Cet article est publié grâce à un financement de la Fondation Carlos Chagas Filho de soutien à la recherche de l’État de Rio de Janeiro (FAPERJ), (dossiers SEI E-26/201.445/2022, SEI E-26/024.601/2022 et SEI E-26/203.966/2021, relatifs à la bourse « Jeune chercheur de notre État », et aux programmes d’initiation scientifique de 2021 et 2022). Nous avons également bénéficié d’un financement à travers le programme universel de la Fondation de soutien à la recherche de l’État du Minas Gerais (Fapemig), et d’un financement d’initiation scientifique de l’Université fédérale Fluminense (UFF). Nous tenons à remercier Gabriela Serafim, Ana Lessa, Gustavo Ribeiro et Túlio Rodrigues, pour la transcription des entretiens et leur collaboration dans la recherche des personnes interrogées.
1La critique des droits humains est au cœur de l’identité des droites contemporaines. Dans les premières décennies après 1945, l’idéal de légitimation de l’ordre politique, fondé sur les droits (Moyn 2010), semblait s’inscrire dans une certaine idée de l’ordre mondial qui s’est bâti sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale. C’est en revanche un discours fortement critique de cet idéal, porté par des acteurs qui se réclament ostensiblement de la droite, qui a occupé le devant de la scène au cours de la dernière décennie.
2L’attaque des droits humains, selon des degrés et des modalités variables, s’est imposée comme une stratégie de rejet de l’ordre perçu comme hégémonique, et de construction d’une image critique du « système », dans un récit qui présente ces droits comme une synecdoque de l’ordre politique en vigueur. Il convient toutefois de souligner que les discours critiques sur les droits humains ne produisent pas seulement d’autres perspectives sur le concept, mais suggèrent également des ordres alternatifs très distincts les uns des autres.
3Néanmoins, avant d’aller plus avant, il est nécessaire de définir les concepts de droits humains et de droites. Nous avons opté pour une définition des droits humains directement issue de la construction du concept moderne de démocratie, que ce soit par leur rôle historique dans la construction des idées démocratiques (Hunt 2013 [2007]), ou par l’idée selon laquelle ils constituent un noyau éthique a minima présent dans tout concept acceptable de régime démocratique (Rawls 1995 [1993]). Dans le cas brésilien, les droits humains sont directement liés au processus de dépassement de la dictature civile-militaire (Hollanda 2018).
4En ce qui concerne le camp de la droite, nous le définissons comme étant composé d’acteurs qui partagent une posture critique, d’intensité variable, à l’égard des pratiques et des idées démocratiques. Beaucoup de ces acteurs travaillent au sein des institutions, mais ils se distinguent par leurs discours critiques vis-à-vis des excès des processus de démocratisation plus profonds, et par une résistance à ces derniers. Nous classons les personnes et les langages politiques qui accentuent ces critiques au point de rejeter totalement toute idée de démocratie, dans le camp de l’ultra-droite, qui se distingue de la droite traditionnelle tant par la radicalité de ses moyens, que par une plus grande distance entre ses horizons d’action politique et la conjoncture actuelle. Pour ce qui est du Brésil, on peut dire que le processus de radicalisation des droites hégémoniques après 1988, et la proéminence inédite des acteurs de l’ultra-droite, ces dernières années, ont pris pour principale cible la Constitution de 1988 (Chaloub & Lynch 2018 ; Rocha & Medeiros 2022).
5Si l’on examine les formulations des intellectuels de l’ultra-droite dans le Brésil contemporain, on peut identifier, d’une part, une critique, de forte inspiration libertarienne, qui voit dans les droits humains une intervention importune de l’État sur les droits individuels, soit parce qu’elle restreint la liberté individuelle, soit parce qu’elle engendre des coûts à travers les impôts, pour la mise en œuvre effective et l’efficacité de cet ensemble de normes. D’autre part, on constate un rejet de ce cadre normatif au profit d’un ordre antérieur, construit sur les fondements de la religion, qui conçoit le principe de droits humains comme une intrusion de l’État dans la sphère familiale. Même si la convergence entre les deux discours a été soulignée, à juste titre, dans une littérature bien connue (Brown 2019), la distinction analytique reste pertinente pour permettre de mieux comprendre, non seulement les parcours rhétoriques du discours critique envers les droits humains, avec ses points de convergence et de tension, mais également les acteurs qui se les approprient.
6Au-delà de la bibliographie sur l’ascension de l’ultra-droite au cours de la dernière décennie, il existe des réflexions spécifiques sur le concept de human rights backlash, ou réaction contre les droits humains (Vinjamuri 2017), repris tant dans des productions académiques (Krause 2020) que dans des déclarations publiques des Nations unies. Dans le scénario brésilien, l’analyse des relations entre les identités politiques de la droite et les discours contre les droits humains remonte aux travaux, devenus classiques sur le sujet, de Pierucci (1987).
7Cet article vise à reconstruire certains schémas de discours de la droite sur les droits humains, avec une attention particulière pour les usages des langages politiques, les arguments réitérés et les justifications publiques de certaines positions. Notre regard se portera sur des électeurs de Jair Bolsonaro durant l’élection de 2018, qui n’ont pas de lien militant organique ou institutionnel. Nous souhaitons comprendre, à partir d’entretiens approfondis, comment des acteurs, qui ont assumé publiquement leur choix électoral en faveur de la droite mais dont, par ailleurs, la politique n’est pas l’activité professionnelle principale, se sont approprié les discours sur les droits humains issus des droites. Le terrain a permis de révéler, à la fois, la reproduction de séquences argumentatives très semblables à celles reproduites par les intellectuels de droite dans les grands médias et sur les réseaux sociaux, et des positions très diverses et nuancées avec, parfois, des opinions favorables au maintien des droits humains, et même élogieuses quant à leurs conséquences sociales.
8Le but est de réfléchir à la fois sur les significations du concept de droits humains et sur une perception amplifiée de l’imaginaire des droits et de leurs relations avec une certaine idée du bon ordre politique. C’est précisément pour cette raison que nos questions ne portaient pas directement sur les droits humains, mais plutôt sur des contenus qui sont, à l’heure actuelle, centraux dans la définition de leurs termes, à l’échelle nationale et mondiale, comme la pauvreté, la sécurité publique et la lutte contre les inégalités raciales et de genre.
9Nous avons employé la technique de l’entretien approfondi pour obtenir les discours analysés. D’un point de vue méthodologique, ce choix reposait sur l’idée selon laquelle les justifications des personnes interrogées quant à leur vision du monde, notamment sur des questions relatives à la politique, sont liées à une « économie morale » composée de normes, de valeurs et de principes partagés dans une société donnée (Boltanski & Thévenot 1991). Par questions sur la politique, nous entendons, par exemple, les politiques publiques en matière de sécurité, d’éducation, de lutte contre la pauvreté et les inégalités raciales et de genre. Nous avons ainsi obtenu un matériel pertinent pour une discussion exploratoire sur la façon dont les électeurs de l’ultra-droite au Brésil perçoivent la question des droits humains.
