Présentation
La dictature militaire au Brésil a cultivé un curieux élément d’identité politique : la prétendue défense de la démocratie. La dictature s’est en effet posée comme son meilleur garde-fou contre la « menace communiste ». Dans sa fiction de « légalité démocratique », elle a maintenu le Congrès ouvert la plupart du temps, avec des élections partielles mais régulières, et a laissé le pouvoir judiciaire relativement intact. Pour imposer sa volonté, elle a révoqué les mandats, licencié des personnes, torturé et fait disparaître des opposants et instillé la peur comme un sentiment public. Cependant, à plusieurs reprises, la dictature a trébuché sur ses propres méthodes. Ce fut le cas en 1974, lorsque les oppositions, qui méprisaient auparavant le processus électoral, décidèrent d’utiliser les urnes pour exprimer leur mécontentement et finirent par menacer le système de reproduction politique de l’ARENA, le parti du régime. Il en fût de même en 1982 quand les militaires, dans le cadre d’une transition vers la démocratie qu’ils qualifiaient de « lente, graduelle et sûre », ont organisé des élections pour les gouvernements des États. Trois des principaux États du pays (Minas Gerais, Rio de Janeiro et São Paulo) ont alors élu trois opposants historiques aux militaires : Tancredo Neves, Leonel Brizola et Franco Montoro. Pendant la moitié de leur mandat, ceux-ci ont vécu avec le gouvernement du dernier président militaire : João Batista Figueiredo. Ils ont marché sur la corde raide, adoptant des programmes progressistes tout en maintenant de bonnes relations avec le gouvernement Figueiredo.
C’est sur cette époque encore plongée dans l’incertitude politique que Teresa Caldeira se penche dans ces « Droits humains ou privilèges des criminels ? » (« Direitos humanos ou privilégios de bandidos? »). Elle étudie comment la grammaire des droits humains passe d’un cercle relativement restreint d’opposants à la dictature à l’imaginaire populaire des Brésiliens. Dans ce passage, elle étudie également comment cette grammaire perd sa valeur positive pour en acquérir une autre, éminemment négative.
Pour expliquer cette métamorphose, Caldeira aborde un thème crucial : le type d’humain qui fait l’objet des droits humains. Dans un premier temps, même pendant les années les plus dures de la dictature, la défense des droits humains s’adressait à de jeunes militants qui en étaient exclus. Ils étaient principalement issus des couches moyennes et supérieures de la population et étaient classés dans la catégorie des « prisonniers politiques ». Ils semblaient être à la hauteur de la dignité exigée – par eux-mêmes et par leurs familles, généralement des mères mobilisées dans des campagnes de dénonciation locales et internationales.
Ensuite, avec la transition démocratique, la défense des droits humains a été adoptée par les autorités nouvellement élues, y compris le nouveau gouvernement de São Paulo. Cependant, dans le contexte post-amnistie, cette défense en est venue à inclure, entre autres, les « prisonniers de droit commun ». Contrairement aux « politiques », ils ne disposaient pas de réseaux de solidarité construits autour d’eux. L’adjectif « commun » signifiait qu’il n’y avait aucune ambiguïté sur leur statut de « criminels ». Ils vivaient dans une condition d’extrême marginalité sociale et ce n’est pas de leur plein gré qu’ils se sont retrouvés au centre du débat public sur les droits humains. C’est le gouvernement qui les y a amenés. Le changement d’objet des droits humains a provoqué l’attention populaire et, dans le cas de Montoro, le gouverneur de São Paulo, cela s’est retourné contre lui. Au lieu de susciter de l’empathie pour les prisonniers et de créer ainsi un cercle de sympathisants, cela a provoqué de la répulsion à leur égard et formé un réseau de détracteurs. Brizola, au gouvernement à Rio de Janeiro, n’a pas rencontré plus de succès (Hollanda 2005).
Dans un État aux inégalités criantes, à l’image du pays, une conviction semblait faire consensus, des couches de la population les plus pauvres aux plus riches : l’idée que les droits humains ne doivent pas être universels. Ils doivent, au contraire, avoir un objet précis, les « bons citoyens ». Ou, dans une phraséologie plus contemporaine, les « humains droits » (humanos direitos). Le postulat de base est que les droits sont une denrée rare : pour que certains puissent en jouir, il faut en priver d’autres. Le corollaire de cette logique est que les droits des personnes prétendument non méritantes sont rebaptisés « privilèges ».
Les racines de cette grammaire rétrograde remontent à l’époque de la peur imposée par le régime dictatorial. Dès 1966, des programmes de radio et de télévision ont présenté les actions policières violentes en stigmatisant les sujets et les victimes impliqués dans ce que l’on appelle le « monde chien » (mundo cão). Au cours des années 1980, ce type de journalisme sensationnaliste a alimenté un sentiment d’insécurité publique et a commencé à abreuver le public d’une rhétorique anti-droits humains. Les présentateurs et les commissaires de police ont ainsi été élevés au rang de vedettes populaires. Parallèlement, dans les banlieues et les favelas des capitales et des grandes villes, des escadrons de la mort formés par des policiers et des militaires violentaient des populations entières, portant atteinte à leurs droits fondamentaux. L’expression maximale de cette tendance a été synthétisée par l’expression « un bon criminel est un criminel mort » – un slogan depuis lors popularisé par les émissions télévisées sur les faits divers et, à présent, reprise de manière répétée par les politiciens et les partis de droite et d’extrême droite pour discréditer les mots d’ordre et les défenseurs des droits humains.
C’est dans ce tourbillon de forces et de contre-forces qui ont historiquement défendu ou combattu les droits humains au Brésil que se situe le texte de Caldeira, aujourd’hui traduit en français. Il traite de l’une des premières articulations du thème des droits humains avec les politiques publiques dans le pays, en analysant l’effort sui generis pour les institutionnaliser, mais aussi les contre-efforts qui lui ont été opposés. Son article aborde ce faisant deux des limites tenaces de l’opinion publique brésilienne à l’acceptation de cette nouveauté qu’est l’universalité des droits humains : les préjugés sociaux et le conservatisme.
