1Dans le contexte mondial de croissance du mouvement de résistance aux droits humains (Hopgood 2013), nous observons au Brésil une nouvelle vague de remise en question de sa validité en tant que stratégie discursive de revendication des droits. Depuis son émergence dans les années 1970, des discours d'opposition aux droits humains circulent dans le pays (Caldeira 2000). C’est cependant récemment que l'opposition aux droits humains semble s’être intensifiée et étendue (Machado 2020). Comment comprendre le phénomène contemporain de déconstruction discursive des droits humains au Brésil ? Comment le travail des organisations non gouvernementales (ONG) de défense des droits humains peut-il nous aider à décrire et à expliquer cette évolution générale ?
2Nous nous intéressons plus précisément à l'analyse de la formation et de l’énonciation des discours des organisations qui se définissent comme des défenseurs des droits humains. Lorsqu’elles ont recours au registre des droits humains, elles sélectionnent des événements (que nous appellerons « situations problématiques ») à inclure dans leur programme revendicatif, ainsi que des stratégies pour le concrétiser. L’article entend identifier ces choix et leurs effets durant les dernières décennies au Brésil, dans un contexte de renforcement des mouvements d’opposition aux droits humains à partir des années 2010 (Possas et al. 2022a ; Hopgood 2013).
- 2 Thèse en cours de préparation à l’Université fédérale de Bahia (UFBA), dans le cadre de l’École do (...)
3Cet article présente les analyses d’une recherche collective intitulée « Histoire des droits humains au Brésil » (Possas, Alvarez & Hollanda 2020), dont l’objectif est de produire une histoire de la construction et de la déconstruction des droits humains au Brésil, ainsi que d’une recherche doctorale portant sur le travail de quatre organisations non gouvernementales de défense des droits humains2. La combinaison des deux études permet d’élaborer une double hypothèse de travail. La première est que les situations problématiques sélectionnées par les ONG se sont révélées au cours des années 2010 comme des « cas difficiles » (Hopgood 2013) dans un contexte de consolidation de la vague politique conservatrice (Machado 2020). « La protection des criminels » est devenue une traduction malheureuse mais très populaire d’initiatives qui entendent lutter contre les violences policières ou améliorer les conditions de détention (Possas 2022b), autant de situations qui posent particulièrement problème dans le pays.
4La seconde hypothèse est que la stratégie centrale des organisations a reposé sur l’accès à la justice formelle, à savoir les tribunaux au niveau national et transnational (López 2015 & 2018 ; Clément 2011), alors même que d’autres modes d’action existent et pourraient avoir des effets positifs. Ces deux aspects – le recours aux tribunaux et la demande de protection des victimes de violences policières et carcérales – sont au cœur des discours d’opposition aux droits humains au Brésil. Ces derniers érigent les organisations de défense des droits humains en défenseurs des délinquants et des marginaux plutôt que de la société (Caldeira 2000 ; Possas 2022b).
- 3 La recherche doctorale analyse le travail de quatre ONG, deux internationales opérant au Brésil – (...)
5Pour éprouver ces hypothèses, nous nous concentrons sur les ONG Justiça Global (JG) et Conectas, empiriquement étudiées au cours de la recherche doctorale qui fonde en partie cet article3. Ces organisations ont été choisies en raison de trois caractéristiques communes : i) elles se définissent comme des organisations de défense des droits humains ; ii) elles interviennent au Brésil en formulant des revendications localisées et en ayant leur siège dans le pays ; iii) elles jouent toutes deux un rôle de premier plan dans le mouvement des droits humains au Brésil, en participant à des campagnes nationales et internationales, en formulant des demandes au sein du champ politique et en faisant l’objet d’une large publicité dans les médias. Nous avons recueilli des documents auprès de ces organisations, tels que des dossiers, des annuaires et des bilans sur le thème des violations des droits humains. L’article repose également sur deux entretiens menés en 2019 avec des représentants clés de chacune de ces organisations.
6Le texte présente dans un premier temps la littérature en sociologie sur les droits humains. Dans un second temps, il analyse le travail et les stratégies des organisations de défense des droits humains au Brésil, Dans un troisième temps, nous décrivons les situations problématiques choisies par ces organisations pour construire leurs programmes revendicatifs, en mettant l’accent sur la violence de l’État. Enfin, l’article inscrit les cas difficiles dans le contexte de consolidation des oppositions à l’imaginaire des droits humains.
7Cela ne fait que quelques dizaines d’années que la sociologie a commencé à intégrer les droits humains comme objet d’analyse en tant que tel, à la différence de l’anthropologie, qui en avait déjà investi l’étude, et, d’un autre point de vue, de la science politique et des relations internationales (Morgan 2009 ; Morris 2006 ; Turner 1993 ; Woodiwiss 2005). Dans la littérature internationale, en particulier en langue anglaise, les deux dernières décennies ont vu se multiplier les études cherchant à comprendre cette carence, et qui ont permis l’émergence d’une sociologie des droits humains nécessaire à la compréhension des phénomènes sociopolitiques contemporains (Sjoberg, Gill & Williams 2001 ; Blau & Moncada 2005 ; Turner 2006). Au Brésil, la sociologie des droits humains a émergé en lien étroit avec les études sur la violence urbaine ou sur les violations de la période de la dictature civile-militaire (Possas 2016 ; Possas et al. 2022a).