10Pour sélectionner les répondants, un critère nous semblait indispensable : ils devaient nécessairement avoir voté pour Bolsonaro au second tour des élections présidentielles de 2018 au Brésil. Nous avons constitué un groupe dont la moyenne d’âge était de 30 ans, le plus jeune participant ayant 22 ans et le plus âgé, 40 ans. Les stratégies de constitution du groupe reposaient sur les contacts professionnels et personnels des coordinateurs de l’enquête – qui se concentrent dans les États du Minas Gerais et de Rio de Janeiro, caractéristique qui s’est reflétée dans la composition du groupe interrogé – et sur les suggestions ultérieures, par les participants eux-mêmes, de noms potentiels. Cependant, l’effet « boule de neige » s’est avéré une mauvaise solution. Très peu d’entretiens ont été réalisés avec cette méthode, ce qui peut s’expliquer par deux raisons. La première tient à la période de réalisation des entretiens, en grande partie au cours de la première année de la pandémie de Covid-19. La période était mouvementée pour le gouvernement Bolsonaro et la population brésilienne traversait une grave crise sanitaire et sociale. En raison des mesures d’isolement social instaurées entre 2020 et 2021, tous les entretiens se sont déroulés à distance, ce qui a probablement rebuté certaines personnes, par peur de l’enregistrement vidéo de leurs opinions, ou par manque d’habileté ou de familiarité avec le support électronique. En revanche, l’entretien à distance a permis de toucher des résidents situés dans d’autres villes et États du pays.
11Néanmoins, le principal obstacle pour convaincre les gens de participer à la recherche était indéniablement son cadre thématique. De nombreuses indications ont été transmises à travers l’application WhatsApp, nous avons envoyé un message présentant les grandes lignes du thème de la recherche et les affiliations institutionnelles des coordinateurs du terrain. Dans ce message, nous postulions un possible changement du profil de l’électorat brésilien avec l’élection de Bolsonaro. Nous y précisions que l’entretien ne consisterait pas en un débat d’idées, mais qu’il s’agissait d’écouter ces électeurs sur des questions telles que : quels seraient les principaux problèmes auxquels la société brésilienne est confrontée ? Quelles seraient les principales stratégies pour les résoudre ? Le climat politico-social houleux au Brésil a accentué les difficultés au-delà de ce que nous avions imaginé. La perception de l’université comme un camp adversaire, dominé par la gauche, est une constante pour l’ultra-droite, pas uniquement au Brésil d’ailleurs ; elle est également présente chez de nombreux électeurs de l’ancien capitaine d’armée. Certains des individus contactés ont refusé de participer à l’enquête, déclarant ne pas s’identifier à l’étiquette « électeurs de la Nouvelle Droite ». Ils ont expliqué que même s’ils avaient voté pour Bolsonaro, ils n’étaient des « électeurs ni de droite ni de gauche », une expression récurrente qui dénote le rejet de certaines dimensions de la dynamique de politique partisane. Cependant, les entretiens se sont déroulés dans une atmosphère sereine et sans tensions majeures entre les enquêteurs et les répondants, ce qui s’explique en partie par la posture non réactive des chercheurs.
12Nous avons conduit 19 entretiens entre août 2020 et février 2021 ; 17 se sont déroulés entre le 6 août et le 23 octobre 2020, les deux derniers entretiens ayant eu lieu en janvier et février 2021, en raison de reports successifs. La durée moyenne des entretiens a été de 64 minutes, dix d’entre eux ont duré jusqu’à 58 minutes, tandis que les trois quarts, soit 14 entretiens, ont duré jusqu’à 67 minutes.
13Le groupe était constitué d’individus majoritairement issus des couches moyennes de la société brésilienne, plus précisément d’une classe moyenne traditionnelle, principalement composée de professionnels libéraux. Sur les 19 personnes interrogées, seules deux n’avaient fréquenté que l’enseignement secondaire, et deux autres avaient commencé des études supérieures, mais sans aller jusqu’à leur terme. Les autres étaient diplômés, ou poursuivaient leurs études au moment de l’entretien. Dans certains cas, toutefois, l’origine socio-économique des répondants différait de leur milieu actuel. Afin de déterminer cette origine, nous avons pris en compte le niveau de scolarisation le plus élevé du noyau familial de la personne interrogée. Ainsi, en observant le niveau d’éducation le plus élevé du père ou de la mère, nous avons pu constater qu’onze des participants avaient eu accès à un niveau élevé de capital culturel institutionnalisé, puisque leur père ou leur mère était titulaire d’un diplôme de l’enseignement supérieur. En revanche, dans huit cas, les individus n’avaient pas bénéficié de conditions aussi avantageuses dans leur milieu d’origine, en ce qui concerne les ressources éducatives et matérielles ; dans trois de ces noyaux familiaux, le niveau maximal d’études était l’enseignement secondaire, tandis que dans les cinq autres, le niveau le plus élevé était l’enseignement primaire.
14Douze hommes et sept femmes ont été interrogés. Parmi eux, treize se déclaraient blancs, et six noirs ou métis. En ce qui concerne leur état civil, huit étaient célibataires, onze mariés. Enfin, pour ce qui est de l’appartenance religieuse, sept se disaient catholiques, sept évangéliques/chrétiens, deux sans religion, un spirite, un candombléciste et un paganiste.
15Nous analyserons les données en deux temps. Après une brève présentation, nous nous intéresserons d’abord à l’organisation des récits critiques sur les droits humains, qui se définissent par opposition à la Constitution de 1988. Ensuite, nous articulerons l’analyse des discours publics contre les droits humains avec les récits des personnes interrogées.
16Les citations utilisées pour les analyses sont tirées de la partie intitulée « Visions de l’État », en particulier des réponses à l’item suivant : « Pour clore l’entretien, nous allons énumérer quelques-uns des thèmes considérés comme centraux dans le débat brésilien. J’aimerais savoir comment vous voyez la situation dans chacun de ces domaines, et comment, selon vous, l’État brésilien devrait traiter ces questions. » Pour la discussion proposée, nous avons sélectionné les réponses données sur les thèmes de la sécurité publique, la pauvreté, la question du genre et la question raciale. Le regroupement des citations dans les catégories de « rejet radical » et « critique partielle » des droits humains, ne signifie pas qu’il faille classer l’intégralité du discours de la personne interrogée dans l’une ou l’autre catégorie. En effet, pour un même cas, on peut avoir simultanément une défense des actions gouvernementales de lutte contre la pauvreté, et un déni du racisme et du sexisme institutionnels. L’objectif des observations était de reconstruire, sur le plan analytique, le langage politique couramment employé par les partisans de l’ultra-droite vis-à-vis des droits humains, et d’identifier ses utilisations dans le discours des représentants de l’électorat de Bolsonaro qui n’ont pas d’activité partisane ou militante.
