1Ces dernières années, les questions de genre, de classe et de race ont pris une nouvelle ampleur dans la production académique sur l’architecture et l’urbanisme au Brésil (Pereira 2019 ; Tavares 2022). Si ce thème retenait l’attention depuis les années 1970 (Torre 1977), c’est au cours de la dernière décennie que l’on a vu chercheurs et professionnels prendre position et mettre en lumière l’historique des difficultés et des ségrégations de genre dans l’exercice de la profession.
2Les recherches sont particulièrement riches et révèlent une très grande présence d’actrices dans la construction de l’architecture du XXe siècle. Des itinéraires et des personnalités émergent, envisagées selon des angles d’interprétations plus ou moins proches du canon, restituant des portraits de femmes aussi nombreuses que variées, et qui s’efforcent d’inscrire leur trajectoire dans l’histoire. Au Brésil, des travaux comme ceux de Silvana Rubino (2017) et de Sabrina Costa (2021) se sont efforcé de rendre toute leur visibilité aux liens entre le genre et l’architecture moderne.
3La discussion, dans sa pluralité et dans sa dissonance, n’est pas nouvelle ; elle reconsidère et surmonte les dichotomies et les discours univoques pour prendre en compte des formes multiples et des sujets divers. Gwendolyn Wright (2007) affirme ainsi qu’il faut des stratégies et des optiques autres pour élargir le canon. Le genre comme catégorie d’analyse (Scott 1986) aide à penser les stratégies de pouvoir qui se sont mises en place dans les cercles des architectes contemporains, lesquels ont systématiquement exclu nombre de femmes de leur histoire, malgré leur présence et leur participation effectives.
4Parallèlement, les recherches des dernières décennies, dans le domaine de l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme, se sont intéressées au rôle des acteurs sociaux dans le monde construit, et aux relations entre architectes, clients et promoteurs afin de lever le voile sur les rapports de genre et la place des femmes, sur les structures administratives et leurs conséquences sur la production des espaces, sur les individualités intellectuelles et leur rôle dans le collectif, sur les fonctions des clientes et des producteurs (Lira 2011 ; Mello 2012 ; Rosatti 2016).
5J’ai souhaité étendre le propos à la présence professionnelle féminine dans les politiques du logement social au Brésil. L’axe central est le rôle des femmes dans les programmes publics de logement mis en œuvre par l’État au milieu du XXe siècle. Dans le contexte du logement populaire, mon enquête porte sur deux aspects : le rôle des femmes en leur qualité d’agents (productrices, auteures ou médiatrices) et en leur qualité d’habitantes. Quelle était leur occupation de l’espace au sein du Département de l’habitation populaire (DHP) de la Ville de Rio de Janeiro, alors capitale fédérale, et au sein des Instituts de retraites et pensions (IAPs) liés au ministère du Travail, dans les années 1940 et 1950 ? Ces organismes ont été les plus importants promoteurs du logement public au Brésil jusqu’à la dictature civile-militaire et à la création de la Banque nationale de l’habitat en 1964.
6Je soulignerai d’abord le rôle de premier plan que fut celui de l’ingénieure Carmen Portinho, sans oublier pour autant d’autres figures telles que l’architecte Lygia Fernandes ; et je discuterai la mission fondamentale des assistantes sociales dans les ensembles résidentiels construits par l’État. Il s’agit de montrer, dans un même mouvement, le potentiel, et les contradictions, qu’offrait le logement public pour l’insertion professionnelle des femmes : au sein du DHP, alors que Portinho faisait autorité, Fernandes ne pouvait pas même apposer sa signature sur ses plans. Ma réflexion embrasse ainsi à la fois les considérations normatives et moralisantes de l’élite portées sur les habitantes pauvres, et la pression émanant du travail et de la gestion du foyer par les travailleuses/habitantes.
7L’article propose aussi une réflexion sur les habitantes et les représentations de la vie domestique populaire. Grâce à un projet inédit d’histoire orale réalisé auprès des habitants des cités des IAP à São Paulo (Nascimento 2016a), et à d’autres sources (rapports techniques d’assistantes sociales, reportages d’époque, articles, le bâti), je m’occuperai de l’idéal des femmes dans le logement social.
8Les sources de cette recherche sont, nous l’avons dit, variées.
9Un premier ensemble d’informations permet de reconstituer la vie de Carmen Portinho ; il s’agit de ses archives personnelles, conservées dans sa maison d’Itaipava ; elles ne sont pas organisées et elles ont été étudiées au début des années 2000, juste après sa disparition. J’ai pu me replonger dans ce fonds en 2016 : il renferme principalement des photographies, des cahiers de coupures de presse, des lettres, des fiches de lecture, des plans et des articles écrits alors qu’elle était déjà membre du Pôle de recherche et documentation de la Faculté d’architecture et d’urbanisme de l’Université fédérale de Rio de Janeiro (NPD-FAU-UFRJ).
10Pour le travail des assistantes sociales, les sources primaires sont des rapports et des mémoires de fin d’études supérieures et de spécialisation rédigés entre 1930 et 1950, principalement à Rio de Janeiro. Pour le DHP, les rapports de travail des assistantes sociales, qui sont intervenues dans les cités de Pedregulho et de Paquetá, fournissent des données essentielles pour la représentation de la vie domestique et du rôle des assistantes. Les entretiens avec les architectes du DHP, Anna Augusta Almeida et Lygia Fernandes, ont livré des informations sur la vie et le quotidien du travail autour du logement populaire. Les archives du groupe de recherche « Pionniers de l’habitation sociale », coordonné par Nabil Bonduki, ont été une source importante car on y trouve des articles d’époque, du matériel graphique sur les cités, des photographies, des entretiens et des rapports.