8Plusieurs auteurs (Sjoberg, Gill & Williams 2001 ; Blau & Moncada 2005 ; Turner 2006) représentent ce que López (2018, 94) appelle le « tournant normatif fondé sur les droits humains » [human rights-based normative turn], car bien qu’ils fassent un effort théorique et méthodologique pour produire une sociologie des droits, leur travail continue de suivre une orientation juridique normative, plaçant les déclarations, les traités et la législation au centre de l’analyse. Les travaux d’Ignatieff (2001) l’illustrent, lorsqu’ils définissent les droits humains comme un progrès moral : « [N]ous pouvons qualifier cette diffusion globale de la culture des droits humains comme une forme de progrès moral même si nous restons sceptiques quant aux motivations de ceux qui ont contribué à son émergence. » (Ignatieff 2001, 7)
9Nous entendons, dans cet article, proposer une réflexion moins normative que descriptive du problème (Somers & Roberts 2008 ; Madsen & Verschraegen 2013 ; Frezzo 2015 ; Possas 2016 ; Possas et al. 2022a). Aussi proposons-nous d’intégrer les droits humains dans la catégorie des « imaginaires politiques » [political imaginary] (López 2018). Cette façon de définir les droits humains englobe d’autres éléments que le droit, les traités et leurs applications judiciaires : la dimension morale est mise au centre de l’analyse, de même que la dimension communicationnelle, c'est-à-dire les constructions discursives des droits humains. En outre, les différents types d’organisations de défense des droits humains, compte tenu de leurs pratiques et de leurs discours, sont également inclus dans le phénomène. Enfin, la dimension politique, qui implique les acteurs et les institutions formelles et informelles du pouvoir, est également prise en compte. L'imaginaire politique nous permet donc d’observer le phénomène des droits humains au Brésil et dans le monde comme un phénomène ayant des expressions plurielles, parallèles et interconnectées.
10L’imaginaire politique des droits humains peut se traduire par un travail éthico-politique qui vise in fine l’obtention de réparations juridiques et politiques (López 2018). Dans les deux organisations étudiées, le recours à la justice locale et/ou aux tribunaux internationaux est au cœur de leurs actions. Dans le cas de JG, l’une des stratégies centrales consiste à accéder aux systèmes de protection des droits humains de l’Organisation des Nations unies (ONU) et, surtout, au Système interaméricain des droits humains (SIDH). Ces stratégies fondent par ailleurs son identité publique et politique.
11Au Canada, Clément (2011) a observé le même processus, à savoir que le changement social [social change] se traduit par un changement juridique. La possibilité de « revendiquer des droits » [rights-claims] peut être très puissante d’un point de vue moral et répond au sentiment de lutte de nombreuses personnes. Mais la production d’un changement social n’est pas nécessairement réalisée par l’incorporation du discours des droits. Cette distinction doit être faite. D’autre part, cette formalisation de la lutte sous forme judiciaire a une capacité considérable à produire une (contre-)résonance morale.
12L'analyse des mouvements sociaux des droits humains est une entrée pertinente pour produire une sociologie des droits humains (Clément 2011 ; Frezzo 2015), en enquêtant sur les usages sociaux du droit en fonction des conditions socio-discursives et historiques (López 2015). Dans l’expérience canadienne, l’étude des mouvements sociaux a mis en évidence le processus que nous cherchons ici à décrire. Ces travaux montrent notamment, comment les acteurs sociaux mobilisent des principes universels et les traduisent dans un contexte local (Clément 2011).
13À partir des années 1970, avec le renforcement du langage des droits humains (Moyn 2010), les différentes revendications sociales ont été de plus en plus souvent formulées sous la forme de violations des droits, et ce dans le cadre du processus de reconnaissance par la loi. « Pour les mouvements sociaux, les droits humains sont transformateurs parce qu’ils constituent un cadre général efficace pour mobiliser le soutien du public et forger des alliances. Il confère une légitimité aux griefs et fournit un langage commun pour unifier un groupe d’intérêt diversifié. » (Clément 2017, 3)
14Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, l’Amérique latine a connu une série de coups d’État militaires et l’instauration de régimes autoritaires. Au Brésil, les revendications au nom des droits humains sont nées de l’action d’acteurs non étatiques (mouvements sociaux, ONG, groupes professionnels, etc.) en réponse à l’emprisonnement politique arbitraire de civils et à la violence croissante de l’État en tant qu’arme politique. Des épisodes de tortures, d’enlèvements, de disparitions forcées et de meurtres de dissidents politiques ont traversé la dictature civile-militaire du Brésil (1964-1985).
15Avec le retour de la démocratie, les militants ont élargi leurs activités et adopté le langage des droits humains pour remettre en question et affronter d’autres problèmes persistants dans le pays. S’ils s’étaient jusque-là concentrés sur les prisons politiques, ils se sont alors concentrés sur d’autres violations telles que les violences policières, les conditions de détention, les conflits fonciers, la discrimination raciale et la violence à l’égard des femmes.