17Une partie de la littérature sur l’ultra-droite au Brésil souligne le rôle de la critique de la Constitution de 1988 dans la construction et la cohésion de ce camp politique hétérogène (Chaloub & Lynch 2018 ; Rocha & Medeiros 2022). À travers divers langages politiques et à différents degrés de radicalité, une partie de l’identité des acteurs et discours hétérogènes de l’ultra-droite se fonde sur un rejet des grandes lignes du pacte de redémocratisation. Avec le texte constitutionnel, celui-ci se dote, non seulement d’une base juridique, mais aussi d’un symbole politique important. Il est indéniable que la Constitution est un élément essentiel à la promotion des droits humains au Brésil, que ce soit pour la construction de consensus publics ou pour institutionnaliser les moyens de mettre en œuvre ces droits (Vieira & Barbosa 2018).
18L’objectif de cette partie n’est pas de dessiner une cartographie exhaustive des discours critiques envers les droits humains, mais plutôt d’élaborer un instrument analytique pour comprendre les tendances, les arguments caractéristiques et les langages politiques fréquents dans ce type de discours ; la focalisation sur la Constitution s’avère donc un outil méthodologique efficace pour cela.
19Nous souhaitons mettre en lumière deux critiques récurrentes sur les droits prévus par la Constitution : l’une insiste sur les supposées limites économiques à leur concrétisation, en s’appuyant sur une opposition entre Constitution et budget ; l’autre souligne l’excès de droits, jugés démesurés dans ce système juridique. Les deux arguments revêtent des caractéristiques morales. Le premier se construit dans le domaine de l’économie, les économistes étant ses intellectuels publics les plus éminents, et le néolibéralisme, son langage politique central. Le second, en revanche, mobilise un public plus hétérogène – composé de militaires, d’acteurs avec une identité religieuse marquée, et aussi d’économistes – et conjugue un large éventail de langages politiques de droite.
20Au cours des dernières décennies, on a vu se constituer, au Brésil, un camp néolibéral significatif, organisé autour d’intellectuels publics, de think tanks, de partis politiques et, plus récemment, de mouvements sociaux. S’il a commencé à prendre forme dans les années 1980, il a connu une nouvelle inflexion durant les gouvernements du Parti des travailleurs (PT), et son discours s’est radicalisé davantage. De nouveaux acteurs ont accentué la critique envers l’État et les syndicats, qui avait été formulée par la première génération d’économistes ; beaucoup d’entre eux étaient des protagonistes de la construction du « Plan real », et avaient misé sur un discours qui conjuguait la réception des courants les plus radicaux du libertarianisme nord-américain (Mclean 2017) et les caractéristiques du libéralisme brésilien. Dans ce récit, un État actif dans la lutte contre les inégalités et l’action politique des syndicats pour de meilleures conditions de travail, apparaissaient comme intrinsèquement mauvais et contraires à l’intérêt commun. À travers cette critique normative radicale, la Constitution ressortait fréquemment comme une simple représentation du passé du Brésil. Les demandes de changement allaient au-delà du programme relatif au travail, à la sécurité sociale et à la fonction publique, puisqu’elles caressaient le projet de transformer des éléments centraux de la Constitution elle-même, qui portent une grande part de sa signification politique.
21La tension entre ce discours et les droits humains n’est pas aussi claire que celle qui imprègne les langages rejetant ou critiquant explicitement le concept en soi, tels que les langages réactionnaire et fasciste. Cependant, la relation contemporaine qui associe lutte contre l’inégalité, garantie des pleins droits, et action résultant des politiques publiques, fait que la critique radicale envers l’État porte préjudice aux droits humains. Cela ne se limite pas aux débats intellectuels. Les attaques contre la Constitution, d’intensité variable, lancées aussi bien par des économistes néolibéraux, que par des leaders plus favorables à un idéal libertaire caractéristique de l’ultra-droite, ont contribué à affaiblir, sur la scène brésilienne, la principale garantie institutionnelle des droits acquis au cours des dernières décennies.
22Des travaux, comme ceux de Camila Rocha (2021), montrent que le développement d’un vaste militantisme ultralibéral, qui s’est organisé grâce aux réseaux sociaux, n’a pas seulement gagné la rue, mais a aussi érigé de nouvelles institutions. Cet argument est également populaire parmi les juristes. La conviction que l’État est le lieu de la corruption, par opposition à une conception de la société fréquemment confondue avec celle du marché, et qu’il est nécessaire de le purger à travers des opérations judiciaires, sont caractéristiques des protagonistes de l’opération Lava Jato (Chaloub & Lima 2020 ; Almeida 2022).
23Tous ces discours concourent à l’idée que la « légitimité économique » est supérieure à la légitimité démocratique, de sorte que la logique économique prévaut sur la Constitution elle-même. À en croire ce discours, une certaine conception du libéralisme est plus pertinente que la conception de la démocratie elle-même qui, s’il n’était le libéralisme économique, ne serait rien de plus qu’une variante du socialisme.
24Les droits individuels, et surtout les droits sociaux, à l’exception évidente de ceux relatifs à certains types d’activité économique, apparaissent généralement comme des excès inefficaces, comme les estampilles de politiciens populistes, captés par les intérêts des corporations. Même si, pour la forme, certaines des principales personnalités publiques qui tiennent ce discours, revendiquent l’importance des droits humains, leurs propositions, leur vision de l’État, de la politique économique et des politiques publiques, participent d’un modèle qui, tantôt sape ces droits à travers des restrictions budgétaires, tantôt les considère comme des questions secondaires à ne traiter qu’après que la conception appropriée du monde économique aura été mise en œuvre.
- 2 Katna Baran, « “Uma Constituição não precisa ser feita por eleitos pelo povo”, diz Mourão », O Est (...)
25En 2018, en pleine campagne électorale, le général Hamilton Mourão, devenu ensuite vice-président du Brésil (2019-2022), a proposé la promulgation d’une nouvelle Constitution, rédigée par de « grands juristes et constitutionnalistes », ce qui se serait déjà produit pendant des « périodes démocratiques ». D’après le quotidien, O Estado de S. Paulo, il a qualifié d’« erreur », la méthode de promulgation de la dernière assemblée constituante, composée de parlementaires élus2.
26L’ancien vice-président relaie une idée courante sur la Constitution et la Nouvelle République. Pour lui, la redémocratisation a affaibli l’autorité et favorisé l’érosion des valeurs nationales, ce qu’aurait facilité l’influence d’idées étrangères à notre tradition, comme les discours sur le genre, la race et l’environnementalisme (Villas Boas & Castro 2021). Si, d’un côté, on trouve là un écho au discours sur « l’excès de droits » de la Constitution de 1988, cet excès ouvrant la voie à des valeurs néfastes pour la nation, de l’autre côté émerge une formule rhétorique, qui interprète la prétendue corruption politique et sociale contemporaine comme la conséquence de la corruption morale antérieure. La Constitution serait l’un des symboles de cette erreur, se définissant par la valorisation des « droits » contre l’ordre et les valeurs fondamentales de la nation. C’est un discours populaire chez les militaires qui s’y réfèrent souvent pour comparer la dictature militaire, vertueuse, à la Nouvelle République, marquée par le désordre, la corruption et les menaces contre la nation.