- 2 Dans les années 1980, le matériel sur les habitants était encore disponible, mais non sans difficu (...)
11Sur les habitants : les informations sont disséminées dans les rapports officiels et dans les recherches des assistantes sociales. La documentation des IAP, encore disponible jusque dans les années 1980, s’est perdue au gré des mutations et manipulations administratives2. Les publications des Instituts – Revista dos inapiários et Revista dos comerciários – ont été fondamentales pour reconstruire l’imaginaire sur les travailleuses. Enfin, la source, inédite, pour penser les habitantes est venue de l’histoire orale (Nascimento 2016b). En France, l’histoire orale est mise à contribution auprès des habitants de grands ensembles, dans une approche critique (Bourdieu 1993) ou pour montrer des appropriations et autres discours (Monnier 2006), et surtout pour témoigner de moments de vie avant les grandes démolitions (Jouenne & Taboury 2004 ; Michel & Derainne 2005 ; Foret 2007). Au Brésil, rares sont les exemples d’emploi de l’oralité comme source primaire dans le domaine de l’histoire de l’habitat (Blay 1985 ; Costa 2021).
12La professionnalisation des savoirs sur l’habitat – maison ou foyer – et la légitimité des femmes comme détentrices de cette connaissance s’est organisée au XIXe siècle. Manuels, livres et revues rédigés par des femmes les aidaient à tenir le rôle que l’on attendait d’elles au sein du foyer et une fois mariées. Dans les premières décennies du XXe siècle, on voit émerger une préoccupation pour la rationalisation des tâches domestiques, la science du foyer étant pensée comme libératrice. La constitution d’un domaine de réflexions sur le logement social en Autriche, en Allemagne, en Angleterre, en France et aux États-Unis s’accompagne alors d’études menées par des femmes de renom, Erna Meyer, Lilly Reich, Margarete Schütte-Lihotzky, Elizabeth Denby, Catherine Bauer (Muxí 2018 ; Abla 2017).
13L’américaine Catherine Bauer joua un rôle important dans la diffusion des expériences européennes sur l’habitat moderne. Son livre, Modern Housing (1934), présente et discute les logements des cités du vieux continent jusque dans leurs moindres aspects – place du mobilier, circulation, propreté et équipements adéquats pour les cuisines –, dans un désir de simplification du travail (Nascimento 2008).
- 3 Le problème des travaux domestiques non partagés est au cœur de longues réflexions à l’époque cont (...)
- 4 Dans l’exposition de la Bauhaus à Weimar, en 1923, les architectes Haring et Hilbeseimer ont prése (...)
14La maison occupe une place d’ampleur dans la construction des droits de la femme alors que les féministes se livrent à des débats sur les espaces domestiques depuis les années 1920 et 19303. La cuisine devient un thème ardemment débattu car elle reflète les évolutions entraînées par l’entrée des femmes sur le marché du travail. La « Cuisine de Francfort » (1926), de l’autrichienne Margarete Schütte-Lihotzky, est un manifeste visant à rationaliser les travaux ménagers. Tous ses équipements sont fabriqués en série et doivent être vendus à un prix raisonnable. Cette cuisine était le fruit d’études exhaustives d’ergonomie et d’optimisation à partir de travaux déjà publiés aux États-Unis. D’autres modèles étaient en cours d’élaboration et de réalisation en Allemagne4, mais la Cuisine de Francfort est l’une des plus significatives car elle a été reproduite à grande échelle dans le cadre du programme public d’habitat populaire. L’historiographie lui accorde d’ailleurs une place de choix dans les projets de logement de masse (Henderson 2006).
15Cette rationalisation de la cuisine allait-elle émanciper les femmes salariées ou les maintenir au foyer ? Pour Susan Henderson (2006), la Cuisine de Francfort a permis aux femmes allemandes d’exercer pleinement leurs fonctions de mère et d’épouse. Ce projet ramena, selon elle, les femmes à la maison et les assigna à des rôles préétablis. La réformatrice sociale anglaise Elizabeth Denby, auteure de Europe re-housed (1938) et de divers articles, impliquée depuis les années 1930 dans les politiques du logement, voit en revanche la maison rationnelle sous un angle différent (Muxi 2018, 182). Dans la cité expérimentale de Kensal House, de 1933, fruit de sa participation directe et construite à la demande de l’entreprise Electrical Industry, les services qu’offrait la résidence permettaient de dégager du temps libre hors de la sphère du foyer (Darling 2006, 51-53).
16Au Brésil, les rôles féminins dans les savoirs domestiques émergent dans les discours sur les femmes travailleuses et dans la lutte pour leurs droits depuis les années 1920. La constitution des droits sociaux par le régime de Vargas place le travailleur et la famille au cœur de la politique, surtout après les années 1940. L’État s’engage désormais à élever le niveau de vie des ménages, mais aussi à mettre en œuvre des programmes de logement fondés sur les idéaux de l’architecture moderne.
- 5 La chronologie des différents Instituts de promotion du logement, et leurs différences, sont un ch (...)
17Les IAP5 et le DHP seront les moteurs du logement ouvrier dans le Brésil des années 1930 à 1960. Une vaste gamme d’expérimentations verra le jour sur tout le territoire et, en particulier, à Rio de Janeiro (Koury 2019 ; Bonduki & Koury 2014). Les résidences collectives construites par la puissance publique occupent un espace discursif et pratique dans la médiation entre le monde du travail et l’univers domestique des femmes. Mais comment l’espace privé et son rapport aux questions de genre et de constitution de la famille ont-ils été pris en compte dans ces programmes ?