Plus de trois décennies après sa publication, la réflexion de Caldeira est toujours d’actualité, dégageant des pistes pertinentes pour penser la situation actuelle. Bien qu’il ne soit pas parvenu à réaliser ses promesses de campagne, le gouvernement de Jair Bolsonaro au Brésil (2019-2022) a tout fait pour freiner, voire faire reculer l’institutionnalisation des droits humains dans l’État brésilien. Et il l’a fait de différentes manières et dans différents domaines. Que ce soit en attaquant les intellectuels et les scientifiques ou que ce soit en annonçant vouloir « mettre fin aux activismes » dans la société civile (Bezerra & Szwako 2022), son horizon normatif était la désinstitutionnalisation des politiques publiques élaborées depuis la transition démocratique. Ainsi, son gouvernement a mis fin à des commissions, des politiques et des mesures de réparation qui étaient fondamentales pour la reconstruction de la mémoire et des vies des personnes affectées par la violence de la dictature. Et ce n’est pas un hasard si la rhétorique de Bolsonaro, tant au sein de son cabinet officiel que parmi ses appuis dans la société, a utilisé une grammaire rétrograde identique à celle scrutée dans « Droits humains ou privilèges des criminels ? », alors que des pans de plus en plus importants de la société brésilienne se réclament ouvertement des notions telles que « bon citoyen », un « bon criminel est un criminel mort » et des « droits humains pour les humains droits ».
Pour toutes ces raisons, la traduction de la réflexion de Caldeira s’inscrit parfaitement dans l’ensemble de ce dossier. Bonne lecture.
Références bibliographiques
• Bezerra, Carla & José Szwako. 2022. « Ataques aos ativismos. » In Dicionário dos negacionismos no Brasil, dirigé par José Szwako & José L. Ratton, 49-51. Recife: CEPE.
• Hollanda, Cristina Buarque. 2005. Polícia e direitos humanos: política de segurança pública no primeiro governo Brizola (1983-1986). Rio de Janeiro: Revan.
- 2 Ce texte présente les résultats partiels de la recherche, intitulée « A Experiência da Violência: (...)
1Bien que la violence et la criminalité soient des problèmes constants dans les grandes villes, les expériences de la violence sont, dans chaque contexte, uniques et façonnent différemment l’imaginaire de la criminalité et les pratiques adoptées en réponse à cette dernière. Au cours de la précédente décennie, à São Paulo, de tous les aspects qui touchent à l’expérience de la violence, il en est un qui ressort du fait de sa résonance politique et son caractère absurde : le soutien populaire dont jouit une campagne d’opposition à la défense des droits humains. Alors qu’ils constituaient une revendication démocratique centrale dans le processus dit d’ouverture politique, défendue par de larges pans de la société, les droits humains sont devenus dans le contexte des discussions sur la criminalité des « privilèges de criminels », que les honnêtes gens se devaient de pourfendre. En parallèle, le soutien envers des formes violentes et privées de lutte et de prévention contre la criminalité, s’est considérablement développé dans la métropole. Mon but est d’examiner ce qui a entraîné cette transformation, et popularisé cette nouvelle signification pour la majeure partie des habitants de São Paulo. Cette analyse permettra peut-être de commencer à envisager des voies pour briser l’amalgame qui donne aux droits humains une connotation négative2.
2Il n’est pas exagéré d’affirmer que la notion de droits a été centrale dans le débat politique des quinze dernières années, ainsi que dans le processus de démocratisation de la société brésilienne. Cette notion a revêtu différentes significations au cours de cette période, au gré des différentes pratiques sociales auxquelles elle était associée. Beaucoup de ces significations et pratiques constituaient une nouveauté dans l’histoire politique récente, et un élargissement du champ de ce que l’on considère comme faisant partie des droits des citoyens dans la société brésilienne. Toutefois, comme semble le démontrer le cas de la campagne contre les droits humains, il existe des significations contradictoires et des limites à l’expansion des droits dans cette société. On doit les prendre en compte toutes deux – significations et limites –, si l’on veut comprendre l’impasse politique dans laquelle les défenseurs des droits humains se sont trouvés.
3Dans la seconde moitié des années 1970, et surtout au cours des années 1980, la notion de droits s’est considérablement développée au Brésil. Cet élargissement a d’abord porté sur les droits politiques et, par la même occasion – dans la mesure où la situation incluait la torture et l’emprisonnement politique –, sur les droits humains. Cela s’inscrivait dans un discours fondamentalement libéral, à travers lequel on défendait les principes de la démocratie, de la participation politique, de la liberté d’expression, etc. La défense de ces droits était associée à la campagne d’opposition qui a conduit à la fin du régime militaire, à l’amnistie politique, à la fin de la censure ainsi que de la torture des prisonniers politiques et, enfin, à leur libération. C’est dans ce contexte qu’a été organisée l’élection de gouverneurs en 1982, que la campagne pour les élections au suffrage direct a pris de l’ampleur, et qu’a été légitimée la notion de participation populaire d’une manière tout à fait nouvelle, à l’échelle nationale.
4Du point de vue des groupes dominés, le développement le plus significatif et le plus novateur de la notion de droits a été celui des mouvements sociaux des années 1970 et 1980. À travers eux, non seulement les classes populaires et les minorités ont pu justifier qu’elles avaient des droits à revendiquer et à faire valoir, mais elles ont également dressé et défini une longue liste de ces droits. Le plus souvent, les revendications se manifestaient au cas par cas : on réclamait des crèches, par exemple, et non des droits en général. Dans la ville de São Paulo, c’est à travers la multiplication de ces réclamations spécifiques que l’on a commencé à légitimer le droit à la santé, au logement, aux transports, à l’habitat, à l’éclairage public, à l’utilisation des crèches, à la maîtrise du corps et de la sexualité, à la différence ethnique, etc., le tout, dans un processus de qualification qui, parfois, paraissait presque illimité. Une fois ces droits légitimés, de nombreuses associations se sont faites à cette idée. Cependant, le procédé de qualification et de légitimation semblait toujours être le même : à travers des processus d’organisation populaire. En d’autres termes, la qualification et la légitimation de droits spécifiques passaient toujours par un processus de mobilisation politique.