27Toutefois, une telle rhétorique n’est pas exclusive aux forces armées. Le refrain de l’effondrement moral est également présent chez divers acteurs politiques qui construisent une vision du monde fondée sur le concept de la famille. Il s’agit d’un groupe hétérogène, qui va d’intellectuels, comme Olavo de Carvalho, à certains secteurs des droites religieuses se définissant par un fort rejet de la laïcité. Les différentes positions convergent sur un certain type de critique envers l’ordre de 1988 : celle qui remet en question l’intervention excessive de cet ordre dans le monde social, intervention accusée de transgresser les limites de l’action légitime des familles, des individus et des Églises.
28Que ce soit la rhétorique sur l’excès de droits, ou le discours sur l’effondrement moral, tous deux occupent une place prépondérante dans l’action publique de groupes qui défendent l’idée d’une nouvelle place de choix pour la famille et le christianisme. Lorsqu’elle s’est trouvée à la tête du ministère de la Femme, de la Famille et des Droits humains (2019-2022), dans son discours d’investiture, la pasteure évangélique Damares Alves promit d’agir selon les « principes chrétiens » et désignait la lutte contre « l’idéologie du genre » comme un objectif majeur. Aujourd’hui sénatrice de la république, non seulement elle a cherché à mobiliser sa base évangélique, mais elle a également esquissé un projet de destruction d’une partie du système des droits de la Constitution. Le processus défini par Damares implique nécessairement la modification des droits fondamentaux et la relativisation d’une partie de la structure fondamentale des droits humains dans la Constitution.
29La circulation et l’influence des discours sur l’effondrement moral sont sans doute antérieures à la crise actuelle. Néanmoins, ces dernières années, cette rhétorique s’est répandue de façon très nette, en partie à cause de la montée en puissance régulière des leaders conservateurs et réactionnaires dans différentes religions. Ce processus s’explique en bonne partie par la grande porosité et tolérance du débat public brésilien à l’égarddes positions radicales de l’ultra-droite, au sein desquelles ce type d’argument est particulièrement mis en avant.
30Les entretiens révèlent une diversité indéniable chez les électeurs de Bolsonaro. Même s’il est possible de déduire, à partir d’enquêtes quantitatives, que certains groupes sociaux sont plus susceptibles de voter pour l’ancien président, il est tout de même nécessaire de rappeler que l’on trouve les profils sociaux les plus divers au sein de son large électorat. Si certains se revendiquent sans ambiguïté de la droite, d’autres réfutent une appartenance idéologique claire. Soulignons que pour notre recherche et notre série d’entretiens, cette diversité est une dimension intéressante, plutôt qu’un problème. Comme nous l’avons déjà évoqué, l’intérêt de cet article est de reconstruire les arguments critiques envers les droits humains, au sein de la droite et de l’ultra-droite brésiliennes, ce qui suppose de rechercher des différences parmi des identités qui ne nous laissent aucunement présumer de l’homogénéité de ces acteurs. Les entretiens et, plus particulièrement, les discours sur les droits humains qui y sont formulés, font ressortir cette dimension. Même parmi les électeurs qui se réclament explicitement de la droite, les droits humains sont cités par certains sans la moindre réserve comme des éléments nécessaires à la construction d’une bonne société, ou comme des avancées incontournables.
31Par exemple, la treizième personne interrogée, un étudiant issu des classes populaires, reconnaît la nécessité des droits sociaux et les avancées obtenues par le PT dans ce domaine, même s’il se montre parfois critique à l’égard du parti :
C’est un aspect très positif du gouvernement PT, je ne peux pas le nier, ce serait nier la réalité. Donc, je pense qu’il est vraiment important de maintenir ces politiques de promotion des mesures sociales, des programmes Bolsa família [bourse familiale], Bolsa escola [bourse scolaire], et toutes ces choses qui existent. Je pense que c’est un facteur qui pourrait aider, à l’époque du PT, cela a aidé, en particulier sous Lula. (Homme, blanc, catholique)
32Le neuvième participant, un diplômé de troisième cycle issu de la classe socioéconomique moyenne inférieure, insiste d’abord sur son identité raciale et son changement d’opinion, puis souligne la nécessité de certains droits et du rôle actif de l’État pour les garantir :
Je suis métis, je ne suis pas noir, je suis métis… Pour revenir là-dessus, je pensais que l’État n’avait pas cette obligation, que tout le monde doit se donner les moyens, la méritocratie, ce genre de choses. Mais je pense qu’ici, dans le pays, au Brésil, à ce jour, les Noirs n’ont pas encore les mêmes chances que les Blancs et que c’est la fonction de l’État que de promouvoir cette ascension sociale pour la population. (Homme, métis, chrétien-évangélique)
33Par ailleurs, dans la plupart des entretiens, on entend différents discours critiques envers le principe de droits humains. Ces déclarations étant le sujet central de cet article, nous les répartirons en deux grandes catégories, chacune se divisant à son tour en de multiples ramifications. Dans la première, on réfute l’idée même de droits, tandis que dans l’autre, sans nécessairement les rejeter, on s’efforce de montrer les problèmes et les limites de leur forme actuelle, qui se manifestent surtout dans la manière dont ils ont été mis en œuvre au Brésil.
34Dans chacune de ces deux grandes catégories, il existe également d’autres distinctions pertinentes. Chez les participants qui se sont montrés radicalement critiques envers les droits humains, certains assumaient explicitement ce point de vue, réclamant la réduction de la liste de droits qui devraient, selon certains, se limiter au droit à la propriété ; d’autres faisaient la distinction entre une dimension bénéfique, apparente ou temporaire, des droits humains, et leur caractère délétère à long terme. Chez ceux qui reconnaissaient la pertinence des droits humains, mais qui soulignaient explicitement leurs limites, surtout pour le Brésil, les droits étaient souvent décrits comme dénaturés, insuffisants ou inefficaces.
35Ajoutons qu’il serait vain de déduire de la construction de ces types d’arguments, une cohérence totale chez les personnes interrogées, ou bien l’existence d’une parfaite homogénéité, entre les discours regroupés dans une même catégorie. Les résultats que nous présentons ci-dessous ont été obtenus à partir de l’analyse des réponses aux questions suivantes : comment la personne interrogée percevait-elle les thèmes présentés ? Et comment l’État brésilien devrait-il les traiter, ces thèmes étant ceux de la sécurité publique, de la pauvreté, de la question raciale et de la question du genre ?
36Le rejet radical des droits humains est un discours partagé par une partie des intellectuels publics de l’ultra-droite, comme nous l’avons mentionné, et c’est l’un des récits que l’on retrouve dans plusieurs des entretiens de la présente enquête.