16Dans les années 1990, l’attrait pour le caractère juridique des droits humains dans l’imaginaire politique, combiné à la croissance de la transnationalisation des institutions juridiques (conseils, commissions, cours et tribunaux de l’ONU/OEA), a conduit les ONG à concentrer leurs efforts sur la coopération internationale et la mobilisation juridique transnationale. Par le biais d’une action juridique engagée, elles cherchent à faire pression sur l’État violateur pour qu’il se conforme aux normes internationales établies par les conventions et les traités, qu’elles aient ou non été incorporées dans le système juridique national ; pour qu’il modifie sa législation ; pour qu’il crée ou améliore les politiques publiques et pour qu’il promeuve la reconnaissance et la réparation matérielle et morale des dommages causés aux victimes (Santos 2007).
17Dans ce contexte, JG a vu le jour en 1999 et Conectas en 2001 en tant qu’organisations non gouvernementales d’envergure nationale et transnationale, pour la protection et la promotion des droits humains, le renforcement de la société civile et de la démocratie. La motivation initiale de JG était de créer une institution brésilienne experte dans l’accès aux systèmes interaméricain et universel des droits humains, comme cela est apparu clairement lors de l’entretien avec son représentant. Pour la personne interrogée, l’objectif de l’organisation était de combler l’absence d’organisations brésiliennes agissant directement dans ces institutions, qui réunissaient jusqu’alors des organisations étrangères telles que le Centre pour la justice et le droit international (CEJIL) et Human Rights Watch.
18Les piliers du travail de JG comprennent des actions telles que : i) dénoncer les violations des droits humains ; ii) influencer les processus d’élaboration des politiques publiques en promouvant l’égalité de genre et de race ; iii) encourager le renforcement de la démocratie ; et iv) exiger le respect des droits des victimes et des défenseurs des droits humains4. Conectas, pour sa part, situe son travail dans le cadre « d’un mouvement mondial œuvrant durablement à la lutte pour l’égalité des droits5 ». Du point de vue du Sud, l’organisation travaille à la protection des droits des personnes les plus vulnérables, à la recherche d’une société libre, juste et démocratique.
Notre objectif, par exemple, est de protéger et de promouvoir les droits humains du point de vue du Sud. Conectas est née dans cette optique : nous n’avons pas besoin d’ONG gringos du Nord qui examinent nos problèmes, posent des diagnostics et proposent des solutions. Nous avons des ressources humaines formées, suffisamment formées pour identifier les problèmes, les diagnostiquer et proposer des solutions. Notre approche est donc très proche de cela, de la vision du Sud global. (Représentant de Conectas, 2019)
19JG divise son travail en trois champs programmatiques : i) les droits humains, économiques, sociaux, culturels et environnementaux (DHESCA), qui couvrent les questions liées à la terre et au territoire et les violations des droits humains causées par les entreprises ; ii) la violence institutionnelle et la sécurité publique, qui traitent des violations générées par l’État ; iii) la protection des défenseurs des droits humains et leur valorisation6.
20Conectas intervient principalement dans trois domaines : i) la lutte contre la violence institutionnelle ; ii) le renforcement de l’espace démocratique ; iii) la défense des droits socio-environnementaux. En pratique, l’organisation s’efforce de dénoncer et de surveiller les violations commises par l’État, en particulier les questions liées au système pénitentiaire et à la violence policière ; elle tente de renforcer les réseaux d’activistes et d’écarter les menaces pesant sur le droit de manifestation de la société civile ; elle travaille également à pointer la responsabilité des organismes publics et privés pour les violations résultant d’activités économiques préjudiciables à l’environnement et aux populations vulnérables.
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21JG et Conectas sont reconnues sur la scène nationale et transnationale. Elles bénéficient d’un statut consultatif auprès de l’ONU, facilitent l’accès au SIDH et participent en tant qu’amicus curiae7 à des actions devant la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH)8 et la Cour suprême brésilienne (STF). Les organisations endossent souvent le rôle de porte-parole pour les dénonciations publiques des cas de violations, que ce soit dans les médias ou devant les tribunaux compétents. Les litiges stratégiques permettent aux organisations de produire des avis, des notes techniques sur les lois qui affectent les droits de l’homme, de surveiller le système judiciaire et de produire des recherches dans le but de mobiliser plus largement sur une question particulière.
Nous disposons d’un grand nombre de juristes et nous encourageons les litiges lorsque nous voyons la possibilité, à partir d’un cas concret, d’un cas mineur, de générer une jurisprudence favorable en matière de droits humains. [...] L’influence internationale est notre travail dans le système international des droits humains, c’est-à-dire à la fois le système américain des droits humains et le système des Nations unies. Nous considérons ces espaces internationaux comme une occasion de dénoncer à l’étranger les violations des droits humains et les reculs subis, en d’autres termes, de générer une pression politique externe sur le Brésil. (Représentant de Conectas, 2019)
22Outre les procédures judiciaires, les organisations utilisent des stratégies telles que la recherche et la documentation des violations, qui prennent la forme de rapports annuels et de dossiers thématiques, la diffusion d’informations dans divers médias et la création de partenariats et de liens, nationaux ou internationaux, avec d’autres organisations de défense des droits humains. Le représentant de Conectas a déclaré qu’« une partie de l’ADN de Conectas est de former des réseaux et de rassembler les acteurs » et pour le représentant de JG, la mise en réseau est une forme d’action prioritaire.