18Dans les années 1930, au moment de leur mise en place, la question du travail féminin hors du foyer n’était pas nouvelle : elle était débattue depuis les années 1920. Glaucia Fraccaro (2018) pointe le rôle fondamental des femmes dans les luttes pour les droits politiques et du travail, comme lors de la grève de 1917. Jusque dans les années 1930, la défense de leurs droits était portée par Bertha Lutz, porte-parole du féminisme au Brésil depuis les années 1920. La Constitution de 1934 s’attachait à protéger la famille : l’interdiction du travail de nuit et d’autres acquis indiquaient ce besoin de temps libre pour les femmes, afin qu’elles puissent s’occuper des enfants et de la maison. Bertha Lutz, qui était fonctionnaire, s’est intéressée au rôle de l’ouvrière responsable du foyer. Elle arguait que leur donner des droits était une façon de préserver les intérêts de la famille, du travailleur et de ses enfants.
19Toujours d’après Fraccaro, même les féministes les plus endurcies reconnaissaient le besoin de débattre de la maternité. À une époque où les acquis du droit du travail se renforçaient, le programme de logement s’efforçait d’offrir un logement public, à partir d’un système complexe de financement issu du régime des retraites (Fraccaro 2018, 151-208, 214 ; Aravecchia-Botas 2016 ; Koury 2019).
20Où et dans quelles conditions les femmes ont-elles marqué de leur présence l’histoire du logement social au Brésil ? L’ingénieure et urbaniste Carmen Portinho représente la génération qui, liée au mouvement moderne du milieu du XXe siècle, s’est intéressée au logement ouvrier (Nobre 1999 ; Portinho 1999). C’est par elle que nous commencerons car, comme l’affirme Perrot (1998) : « l’histoire des femmes s’écrit d’abord sur le mode de l’exception : celle des pionnières qui brisent le silence ».
21Carmen Portinho obtient son diplôme en génie civil de l’École Polytechnique de l’Université du Brésil en 1926. Elle rejoint ensuite la fonction publique au sein du secrétariat général des Routes et Travaux. Militante féministe, elle s’engage dans le combat pour le vote des femmes et pour l’émancipation des femmes universitaires et des ingénieures (Nobre 1999). Liée au groupe de Bertha Lutz, elle s’intéresse aux questions de la ville dès les années 1930 et prend une part active aux débats militants et sur l’urbanisme. Quand le DHP de Rio de Janeiro est mis en place en 1945, elle est invitée à intégrer le secteur de service social ; elle en deviendra la directrice en 1948 et occupera ce poste pendant une quinzaine d’années. Au sein du DHP, elle a réalisé quatre cités populaires représentatives des idéaux de rationalisation de l’habitat et de simplification de la vie domestique pour les femmes travailleuses.
22Les études d’Ana Paula Simioni (2019) ont mis en lumière l’importante présence féminine dans les écoles de Beaux-Arts au Brésil depuis le XIXe siècle. Les femmes n’occuperont les bancs des écoles d’architecture et de génie civil qu’au début du XXe siècle, et surtout après 1945. Au cours des années 1930, Portinho aide à fonder l’Union universitaire féminine et l’Association brésilienne des ingénieures et architectes, dans le but d’asseoir leur présence dans les universités et sur le marché du travail. Pour Ana Gabriela Lima (2013), c’est aussi grâce au logement que la présence professionnelle des femmes s’affirmera dans plusieurs pays d’Amérique latine, dès la fin des années 1950.
- 6 Elle a été mariée à Gualter Adolpho Lutz, le frère de Bertha Lutz. On sait peu de choses sur cette (...)
23L’implication de Carmen Portinho, dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme, a probablement débuté quand elle avait la charge du secrétariat de la revue de la Direction du génie civil de la mairie du District Fédéral (Rio de Janeiro), la Revista PDF. Les diverses fonctions qu’elle y a exercées, d’abord secrétaire, puis chef de rubrique et rédactrice, sont essentielles pour comprendre sa trajectoire. Dès son premier numéro, en juillet 1932, la revue n’a eu de cesse de montrer des projets de l’architecture moderne brésilienne, comme l’ensemble résidentiel de Gamboa, de Gregori Warchavchik et Lucio Costa, ou l’avant-projet d’Affonso E. Reidy pour l’hôtel de ville, accompagnés de textes de vulgarisation signés de sa plume. Carmen Portinho a longtemps été la compagne d’Affonso Eduardo Reidy6, avec qui elle a élaboré les plans de logements sociaux au DHP, et ceux du Musée d’Art Moderne (MAM-Rio).
- 7 Carmen Portinho, « Ante-projeto para a futura capital do Brasil no Planalto Central », Revista mun (...)
24Portinho se présentait habituellement comme urbaniste – intérêt partagé avec Reidy –, champ associé au militantisme dans le mouvement moderne au long des années 1930. C’est à cette époque qu’ils ont été tous les deux nommés membres de la commission du Plan de la Ville par le maire. C’est également alors que Portinho réalise son deuxième cycle d’études en urbanisme à l’Université du District Fédéral, sous la direction d’Anísio Teixeira, et qu’elle propose la fondation d’une nouvelle capitale pour le Brésil dans son mémoire de fin d’études7.
- 8 D’après ses dires, le maire Henrique Dodsworth ne lui aurait pas accordé de congé sans solde : ent (...)
25En 1944, Carmen se porte candidate à une bourse d’études du Conseil britannique qui la conduit l’année suivante au Royaume-Uni pour accompagner la reconstruction des villes bombardées pendant la guerre. Elle reviendra fin 1945, au terme d’un congé sans solde que la mairie lui avait accordé, après être passée par la Belgique et la France. Elle avait sillonné la Grande-Bretagne pour voir de près les projets de reconstruction et pour visiter les complexes industriels de Manchester et de Birmingham, les villes portuaires de Liverpool et de Southampton, les pôles universitaires d’Oxford et de Cambridge, ainsi que des villes anciennes comme Bath. La presse brésilienne nous apprend que Carmen a vu la construction de logements provisoires pour les habitants dont la résidence avait été bombardée. Elle a également été témoin du montage, en trente heures, d’une maison expérimentale en aluminium, un type de construction qui se disséminait dans tout le pays8.