5L’élargissement des droits porté par les mouvements sociaux, dès le milieu des années 1970, présente trois caractéristiques fondamentales. Premièrement, les nouveaux droits étaient essentiellement des droits collectifs car les revendications émanaient d’une communauté – qui, dans le processus politique, revendiquait une identité commune – et ce, pour l’ensemble de ses membres. Il ne s’agissait pas d’élargir les droits individuels. Par conséquent, et c’est la deuxième caractéristique, la revendication des droits est née au sein d’une organisation – dont elle était l’instrument – des classes populaires et des groupes minoritaires, sans précédent dans l’histoire du Brésil. Non seulement, plusieurs droits ont été qualifiés et reconnus au cours de ce processus, mais les classes populaires et les minorités, à travers leurs organisations, se sont vues légitimées en tant qu’acteurs politiques. Enfin, comme il était généralement question de droits sociaux, l’institution de référence dans le processus de développement des droits était le gouvernement (pouvoir exécutif), qui a commencé à répondre aux nouvelles demandes.
- 3 Des cas de violations des droits humains sont documentés dans : Americas Watch Committee (1987) et (...)
6On a souvent assisté, dans de nombreux contextes, ces dernières années, à la confusion entre les notions de droits et de droits humains. Par exemple, les droits à la santé et au logement, en tant que droits à une vie décente, sont considérés comme des droits humains. Pour l’Église catholique en particulier, les droits humains portent sur ce qui affecte les conditions de vie des dominés. Par conséquent, parler de droits tout court ou de droits humains en référence aux classes laborieuses revient plus ou moins au même, et les deux expressions étaient utilisées dans les mouvements sociaux qui ont élargi et qualifié les droits. Cependant, il semble que l’imaginaire populaire, du moins à São Paulo, ait établi une distinction entre ces expressions, dès lors que l’attention s’est explicitement portée sur les droits humains des prisonniers de droit commun, qui étaient entassés dans les pires conditions, dans des prisons surpeuplées, et dont on savait qu’ils étaient constamment victimes de torture et de toutes sortes de mauvais traitements3. Ce rapprochement entre droits humains et prisonniers de droit commun a provoqué une réaction extrêmement virulente et a commencé à révéler les limites du processus de développement et de qualification des droits.
7En réalité, ces limites ont été fixées de manière relative car ce n’était pas l’idée des droits en général qui était remise en cause, mais celle des droits humains. Aujourd’hui encore, les habitants de São Paulo considèrent l’accès aux soins médicaux, à l’éducation, aux crèches, etc. comme leurs droits les plus précieux. Cependant, la notion de droits humains a peu à peu été dissociée de ces droits sociaux pour être rattachée, de façon toujours plus marquée et exclusive, à la catégorie des prisonniers de droit commun, à tel point que parler de droits humains, aujourd’hui, à São Paulo, équivaut à parler des prisonniers. En outre, la réaction contre la défense des droits humains a imposé ce rapprochement avec les criminels de manière si négative et catégorique, que la défense de ces droits suscite aujourd’hui une opposition massive de la population de São Paulo. Dans les entretiens que je mène avec des habitants de toutes les classes sociales de São Paulo, bien que la majorité souligne la nécessité de respecter les différents droits sociaux, rares sont ceux qui ne se déclarent pas « contre les droits humains ». En réalité, ils s’opposent à ce qu’ils considèrent comme des « privilèges de criminels », mais dans la pratique et dans leur discours, cela revient à réagir contre l’idée des droits humains en général. Étant donné l’absurdité de la situation, il est important de comprendre comment nous en sommes arrivés là.
- 4 Pour une analyse des statistiques de la criminalité violente dans la ville de São Paulo, voir Cald (...)
8Tout d’abord, précisons que la campagne en faveur des droits humains pour les prisonniers de droit commun, ainsi que sa contestation, se sont développées dans l’espace public entre 1983 et 1985, une période durant laquelle la ville de São Paulo connaissait un taux de criminalité violente parmi les plus élevés des deux précédentes décennies. Cela coïncidait avec les deux premières années du gouvernement Montoro et, par conséquent, avec la tentative d’humaniser les prisons et de réformer la police. Dans ce contexte, les opposants à la défense des droits humains n’ont eu aucun mal à jouer avec le sentiment de peur et d’insécurité, tout en associant subtilement la criminalité aux pratiques démocratiques. La diminution systématique des taux de criminalité violente après 1985 (c’est-à-dire à mi-mandat du gouvernement de Montoro), n’a pas suffi à dissiper l’impression de danger croissant qui s’était développée durant les années antérieures, et qui avait été captée par le discours contre les droits humains4.
9Divers acteurs sociaux ont participé au débat sur les droits humains dans les années 1980. Pour le dire simplement, quatre acteurs se sont exprimés publiquement pour défendre les droits humains des prisonniers de droit commun à São Paulo : l’Église catholique (en particulier l’archevêque de São Paulo, Dom Paulo Evaristo Arns) ; les centres et commissions de défense des droits humains, dont beaucoup sont proches de l’Église ; les partis et groupes de centre-gauche et de gauche, y compris le Parti des Travailleurs (PT) ; et les représentants du gouvernement de l’État au début des années 1980, le gouvernement de Franco Montoro, issu du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) (notamment son secrétaire de la justice, José Carlos Dias). Les principaux opposants aux droits humains étaient les représentants des forces de l’ordre (qui subissaient une tentative de réforme, à l’époque), des hommes politiques de droite, tels que le colonel Erasmo Dias, et certains organes des grands médias, en particulier les émissions radiophoniques spécialisées dans les informations policières.