[Nous sommes donc affiliés à la Fédération internationale pour les droits humains, qui est la plus ancienne ligue des droits humains au monde, fondée en 1922. Nous participons également au réseau ESCR [Réseau international pour les droits économiques, sociaux et culturels], qui est une organisation importante œuvrant à la défense des droits humains dans le monde entier. [...] Mais je pense que la priorité pour nous est de travailler en réseau, en partenariat. C’est une forme d’action prioritaire que Justiça Global choisit. (Représentant de JG, 2019)
23La formation de réseaux a été observée depuis les années 1990, montrant comment les organisations de la société civile se sont consacrées à l’établissement de liens et de partenariats. Le terme « réseaux » ne représente pas seulement une nouvelle stratégie pour s’engager dans la réalité, mais reflète également de nouvelles formes d’action politique (Sell 1997), plus collaborative et plus efficace, renforçant les effets des organisations de la société civile dans la promotion du changement social.
24Une autre stratégie est le plaidoyer [advocacy], c’est-à-dire la représentation publique d’une personne, d’une organisation ou d’une idée dans le but de persuader le public cible de soutenir ou d’accepter votre point de vue (Edgett 2002 apud Santos 2021, 21), impliquant une articulation politique et la participation à des réseaux pour surveiller et influencer les programmes, les plans et les politiques publics en matière de droits humains. Si, d’une part, on observe une diversité de stratégies adoptées par ces ONG, telles que la mise en réseau, le plaidoyer et la production de documents, d’autre part, l’activisme juridique est la principale méthode de travail pour trouver des solutions aux problèmes locaux.
25La production de documents, tels que des rapports, des recherches, des notes et des lettres, constitue une stratégie centrale adoptée par les organisations non gouvernementales de défense des droits humains pour donner de la visibilité à la contestation des violations des droits. En étant fondée sur des preuves et des données concrètes, elle fournit une base solide à leurs allégations et recommandations. Cette activité est l’un des principaux moyens de communiquer le discours de ces ONG sur les problèmes qu’elles abordent, ce qui renforce leur crédibilité et contribue à sensibiliser l’opinion publique, à mobiliser les partisans, à faire pression sur les autorités et les organismes internationaux et à renforcer le dialogue avec d’autres acteurs.
26Le tableau ci-dessous présente les différentes situations problématiques identifiées comme des violations dans les documents des deux organisations. D’une part, on constate qu’il existe une grande diversité d’aspects de la vie sociale sur lesquels ces organisations cherchent à agir. D’autre part, elles se concentrent sur certains problèmes plus spécifiquement. La violence d’État et les problèmes liés au fonctionnement des systèmes de justice pénale sont les deux situations problématiques les plus courantes. En troisième position, on trouve les demandes relatives aux droits des groupes socialement vulnérables, suivies de la remise en question de certaines politiques publiques considérées comme contraires aux droits humains. Soulignons également la place qu’occupent la dénonciation des violations socio-environnementales, principalement les dommages causés par les grandes entreprises, ainsi que le racisme et la protection des défenseurs des droits humains.
Graphique 1 – Thèmes abordés par JG et Conectas
Thèmes |
Fréquence des situations problématiques |
Violence de l’État |
80 |
Fonctionnement des systèmes judiciaire et pénitentiaire |
67 |
Faire valoir ses droits |
51 |
Politiques de l’État/du gouvernement |
38 |
Violations sociales et environnementales par les entreprises |
27 |
Questions raciales/racisme |
11 |
Violence contre/protection des défenseurs des droits humains |
11 |
Autres |
12 |
Total |
297 |
Source : Synthèse réalisée par les auteures
27Lors d’un entretien, le représentant de JG a indiqué que les questions liées à la terre et au territoire ont été intégrées plus récemment à leur action, parallèlement aux problèmes liés à la population carcérale au Brésil :
Aujourd’hui, par exemple, dans le domaine de la DHESCA, nous avons beaucoup travaillé sur la question de la terre et du territoire [...] Sur la question de la privation de liberté, nous avons beaucoup travaillé sur la cause, mais toujours sur la décarcération, n'est-ce pas ? Nous avons plusieurs cas avec des mesures provisoires dans le système interaméricain, et nous avons essayé d’influencer ce cycle de désincarcération et aussi de surveiller les auditions de garde à vue. (Représentant de JG, 2019)
28Malgré la diversité des questions que les organisations de défense des droits humains travaillent, les problèmes liés à la violence institutionnelle, qu’il s’agisse de la violence policière ou de la crise du système pénitentiaire, prédominent. Dans de nombreux cas, ces thèmes sont liés dans une même plainte, comme dans le cas du dossier « Cartes de l’extermination : exécutions extrajudiciaires et décès par omission de l’État de São Paulo » (« Mapas do extermínio: execuções extrajudiciais e mortes pela omissão do Estado de São Paulo »), publié en 2009 par diverses organisations, dont Conectas, qui traite des données sur les exécutions effectuées par des agents de l’État et les décès de personnes au sein du système pénitentiaire brésilien. Selon un représentant de JG, la lutte contre les violences policières et les problèmes liés au système pénitentiaire sont les principaux objectifs de l’ONG :