37Ce rejet n’était pas toujours formulé de manière explicite, mais se manifestait fréquemment à travers des thèmes tels que la sécurité publique, la race, le genre et la sexualité. Ceci s’explique en partie par la forme de l’enquête, puisque nous avons choisi de ne pas poser de questions directes sur le concept de droits humains, mais d’en vérifier les significations contemporaines concrètes ; et en partie à cause de la façon dont ce sujet imprègne le camp de l’ultra-droite.
38Bien qu’il soit moins fréquent en comparaison avec les formulations sur la question du genre et de la race, le thème de la sécurité publique au Brésil a suscité les réactions les plus vives de rejet des droits humains. Il est inhérent à l’identité, non seulement, de l’ultra-droite, mais aussi, plus généralement, de la droite brésilienne. En effet, celle-ci a souvent choisi des dirigeants et distingué des intellectuels qui défendaient l’action violente des forces de police, et même des milices paramilitaires, contre les « bandits », tout en considérant les droits humains comme une barrière contre la criminalité. De Tenório Cavalcanti à Jair Bolsonaro, il existe une tradition qui considère qu’il est juste et bon de recourir à la violence contre les criminels.
39Depuis, au moins, les recherches de Pierucci (1987), la littérature a montré l’importance d’un certain imaginaire de la sécurité publique pour la droite brésilienne. Les analyses sur l’ascension des droites contemporaines au Brésil continuent de le souligner (Feltran 2020).
40Deux personnes interrogées rejettent explicitement le principe même de droits humains, sans même que l’expression n’ait été employée dans les questions de l’entretien. Le treizième participant, étudiant issu des classes populaires, marque son opposition à ces « histoires de droits humains » :
Bien sûr que je suis ouvert à d’autres personnes, j’ai déjà entendu un tas de choses là-dessus, mais je suis du genre à considérer que « ce qu’on fait, on le paye ». Il faut vraiment durcir les lois de sécurité publique. Je ne sais pas, je ne suis pas tellement en faveur de ces histoires de droits humains… dans certains cas, bien sûr. Mais dans des cas plus graves, vols à main armée, avec homicide, non, les crimes odieux, ce genre de choses. (Homme, blanc, catholique)
41À d’autres moments, plus fréquents encore, les répondants associent des éléments centraux des droits humains au domaine de la sécurité publique, tels que la protection injustifiée de criminels, l’inversion des valeurs, la criminalisation de la police ou la cause de l’inefficacité de la lutte contre la criminalité au Brésil. Par exemple, le huitième participant combine une image idéalisée de la police avec une représentation des criminels qui seraient dépourvus de toute humanité, ce qui justifierait qu’ils ne soient pas des sujets de droit. Se déclarant blanc et habitant d’une ville de la région métropolitaine de Rio de Janeiro, il déclare :
Alors, il faut éliminer cette tache de l’esprit de la société, cette inversion des valeurs qui fait que le vaurien, le bandit est beau, victime, c’est lui la victime, vous comprenez ? Ça n’existe pas, ça, la personne qui veut faire le bien, faire ce qui est juste, elle y arrive, je ne dis pas que c’est facile, mais elle y arrive. Alors, il faut que cela cesse au Brésil, vous comprenez ? Cette histoire de policiers crucifiés et traités comme des monstres. C’est très facile de pointer du doigt et de dire : « oh, la police est féroce », mais prenez une arme, enfilez un uniforme et montez dans la favela, allez affronter cette bande de sales bêtes venues de l’enfer, qui sont capables d’attraper un être humain, de le mettre dans un pneu et d’y mettre le feu, ce sont des animaux. (Homme, blanc, paganiste)
42La quinzième personne interrogée, un professionnel libéral issu de la classe populaire, fait le lien entre la représentation positive de la police et une question sur la responsabilité de l’institution, dans le taux élevé de mortalité de la politique de sécurité publique du Brésil.
S’il y avait une politique d’extermination des Noirs au Brésil, je ne me promènerais pas dans la rue. Je ne me promènerais pas dans la rue. C’est absurde, ça n’existe pas. On veut nous vendre ces choses pour dire que la police est fasciste, mais attendez un peu, les policiers sont noirs aussi. […] Le fait est qu’il y a de la pauvreté, de la violence et c’est pour ça que les gens meurent. (Homme, noir, candombléciste)
43L’assassinat de criminels présumés, sans aucun procès et même sans preuves concluantes, est, quant à lui, explicitement défendu par les dix-huitième et dix-neuvième personnes interrogées. Toutes deux font l’éloge de la violente politique de sécurité publique de l’ancien gouverneur de Rio de Janeiro, Wilson Witzel (2019-2021) :
Le gouverneur [de Rio de Janeiro] qui voulait tuer les « gars » en hélicoptère. Alors, les défenseurs des droits humains ont déclaré : « Et si le type porte un parapluie et qu’on le confond avec un fusil ? » Arrêtez ! On ne va pas prendre un parapluie pour un fusil. « Oui, mais le gars ne mettait personne en danger. » Arrêtez, si le type a un fusil à la main, c’est qu’il n’a pas de bonnes intentions. Tirez-lui dessus ! (Homme, blanc, catholique)
Je suis favorable à une politique de confrontation, je pense qu’elle présente des solutions, oui, Rio de Janeiro a connu une baisse brutale des taux de violence lorsque Witzel… il a juste parlé, il a juste dit qu’il allait abattre… les bandits armés, et rien que ça a suffi à leur faire très peur. Je suis favorable à un durcissement des lois, je pense qu’il doit y avoir confrontation, oui, je suis favorable à une confrontation… (Homme, blanc, spirite kardéciste)
44Dans ce discours, les « bandits armés » sont les hommes à « abattre », les individus qui ne devraient pas bénéficier de la protection des droits humains ; celle-ci devrait être réservée aux honnêtes gens, selon une rhétorique bien répandue dans la sphère publique brésilienne des dernières décennies, et reprise telle quelle par le bolsonarisme (Kalil 2018 ; Chaloub & Perlatto 2016).
45Cependant, la critique radicale des droits humains ne se limite pas à la question de la sécurité publique. Le débat sur le genre et la sexualité, et surtout, le récent mouvement d’extension des droits pour des groupes souffrant spécialement de préjugés et de violence, suscitent également un important rejet chez les participants.
46Un premier point à souligner est que, même si le questionnaire de l’entretien ne comportait qu’une seule question sur le genre, de nombreuses personnes interrogées ont assimilé le genre à ce qui est généralement défini comme la sexualité dans la littérature spécialisée. Il est impossible de tirer des conclusions, à partir des données collectées, sur les raisons éventuelles de cette association, mais une hypothèse intéressante, qui mériterait d’être explorée à l’avenir, serait peut-être la consommation d’un discours autour du concept d’« idéologie du genre » (Miguel 2016). Celui-ci se fonde sur la critique récurrente envers l’introduction de tout contenu relatif au genre dans les écoles, en s’appuyant sur une grille de lecture articulée autour de la « panique morale », et consiste à accuser la gauche de sexualiser les enfants prématurément.