- 9 Carmen Portinho, « Trabalho Feminino », Correio da Manhã, 2 juin 1946. Carmen Portinho, « Escola M (...)
26À son retour d’Angleterre, l’urbaniste est passionnée par deux questions : le logement et le féminisme. Dans deux articles sur les femmes, le travail et les devoirs familiaux, publiés par le quotidien Correio da Manhã, elle affiche ses préoccupations sur les conditions des Brésiliennes. Elle y parle des logements ouvriers en Europe et pointe des solutions pour Rio de Janeiro. Portinho plaide en faveur de l’architecture et de l’urbanisme modernes comme outils susceptibles de régler les problèmes du logement dans la capitale du Brésil, et elle approfondit le concept d’unité de voisinage, emprunté à l’américaine Catherine Bauer – ce qui témoigne de la circulation des modèles en matière de logement moderne et minimal, et du rôle des femmes dans les projets publics et rationalisés9.
27Les réflexions de Carmen Portinho ont été mises en pratique au DHP de Rio de Janeiro entre 1948 et 1960. L’immeuble résidentiel de Pedregulho, réalisation iconique du Département, est d’ordinaire porté au crédit d’un seul nom, l’architecte Affonso Eduardo Reidy, partenaire de vie et de projets de Carmen (Nascimento 2008). À mon sens, on ne doit pas y voir uniquement un effacement du rôle de Portinho ; on peut y saisir plutôt l’idée qui associe l’architecture à une œuvre-auteur et non à des processus sociaux plus larges. C’est ainsi qu’on a aussi évacué le programme de construction de logements du DHP en tant que pourvoyeur de solutions à la crise du logement à Rio de Janeiro.
28Le rôle pionnier, et de direction, de Carmen Portinho a subi le même sort. La complexité du partenariat qu’elle entretint avec Reidy a conduit à ce déséquilibre : Reidy a toujours été plus reconnu et légitimé. En retraçant le parcours de Charlotte Perriand, Silvana Rubino a montré ce même type de non-reconnaissance (2017) et cela se reproduit toujours dans de nombreux partenariats artistiques (Chadwick & Courtivron 2015). Et, pour autant, dans le matériel photographique, Carmen apparaît dans l’exercice de son métier, dans la maîtrise de son outil de travail : sur des chantiers à plusieurs reprises, ou encore, preuve de son intérêt pour la technique, dans des clichés tirés lors du coulage des grandes dalles des immeubles résidentiels de Pedregulho ou Marquês de São Vicente.
Figure 1 – Carmen Portinho sur un chantier du secrétariat général des Routes et Travaux Publics (Rio de Janeiro, probablement dans les années 1930).
Archives Carmen Portinho, NPD-FAU-UFRJ.
Figures 2 – Carmen Portinho sur les chantiers des immeubles de Pedregulho et Marquês de São Vicente (Rio de Janeiro, années 1950).
Archives Carmen Portinho, NPD-FAU-UFRJ.
Figures 3 – Carmen Portinho sur les chantiers des immeubles de Pedregulho et Marquês de São Vicente (Rio de Janeiro, années 1950).
Archives Carmen Portinho, NPD-FAU-UFRJ.
29Ces brèches qui permettaient l’exercice professionnel, dans lesquelles s’est engagée Carmen Portinho, ont-elles permis à d’autres femmes de son temps de s’affirmer ? Dans quelle mesure ?
30Portinho n’était pas seule au DHP. Elle a eu à ses côtés l’assistante sociale Anna Augusta Almeida, les sœurs Zulmira et Diva Martins comme stagiaires, et l’architecte Lygia Fernandes.
31En dehors du DHP, on retrouve la trace de plusieurs femmes ingénieures et architectes à la Ville de Rio de Janeiro, au sein des services des travaux ou de l’urbanisme. C’était le cas de Berta Leitchic, ingénieure qui a réalisé d’importants ouvrages d’art, comme le viaduc des Canoas. Elle a travaillé auprès de Reidy au département d’Urbanisme et elle a été avec Carmen Portinho, son amie depuis les années 1930, une des fondatrices de l’Association brésilienne des ingénieures et architectes, en 1937 (Freire & Oliveira 2002, 41-47). Il y a également dans ce groupe Déa Paranhos, ingénieure architecte, diplômée en 1934 de l’École nationale des Beaux-Arts. Paranhos était la seule femme de sa promotion et, avec Carmen Portinho, elle avait suivi le cours de spécialisation en urbanisme de la mairie du District Fédéral, entre 1937 et 1938.
32Dans les années 1950, pour l’Institut des retraites et pensions des employés de banque (IAPB), les architectes Nortice Martha Killer, Esmeralda Terezinha de Jesus Oliveira Penna et Christa Schoroeder ont dessiné les plans détaillés de maisons et de cités. Ces projets étaient pour la plupart signés collectivement par la division du Génie Civil et, même si les architectes en étaient responsables, ces femmes sont demeurées invisibles (Bonduki & Koury 2014).
33Pour les architectes brésiliennes, la pratique professionnelle dans le domaine de l’habitat est restée limitée, si on la compare au niveau international. Dans certains domaines, comme en architecture, l’accès des femmes à la formation était plus difficile. En Amérique latine, les femmes ont commencé à suivre des études supérieures d’architecture dès les années 1930 mais c’est seulement après 1945, et au cours des années 1950, que leur présence se consolide (Lima 2013 ; Espinosa 2019). Dans le domaine de l’assistance sociale, l’entrée des femmes a sans doute été moins compliquée, car plus légitimée : nombreuses seront celles qui exerceront au cours des années 1940 et 1950.