Un thème qui s’est imposé au fil du temps et de l’histoire de l’organisation est la lutte contre la violence institutionnelle. Je pense que le visage le plus public que nous avons est encore plus axé sur la lutte contre la violence policière et carcérale. C’est là que nous recevons le plus de demandes de la part des médias et que nous avons le plus de visibilité. Je pense que c'est toujours la question phare de l’organisation. (Représentant de JG, 2019)
29Au Brésil, la protection et la lutte pour les des droits humains sont interprétées, dans le sens commun, comme la « protection des criminels », ce qui a des conséquences sur les actions des organisations au Brésil. Caldeira (2000), dans ses travaux sur le mouvement d’opposition aux droits humains dans les années 1980, montre que les militants de ce mouvement ont été incapables de renverser les associations négatives entre les droits humains et la violence. Aujourd’hui encore, on observe un fort discrédit à l’égard du travail des ONG (Possas 2022b). L’une des représentantes exprime par exemple son inquiétude face à l’étendue et à l’intensité du discours contre les droits humains. Elle s’interroge sur la diffusion de l’idée selon laquelle « un bon criminel est un criminel mort » par les médias, même en tenant compte de l’existence d’un cadre juridique conçu pour protéger les personnes qui commettent des crimes.
- 9 « Execuções extrajudiciais, sumárias ou arbitrárias », rapport, JG, 2017. Disponible sur : htt (...)
30Les documents faisant état des problèmes du système judiciaire sont fréquents chez Conectas, comme ceux qui traitent des cas de torture, principalement associés à la violence policière. JG s’est attaché à rendre compte de ces violations, en pointant principalement les exécutions sommaires et en soulignant le poids des discriminations raciales dans ce type de violence. Le rapport publié en 2017 par JG sur les « Exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires9 » a été envoyé au rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires dans le but de présenter une mise à jour des violations des droits de l’homme commises par l’État brésilien à l’encontre de la population pauvre et noire vivant dans les périphéries, en affirmant la pratique persistante des exécutions extrajudiciaires. Le document met en garde contre l’influence du racisme dans les meurtres commis par les agents de sécurité et pointe la sélectivité pénale qui tend à incarcérer et tuer la population noire et pauvre. Selon un représentant de Conectas, l’organisation « est structurée autour de trois programmes principaux [...] L’un d’entre eux est central, disons que c’est celui qui finit par être le plus controversé, voire qui a le plus d’impact sur la communication, c’est ce que nous appelons la violence institutionnelle ». (Représentant de Conectas, 2019)
31L’étude Advocacia de interesse público no Brasil: a atuação das entidades de defesa de direitos da sociedade civil e sua interação com os órgãos de litígio do Estado [Défense de l’intérêt public au Brésil : le travail des organisations de défense des droits de la société civile et leur interaction avec les organes de contentieux de l’État] (Brasil 2013) recense les principaux domaines d’activité des organisations de la société civile qui mènent des actions de mobilisation juridique au Brésil. L’étude a identifié 22 domaines d’activité thématiques des organisations interrogées, couvrant un large éventail de sujets. Toutefois, la prédominance des questions liées aux violations perpétrées par l’État, telles que la violence institutionnelle, ainsi que les conflits fonciers impliquant les communautés foncières, traditionnelles et indigènes, est frappante.
- 10 « Afetações aos Direitos Humanos devido à Mineração no Brasil », rapport, JG, 2016. Disponibl (...)
32Soulignons la tendance actuelle de l’engagement de Conectas et JG dans la dénonciation des conséquences socio-environnementalles engendrées par les entreprises et les grands projets, qui nuisent aux populations les plus vulnérables, comme elle le fait dans un rapport de 2016, « Menaces sur les droits humains dues à l’exploitation minière au Brésil », publié par JG10. Dans ce document, l’ONG donne un aperçu des violations dues aux activités minières au Brésil, en révélant des cas d’incidents et d’atteintes à la vie de la population. Dans le cas de JG, son représentant souligne en entretien que si l’organisation se concentrait initialement sur la violence de l’État (violence policière et carcérale), elle a élargi son champ d’action à la violence liée aux conflits fonciers et à la responsabilité des entreprises dans la dévastation de l’environnement, ainsi qu’à la violence physique et morale à l’encontre des défenseurs des droits humains.
- 11 « Na linha de frente: criminalização dos defensores de direitos humanos no Brasil (2006-2012) », (...)
