Ponderações contra o racismo e a favor do veto presidencial. » Observatório da Imprensa 708. http://observatoriodaimprensa.com.br/news/view/_ed708_ponderacoes_contra_o_racismo_e_a_favor_do_veto_presidencial (consulté le 3 juillet 2013).

26 La notion d’afro-descendant a surgi plus tard que celle de negro et elle a marqué un renforcement de la classification bipolaire. Les Indiens constituent pour leur part une catégorie moins présente, et malaisée pour les mouvements noirs. Le Statut de l’égalité raciale ne la mentionne d’ailleurs pas. La catégorie negro a été employée dans plusieurs sens, notamment celui de « culture negra » et non d’individus. Les sociologues l’ont utilisée, à partir des années 1970, pour désigner les personnes se définissant elles-mêmes comme preto ou pardo lors des recensements. De notion initialement démographique, elle est devenue à l’aube du xxie siècle une catégorie identitaire qui renvoie aux origines africaines. Le terme afro-descendant est alors devenu interchangeable avec celui de negro. Il est difficile d’expliquer ce changement dans l’espace limité de cet article, mais je pense qu’il s’inscrit dans le processus de transformation de notre idéologie nationale, qui est passée de la valorisation du mélange au multiculturalisme – trois cultures distinctes avec des droits différenciés.

27 La création de la Seppir, qui marque une étape importante dans le processus de transformation des politiques sociales en politiques raciales, s’inscrit dans la lignée du Groupe de travail interministériel (GTI), créé par Fernando Henrique Cardoso afin de mettre en place des mesures de discrimination positive. Le GTI a joué un rôle important dans la constitution de forces favorables à ces nouvelles orientations sous le gouvernement Lula. La loi, qui institue la SEPPIR en 2003, a été modifiée en 2008, et le secrétaire se voit désormais promu au rang de ministre : http://www.planalto.gov.br/ccivil_03/LEIS/2003/L10.678.htm#art4p (consulté le 14 août 2013).

28 L’historien José Roberto de Góes (2007), le premier à s’inquiéter de ce qui s’est dit lors de ce conseil au ministère de l’Éducation, cite un extrait du document : « S’il n’est pas facile d’être un descendant d’êtres humains réduits en esclavage ou à la condition d’objets utilitaires ou meubles, il est également difficile de se découvrir descendant de négrier, et de devoir craindre la vengeance de ceux qui pendant cinq siècles ont été méprisés et massacrés ». Le document lui-même est disponible à l’adresse suivante : http://www.paulofreire.org/wp-content/uploads/2012/PME/DCN_Educacao_das_Relacoes_Etnico-Raciais.pdf.

29 http://www.senado.gov.br/atividade/materia/detalhes.asp?p_cod_mate=88409 (consulté le 14 août 2013).

30 Le gouvernement a entretenu des relations avec les mouvements sociaux dès le premier mandat de Fernando Henrique Cardoso. Cependant, ce dialogue s’est intensifié sous le premier gouvernement Lula, marqué par la 3e édition du Programme national des Droits de l’homme. Selon Adorno (2010), les liens se sont resserrés car leurs cadres ont commencé à occuper des postes au sein de l’appareil d’État.

31 http://www.observa.ifcs.ufrj.br/carta/index.htm (consulté le 14 août 2013).

32 Les deux textes ont été publiés le 4 juillet 2006 par la Folha de S. Paulo : http://www1.folha.uol.com.br/folha/educacao/ult305u18773.shtml (consulté le 14 août 2013).

33 La photo de l’échelle chromatique, dont Felix Von Lushan est l’auteur, a été utilisée jusqu’à la moitié du xxe siècle par les anthropologues pour répertorier le « vrai » ton de peau des individus, et ainsi distinguer les différentes couleurs de la population dans leurs études sur la « race ».

34 Bortoloti, Marcelo. 2007. « Intolerância – Militantes reagem ao debate sobre as cotas com ameaças e apologia da violência física. » Veja, 23: 86.

35 L’audience publique est un dispositif légal et informel qui permet à des individus d’une communauté de s’exprimer sur un sujet d’intérêt général, et ainsi d’avoir une influence sur les députés et sénateurs.

