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Comptes rendus

Festi, Ricardo. As origens da sociologia do trabalho.

Christophe Brochier
Référence(s) :

Festi, Ricardo. 2023. As origens da sociologia do trabalho. São Paulo: Boitempo, 351 p.

Texte intégral

1L’ouvrage de Ricardo Festi est une version adaptée de sa thèse de doctorat (« O mundo do trabalho e os dilemas da modernização: percursos cruzados da sociologia francesa e brasileira 1950-1960 ») soutenue à l’université de Campinas en 2018. Fondé sur le dépouillement systématique d’une documentation considérable (correspondances, publications, entretiens), il atteste, s’il en était besoin, du dynamisme et de la qualité du mouvement brésilien d’exploration de l’histoire des sciences humaines. Dans ce domaine, Ricardo Festi apporte cependant une contribution originale avec l’étude de la sociologie du travail, domaine assez négligé par les historiographes qui lui préfèrent d’ordinaire la « pensée sociale » ou l’étude des « relations raciales ». L’autre intérêt évident de l’ouvrage est d’avoir étendu le sujet à l’histoire de ses ramifications entre deux pays, le Brésil et la France. Ce choix se justifiait en partie par le rôle directement joué par George Friedmann et Alain Touraine dans l’institutionnalisation des recherches sur le travail à São Paulo, mais aussi par les influences intellectuelles croisées entre la France et l’Amérique latine en matière de compréhension de la modernisation des sociétés de l’après-guerre.

2La première partie du livre est ainsi consacrée au développement international des sciences sociales dans ce que Festi appelle « l’ère dorée du capitalisme », soit les deux décennies qui ont suivi la fin de la guerre. L’époque, préoccupée par la modernisation de l’appareil productif et des relations industrielles, était favorable au développement d’une « science sociale appliquée » aussi bien au Brésil qu’en France. L’Unesco crée et finance des associations internationales comme l’ISA (International Sociological Association) en 1949, ou le Conseil international des sciences sociales en 1953, au sein desquelles vont se côtoyer entre autres Fernando de Azevedo, Luis Costa Pinto et George Friedmann. Il faut ajouter à cela le rôle des grandes fondations philanthropiques américaines dans le développement des activités de recherche sociologique, notamment en France avec le centre de documentation de l’ENS, les premières activités du CNRS ou la fondation de la MSH et de l’EHESS. Le but est alors d’aider au développement économique et social en formant des experts mais aussi de lutter contre l’influence soviétique. Les années 1950 représentent ainsi un moment privilégié pour l’affirmation de la sociologie du travail en France, sous l’impulsion et la direction de Friedmann qui étudie depuis les années 1930 les conséquences du « machinisme industriel ». C’est lui qui dirige le Centre d’études sociologiques du CNRS, anime des séminaires à l’EPHE, contribue à diriger l’Institut des sciences sociales du travail (ISST) et coécrit le premier « traité » de sociologie du travail en 1962. Son disciple Alain Touraine fondera le Laboratoire de sociologie industrielle à l’EPHE en 1958 et participera à la création de la revue Sociologie du travail en 1959. Il n’est donc pas surprenant que Festi consacre un chapitre à Friedmann et un autre à Touraine. Le but n’est pas seulement de résumer les idées des auteurs, mais aussi de rendre compte de leur démarche de recherche et de préciser leurs liens avec l’Amérique du Sud. Au sujet de Friedmann, Festi souligne le rapport ambigu entretenu avec le taylorisme et le fordisme puisque tout en soulignant les dangers, le « père de la sociologie du travail » aurait eu tendance à sous-estimer le renforcement de l’exploitation de la force de travail. Il fut en tout cas un acteur clef du développement international de la sociologie en contribuant notamment à la fondation de la FLACSO (Faculdade Latinoamericana de Ciênciais Sociais) et se rendant trois fois au Brésil. L’œuvre de Touraine est également analysée en combinant une description des recherches (en France et au Chili) et des idées théoriques plus générales. Festi accorde une importance particulière aux travaux consacrés à la conscience ouvrière, puisqu’ils auront une influence sur la sociologie du travail qui va s’établir à l’Université de São Paulo en particulier sous la direction de Florestan Fernandes.