33Conectas a également produit des documents sur la politique étrangère, analysant la position du Brésil sur les questions relatives aux droits humains sur la scène internationale. D’autres situations se sont révélées fréquentes, comme la violence à l’encontre des défenseurs des droits humains et la restriction du droit à la liberté d’expression, comme le dénonce le rapport « En première ligne : la criminalisation des défenseurs des droits humains au Brésil (2006-2012) » publié par JG11. Ce document présente le processus de criminalisation de l’action des défenseurs des droits humains au Brésil, reposant sur un scénario de violence et de restriction des manifestations et de la défense de leurs revendications. Il identifie en outre un processus de disqualification et de persécution constante des militants, en particulier ceux liés au Mouvement des sans-terre (MST) et à l’« avortement ».
34Nous avons observé une variété de stratégies adoptées par ces ONG, telles que la mise en réseau, le plaidoyer et la production de documents. Cependant, l’activisme juridique est au cœur de leur travail. Dans certains cas, les litiges transnationaux aboutissent à des réparations matérielles et symboliques, mais ils ne répondent pas aux attentes morales des victimes et ne constituent pas non plus une solution pour prévenir d’autres violations. L’efficacité sociopolitique de la « dénonciation et de la honte », qui vise à susciter ou amener les sociétés locales et internationales à adopter des attitudes éthiques et politiques à l’égard des violations des droits humains n’est pas suffisante pour entraîner des transformations significatives au sein de la société. Les déclarations, les traités et les conventions sont considérés comme importants. Cependant, ils ont peu de force coercitive pour imposer un respect partiel ou total par l’État qui viole les droits humains.
35L’opposition explicite à l’imaginaire politique (López 2018) des droits humains construit depuis les années 1970 (Moyn 2010) est historique et se déploie avec force dans divers pays du monde occidental. Au Brésil, ce processus historique a culminé avec l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence de la République au cours des années 2019-2022, qui a placé l’opposition aux « droits humains des criminels » au cœur de sa campagne électorale et du programme de son gouvernement (Possas 2022b). L’opposition aux droits humains, entendus comme lutte contre la violence policière et carcérale, a été élevée au rang de discours officiel au niveau de l’exécutif fédéral (Silva 2020).
36Cette opposition n’est pas un phénomène récent, ni exclusivement brésilien (Schneiker 2018). En Angleterre, Wagner (2014) étudie l’association faite entre les droits humains et la défense des « criminels » et des « parasites ». Aux États-Unis, les travaux d’Engle (2016) et d’Alston (2017), et de Krause (2020) en Amérique latine traitent du même phénomène. Au Brésil, cette opposition a émergé parallèlement à l’intensification de l’utilisation de la catégorie des droits humains, surtout depuis les années 1970 (Caldeira 1991 et 2000).
37Dans le projet de recherche collectif mené sur les discours et les pratiques en matière de droits humains au Brésil au cours des cinq dernières décennies (Possas, Alvarez & Hollanda 2020), nous montrons que le récit socio-historique sur ce thème est produit à partir de deux axes : l’axe de la construction de l’imaginaire politique des droits humains et l’axe opposé de sa déconstruction. L’axe de la construction comprend toute production positive au nom des droits humains, en d’autres termes, toute communication-action (Pires 2008) qui cherche à créer, développer, renforcer, comprendre ou accepter cet imaginaire. De nombreux événements entrent dans cette catégorie, tels que l’adoption de lois visant à protéger les droits, les discours qui intègrent les droits humains dans les programmes politiques, les luttes des mouvements sociaux au nom de ces droits, la formulation de politiques publiques qui les légitiment, les programmes médiatiques qui évoquent les droits humains, les arguments dans les procès et les tribunaux nationaux et internationaux, et l’incorporation des droits humains dans les programmes officiels (dans les écoles, dans les cours de formation professionnelle).
38L’axe de la déconstruction, quant à lui, rassemble les communications qui expriment l’opposition aux droits humains, à travers leur dévaluation morale, leur discrédit en tant qu’outil politique et juridique, articulé dans des plates-formes politiques, des décisions juridiques, le démantèlement ou la défiguration de politiques publiques, des articles de journaux ou des programmes de radio et de télévision, des démonstrations sur les réseaux sociaux. Bien que les droits humains soient liés à divers droits (civils, politiques, sociaux, économiques, culturels) et à diverses situations de vulnérabilité, leur déconstruction au Brésil vise particulièrement certains sujets auxquels les droits sont destinés, considérés comme des ennemis sociaux.
39La fabrication d’ennemis sociaux au Brésil peut être observée dans différents contextes historiques, depuis la mise en œuvre du projet colonial au XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui. La principale question de recherche est donc la suivante : quand (et comment) la typification des ennemis se mêle-t-elle à la critique des droits humains, un vocabulaire politique et juridique relativement nouveau ? En ce sens, ce travail contribue à répondre à cette question en analysant la construction de l’imaginaire politique des droits humains par les organisations de la société civile. Dans ce processus de construction, le choix de combattre devant les tribunaux la violence policière et le système carcéral – tous deux destinés à améliorer la vie du supposé « criminel » – revient à mener une lutte (symbolique et concrète) inscrite sur le temps long.