47La famille et la normalité sont deux concepts centraux dans le discours de rejet des droits relatifs au genre et à la sexualité, fréquemment empruntés à un répertoire qui puise abondamment dans le champ lexical chrétien. Cela passe par la mobilisation de langages politiques, qui ne sont pas exclusifs au contexte brésilien, mais qui sont aussi présents, par exemple, dans le débat public nord-américain des dernières décennies (Brown 2019). La deuxième personne interrogée, résidente du Mato Grosso, dit ainsi :
Mais je reviens encore à la question de… Je vais peut-être paraître un peu vieux jeu, mais je pense que Dieu a créé l’homme et la femme. Il n’y a pas de troisième genre, nous naissons déjà avec un genre, nous naissons déjà avec une identité. Je pense que cette identité a été perdue pour la personne qui en a perdu le sens. Un autre genre, je suis transgenre ?! Je n’arrive pas à me mettre ça dans la tête. (Femme, métisse, évangélique)
48La conjonction entre religiosité chrétienne, nationalisme de droite et éloge de la famille, aboutit à la devise de la campagne de Jair Bolsonaro : « Dieu, patrie et famille ». Pour certaines personnes interrogées, il ne s’agit pas d’un idéal normatif, du monde tel qu’il devrait être, mais plutôt de la représentation la plus fidèle de la famille brésilienne, qui se définit par des schémas précis de genre et de sexualité :
Exactement. Je pense que ça, ce n’est pas un portrait de la famille brésilienne. C’est quoi, la famille brésilienne ? C’est vraiment le père, la mère. Je pense que toute cette question d’obliger chaque citoyen à penser que c’est normal est une erreur. Je ne trouve pas ça normal. […] Je pense qu’on devrait assumer des fonctions, non pas à cause de son genre, parce qu’on est une femme, qu’on est homosexuel, hétérosexuel, mais en raison de sa compétence. (Femme, métisse, évangélique)
49Non seulement l’idée de la famille « normale » suggère que les autres formes de sexualité sont pathologiques, mais la possibilité de résoudre d’éventuelles inégalités grâce à des politiques d’action positive, s’en trouve également niée. L’argument repose en partie sur la certitude que ce n’est pas une question de choix, mais que c’est quelque chose qui est déterminé par la religion et la nature, comme le souligne la seizième personne interrogée, qui se définit comme une femme métisse, catholique :
Pour ce qui est du genre, puisque c’est à la mode, on va dire ça comme ça, ce qu’on entend le plus, c’est que la personne décide si elle est un homme ou une femme. Sur cette question, je pense que chacun est né pour être quelque chose. Une personne qui naît en tant qu’homme et décide de devenir une femme, ça n’existe pas. Ce n’est pas une femme, c’est un homme ! Parce qu’il est né homme, ce sera un homme. S’il veut être une femme, c’est son problème. (Femme, métisse, catholique)
50En outre, cette perception du genre et de la sexualité comme des donnés de la « nature », va parfaitement de pair avec la conviction que la politique, et donc l’État, n’ont pas à s’occuper d’une telle question, comme l’affirme la sixième personne interrogée, un homme blanc, catholique, de l’intérieur du Minas Gerais :
Mais comme ça, des questions politiques… Je ne sais pas si ça va ensemble, parce que ça, pour moi, la question du genre, la personne peut choisir, elle a la possibilité de choisir son genre, évidemment qu’il existe déjà des gens qu’on voit depuis… Je connais des personnes comme ça, que je connais depuis qu’ils sont petits et dont tout le monde disait : « c’est un homme, du fait que c’est un homme ». Mais avec la vie, la voie qu’ils ont suivie, ils sont devenus homosexuels, et tout ça. Mais, je ne pense pas que ce soit une question de politique, vous voyez ? (Homme, blanc, catholique)
51Même si les réponses abordant la sexualité à partir d’une question sur le genre étaient plus fréquentes, certaines évoquaient explicitement l’inégalité entre hommes et femmes, en la naturalisant, comme dans le cas de la dix-neuvième personne interrogée, qui se présente comme un homme blanc :
L’inégalité de genre existe mais elle est naturelle. Les hommes et les femmes sont différents, vous comprenez ? Les femmes sont… [hésitation] les femmes ont un comportement plus […], c’est pour ça que ça leur convient mieux de travailler avec les gens, les hommes ont un comportement plus orienté vers les choses… (Homme, blanc, spirite kardéciste)
52Un autre thème particulièrement fréquent dans la critique radicale des droits humains portait sur la question de l’inégalité raciale au Brésil, se traduisant tantôt par un refus de reconnaître le racisme et la nécessité de le combattre, tantôt par une condamnation plus directe des quotas raciaux.
53La négation du racisme s’appuie en partie sur le répertoire traditionnel de la démocratie raciale qui nie la possibilité de préjugés de couleur, en vertu du grand métissage du Brésil ; à d’autres moments au contraire, l’existence réelle du racisme est rejetée en raison d’une prétendue exagération intéressée, la « victimisation », de la part de ceux qui subissent les préjugés. Les propos du répondant no 19 illustrent bien la rémanence contemporaine de la rhétorique de négation des conflits raciaux :
Pour ce qui est de l’inégalité raciale, je vais être très direct… Je ne peux pas avoir de comportement sur l’individu… Désolé, je ne peux pas avoir d’influence sur le comportement de l’individu. Je ne pense pas que le Brésil soit un pays raciste, bien au contraire, nous sommes un peuple métissé, ça n’a même pas de sens. Je ne vois pas au Brésil, par exemple, comme c’est le cas aux États-Unis, avec des clivages qui délimitent l’espace dans les quartiers, dans le style de musique, dans la culture, dans le comportement, dans la manière de parler et de débattre. Je ne vois pas ça au Brésil, je pense que le Brésil est… plutôt tranquille sur ce sujet. Je ne suis pas favorable à des politiques de discrimination positive… (Homme, blanc, spirite kardéciste)
54La réfutation de la réalité du racisme, en raison des prétendus « excès » de la part des victimes, est déjà présent dans les discours des cinquième et seizième personnes interrogées, deux femmes, respectivement métisse et blanche :
La question raciale… Effectivement, par le passé, je croyais qu’il y avait du racisme, que de nombreuses personnes souffraient de certaines situations. Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est un cirque. Parce que beaucoup de gens pensent que, si je suis comme ci, je me comporte comme ci, alors vous ne pouvez pas faire ceci ou cela. Alors ils utilisent le mot « racisme » pour dire que c’est quelque chose de plus important, alors que ce n’est pas tout à fait ça. (Femme, métisse, catholique)
La question raciale est un sujet dont je n’aime pas tellement parler. Voilà comment je vois les choses… les Noirs, je les trouve très victimistes, vous comprenez ? Je vois beaucoup de victimisme, beaucoup de polémique autour de sujets qui devraient déjà être clos, c’est mon point de vue, beaucoup de victimisme. (Femme, blanche, catholique)
55Un autre argument fréquent consiste à reconnaître le racisme, mais à s’opposer aux quotas sociaux, considérés comme injustes pour les individus qui n’en bénéficient pas. C’est le cas de la sixième personne interrogée :
Je trouve que… Je pense que ce n’est pas une question de quotas, je pense que c’est une question de mérite. Les gens doivent aussi se considérer comme des gens normaux. Je pense que c’est la même chose : il existe des quotas pour les Noirs, mais pour les Blancs, il n’y a pas de quotas ? (Homme, blanc, catholique)
56Enfin, il y a les participants qui rejettent l’action de l’État contre les inégalités raciales pour des raisons qui ne se limitent pas à cette question, mais aussi en conséquence de leur ferme opposition à l’interventionnisme de l’État dans la société. La dixième personne interrogée, qui se déclare sans religion, en est un bon exemple :
Je trouve que dans la mesure où nous sommes un pays à majorité métisse et noire, c’est dommage qu’il y ait encore des personnes racistes et je pense qu’elles devraient être punies de la même manière, mais je pense que ce n’est pas une priorité dans le programme du gouvernement et je ne pense pas que cela devrait l’être. (Homme, blanc, athée)
57Le discours radicalement opposé aux interventions de l’État, qui vise à les réduire au strict minimum, prend généralement pour cible les questions le plus ouvertement liées au secteur de l’économie. Chez certaines personnes interrogées, on peut déceler l’influence évidente d’intellectuels et de think tanks ultralibéraux au Brésil (Rocha 2021), ainsi que du vaste réseau que ces derniers organisent pour diffuser leurs travaux et idées.