10De la part de l’Église, comme des centres et commissions des droits humains et des gauches ou de l’équipe politique proche du gouverneur Montoro, l’extension des droits humains aux prisonniers de droit commun avait pour référence, pour l’élaboration de ses arguments et de ses revendications, les deux types de mouvements qui avaient permis d’améliorer les droits au cours des années 1970 et 1980. D’un côté, l’argumentation de cette extension se calquait sur la logique du mouvement d’opposition au régime militaire, et de défense des droits des prisonniers politiques. De l’autre, son mode d’organisation s’apparentait à celui des mouvements sociaux qui réclamaient des droits collectifs. Cependant, aucune de ces deux références n’était facilement transposable à la réalité des prisonniers de droit commun. En effet, la campagne pour les droits des prisonniers n’est parvenue à reproduire aucun de ses modèles de réussite et a, au contraire, entraîné des effets pervers, à contre-courant de ses intentions. Je dirais que ce sont les difficultés rencontrées dans cette transposition – dont la droite a très bien su tirer parti – et les différences entre les divers types de mouvements, qui permettent de comprendre les raisons de l’échec de la défense de ces droits pour les prisonniers de droit commun. En réalité, ces difficultés semblent révéler les limites de l’extension des droits et de l’organisation des mouvements sociaux dans la société brésilienne contemporaine. En ce qui concerne la première de ces transpositions, il semble évident que la logique qui sous-tend l’argumentaire de cette défense des droits pour les prisonniers ordinaires, est une déclinaison de ce qui était revendiqué pour les prisonniers politiques. Il s’agissait donc d’une logique légitimée par le processus politique d’opposition au régime militaire, et qui se référait aux droits politiques et civils. Ce n’est pas un hasard si l’un des plus grands défenseurs des prisonniers politiques, l’ancien président de la commission Justice et Paix de l’archidiocèse de São Paulo, est devenu le secrétaire de la Justice, qui a tenté d’humaniser les prisons et de garantir des droits humains pour les prisonniers de droit commun. Toutefois, bien que la logique soit la même, les résultats ont été totalement différents. Si la dénonciation de la torture et des emprisonnements illégaux, ainsi que la défense de l’amnistie pour les prisonniers politiques, au nom des droits humains, ont contribué à faire tomber le régime militaire, la dénonciation des mêmes irrégularités et la défense de ces droits pour les prisonniers ordinaires n’ont servi qu’à ébranler sérieusement ces mêmes institutions, et les personnes qui avaient mobilisé les deux mouvements de défense. Pour comprendre ces résultats, il est nécessaire d’examiner les différences entre les deux campagnes.
- 5 J’insiste sur cette spécificité parce que l’argument qui suit ne s’applique pas à toutes les situa (...)
11Certaines différences fondamentales concernent, à mon avis, le statut de citoyenneté des groupes dont on revendiquait les droits. Dans le cas des prisonniers de droit commun, il ne s’agissait pas des droits politiques de l’ensemble de la communauté nationale suspendus par le régime militaire ; il ne s’agissait pas non plus des droits civils et politiques des militants politiques dont le « crime » était de s’opposer aux détenteurs du pouvoir ; il ne s’agissait pas, là encore, de prisonniers dits « politiques », issus des classes moyennes et supérieures. Il s’agissait, au moins dans une partie des cas, d’individus issus des classes pauvres, qualifiés de prisonniers « ordinaires », qui avaient commis un certain type de crime et dont la citoyenneté avait été restreinte en conséquence. Dans ces cas, c’est-à-dire lorsque la culpabilité des personnes était avérée et qu’elles purgeaient leur peine5, leur situation pénale était incontestable et elles ne jouissaient plus de leur pleine citoyenneté. C’est la raison pour laquelle il était essentiel de parler de droits humains. Si ces prisonniers ne pouvaient pas être entièrement respectés en tant que citoyens, ils devaient au moins l’être en tant qu’êtres humains, de sorte que leur vie et leur intégrité physique devaient être protégées. Le fait que la population se soit opposée à cette idée humanitaire s’explique, selon moi, par une autre caractéristique des prisonniers de droit commun : ils étaient pauvres et victimes de toute une série de préjugés et de discriminations dans la société brésilienne, qui sont généralement associés aux stéréotypes du criminel. Il est également essentiel de comprendre que la population a calqué ces stéréotypes sur tous les cas examinés par les défenseurs des droits humains. Ces derniers ont dénoncé d’innombrables formes d’arbitraire, dont une grande partie avait été commise contre des personnes dont la culpabilité n’avait pas été prouvée – mais qui, peut-être, n’avaient pas ce que l’on appelle le « bon faciès ». Malgré tout, la réception de leur discours semble avoir éclipsé ce fait. Si l’on en croit les réactions contre la défense des droits humains, les personnes concernées par ces droits sont toutes criminelles, et tous les droits que l’on s’efforce de garantir sont pour les prisonniers. Même si ces derniers occupaient une place importante dans la campagne en faveur des droits humains, ils n’étaient pas les seuls et, faut-il le préciser, à aucun moment cette campagne n’a défendu le crime ou les criminels. Le fait que les défenseurs des droits humains aient été perçus comme des défenseurs de criminels dans l’imaginaire de la population de São Paulo, est révélateur du succès de la campagne contre les droits humains, un point sur lequel je reviendrai. Auparavant, il nous faut aborder une autre différence de taille.
12Placés dans une condition de citoyenneté restreinte, les prisonniers ordinaires ont peu de marge de manœuvre pour organiser eux-mêmes un mouvement de défense de leurs droits. En effet, retirés de la société et confinés, ils n’ont aucun moyen de s’exprimer dans l’espace public et leurs moyens de revendication et de révolte se réduisent traditionnellement à la mutinerie, la grève de la faim, et aux révoltes carcérales – des mouvements de tous ces différents types ont eu lieu ces dernières années. Ainsi, ils n’ont pas été eux-mêmes acteurs du mouvement de défense des droits humains. C’est en cela que l’on commence à percevoir les différences entre le mode de défense des droits humains pour les prisonniers de droit commun et le paradigme des mouvements sociaux, auquel les acteurs du mouvement ont tenté de greffer la première.