34Le parcours de Lygia Fernandes, architecte du DHP, illustre bien les tensions et les complexités auxquelles les femmes doivent faire face. Elle a été l’une des représentantes les plus importantes de la génération d’architectes brésiliennes titulaires d’un diplôme dans les années 1940. Elle l’obtient en 1945, dans la première promotion de la Faculté nationale d’architecture (FNA) de l’Université du Brésil, à Rio de Janeiro, en compagnie de Francisco Bolonha, d’Hélio Modesto et de Giuseppina Pirro – la seule autre femme. Les hommes de cette génération ont pu travailler auprès des maîtres de ce qu’on appela alors « l’école carioca » du mouvement moderne. Les trajectoires professionnelles de ces jeunes gens mêlaient le secteur privé – au sein de cabinets déjà renommés, comme celui des frères Roberto, de Jorge Moreira, d’Henrique Mindlin ou de Roberto Burle Marx – et celui de la fonction publique. Pour les femmes, l’ascension professionnelle n’a pas été aussi immédiate, voire ne s’est jamais réalisée.
35Par exemple, Guiseppina Pirro a été professeure à la FNA, elle a occupé différents postes au sein de l’Institut des architectes du Brésil et a travaillé avec son mari, Jorge Moreira, un célèbre architecte carioca. Or on sait peu de choses sur sa carrière (Freyre 2021), et c’est le cas d’autres femmes qui ont fait leurs études à la FNA, au milieu du XXe siècle. Lygia Fernandes a pu jouir d’une plus grande autonomie grâce aux projets qu’elle a signés pour des clients privés dans l’État d’Alagoas dont elle était originaire. Elle ne figure cependant dans aucun livre d’histoire de l’architecture moderne brésilienne et n’a, à ce jour, fait l’objet d’aucun travail de recherches conséquent ; son nom n’apparaît que dans des études sur la production régionale de l’architecture moderne brésilienne (Silva 1991 ; Silva 2018).
36Dès l’obtention de son diplôme d’architecte, en 1945, Lygia Fernandes est nommée au secrétariat général des Routes et des Travaux publics de la Ville, aux côtés de Bolonha et de Modesto. Tous trois sont rattachés au DHP, au sein du service de l’Aménagement, coordonné par Affonso Reidy. Lygia Fernandes raconte qu’elle est entrée au DHP grâce à Bolonha, sans avoir toutefois l’intention de faire carrière dans le service public car elle était déjà partenaire des cabinets de Jorge Moreira et d’Henrique Mindlin.
37Au DHP, elle ne dessinera aucun ensemble résidentiel alors que Francisco Bolonha, son collègue de promotion et de bureau, signera les plans de cités de Paquetá et de Vila Isabel. Elle travaillera surtout pour les permis de construire de maisons individuelles et dans le développement de projets. À la différence de Carmen Portinho, qui était toujours présente sur les chantiers, la seule image de Lygia Fernandes en lien avec son travail sur les cités du DHP, à laquelle nous avons eu accès, la montre en compagnie de stagiaires de l’assistance sociale, les sœurs Martins, assises près d’un immeuble : on y voit une femme élégamment vêtue, portant des lunettes noires, sans le moindre geste de travail ou de direction. Poser parmi les assistantes sociales indique même un statut social différent si on compare cette attitude avec celle de Carmen Portinho, qui faisait preuve d’énergie dans la coordination des travaux. Son parcours illustre bien les difficultés du travail féminin en architecture, dans ces années 1940 et 1950.
38Après des débuts prometteurs, la participation de Lygia Fernandes comme architecte est restée discrète (Silva 1991). En 1948, son projet avec Francisco Bolonha et Israel Pinheiro pour le Jockey Club de Rio de Janeiro – un concours où ils sont classés seconds – a fait la couverture de la revue française L’Architecture d’aujourd’hui, une de ses plus grandes fiertés professionnelles. La Résidence Paulo Netto figure dans le livre Arquitetura moderna no Brasil d’Henrique Mindlin (1999), un important ouvrage qui ne mentionne que deux femmes, Lina Bo Bardi et elle (Silva 1991). Dans un entretien en date du 29 septembre 2001, Lygia Fernandes a évoqué les contraintes qui ont été les siennes ; s’insérer en termes professionnels était une tâche quasiment herculéenne. Ainsi, alors qu’elle souhaitait suivre les débats et les conférences sur l’architecture moderne dans les années 1940 et 1950, son père limitait ses sorties et contrôlait sa vie professionnelle.
Figure 4 – Lygia Fernandes avec les sœurs Zulmira et Diva Martins dans l’ensemble résidentiel de Paquetá (Rio de Janeiro, années 1950).
Photo : archives privées de l’auteure.
39Le lien entre élites féminines et philanthropie remonte au XIXe siècle. Dans le Brésil des années 1930, l’assistance sociale se professionnalise, en association avec l’Église catholique. Les années 1930 et 1940 voient éclore les écoles de service social destinées à former des jeunes – des femmes dans une écrasante majorité – pour travailler auprès des « moins assistés » dans le cadre de différents programmes, comme ceux du logement pour les femmes qui travaillent (Martins 2018).
- 10 Julieta Souza, « Alguns aspectos do Serviço Social na organização da família operária », Mémoire u (...)