58Par exemple, la première personne interrogée, qui se présente comme une évangélique, cite Paulo Guedes pour critiquer la Consolidation des lois du travail (CLT), qui sert de fondement à la plupart des droits du travail au Brésil, et qui, selon elle, réduirait le nombre d’emplois :
Je ne suis pas sûre, mais je crois que Paulo Guedes a l’intention de réviser la CLT. Je pense que c’est très positif parce que c’est quelque chose qui, d’un coup, comme la CLT fonctionnait par le passé, à l’époque de Getúlio Vargas, elle fonctionnait à l’époque, mais aujourd’hui nous devons la revoir. Et moi, je témoigne en tant que personne qui profite de la CLT ; je sais que j’ai beaucoup de prestations sociales, si je suis licenciée demain, j’ai mon FGTS [Fonds de garantie du temps de service], tous ces avantages que donne le gouvernement, mais je ne peux pas penser qu’à moi, je dois penser à l’ensemble […]. (Femme, blanche, évangélique)
59La deuxième personne interrogée considère pour sa part que la dépendance vis-à-vis du gouvernement avec, par exemple, le programme Bolsa família, explique en partie les mauvaises habitudes du peuple brésilien. Elle propose comme solution de réduire drastiquement les droits et politiques sociales.
« Écoutez, vous êtes au chômage ? Et bien, vous avez trois mois pour trouver un autre emploi, ensuite on coupera votre bourse familiale, on coupera vos aides parce que je vois que vous travaillez. Au bout de trois mois, c’est fini ? Vous ne recevrez plus d’aide de l’État. » Essayez de comprendre mon idée, je pense que ça a rendu le peuple brésilien trop fainéant, comme dit le dicton « il tète le gouvernement ». Je vois beaucoup de gens qui se contentent de recevoir des allocations, des aides du gouvernement, mais qui n’ont pas la force de volonté pour sortir de cette pauvreté, de la condition dans laquelle ils sont […]. Je suis indignée par les personnes qui n’essaient pas de s’en sortir. (Femme, métisse, évangélique)
60Tous les extraits et idées exposés ci-dessus visaient à démontrer que de nombreuses personnes interrogées, aux profils sociaux variés, rejettent explicitement le concept de droits humains, soit dans sa totalité, soit pour la plupart de ses contenus les plus centraux dans le monde actuel. Cependant, comme nous l’avons souligné plus haut, de nombreuses personnes interrogées ne se retrouvent ni dans une critique radicale, ni dans l’acceptation élogieuse des droits humains, mais, tout en reconnaissant des progrès et la nécessité d’un système de droits, elles soulèvent différentes sortes de critiques.
61La force d’une idéologie réside, jusqu’à un certain degré, dans sa capacité à convaincre un grand nombre de ses opposants éventuels que, malgré un rejet partiel, on doit reconnaître l’importance de certaines de ses idées. Cette posture relative aux droits humains a été dominante pendant de nombreuses décennies et, en dépit de l’escalade croissante des discours critiques qui vont de pair avec l’expansion de l’ultra-droite dans le monde, elle conserve une force considérable.
- 3 En s’appuyant sur l’enquête « A cara da democracia » [Le visage de la démocratie], Rebecca Abers e (...)
62Comme nous l’avons déjà évoqué, non seulement certaines des personnes que nous avons interrogées acceptaient sans nuances les droits humains, mais beaucoup d’autres limitaient leurs critiques à des aspects précis, ce qui, s’agissant d’électeurs d’un candidat qui rejette ouvertement de tels principes, illustre sans aucun doute la force de cet imaginaire3.
63L’une des caractéristiques de ces discours est que la critique des droits humains porte davantage sur la façon dont ils sont mis en œuvre que sur l’idée en elle-même, de sorte que les personnes interrogées accordent une importance particulière au contexte brésilien, généralement dépeint de façon très négative. En d’autres termes, le problème des droits humains concerne bien souvent leur mise en œuvre au Brésil plutôt que l’idée abstraite, ce qui tend à en dire plus sur le pays que sur les droits. Il s’agit là d’une opinion qui reprend plusieurs représentations négatives bien connues sur l’histoire, la société et la psychologie sociale des Brésiliens, et propose une lecture à l’aune de l’absence (Souza 2000). Dans ce discours, l’idée générale de la corruption – interprétée comme une spécificité de la réalité brésilienne, mais presque toujours associée à la gauche et au PT – est fréquemment convoquée.