3C’est à ce sujet que l’essentiel de l’ouvrage est consacré. Festi montre que si les séjours de Friedmann et Touraine à São Paulo ont contribué à établir le CESIT (Centro de Sociologia Industrial e do Trabalho), le projet intellectuel est bien celui de Florestan Fernandes qui se préoccupait de la modernisation de la société depuis des années. Pour autant Fernando de Azevedo, qui occupait la chaire concurrente, était lui aussi politisé, soucieux de comprendre le monde du travail et avait été l’interlocuteur clef des Français dans les organisations internationales. La fondation du CESIT est ainsi replacée dans le cadre du développement des institutions d’enseignement et de recherche au Brésil dans les années 1950, dont la Société brésilienne de sociologie, le CBPE (Centro Brasileiro de Pesquisa Educacional) et le CLAPCS (Centro Latinoamericano de Pesquisa em Ciências Sociais). Festi étudie avec un grand luxe de précision les rivalités entre personnes (notamment Florestan Fernandes, Luis Costa Pinto et Fernando de Azevedo) et institutions pour attirer les financements, déterminer les directions et les lieux d’implantation des différents centres. Le développement de la sociologie est ainsi étudié « par le bas », c'est-à-dire à partir de ses déterminants matériels et humains, et non plus réduit au développement d’idées ou de théories.

4Les recherches conduites à l’Université de São Paulo (USP) constituent ainsi le sujet par excellence d’une étude sur la sociologie du travail au Brésil, comme le montre Festi en résumant avec beaucoup de minutie des travaux de Juarez Brandão Lopes sur la conscience ouvrière, Azis Simão sur le vote ouvrier et Fernando Henrique Cardoso sur le patronat. L’auteur prend également soin de toujours replacer l’examen des projets dans un cadre biographique et institutionnel, notamment pour ce qui a trait au fonctionnement du CESIT. Au final, il décrit un mélange d’influences étrangères (américaines ou française) pour les méthodes (par exemple le survey) ou les schémas d’interprétation (notamment ceux de Touraine) et de particularités locales. Les recherches par questionnaires ou entretiens demandaient ainsi du temps et des financements, ce dont ne disposaient pas toujours les chercheurs de São Paulo, et certaines n’ont pas été menées à leur terme. Cette situation, bien évidemment, empire après le coup d’État militaire de 1964. Les nouvelles autorités politiques et éducatives s’opposent de façon croissante au projet idéologique et scientifique affirmé avec vigueur par Fernandes depuis le début des années 1950 : étudier les évolutions de la société brésilienne de façon à contribuer activement au changement social. Dans ce cadre, les sociologues de l’USP ont mis en avant le retard culturel ou organisationnel d’un prolétariat souvent d’origine rurale, qui ne pouvait guère compter sur l’industrialisation pour assurer sa mobilité sociale, et s’est facilement tourné vers le populisme politique plutôt que vers la lutte des classes. Si ce schéma d’analyse s’est trouvé mis en défaut à la fin des années 1970 avec les grandes grèves ouvrières, il semblait validé par les travaux réalisés par les équipes latino-américaines et françaises dans les années 1960. L’étude du monde du travail comme accès principal à la dynamique des sociétés d’après-guerre s’est donc montrée fertile des deux côtés de l’Atlantique à ce moment particulier de l’histoire économique et intellectuelle.

5Au final, les lecteurs français et brésiliens ne tireront pas le même profit de la lecture de cet ouvrage essentiel. L’exploitation assez complète des sources françaises permet au lecteur brésilien de saisir en peu de pages les aspects principaux du développement de la sociologie du travail en France à partir des acteurs et des institutions. Dans un second temps, il découvrira le détail des connexions établies par Friedmann et d’autres entre les deux pays, et appréciera l’histoire « par le bas » des recherches et de leur cadre. Le lecteur français (trop pressé pour attendre une traduction de l’ouvrage) pourra, lui, se familiariser avec un pan essentiel de l’histoire de la sociologie au Brésil, et mesurer le rôle joué par Florestan Fernandes, mais aussi d’autres sociologues moins connus comme Brandão Lopes ou Simão. Le chercheur spécialiste, de son côté, sera sans doute sensible à trois points : d’abord, le fait que Festi propose des résumés critiques des travaux qui ne se limitent pas à des considérations idéologiques mais engagent à prendre du recul sur la portée des textes ; ensuite qu’il se montre conscient du problème du « récit hégémonique » des chercheurs de l’USP au sujet de l’histoire de leur discipline ; enfin qu’il ait fait le pari d’aborder un champ de recherche par ses connexions internationales. Ce dernier point est peut-être le moins satisfaisant car le sujet ne s’y prêtait probablement pas totalement, mais l’ouvrage montre je crois que les possibilités sont considérables à condition de replacer les liens entre les acteurs dans le contexte historique adéquat, comme le fait l’auteur. On ne peut donc que se féliciter de la parution de cet ouvrage, à la fois très complet et très bien écrit qui dégage des pistes d’études nouvelles pour un thème fertile qui demande à être davantage étudié.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christophe Brochier, « Festi, Ricardo. As origens da sociologia do trabalho. »Brésil(s) [En ligne], 26 | 2024, mis en ligne le 30 novembre 2024, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bresils/17825 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12t9z

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