40Nous avons identifié six types sociaux qui jouent le rôle d’ennemis : i) les « criminels » ou « vagabonds » qui ne sont pas intéressés par la construction de modes de vie corrects ; ii) les femmes qui avortent et éliminent des vies ; iii) les LGBTQIA+ qui menacent l’institution de la famille ; iv) les indigènes et les quilombolas dont les « privilèges » dans l’attribution des terres ne sont pas conformes à la vie dans une société de marché ; v) les « paysans » qui s’engagent dans des conflits fonciers et ne reconnaissent pas la « propriété privée » ; vi) les « activistes des droits humains », qu’ils aient ou non leur place dans le monde politique formel, qu’ils soient ou non originaires des groupes susmentionnés ; vii) les « environnementalistes » qui ont des idées « romantiques » sur la nature et ne s’engagent pas à répondre aux besoins de l’économie (Possas, Alvarez & Hollanda 2020).
41L’une des nombreuses énigmes de ce processus de construction/déconstruction de l’imaginaire des droits humains est que nous vivons une ère de progrès normatifs sans précédent (Hopgood 2013). Cependant, les changements normatifs n’ont pas nécessairement produit les effets réels ou empiriques souhaités. L'auteur avance plusieurs explications à cette configuration actuelle : le déclin de l’influence occidentale et l’émergence de nouvelles puissances, la politisation du langage des droits humains et la résistance générées par les croyances religieuses (Hopgood 2014). De ces trois aspects qui composent le processus de déconstruction, soulignons la résistance implacable à certains cas, fondée sur des croyances enracinées :
Troisièmement, une autre catégorie de « cas difficiles » (par rapport à une réaction autoritaire) implique souvent des engagements profondément ancrés dans des normes sociales et culturelles, souvent soutenues par la foi et le comportement religieux, qui ne cadrent pas parfaitement avec les notions universelles de droits humains. (Hopgood 2014, 76)
42L’auteur illustre son propos par deux exemples : 1) le droit des femmes à l’avortement contesté par des institutions religieuses telles que l’Église catholique ou les Frères musulmans en Europe et 2) les droits des LGBTQIA+ contestés dans des pays aux valeurs plus conservatrices en matière de sexualité tels que l’Inde, la Jamaïque, l’Ouganda, la Russie et l’Europe de l’Est (Hopgood 2014). Dans ces cas, l’opposition aux droits humains est identifiée à une certaine morale occidentale laxiste et sexuellement libre qu’il faut combattre. La religion, associée à d’autres moralités, est largement mobilisée pour combattre cette liberté spécifique et va de pair avec une forte résistance à l’encontre des droits humains comme discours public. Ces exemples montrent que la coexistence de « l’ensemble des droits humains et des libertés libérales avec la relégation de la religion dans la sphère privée » (Hopgood 2014, 76) n’est pas aussi évidente qu’on aurait pu le croire.
43Nous allons utiliser la catégorie « cas difficiles » pour décrire les situations, au Brésil, dans lesquelles la revendication de certains droits produit une résistance particulièrement forte, de la part de groupes et/ou d’institutions mobilisés en vertu de croyances ou de traditions. Depuis les années 2010 surtout, la résistance s’est principalement concentrée sur trois domaines : l’insécurité publique, vue comme liée aux droits excessifs accordés aux criminels présumés ; le droit à l’avortement, adossé aux libertés sexuelles excessives ; et enfin le conflit foncier entre l’agro-industrie et les communautés traditionnelles ou les paysans.
44Au cours des années 2010, on observe un rapprochement entre des courants politiques n’ayant en apparence pas d’intérêts communs, mais qui se sont unis dans la lutte contre la politique des droits humains, en construisant une rhétorique « anti-droits ». En 2013, on assiste à la consolidation des fronts évangéliques et agricoles au sein du Congrès brésilien. Cette alliance représentative du mouvement néo-conservateur, organise sa lutte autour de deux types de « préoccupations publiques » : d’abord ce que l’on appelle le « programme moral », qui comprend l’opposition aux droits liés à l’égalité des sexes et à la diversité sexuelle et reproductive. Ensuite, « le programme de l’insécurité juridique », porté par le secteur de l’agrobusiness. Face aux progrès de la législation et des politiques liées aux droits des indigènes, des quilombos ou à la protection de l’environnement (Machado 2020), ce secteur affirme que le droit à la propriété privée (de la terre) n’est pas correctement protégé.
- 12 Felipe Frazão, « Bolsonaro recebe bancadas da bala, do boi e da bíblia em apoio ao decreto que opô (...)
45À ces deux axes s’ajoute un troisième, « la peur de l'insécurité publique ». Ici, le problème se construit autour de l’opposition aux droits accordés aux individus suspectés de crime ou aux détenus (Adorno 2010). Les droits accordés aux « criminels » pour tenter de les protéger de cette violence policière ou carcérale sont interprétés comme la cause des problèmes d’insécurité urbaine et des taux élevés de criminalité violente. Par ailleurs, l’élargissement du droit individuel à l’utilisation des armes à feu est une autre revendication de ces groupes politiques. Le symbole de l’union des trois fronts politico-parlementaires est connu sous le nom de BBB : Bancada (les bancs, au parlement) do boi (agro-industrie), da bíblia (évangélique) e da bala (sécurité publique)12.