13Comme je l’ai déjà mentionné, ces groupes concevaient les droits humains de manière globale. L’impression qui en ressort est qu’ils s’imaginaient que la revendication des droits humains pour les prisonniers se transformerait en un autre mouvement social – la forme serait la même puisqu’elle était déjà légitimée, notamment parce que les publics des deux mouvements seraient les mêmes : les classes populaires. Cependant, les différences entre les deux cas ont empêché la concrétisation d’un tel rapprochement. Ces différences sont essentiellement de trois ordres. Premièrement, comme je l’ai déjà souligné, dans le cas du mouvement réclamant le respect des droits humains pour les prisonniers ordinaires, les demandeurs n’étaient pas les bénéficiaires de cette initiative. Comme les droits étaient toujours destinés à d’autres, le processus de revendication contrastait avec les mouvements sociaux et des minorités, dans lesquels les communautés se mobilisaient pour leurs propres droits. Outre la dimension évoquée plus haut, c’est-à-dire la limitation de l’exercice de la citoyenneté des détenus, plusieurs autres caractéristiques semblent pointer vers l’impossibilité de reproduire ici le modèle des mouvements sociaux. Il n’est pas aisé de concevoir un mouvement de revendication collective dont les membres partagent une identité nettement négative – celle de prisonniers de droit commun et donc, de criminels. Il était difficile d’acquérir une légitimité sociale pour soutenir leurs revendications, et en parallèle, il semblait peu probable que l’on parvienne à constituer une communauté disposée à s’associer publiquement à l’identité de criminels. Diverses minorités, comme celle des homosexuels, ont revendiqué une identité à connotation négative, en tant que moyen pour dénoncer les discriminations subies, et pour réclamer des droits. Cependant, dans le cas des prisonniers de droit commun, ce processus d’inversion en une valeur positive était impossible, puisqu’il était question de criminels, et non de simples figures stéréotypées, victimes de discriminations. Dans la mesure où le processus de construction d’une identité commune semble être crucial pour l’organisation et la légitimation de mouvements sociaux, sans la constitution d’une communauté imaginaire, et face à l’impossibilité de s’exprimer dans l’espace public, il a fallu constituer le mouvement de défense des droits humains pour les prisonniers ordinaires de manière distincte des autres mouvements. D’autres groupes disposant d’une légitimité sociale (religieux et juristes, par exemple, toujours issus des classes moyennes et supérieures) ont dû apporter leur prestige et revendiquer ces droits au nom des prisonniers. Ces mêmes groupes avaient réussi à obtenir des droits humains pour les prisonniers politiques – mais dans ce cas, la notion de crime était contestable, et les prisonniers appartenaient aux classes moyennes et supérieures. Le résultat a été qu’au lieu d’étendre leur prestige aux prisonniers, ils ont fini par se voir eux-mêmes discrédités et entachés par la réputation négative des criminels.
14Une deuxième différence importante entre le mouvement de défense des droits pour les prisonniers ordinaires et les autres mouvements qui réclamaient des droits collectifs, est qu’avant de se transformer en un fort mouvement revendicatif, la question des droits humains pour les prisonniers de droit commun est devenue une politique menée à l’échelle de l’État. Ainsi, bien que ces droits n’aient pas été légitimés par un ample processus de mobilisation politique – comme c’était le cas pour les autres mouvements sociaux – et bien qu’ils aient immédiatement rencontré une forte résistance au sein de la population – contrairement aux autres mouvements sociaux – ces droits ont été étendus, non seulement sur le plan discursif, mais également dans la pratique gouvernementale. Tandis que tous les signaux émis par la société pointaient vers l’idée que les prisonniers ordinaires n’avaient pas à revendiquer des droits, le gouvernement de l’État se mettait à traiter ces derniers comme des citoyens. Par exemple, on a créé des commissions de représentants dans les prisons, et organisé un débat télévisé entre des prisonniers et le secrétaire de la Justice. Cependant, cette politique s’est avérée très fragile, ce qui montre que la volonté politique ne suffisait pas à élargir ce droit. Un tel traitement, au lieu de garantir les droits des prisonniers, n’a servi qu’à susciter l’indignation populaire et à délégitimer à la fois les droits humains et ceux qui tentaient de les faire appliquer.
- 6 Pour une définition des différents types de droits, je renvoie à Thomas Humphrey Marshall, qui div (...)
15La troisième différence, enfin, concerne le type de droit revendiqué. Dans le cas des prisonniers, même si le langage employé coïncidait avec celui des différents mouvements sociaux – qui revendiquaient des droits humains –, il est évident que le type de droit était différent. Alors que, pour les mouvements sociaux urbains, on assistait à la consolidation de la demande de droits sociaux et, dans le cas de l’amnistie politique, de droits politiques et civils, pour les droits des prisonniers de droit commun, il s’agissait seulement de revendiquer des droits civils (et, par conséquent, individuels)6. Cela voulait dire, entre autres choses, qu’il fallait traiter avec des institutions différentes. Dans le premier cas et en partie dans le second, l’institution fondamentale garantissant les droits serait le pouvoir exécutif ; en revanche, pour les prisonniers, ce serait le pouvoir judiciaire. Cela signifiait également que cela touchait à des traditions et à des conceptions différentes.