40L’action auprès des habitants de logements précaires a représenté une possibilité concrète d’intervention (Nascimento 2008). Les assistantes sociales connaissaient l’habitat populaire, menaient des enquêtes dans les favelas et s’intéressaient aux manières diverses d’habiter ; elles travaillaient dans des ensembles résidentiels et étaient très sollicitées à l’époque de l’Estado Novo (1937-1945). Dans ces cités, l’assistance sociale est restée intimement associée aux modèles familiaux diffusés et encouragés par l’État. Partant du principe que le monde traversait une crise morale et que la famille était l’une des cellules primordiales de sa régénération, les assistantes sociales s’attachent à rééduquer les membres de la famille et, en premier lieu, les femmes et les enfants. L’homme devait s’en tenir à l’espace de l’usine. Le travail féminin n’était autorisé que lorsqu’il était jugé indispensable au « bien de l’industrie10 ».
41Les préceptes du travail social ont fait l’objet d’une propagande systématique de l’État varguiste, et ils ont fortifié le secteur. Dans les nombreuses cités des IAP, comme Realengo (IAPI) et Olaria (IAPC), toutes deux situées à Rio de Janeiro, ces praticiennes ont mené des activités à caractère civil et religieux, faisant le suivi familial et scolaire des enfants et, en dernière analyse, enseignant la manière d’habiter. Mais si le savoir de la maison était du ressort de ces femmes dans les ensembles résidentiels de l’État, la production et la validation du savoir ne passaient pas par elles – l’exception étant Carmen Portinho. Nous connaissons leur travail grâce aux rapports ou aux mémoires universitaires, mais le discours officiel, les idées et les décisions n’étaient pas de leur fait.
- 11 Zulmira Martins, « O service social de grupo no Conjunto Residencial de Paquetá ». Mémoire univers (...)
42Le service social au DHP a été initialement dirigé par Carmen Portinho, jusqu’à ce qu’elle en devienne la directrice générale ; puis, en 1948, il a été coordonné par l’assistante sociale Anna Augusta Almeida et une équipe de stagiaires, les sœurs Zulmira et Diva Martins. Les rapports et mémoires académiques de ces dernières ont permis de comprendre la vie dans les cités et les idéaux en vogue touchant le logement et la vie ouvrière. Zulmira Martins a rédigé son mémoire en service social à l’Institut de Service Social de la mairie, d’après son expérience à l’Ensemble Résidentiel de Paquetá, bâti par le DHP sur cette petite île de la baie de Guanabara. Elle y raconte les difficultés et les conflits entre les habitants et disserte sur le travail « d’harmonisation des intérêts et de résolution des problèmes qui sont apparus en vertu de la nouvelle vie qui s’ouvrait à eux11 ».
43Le travail de l’assistante sociale Anna Augusta Almeida allait bien au-delà de sa fonction car, avec les architectes du DHP, elle participait à la conception des projets. Elle obtint son diplôme en 1946, à l’Institut Social de Rio de Janeiro, qui deviendra plus tard l’École de Service Social de l’Université Catholique, où elle sera professeure. Toujours en 1946, elle passe le premier concours pour devenir agent social de la mairie du District Fédéral (PDF) et intègre le réseau hospitalier municipal, après avoir travaillé dans la Companhia Siderúrgica Nacional et aux Industries Villares. Invitée par Carmen Portinho en 1948, elle occupe le poste d’assistante sociale du DHP où elle demeurera une douzaine d’années. Représentante de la génération fondatrice du travail social à la mairie de Rio de Janeiro, sa vie professionnelle sera d’emblée très active, et elle deviendra une référence dans le domaine.
- 12 Martins 1954 ; DHP/PDF/SGVO, Serviço Social do Conjunto Residencial Prefeito Mendes de Moraes: Reg (...)
44Ces assistantes sociales éduquaient les familles à domicile, dans les écoles, dans les jardins publics, dans les dispensaires de santé ou les centres sociaux. Grâce à ces menues traces, on peut découvrir les tensions dans le domaine du logement, les activités de gestion et les usages des espaces. Pour mettre en œuvre le projet, le service social du DHP élabora un règlement interne de l’ensemble résidentiel de Pedregulho, qui définissait ses vocations et son organisation. Les assistantes sociales étaient chargées de « promouvoir le bien-être social et de garantir l’assistance sociale, sous tous ses aspects, auprès des fonctionnaires municipaux et de leurs familles, qui y habitaient12 ».
- 13 DHP/PDF/SGVO. Serviço Social do Conjunto Residencial Prefeito Mendes de Moraes: Regulamento. Rio d (...)
45Cet enseignement sur les manières d’habiter s’inscrivait dans l’action de l’État car normer le quotidien était un volet fondamental du programme de logements public. Maria Esolina Pinheiro, une importante assistante sociale, qui a aidé à structurer la profession (Martins 2018), envisageait le logement comme terrain d’intervention professionnelle, comme on le voit dans son ouvrage Serviço social, infância e juventude desvalidas (1939), un des premiers manuels brésiliens en la matière. C’est aux assistantes du DHP qu’incombait la tâche de créer le lien entre le lieu moderne et les usagers, en leur apprenant la bonne manière d’interagir avec le logement. D’après les récits recueillis par Helga Silva (2006, 76), les assistantes, et Carmen Portinho elle-même, passaient d’immeuble en immeuble pour expliquer aux maîtresses de maison comment utiliser les espaces, et elles allaient jusqu’à suggérer la manière d’agencer et de meubler leur intérieur. Selon Anna Augusta Almeida, les cuisines et les salles de bain étaient un souci car ce type de pièces n’appartenaient pas au répertoire usuel des baraquements de bois et n’étaient donc pas correctement utilisées13.
