1En 2001, Thomas H. Eriksen affirmait que les sciences sociales ont tourné le dos à la sociologie et à l’anthropologie durkheimienne classique pour privilégier l’étude des processus, des flux, du mouvement et du changement (p. 43). Dix ans plus tard, le consensus règne de fait dans la profession pour souligner la flexibilité des « identités », le rapport contingent entre culture et ethnicité, la construction sociale qu’est la « race », la multiplicité des appartenances, la complexité du monde, etc. Et il est encore présent lorsqu’il s’agit de « dénoncer » (ibid., 45) l’essentialisme qui enferme les groupes minoritaires dans des stéréotypes et la réification qui les maintient hors de l’histoire. Les termes de la jonction entre « culture » et « ethnicité », loin d’être tenus pour donnés, se trouvent ainsi placés au cœur de la réflexion scientifique. C’est pourquoi rares sont les chercheurs qui ne souscriraient pas aux propos suivants d’Eriksen : « on peut avoir de profondes différences ethniques sans que leur correspondent d’importantes différences culturelles […], et on peut avoir des variations culturelles sans limites ethniques » (ibid., 43).
2L’accord est massif pour ce qui est des approches théoriques et des principes éthiques. Il est cependant bien moins franc dès lors qu’il s’agit de groupes précis confrontés à des enjeux politiques majeurs, en particulier la maitrise de leur territoire. Le débat peut même s’avérer particulièrement houleux : en témoignent, entre autres, les vives discussions suite à la publication en 2003 de l’article d’Adam Kuper dans Current Anthropology, puis en 2006 de celui d’Alan Barnard dans Social Anthropology. Les échanges autour du texte de Barnard révèlent ce que les anthropologues trouvent le plus problématique dans celui de Kuper : le reproche à peine voilé qui leur est fait d’emboiter terminologiquement le pas aux institutions internationales, aux États, aux consultants et aux militants soucieux de multiculturalisme, lorsqu’ils reprennent des expressions telles que « peuples indigènes » ou « indigénéités émergentes » sans les mettre en perspective au moyen d’une analyse rigoureuse. Répondant en quelque sorte aux détracteurs de Kuper trois ans plus tard, Barnard objecte, pour sa part, qu’écarter une notion en tant que concept anthropologique n’est pas la même chose que de la rejeter en tant que catégorie légale ou instrument de pression politique (2006, 7). Ainsi que l’écrit Justin Kenrick (2006, 19) dans son commentaire, une telle distinction entre ce qui relève de la théorie scientifique (où un terme ne serait pas pertinent) et ce qui relève de l’engagement politique (où il pourrait soutenir efficacement des revendications) vise à résoudre un épineux dilemme et à apaiser les esprits. Toutefois, cette proposition de circonscrire des usages et de séparer des dimensions ne produit pas l’effet escompté, la plupart des critiques jugeant pour des raisons diverses que cela n’est ni praticable ni même désirable (Plaice 2006, 22) : certains représentants de la discipline pensent que ce thème de réflexion appartient précisément à la discipline, et que celle-ci ne saurait donc l’abandonner, d’autres estiment qu’en réalité l’argument de la rigueur scientifique cache mal des positions politiquement conservatrices.
3Lors de la préparation de ce dossier de Brésil(s), nous nous sommes proposé de reprendre la discussion en la prolongeant dans deux directions distinctes, bien qu’évidemment intimement corrélées. Il nous a tout d’abord semblé indispensable d’offrir un espace à des analyses examinant les articulations entre pratique de l’expertise et recherche scientifique. Dans ce cadre, une première série de questions s’est imposée. Le regard porté par l’anthropologue est-il différent selon qu’il agit dans le cadre d’une enquête « classique », d’un engagement militant ou citoyen, ou encore d’une demande institutionnelle ? Les relations nouées avec les populations concernées sont-elles affectées par son statut d’expert ou de chercheur ordinaire, et en quoi ? Dans quelle mesure le choix des données collectées, le format des résultats obtenus et les interprétations élaborées sont-ils impactés par l’objectif de l’étude ethnographique, quand il s’agit par exemple de faciliter la mise en œuvre de politiques publiques ? En d’autres termes, comment traiter les matériaux recueillis dans un contexte particulier et à des fins spécifiques dans les publications scientifiques ? Par ailleurs, peut-on supposer que le spécialiste trouve dans sa collaboration avec les institutions un poste d’observateur privilégié pour comprendre, de l’intérieur, le fonctionnement de la machine administrative, et ainsi développer une anthropologie de l’État ? Ou doit-on au contraire redouter qu’en s’y pliant, il ne risque aussi d’en devenir otage malgré lui ?