64Les politiques de redistribution étaient considérées comme nécessaires pour lutter contre la pauvreté par les personnes interrogées. Les problèmes liés à ces politiques étaient expliqués par l'histoire des pratiques de corruption, qui les empêchent d’être mises en œuvre correctement, ce qui apparaît dans les entretiens 8 et 18. Ce dernier suggère que la corruption endémique ne se limite pas à l’État, mais aussi à la partie de la population qui bénéficie indûment des prestations sociales :
Alors, il faut une intervention immédiate de l’assistance sociale. Je pense… qu’il faut développer une méthode, systématique, pour recenser les zones qui ont le plus besoin de choses du genre assainissement de base, eau courante, toutes ces choses, la santé, toutes ces choses devraient être recensées et l’État devrait commencer à intervenir dans ces zones les plus pauvres, d’une certaine manière, vous comprenez ? […] Alors comme ça, il me semble que pour résoudre le problème de la pauvreté, avant de résoudre le problème de la pauvreté au Brésil, il faut résoudre le problème de la corruption […] (Homme, blanc, paganiste)
Ces programmes d’assistance, je pense que c’est important. Je pense qu’il faut juste les passer au peigne fin parce qu’on voit beaucoup de gens qui ont réellement besoin du programme et qui n’arrivent pas à le recevoir, alors que d’autres qui n’en ont pas besoin, l’obtiennent. (Homme, blanc, catholique)
65La logique d’une réforme progressive, mais nécessaire, était particulièrement présente dans la thématique des quotas raciaux. Plusieurs des répondants admettaient la nécessité de garantir les droits humains contre les inégalités raciales, tout comme elles reconnaissaient la gravité particulière des inégalités raciales au Brésil. Toutefois, ce constat était souvent associé à des critiques sur les quotas raciaux, qui tendaient à être comparés aux quotas sociaux, et leur efficacité était parfois remise en question parce qu’ils généreraient d’autres privilèges. On trouve ce type d’arguments dans les discours des quatrième et septième personnes interrogées :
Je pense que quiconque affirme qu’il n’y a pas de racisme au Brésil ou que c’est un sujet sans importance est une personne ignorante. Je pense donc qu’il faut le combattre. […] Pour moi, tous les êtres humains sont égaux et méritent les mêmes droits. Et si on voit des gens souffrir de discrimination, on doit évidemment l’empêcher, mais je ne me sens pas très à l’aise avec la tournure de certains discours. Je trouve que les quotas… alors j’ai cité Thomas Sowell, qui a écrit un livre, que mon mari a acheté d’ailleurs, Affirmative Action Around the World, je ne sais pas si vous avez entendu parler de ce livre, il est très intéressant parce que Thomas Sowell est un économiste noir américain […] ce n’est pas que ça ne fonctionne pas… non seulement ça ne fonctionne pas, mais le résultat est, à moyen terme… il développe cette question, cette discussion sur la race, la discrimination du groupe qui se sent désavantagé, il est plus réactif. (Femme, blanche, évangélique)
En fait, je pense que c’est une question qui… par exemple, le quota pour les enfants défavorisés, sur des critères de revenus, d’accord, mais sur la question des Noirs, je pense que… je ne sais pas, parfois j’ai l’impression que ça en rajoute, vous comprenez ? Penser que […] cette question de la dette historique envers les Noirs, vous savez ? C’est difficile à dire, même, mais pour moi, tout est tellement égal, nous sommes tellement égaux avec nos différences, mais tellement égaux, comme ça, parce que c’est tellement… Je pense que c’est beau que les Brésiliens aient cette diversité, vous comprenez ? (Femme, métisse, évangélique)
66Le discours reprend des formules classiques sur la brésilianité, proches de l’imaginaire de la démocratie raciale, mais pas pour nier la nécessité de droits, considérés comme indispensables. Dans cet article, plutôt que de créer des types hermétiques et opposés, nous avons cherché à montrer comment la diversité se construit au sein d’un même scénario politique et intellectuel.
67L’ouvrage classique d’Albert Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire (1991), révèle un aspect fondamental des droites modernes : leur critique des institutions de la modernité, telles que les droits humains, ne passe pas toujours par une attaque frontale et explicite de leurs fondements, mais recourt fréquemment à la thématique des « conséquences non intentionnelles de l’action », ainsi qu’aux doutes quant à la réelle efficacité de certaines idées et institutions.
68Nous sommes face à un phénomène qui est loin d’être insignifiant. La compréhension des différentes formes de discours de droite et d’ultra-droite permet, par exemple, de mieux analyser dans quelle mesure leur expansion ne passe pas nécessairement par des ruptures brutales et des transformations évidentes du vocabulaire. Au contraire, elle passe parfois par de lentes évolutions des perceptions, du langage et des sensibilités, qui déplacent peu à peu l’axe du débat idéologique, rendant ainsi ordinaire ce qui était auparavant considéré comme évident ou absurde. Par ailleurs, la résilience de certaines croyances, même face à un changement profond du climat de l’époque, démontre que, très souvent, certaines continuités, appréhendées au milieu d’une apparente transformation de tout, ne sont pas suffisamment prises en compte.
69Il s’agit sans aucun doute d’un vaste programme de recherche, auquel cet article s’efforce de contribuer. En nous appuyant sur une clé de lecture plus globale pour reconstituer les critiques envers les droits humains dans le Brésil contemporain et, surtout, pour analyser les appropriations plus directes ou créatives de ces thèmes par les électeurs de Bolsonaro, nous avons tenté, dans ce texte, d’une part, de faire avancer la réflexion sur les limites et les caractéristiques de la droite et de l’ultra-droite brésiliennes et, d’autre part, de mettre en lumière la diversité et les nuances de ce champ.
Tableau 1 – Profil socio-économique des personnes interrogées
Entretien |
Sexe* |
Couleur/ race |
Âge |
Religion |
Éducation |
État** |
1 |
F |
Blanche |
30 |
Chrétienne/évangélique |
Études de troisième cycle |
RJ |
2 |
F |
Métisse |
26 |
Chrétienne/évangélique |
Diplômée de l’enseignement supérieur |
MT |
3 |
M |
Blanc |
32 |
Sans religion |
Études de troisième cycle |
RJ |
4 |
F |
Blanche |
35 |
Évangélique |
Études de troisième cycle |
RJ |
5 |
F |
Blanche |
40 |
Catholique |
Enseignement secondaire |
MG |
6 |
M |
Blanc |
31 |
Catholique |
Études supérieures inachevées |
MG |
7 |
F |
Métisse |
30 |
Chrétienne/évangélique |
Études de troisième cycle |
RJ |
8 |
M |
Blanc |
38 |
Paganiste |
Études supérieures inachevées |
RJ |
9 |
M |
Métis |
28 |
Chrétien/évangélique |
Études de troisième cycle |
MG |
10 |
M |
Blanc |
23 |
Sans religion |
Études supérieures en cours |
BA |
11 |
M |
Blanc |
32 |
Catholique |
Études supérieures en cours |
MG |
12 |
F |
Blanche |
35 |
Évangélique |
Diplômée de l’enseignement supérieur |
MG |
13 |
M |
Blanc |
22 |
Catholique |
Études supérieures en cours |
MG |
14 |
M |
Blanc |
30 |
Catholique |
Diplômé de l’enseignement supérieur |
MG |
15 |
M |
Noir |
31 |
Candombléciste |
Diplômé de l’enseignement supérieur |
MG |
16 |
F |
Métisse |
29 |
Catholique |
Enseignement secondaire |
RJ |
17 |
M |
Noir |
37 |
Évangélique |
Diplômé de l’enseignement supérieur |
RJ |
18 |
M |
Blanc |
31 |
Catholique |
Diplômé de l’enseignement supérieur |
MS |
19 |
M |
Blanc |
27 |
Kardéciste spirite |
Diplômé de l’enseignement supérieur |
RJ |
* F : femme ; M : homme.
** BA : Bahia ; MG : Minas Gerais ; MS : Mato Grosso do Sul ; MT : Mato Grosso; RJ : Rio de Janeiro.