46Fait intéressant et qui mérite d’être relevé : dans les rapports de travail sur les cités résidentielles, les assistantes sociales utilisent des images qui ne reflètent pas la vie quotidienne. Il y a une série de photographies des anciennes maisons, des baraquements, dont quelques-uns situés à côté des nouveaux bâtiments. La plupart des clichés montrent des activités éducatives et récréatives avec les enfants. La foi catholique, un volet important de l’assistance sociale au Brésil, reste présente dans l’action des assistantes au moment de Noël, et de la fête des enfants, quand elles organisent des visites entre les habitants de Paquetá et de Pedregulho.
Figure 5 – Des enfants de l’ensemble résidentiel Paquetá jouent avec Anna Augusta Almeida (Rio de Janeiro, 1961)
Archives DHP.
Figure 6 – Anna Augusta Almeida sur un bateau, à l’île de Paquetá, avec les enfants de la cité (Rio de Janeiro, années 1950).
Archives privées de l’auteure.
Figure 7 – Des enfants habillés pour une fête catholique du mois de mai, à côté d’un panneau d’azulejos d’Anísio Medeiros, dans le vestiaire de Pedregulho (Rio de Janeiro, 1961)
Archives DHP.
Figure 8 – Des enfants de l’ensemble résidentiel Paquetá, en vêtements religieux au siège du Service social (Rio de Janeiro, 1961).
Archives DHP.
Figure 9 – Habitat précaire à Paquetá recensé par les assistantes sociales (Rio de Janeiro, 1961).
Archives DHP.
Figure 10 – Logements précaires au premier plan et, au fond, la Cité Résidentielle de Paquetá (Rio de Janeiro, 1961).
Archives DHP.
- 14 Horacíola Balthazar, « Serviço Social em Conjuntos Residenciais », Mémoire universitaire, Rio de J (...)
47Qui étaient donc les familles qui occupaient les appartements des IAP et du DHP ? L’univers des logements construits entre les années 1940 et 1960 est trop diversifié, en termes territoriaux et numériques, pour que l’on puisse apporter une seule réponse. Le manque de données est aussi une réalité – le peu que l’on sait des habitants et de leurs parcours nous vient des assistantes sociales14.
- 15 DHP, Relatório do Serviço Social, Rio de Janeiro, 1961.
48Alors que la vie dans les maisons modernes des élites intègre un champ de réflexion, la chambre ouvrière est plus énigmatique (Perrot 2009). Les rapports des assistantes sociales fournissent des renseignements sur les premiers habitants installés au Pedregulho en 1950, mais presque rien sur les nouveaux venus dans les années 1960. C’étaient des fonctionnaires faiblement rémunérés, résidant dans des conditions précaires, et qui faisaient l’objet du regard moralisateur des assistantes sociales. Une célèbre habitante de Pedregulho était la soignante de la girafe du zoo situé non loin de la cité, et elle était décrite comme une femme pauvre qui avait de nombreux enfants, et à qui il fallait apprendre à vivre dans ce nouvel environnement15.
- 16 Conceição Aparecida de Castro Ferraz, « O Serviço Social e os benefícios do IAP dos industriários (...)
49L’idéal de la femme ouvrière des années 1930 et 1940, accrédité par les IAP, formait un tout : celle-ci devait être à la fois femme au foyer et travailleuse. Or, si travailler était autorisé, il fallait réaménager l’indissociable rôle domestique, comme le suggère la démarche de Berta Lutz. Divers groupes sociaux ont soutenu le maintien des femmes dans l’espace privé (Ostos 2012). Le discours de la sécurité sociale des IAP renforçait ce double rôle, ce qui aura des effets sur les agencements spatiaux des logements construits par l’État16.
- 17 « Página Feminina: A dona de casa é a pessoa mais importante nos planos dos arquitetos », Rio de J (...)
50L’imaginaire de cette femme qui s’occupe des enfants et de la maison plonge ses racines dans la conception de la famille ouvrière normée par l’État. Les ensembles résidentiels étaient exclusivement destinés aux familles. Le foyer et la famille étaient des aspects importants dans la formation du travailleur syndicalisé, organisé autour de la stabilité (Nascimento 2016a ; Fraccaro 2018 ; Gomes 1988). Des habitantes des cités assumaient de fait ce double rôle. D’autres, cependant, respectaient les obligations de la maîtresse de maison formée dans le cadre de la cité ; la fonction formatrice des programmes de logement trouvait ici son accomplissement17.
- 18 Carlos Machado Coelho, « 24 horas no Conjunto Residencial de Olaria », Revista dos Comerciários, 1 (...)
51Dona Carmélia, dans un reportage sur la Cité d’Olaria publié dans la Revista dos Comerciários, personnifiait la parfaite maîtresse de maison, selon le texte « 24 heures dans l’Ensemble Résidentiel d’Olaria »18. Dans cette publication de 1952, on peut voir le parfait reflet du quotidien des femmes du logement populaire. Il est fait de multiples tâches domestiques : du petit-déjeuner à la tombée de la nuit, elle prépare et sert les repas, s’occupe des enfants et de la maison dans une suite de corvées manuelles. Le seul moment intellectuel était celui de la lecture du journal. Les images reproduisaient l’idéal de la travailleuse, toujours en fonction du foyer, des enfants et du mari.
Figure 11 – Reportage sur l’Ensemble résidentiel d’Olaria et sur la famille de Dona Carmélia (Rio de Janeiro, 1952).
Carlos Machado Coelho, « 24 Horas no Conjunto Residencial de Olaria », Revista dos Comerciários, 1952, p. 12-15.
52Il ne s’agit pas d’une représentation isolée. Les tâches ménagères étaient constamment associées aux femmes, comme le montrent d’autres images féminines, comme celles de l’Ensemble Résidentiel Japura (Costa 2021). Les femmes étaient chargées de l’organisation du foyer (Koury, Silva & Bonduki 2014). L’assistante sociale de l’Institut des retraites et pensions des employés de commerce d’Olaria (IAPC), dans les faubourgs de Rio de Janeiro, raconte que, durant les visites réalisées dans les appartements en journée, c’était toujours elles qui la recevaient, et elle a dressé le constat suivant :
- 19 Nair Cruz de Oliveira, « Uma experiência de um trabalho num centro social », mémoire de fin d’étud (...)