16Le décryptage et la contestation du mouvement de défense des droits humains pour les prisonniers de droit commun se sont faits exclusivement suivant la logique des droits individuels. Celle-ci, bien qu’inhérente à la revendication des droits humains, était inattendue, compte tenu du mode d’organisation du mouvement et de l’histoire récente du succès de divers mouvements sociaux. La question fondamentale est néanmoins de comprendre en quoi la revendication de droits individuels pouvait poser un problème. Pourquoi serait-il facile de revendiquer des droits collectifs, mais pas des droits individuels ? Dans la société brésilienne, les droits civils et individuels revêtent des connotations bien différentes de celles des droits collectifs. Tandis que ces derniers renvoyaient à l’extension de droits à des groupes dépossédés de leur citoyenneté et exclus, durant l’ère Getulio Vargas, mais aussi, et surtout, à partir des années 1970, les droits individuels sont plus fréquemment assimilés à des privilèges. La majorité de la population considère comme essentiels les droits à la santé, à l’éducation, à la sécurité sociale, etc., mais elle tend à considérer comme un luxe les droits d’expression, de participation à des associations et de liberté individuelle. Les droits civils semblent être moins connus et valorisés, du moins parmi les personnes que j’ai interrogées ; ils peuvent être considérés comme secondaires et comparés à des privilèges. En outre, c’est cette logique – celle des privilèges – qui donne lieu à toutes les entorses concernant les droits individuels, auxquelles nous nous sommes accoutumés et qui mènent à la conviction commune que les riches ont toujours des droits, mais pas les pauvres ; et que quiconque détient le pouvoir et l’argent contourne une justice qui s’exerce seulement contre les pauvres. C’est cette logique, encore, qui conditionne le comportement de ceux qui disent « savez-vous à qui vous parlez ? », et autorise une persécution beaucoup plus intense de tous les groupes discriminés, comme les Noirs – les Noirs et les pauvres vont en prison, les Blancs et les riches, non. En somme, les exemples ne manquent pas pour montrer comment, dans la société brésilienne, il peut être facile d’interpréter les droits individuels comme des privilèges. La Justice, institution de référence fondamentale en matière de droits individuels, est également perçue comme génératrice et consolidatrice de privilèges – « c’est une affaire de riches ».
17C’est précisément en partant de l’amalgame entre droits et privilèges que les représentants de la droite ont construit leur opposition à la défense des droits humains pour les prisonniers de droit commun. Leur discours insistait sur le fait qu’à travers la politique d’humanisation des prisons et de contrôle des violences policières, on voulait accorder des privilèges aux criminels – ces êtres qui ne devraient même pas avoir de droits. Il ne leur a pas été difficile – l’idée étant répandue – d’argumenter que ce que l’on voulait, c’était octroyer des avantages aux criminels. Et ils n’ont eu aucun scrupule à abuser des images en prétendant que l’on vouloir offrir du luxe, la belle vie, l’hôtel cinq étoiles, à des criminels qui se moquaient ainsi des honnêtes gens qui luttaient pour survivre dans la dignité. Une fois établi l’amalgame entre droits humains et privilèges pour les criminels, il était facile de saper la légitimité des droits revendiqués, ainsi que de leurs défenseurs, traités de « protecteurs de criminels ».
18Même l’humanitarisme inhérent à la défense des droits humains pour des personnes qui étaient torturées et vivaient dans les pires conditions, n’a pas été à même d’inverser la campagne. Le problème est que, non seulement la population ne voit pas d’un mauvais œil l’usage de la force contre les « criminels », mais les stéréotypes présents dans la société brésilienne sur les criminels, les relèguent aux marges de la société, voire de l’humanité. À vrai dire, il semble que ces stéréotypes soient devenus de plus en plus radicaux, au cours du processus de contestation des droits humains. L’image des criminels était plus qu’accentuée. Ils étaient dépeints avec les vives couleurs des préjugés, de la discrimination sociale et de la déviance, et présentés comme des êtres en marge de la société et de l’humanité. Dans les discours contre les droits humains, les suspects sont toujours des criminels, et les criminels sont toujours des assassins ou des violeurs (deux catégories en deçà de l’humanité), qui détruisent l’honneur et la propriété des gens de bien et des honnêtes travailleurs.
19Trois exemples témoignent de cette réaction. Le premier est issu d’un manifeste que l’Association des représentants de la police de l’État de São Paulo a adressé à la population le 4 octobre 1985, un mois avant les élections municipales :
Les temps actuels sont ceux de l’intranquillité pour vous et de la sécurité totale pour ceux qui tuent, qui volent et qui violent. Votre famille est dévastée et votre patrimoine, acquis à la sueur de votre front, est volé sans le moindre obstacle. Et pourquoi cela se produit-il ? Vous connaissez la réponse. Croyant aux promesses, nous n’avons pas choisi le bon gouverneur ni le bon parti, le PMDB. Combien de crimes ont été commis dans votre quartier et combien de criminels en ont été tenus pour responsables ? Là aussi, vous connaissez la réponse. Eux, les bandits, sont protégés par ces fameux « droits humains » que le gouvernement pense que vous, citoyens honnêtes et travailleurs, ne méritez pas.
20Le second exemple est tiré d’un article du 11 septembre 1983, dans le quotidien Folha de S. Paulo, écrit par le colonel Erasmo Dias, connu pour avoir été secrétaire de la Sécurité publique sous le gouvernement militaire :
La population est mécontente de la police, elle exige que cette dernière agisse plus « durement » envers ce qui relèverait sans doute de la responsabilité du gouvernement Montoro ; ce mécontentement est la conséquence de la philosophie si exaltée et fanfaronne [sic] des « droits humains » appliquée de façon unilatérale, mais qui profite aux bandits et aux marginaux. Une philosophie qui donne la préférence au marginal, qui lui donne le « droit » d’être armé, d’agresser, de tuer et de violer.
21Le troisième est un extrait de l’émission radiophonique d’Afanasio Jazadji sur Rádio Capital, diffusée le 25 avril 1984, le jour de vote du Congrès sur le projet d’élection du président de la République au suffrage direct.
- 7 Un indice de l’acceptation de ces idées est le fait qu’Afanasio Jazadji est le candidat qui a obte (...)
Il faudrait prendre ces prisonniers irrécupérables, les mettre tous contre un mur et les brûler au lance-flammes. Ou lancer une bombe sur eux, boum ! et le problème serait réglé. Ils n’ont pas de famille, ils n’ont rien, ils n’ont à se préoccuper de rien, ils ne pensent qu’à faire le mal, et nous, on va s’inquiéter pour eux ? [...] Ces vauriens, ils nous prennent tout, des millions et des millions par mois, il n’y a qu’à transformer en hôpitaux, crèches, orphelinats, maisons de retraite, qu’à donner une condition digne à ceux qui méritent vraiment cette dignité. Mais, pour ce genre de personnes... des personnes ? En les traitant comme des personnes, on offense le genre humain7 !