46Le cas complexe de l’(in)sécurité publique au Brésil mène à un conflit quant à l’utilisation de la violence dans les sphères institutionnelles et privées. Bien qu’officiellement condamné et moralement répréhensible, l’usage de la violence est profondément ancré dans certaines pratiques institutionnelles, telles que les actions de la police et la gestion du système pénitentiaire. Les organisations de défense des droits humains que nous avons analysées ont choisi de s’attaquer à ce thème, en postulant que la dénonciation formelle de certains cas spécifiques de violence institutionnelle devant des tribunaux nationaux ou internationaux pourrait produire un effet cathartique de changement institutionnel, culturel et cognitif. Malheureusement, cela n’a pas été le cas, même si de nombreux changements ont effectivement eu lieu pour certaines situations.
- 13 « Bolsonaro anuncia mudança no Ministério dos Direitos Humanos: o nome », Revista Veja, 30 novembr (...)
47En 2018, l’élection de Bolsonaro est allée de pair avec une consolidation du discours contraires aux droits humains, en particulier autour de la sécurité publique. Dans la structure institutionnelle du gouvernement, le changement le plus important a été le remplacement de l’ancien ministère des droits humains par le nouveau ministère de la femme, de la famille et des droits humains. Pour défendre ce nouvel arrangement, M. Bolsonaro a déclaré : « Nous avons une véritable politique des droits humains, pas celle qui existe, où l’on s’occupe d’abord de l’auteur de l’infraction et non de la victime. Et ce ministère portera le nom de Famille, qui est si cher et si important pour nous tous13. »
48La difficulté de ces confrontations réside précisément dans les croyances (religieuses ou autres) qui sous-tendent l’opposition aux droits humains. Depuis les années 1970, malgré toutes les preuves scientifiques et les expériences politiques en matière de violence urbaine, les représentants politiques intervenant sur le sujet reproduisent la même recette : un traitement plus « dur » (moins de droits) pour les « criminels ». Le défi est que leurs interlocuteurs n’entendent pas renoncer à leurs versions du monde et intégrer les conclusions des décisions judiciaires pour produire des changements personnels et institutionnels.
49En dépit des nombreux défis rencontrés, les organisations de défense des droits humains ont obtenu une série de résultats sur différents plans sociaux, institutionnels et personnels qu’il ne convient pas d’aborder ici. Notre objectif est de retracer un processus historique plus ample, qui débute avec la croissance des mouvements de résistance aux droits humains dans le monde. « Nous vivons la fin de la mission civilisatrice », déclare Hopgood (2013) dans la première phrase de son livre sur la fin de l’ère des droits humains. « La perspective d’un monde unique sous l’égide d’une législation laïque en matière de droits humains s’éloigne. Ce qui semblait être une aube est en fait un coucher de soleil. » (Hopgood 2013, 1)
50Notre propos ne vise pas à critiquer les méthodes adoptées par les ONG pour faire valoir les droits qu’elles défendent. Le choix de recourir au système formel de justice nationale ou internationale semble avoir été le choix de nombreuses organisations dans le monde occidental (López 2018 ; Clément 2011). Dans l’imaginaire politique des droits humains, les recours politiques et surtout les recours juridiques sont les plus courants. Ils consistent à rendre visibles certaines violations par des solutions politiques (lois et politiques publiques) ou juridiques (activation du système judiciaire) (López 2018).
51Notre ambition est en outre de saisir la portée et le sens de la mobilisation du « discours sur les droits » [rights-discourse] (Clement 2011 ; López 2018). Ce discours a été appliqué à des questions sensibles, générant une série d’interprétations et de réactions morales, religieuses et politiques à l’origine de la consolidation du mouvement politique conservateur. Des conflits de natures apparemment différentes, tels que l’avortement, l’identité de genre et les litiges fonciers, ont été associés à la lutte contre les droits humains (Machado 2020).
52Clément (2011), en analysant la réalité canadienne, qualifie de minimaliste l’approche que les militants des droits humains ont adoptée. Pour l’auteur, les militants canadiens ont considéré que les devoirs moraux qui découlent des droits humains relèvent de la responsabilité de l’État. Pour cette raison, le discours sur les droits a été essentiellement construit pour l’État et ne fonctionne pas efficacement pour limiter les pouvoirs économiques et privés. Comme le montre l’auteur, les associations canadiennes de défense des droits humains ne se sont pas préoccupées de faire campagne contre la domination ou l’oppression des entreprises ou des multinationales. Elles ne s’intéressaient pas non plus aux situations de la vie privée, à la violence masculine au sein de la famille.
53La traduction des problèmes sociaux en droits à revendiquer par le biais du système judiciaire formel ou du système politique, en exigeant des changements de lois ou de politiques publiques, a marqué la période historique allant des années 1970 à nos jours. Il s’agit d’un pari sur le double sens que peut avoir la condamnation judiciaire, à savoir la reconnaissance officielle d’une violation des droits humains et la production d’une réponse condamnatoire et, dans la plupart des cas, punitive. Cependant, ces réponses judiciaires, bien qu’importantes lorsqu’elles sont émises, ne peuvent être interprétées comme suffisantes ou même efficaces pour résoudre concrètement les problèmes de violence et de violations quotidiennes des droits.