[…] un retard lamentable, la dépendance excessive vis-à-vis des maris et l’ignorance quasi complète sur la vie extérieure et professionnelle. Elles prennent peu de soin de leur aspect physique et ne s’intéressent d’ordinaire qu’aux tâches domestiques. Rares sont celles qui reçoivent l’aide d’une femme de ménage ; ce sont elles qui font tout à la maison, même à un stade avancé de la grossesse19.
53À la différence des habitants des cités du DHP, on peut affirmer que les premiers occupants des ensembles des IAP étaient issus d’une élite prolétaire, blanche et salariée, qui avait accès à l’emploi et à la sécurité sociale. Il fallait être membre du syndicat de sa branche professionnelle et être marié (Mangabeira 1986, 160). C’est à partir de 1937 que les ménages logés dans les appartements des IAP quitteront des logements précaires : pièces minuscules, maisons collectives ou taudis, résidence chez des parents. L’emménagement dans le nouvel appartement est perçu comme un progrès.
54Femme, espace domestique et travail sont rapidement liés dans la mémoire des anciens habitants, comme le montre une série d’entretiens réalisés entre 2015 et 2016. Dans des situations distinctes, les interviewés faisaient référence aux espaces et aux ustensiles comme ceux de la maîtresse de maison ou de la mère de famille.
- 20 Flávia Brito do Nascimento, entretien avec Ronaldo Moura Martins, 3 octobre 2015.
55Le discours selon lequel la femme serait plus apte aux tâches ménagères est normalisé à une époque où les appareils électroménagers sont rares. L’épuisement, la routine et la solitude sont associés au vécu dans les logements : « C’était dur, très dur. Je ne m’arrêtais jamais, je ne dirai pas qu’avant c’était le bon temps, le bon temps c’est maintenant que la femme a la machine à laver, la télé, le réfrigérateur. Du temps de ma mère, il n’y avait rien de tout ça20 ». La solitude des femmes dans les cités françaises des années 1950 a d’ailleurs reçu un nom qui sonne comme une maladie : la « sarcellite » (par référence aux grands ensembles de Sarcelles). La sociabilité féminine au Brésil n’était pas la même, même si le quotidien d’une maîtresse de maison avec enfants représente un défi, comme on peut le lire dans ce témoignage sur la cité de Santa Cruz, à São Paulo :
- 21 Flávia Brito do Nascimento, Pedro Felix et Danilo Ferreira, entretien avec Lismar Fonseca Lettra, (...)
Mais ma mère, elle l’a mal vécu… C’est vrai, elle ne se plaisait pas en appartement, elle sortait dans la rue avec d’autres voisines, vous voyez ? Je sais qu’elle n’était pas heureuse, alors que faisait-elle ? Tous les jours, elle faisait son travail, puis elle disait : « Allons au rocher prendre du soleil ». Il y avait un rocher dans la rue principale, la rue Santa Cruz […] Il y avait une rivière. […] Elle prenait sa bouteille d’eau et allait s’asseoir et elle prenait le soleil avec nous. Elle aimait y passer au moins une demi-heure, puis on rentrait et, à la nuit tombée, elle passait du Gammexane, un produit contre les moustiques21.
56Des architectes aux habitantes, le logement a été le lieu de multiples expériences féminines, vues ici dans leur diversité et leur complexité. Le critère proposé pour comprendre la maison et le rôle des femmes était celui de la dimension du logement social.
57L’espace féminin de réflexion sur le logement et la promotion du logement social est devenu très important après 1945 ; il a circulé entre les continents grâce à des publications comme Modern Housing (1934), de Catherine Bauer, et Europe Re-Housed (1938), d’Elizabeth Denby. Pour certaines femmes, les idées de rationalisation de l’espace domestique de l’architecture moderne représentaient des frontières d’émancipation, comme cela semble avoir été le cas de Bauer, et d’autres qui sont devenues des professionnelles des savoirs de la maison. Pour d’autres, ces idées sur la rationalisation ont prolongé et réitéré leur appartenance à la seule sphère domestique.
58Les féministes de ladite deuxième vague (années 1960), comme Betty Friedan dans son livre La femme mystifiée (1963), envisageaient l’espace domestique comme l’envers de l’émancipation féminine. Mais plusieurs mouvements féministes contemporains se sont efforcés d’interpréter l’histoire des femmes dans leur rapport à la domesticité en fonction d’autres clés. L’une d’elles passe par la reconnaissance des femmes qui se sont attachées à organiser rationnellement l’habitat, telles que les nombreuses spécialistes mentionnées ici (Gillis & Hollows 2010).
59Dans les États-Unis de Catherine Bauer, dans l’Angleterre d’Elizabeth Denby ou dans le Brésil de Carmen Portinho, l’agencement de l’espace domestique a représenté un souci important. La façon dont les femmes ont pris part aux débats, les métiers mobilisés autour de la question et le rôle de l’habitat dans le mouvement d’émancipation de la travailleuse sont spécifiques au Brésil.
60Dans un contexte d’invisibilités et de révisionnismes historiographiques, la trajectoire de Portinho et de Fernandes et, avec elles, des assistantes sociales du DHP donne matière à réflexion. Entre émancipation et remise en cause, l’espace domestique est resté pour les habitantes des logements sociaux un espace de normativité familiale. Pour les professionnelles, cet espace a offert des opportunités de réflexion et de professionnalisation.