22Ces exemples dénotent trois démarches évidentes : la négation de l’humanité des criminels ; l’assimilation de la politique d’humanisation des prisons à l’octroi de privilèges aux criminels, au détriment des citoyens ordinaires ; et le rapprochement entre cette politique d’humanisation, ainsi que le gouvernement démocratique dont elle émanait, et la hausse de la criminalité. Dans le dernier passage cité, il est également intéressant de noter que la réaffirmation de l’inhumanité des criminels, qui justifierait l’idée de leur refuser des droits humains, va de pair avec la réaffirmation d’une certaine conception des droits sociaux. En l’occurrence, les droits des prisonniers (les privilèges) seraient un obstacle à la garantie de droits sociaux bénéficiant à la majorité de la population. La dichotomie entre droits sociaux et droits humains apparaît ici avec la même emphase que dans le discours de la majorité des personnes que j’ai interrogées, habitants de São Paulo de toutes les classes sociales, qui opposent le bien de tous les citoyens, aux privilèges de certains non-citoyens. En d’autres termes, si, pour leurs défenseurs, les « droits humains » renvoyaient à une vaste catégorie englobant différents types de droits de même valeur, il en allait tout autrement pour la majorité de la population, qui établissait des différences et des hiérarchies entre les droits, et considérait certains d’entre eux comme absurdes.
- 8 Plusieurs institutions démocratiques ont été accusées d’être à l’origine de l’augmentation de la c (...)
23Il est aussi important de rappeler que les médias de masse ont joué un rôle central dans l’articulation de la campagne contre les droits humains. Même le très sérieux journal, O Estado de S. Paulo, a pris part au débat. En juin 1984, par exemple, le quotidien a dénoncé l’existence – jamais confirmée – d’une « Organisation criminelle, les Serpents noirs » qui cherchait à prendre le pouvoir dans les prisons par le biais des commissions de solidarité créées par le secrétaire de la Justice, José Carlos Dias ; autrement dit, à travers le mécanisme d’expression et de représentation créé pour les prisonniers. Pour les classes populaires, les émissions de radio étaient le principal vecteur des récits de crimes, en particulier celle d’Afanasio Jazadji. Même si le ton variait considérablement, que l’on abusait du vocabulaire juridique, d’une part, et des références à des corps mutilés, d’autre part, quel que soit le contexte, on exacerbait le sentiment d’insécurité et de menace, on exploitait l’inhumanité des criminels et on dénigrait la compétence des défenseurs des droits humains, qui étaient, de surcroît, tenus pour responsables de la hausse de la criminalité8.
24La politique des droits humains et d’humanisation des prisons visait à étendre certains droits minimaux à tous. Toutefois, la majorité de la société semble avoir voulu souligner que certains devaient en être privés, et n’a pas hésité pour cela à les situer presque en dehors de l’humanité. Le discours de la droite contre les droits humains, accepté, faut-il le rappeler, par une grande partie de la population, est un discours qui construit l’image de l’autre, et trace les limites de l’appartenance. Même si les droits défendus ne concernaient pas uniquement les criminels mais toute personne confrontée à l’arbitraire, c’est l’image du criminel qui a marqué et a été associée aux droits humains. En défendant des criminels, il semble que les défenseurs des droits humains aient atteint les limites de l’acceptable. L’idée est que, s’ils dépassaient cette limite, ils menaçaient l’ordre social dans son ensemble.
25Diffusé au moment même où montait le sentiment d’insécurité, le discours contre les droits humains se fondait aisément dans un discours populaire sur la criminalité, son origine et son expansion ; il a ainsi fini par servir de métaphore pour penser d’autres problèmes perçus comme une menace à l’ordre. En se concentrant sur le crime et la violence, le discours contre les droits humains porte sur le désordre social et le maintien des privilèges. On peut interpréter le désordre de diverses manières, mais il est facile de l’amalgamer au changement social. Le fait est que le discours contre les droits humains a circulé dans une conjoncture de changement, au moment de la prise de fonctions d’un gouverneur élu pour la première fois en deux décennies, alors que les mouvements sociaux avaient gagné leur légitimité en tant qu’interlocuteurs de l’État, que l’on tentait de réformer une police accoutumée à l’arbitraire du régime militaire, et que l’État lui-même se donnait pour rôle d’instaurer de nouveaux droits pour les « autres ». Les prises de parole sur la violence et l’insécurité laissent entrevoir une préoccupation quant à la rupture d’un équilibre, au changement de positions sociales et, par conséquent, de privilèges. Derrière le discours contre les droits humains et sur l’insécurité engendrée par la criminalité, il n’est pas difficile de deviner l’esquisse d’un diagnostic selon lequel tout change pour le pire, les gens ne se comportent plus comme prévu, les pauvres veulent des droits (des privilèges, rappelons-le) et, suprême abus, preuve d’un chaos total, on voudrait même accorder des droits aux criminels. On peut toutefois se demander si l’exploitation d’une telle « absurdité » n’avait pas pour but, entre autres choses, de préserver les privilèges de ceux qui articulaient un tel discours. Il n’est pas difficile de lire, dans les prises de position contre les droits humains, l’inquiétude de groupes sociaux se sentant limités dans leur exercice de l’arbitraire et, me semble-t-il, menacés par des changements sociaux, qui incluent le processus d’élargissement des droits auquel on assiste depuis dix ans. Ainsi, le développement des droits collectifs, ressenti par beaucoup comme un désordre, n’est pas resté à l’abri d’attaques, à partir du moment où le crime a été instrumentalisé pour articuler un discours contre les droits.
- 9 ROTA : Rondas ostensivas Tobias de Aguiar [Rondes ostensibles Tobias de Aguiar], troupe d’élite de (...)