4Un tout aussi vaste éventail d’interrogations balise le second axe que nous avons envisagé, lequel est à la fois plus large et davantage réflexif. Mettant l’accent sur des dilemmes moraux cruciaux, il prend en effet en compte les émotions et affects de l’anthropologue. Que faire des données problématiques et des situations complexes, en contradiction partielle ou totale avec les présupposés initiaux, quand elles incitent à la remise en perspective, voire à la contestation de la vision institutionnelle du découpage du tissu social ? Et que dire quand elles contrarient celle des interlocuteurs du chercheur, alors même que celui-ci est mû par un désir légitime de se montrer solidaire en leur fournissant des arguments « scientifiques » ? Comment procéder à des analyses plus nuancées, peut-être plus riches d’un point de vue disciplinaire, mais qui risquent de fragiliser les demandes de la part de groupes désireux de reconnaissance sociale et d’accès à des droits ? Comment, enfin, aborder le thème délicat de l’autocensure et de l’espace pour la critique à partir d’expériences personnelles ?
5Six de nos collègues, assumant des positionnements très différents, mais témoignant tous d’une honnêteté remarquable, ont bien voulu accepter de se prêter au jeu d’un exercice qui s’annonçait quelque peu difficile. Les deux premiers articles du dossier sont ouvertement, et courageusement, autobiographiques. Revenant sur sa trajectoire personnelle et intellectuelle, Yvonne Maggie raconte comment elle en est venue à refuser la substitution de la clé de la « classe » par celle de la « race » pour lutter contre les inégalités sociales, à s’impliquer dans l’opposition aux politiques de quotas pour les « Noirs », et le prix qu’elle a dû payer pour cela. Dans un texte au ton proche du précédent, mais à propos de collecteurs de caoutchouc amazoniens aujourd’hui Indiens, Mariana Pantoja nous fait partager ses déchirements intimes devant la mise en concurrence entre sa loyauté vis-à-vis de ses interlocuteurs, et de leurs nouvelles demandes, et son adhésion aux canons de la démarche empirique.
- 1 Catégorie légale, inscrite dans la Constitution de 1988, qui inclurait les « descendants de Noirs m (...)
6José MaurÍcio Arruti et Jean-François Véran adoptent tous deux une approche en apparence moins chargée émotionnellement, mais tout aussi viscéralement politique. À partir de l’ethnogenèse d’Indiens du Nordeste, le premier auteur mène une réflexion sur les interactions réciproques entre les catégories natives, anthropologiques et étatiques. Il défend la nécessité, pour la discipline, de se penser comme partie prenante du processus social qu’elle décrit et soutient que toute tentative de distinguer une anthropologie théorique, neutre, et une anthropologie pratique, engagée, serait vaine. L’article suivant s’attache, quant à lui, à comprendre l’importance croissante prise par la discipline en mettant en évidence un double mouvement d’anthropologisation du politique et de politisation de l’anthropologie. Et il montre que les efforts pour traduire des concepts analytiques en droits consubstantiels (pour les Indiens, quilombolas1 et « communautés traditionnelles ») se sont majoritairement faits sur le mode de ce que J.-F. Véran nomme « constructivisme stratégique » (p. 96).
7Le débat s’est révélé beaucoup plus vaste que ce que nous le pensions initialement, et ce sur deux points essentiels. Tout d’abord, il est devenu évident que le décalage entre catégories politiques et militantes et termes d’autodéfinitions multiples ne se limite pas à l’ethnie et à ses déclinaisons. Plus généralement, il concerne toutes les catégorisations dès lors qu’elles s’institutionnalisent. Le texte de Sérgio Carrara en constitue un excellent exemple. Scrutant les deux principaux moments de l’histoire du mouvement LGBT, il souligne les principaux dilemmes, articulations et contradictions auxquels le chercheur, en contact avec les activistes et en empathie avec eux, est confronté. Et on voit ici encore que les savoirs produits par les anthropologues sont utilisés comme des armes pour conforter des positions dans la sphère publique. Par ailleurs, comme en attestent les références bibliographiques mentionnées au début de cette introduction, le thème de la complexe interaction entre l’anthropologue et ses interlocuteurs, de la réappropriation de ses écrits par ceux-ci et/ou par l’État n’est aucunement une spécificité brésilienne. C’est pourquoi nous avons tenu à faire figurer un article sur un autre pays latino-américain : l’Argentine. Le récit donné par Maïté Boullosa-Joly de son insertion dans les milieux militants indianistes révèle, tout à la fois, les transformations politiques rapides que l’anthropologue doit savoir accompagner, les coûts subjectifs des choix (raisonnés ou impulsifs) qu’il doit alors effectuer, ainsi que des connaissances insoupçonnées qu’il peut en tirer. Dans le cas exposé, la position de « non-engagement » de la chercheure lui a permis d’accéder à de nouveaux interlocuteurs et de remettre en cause ce qui semblait aller de soi.
8L’ensemble des articles, pour plus passionnants qu’ils soient, ne prétend bien sûr pas épuiser un sujet sensible qui ne cesse de prendre de l’ampleur et provoquer de nombreuses tensions au sein du champ académique, au Brésil et ailleurs. Nous espérons simplement qu’en suscitant de nouvelles interrogations, ce dossier contribue à enrichir la réflexion et lui permette de gagner en clarté et en densité. L’anthropologie a en effet tout à y gagner : une compréhension accrue des réalités sociales pour mieux appuyer les populations les plus fragiles.