36 Les deux expressions sont péjoratives. Dans les plantations, des negros libres ou des pardos servaient de capitão do mato pour surveiller et punir les esclaves. « Negro à l’âme blanche » est une formule non seulement dépréciative, mais également raciste, car elle vise à discréditer la personne ainsi qualifiée, en affirmant qu’elle pense comme un Blanc et trahit les siens.

37 Le Supremo Tribunal Federal [Tribunal fédéral suprême] (STF) est l’équivalent, au Brésil, de la Cour suprême, et sa principale fonction est de vérifier la constitutionnalité des lois. Il juge également les crimes commis par les parlementaires. Une fois validée par le STF, une loi ne peut être révoquée par aucune autre instance.

38 http://www.schwartzman.org.br/sitesimon/?p=195&lang=pt-br (consulté le 14 août 2013).

39 http://media.folha.uol.com.br/cotidiano/2008/05/13/stf_manifesto_13_maio_2008.pdf (consulté le 14 août 2013).

40 Le DEM, dans l’opposition au gouvernement du PT, peut être rangé du côté des partis de « droite ».

41 http://www.youtube.com/watch?v=b7SWnHOIs50 (consulté le 14 août 2013).

42 Caboclo est, dans l’acception courante du terme, un métis d’indien et de blanc habitant le milieu rural (Ndt).

43 http://bd.camara.gov.br/bd/bitstream/handle/bdcamara/4303/estatuto_igualdade_racial_2ed.pdf?sequence=7 (consulté le 13 août 2013).

44 Personnage qui donne son nom à l’un des livres fondateurs du mouvement moderniste brésilien, signé par Mário de Andrade (1928). J’ai réfléchi à la fin des idéaux modernistes dans notre société, à partir de l’analyse de ce mouvement, Maggie (2008).

45 La Pós-Graduação inclut le master et le doctorat (Ndt).

46 Bien qu’entre 2009 et 2013, le contexte décrit ait changé, avec notamment la décision du STF, la promulgation de la loi sur les quotas pour les universités fédérales et le PPGAS/MN, je pense qu’il est encore possible de suivre la voie tracée par Fry en 2009. Les manifestations qui ont secoué le Brésil au mois de juin 2013 constituent, de fait, un nouvel élément, même s’il est encore trop tôt pour en faire une analyse. Je peux seulement constater que la question indienne et la question des quotas raciaux et du racisme ne faisaient pas partie des revendications exprimées. Cela signifie peut-être que le débat qui divise les anthropologues n’est pas une préoccupation majeure pour les gens qui sont descendus dans la rue.

47 Positiviste acharné, Rodrigues pensait que les negros devaient avoir le même statut juridique que les Indiens placés sous la tutelle de l’État. Il a cependant été meilleur ethnographe que théoricien, et ses descriptions contredisent sa croyance raciste en l’existence de « races » distinctes. Voir Fry & Maggie (2006).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Yvonne Maggie, « La politique raciale dans le Brésil contemporain et l’accès au système public d’enseignement supérieur : un récit rétrospectif à la première personne »Brésil(s), 4 | 2013, 13-33.

Référence électronique

Yvonne Maggie, « La politique raciale dans le Brésil contemporain et l’accès au système public d’enseignement supérieur : un récit rétrospectif à la première personne »Brésil(s) [En ligne], 4 | 2013, mis en ligne le 02 avril 2014, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bresils/204 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bresils.204

Haut de page

Auteur

Yvonne Maggie

Yvonne Maggie est professeure au département d’anthropologie culturelle de l’Institut de philosophie et de sciences sociales à l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) depuis 1969. Elle a publié Guerra de orixá: um estudo de ritual e conflito (1975), Medo do feitiço: relações entre magia e poder no Brasil (1992). Elle est aussi auteure, en collaboration avec Claudia Barcelos Rezende, de Raça como retórica: a construção da diferença (2002) et avec Peter Fry, Marcos Chor Maio, Simone Monteiro & Ricardo Ventura Santos, de Divisões perigosas: políticas raciais no Brasil Contemporâneo (2007).

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search