26L’opposition aux droits humains, combinée à un diagnostic sur le désordre social, a fini par donner des idées sur la façon de rétablir cet ordre menacé. Ces idées, défendues avec cette même fougue qui permet d’affirmer que les criminels sont moins que des humains, suivent aujourd’hui essentiellement deux voies qui ne s’excluent pas mutuellement. D’une part, elles tournent le dos à l’État, considéré comme incompétent et défenseur de criminels, et privilégient la privatisation des moyens de prévention de la violence. D’autre part, elles appuient avec toujours plus de véhémence le recours à la force physique contre les prisonniers et les criminels (comme l’illustre la citation, plus haut, d’Afanasio Jazadji). En d’autres termes, nous sommes aux antipodes de l’idée de respect des droits humains et des pratiques démocratiques. L’argument avancé serait que cette brutalité ne fait que répondre, à égales proportions, à la violence de ceux qui ont outrepassé les limites de l’humanité. C’est pour cette raison que, non contente de s’opposer au soi-disant « bon traitement » des criminels, une part considérable de la population réclame la peine de mort, ferme les yeux sur les abus policiers et le non-respect des droits humains, soutient la ROTA9, exige de la « fermeté » envers les criminels ou leur élimination pure et simple, le tout dans un discours très répandu, lui aussi. C’est encore dans ce contexte que sont soutenus les « justiciers » qui sévissent dans les quartiers populaires. Finalement, dans ce processus, les criminels seraient de plus en plus relégués au ban de l’humanité et de la société, la question de la sécurité serait privatisée, et l’usage de la force contre les « fauteurs de trouble » à nouveau légitimé.
- 10 La prolifération de discours et de pratiques de discrimination sociale, le soutien au recours à la (...)
27La discrimination sociale contenue dans le discours de la violence, le soutien à l’usage de la force et la mise en avant de la privatisation sont, à mon avis, des questions qui dépassent très largement celles de la criminalité et de la sécurité, mais elles trouvent ici un excellent écho10. Du point de vue des élites, l’insistance sur la nécessité d’une meilleure sécurité, généralement privée, semble être une réponse à ce qu’elles ressentent comme une invasion inappropriée de la ville et de l’espace de citoyenneté par les classes populaires et les minorités. Ce qu’il est important de noter, toutefois, est qu’il ne s’agit pas simplement d’une réaction négative de rejet de quelque chose. Il y a là aussi quelque chose de productif, une tentative de créer de nouvelles alternatives de l’ordre, dans lesquelles les privilèges sont maintenus d’une autre manière, puisque l’État – qui a accepté les mouvements sociaux et a voulu instaurer de nouveaux droits – ne semble pas si bien remplir ce rôle. Il s’agit de créer de nouveaux ordres privés – dans la mesure où un ordre global ne semble plus envisageable –, dans lesquels les privilèges de classe peuvent être maintenus. Ainsi, la sécurité, avec le sens qu’elle a partiellement acquis lors de la campagne contre les droits humains, semble servir d’emblème fondamental aux classes moyennes (non seulement aux niveaux les plus élevés, mais aussi aux plus bas) pour abandonner l’espace public qu’elles occupaient auparavant dans les villes. Elles se retranchent alors dans leurs quartiers résidentiels privatisés, aux rues clôturées, dans leurs centres commerciaux où seules sont admises les personnes pouvant montrer « patte blanche », dans leurs lignes de bus privées (qui vont des quartiers privatisés aux centres commerciaux, des résidences aux écoles privées), dans l’intimité de leurs salles vidéo, toujours gardées par de hauts murs, des équipements électroniques et, dans la mesure du possible, par un système de surveillance privé. Elles tentent, de cette manière, de se sentir à nouveau en sécurité, dans des espaces soustraits à l’intervention des « autres ». S’il n’est pas possible d’atteindre le même degré d’exclusion qu’auparavant, qu’à cela ne tienne, il n’y a qu’à créer des espaces d’exclusion préservés, où l’on peut se sentir en sécurité entre pairs. L’État n’a qu’à s’occuper des pauvres et répondre à leurs demandes de droits collectifs : les riches s’occuperont d’eux-mêmes et créeront leur propre ordre différencié. C’est ainsi que la sécurité devient synonyme d’exclusion, de distinction et de statut.
28Le sentiment de sécurité n’est pas tant une question d’absence de criminalité que de distance sociale. Et qui dit distance sociale, dit maintien de privilèges et d’un ordre excluant. C’est quelque chose allant dans ce sens, que les élites de São Paulo semblent vouloir créer. En dépit de la persistance de la criminalité à l’extérieur, si les autres, en particulier les pauvres, sont isolés et maintenus à distance, il sera alors possible de se sentir socialement en sécurité. La création d’enclaves protégées traduit en réalité la volonté d’instaurer une distance sociale et, par la même occasion, un sentiment de sécurité. Ce qui est intéressant, c’est que l’État semble rester relativement extérieur à ce processus. On lui demande d’être ferme mais, dans le doute, on crée un ordre parallèle, ne serait-ce que pour la vie quotidienne. Poussé à son paroxysme, ce mécanisme abandonnera à la police et à la sécurité publique les pauvres comme clientèle « exclusive ».
29La privatisation en tant que solution au problème, non seulement de la criminalité, mais aussi de l’élargissement de l’espace public et des droits collectifs des classes dominées, repose sur une logique qui se situe exactement à l’opposé de l’extension des droits. Alors que ces derniers affirment ce qui est commun à tous, l’égalité des citoyens et les droits qui appartiennent à l’ensemble des membres de la société, la privatisation met l’accent sur la différence, le privilège et la distinction. L’univers de la criminalité fournit un contexte optimal pour réfléchir à ces thèmes car c’est un milieu dans lequel existent en permanence des distinctions entre le bien et le mal, les citoyens et les autres. Si tout cela a un sens, peut-être la question de la privatisation – de la sécurité, de l’ordre et de la vie quotidienne – nous fournit-elle l’un des points centraux pour comprendre les changements que la société brésilienne est en train de traverser ; c’est sur ce point que la critique devrait se concentrer, et autour de lui que devraient se réorganiser les discours de ceux qui souhaitent défendre les droits humains et réduire l’inégalité sociale. Un autre de ces points d’attention serait la question des droits individuels. Tant que la majeure partie des citoyens continuera à associer les droits humains, ainsi que les droits individuels à des privilèges, et à fermer les yeux sur l’arbitraire et la violence exercés contre ceux qu’ils considèrent comme les « autres », il sera très difficile de penser la consolidation d’une société démocratique au Brésil.