1Depuis la mort de Mário de Andrade, le 25 février 1945, nombreux sont ceux qui ont cherché à comprendre, analyser et interpréter son œuvre poétique. Citons, entre autres, des intellectuels de renom tels que Antonio Candido, Roberto Schwarz, João Luiz Lafetá ou Telê Ancona Lopez, dont les travaux de critique génétique nous intéresseront tout particulièrement, notamment, le rapport de Mário de Andrade à sa bibliothèque.
2Le poète italien Aldo Palazzeschi – dont les livres Il codice di Perelà, L’Incendiario et Il Re bello figurent dans la bibliothèque de Mário de Andrade avec des notes et des marginalia – occupe une place particulière dans les lectures diverses de l’auteur brésilien. Les cachets sur les pages de garde montrent que ces ouvrages lui sont parvenus par le biais de la Libreria Italiana de A. Tisi & Cia située rue Florêncio de Abreu, à São Paulo. Mário de Andrade cite nommément Palazzeschi dans Paulicéia desvairada (1922), A escrava que não é Isaura (1925), Losango cáqui (1926) et Clã do jabuti (1927).
3Aldo Palazzeschi est une personnalité extrêmement importante des avant-gardes européennes, au sein desquelles il se distingue par la manière dont il adhère au futurisme. Malgré son caractère paisible et réservé, fort éloigné de celui dont font preuve les futuristes italiens qui, d’emblée, prônent l’action et glorifient la guerre et la violence, c’est lui qui a pris l’initiative d’entrer en contact avec les avant-gardistes milanais :
- 2 En l’absence de traductions publiées en France, les citations d’auteurs italiens présentées en fra (...)
Je suis une sorte de naufragé, autrement dit, les éditeurs sérieux ne me lanceront pas une bouée. [...] J’ai écrit à Marinetti : me voulez-vous parmi vous ? [...] Si Marinetti le veut bien, je suis à sa disposition. Dans un sens, je suis un futuriste, dans un autre, peut-être y a-t-il en moi quelque chose de décrépit dont je ne sais pas si Marinetti sera complètement satisfait. (Magherini 2004, 8-9)2
- 3 L’objectif de cette revue florentine, parue entre 1908 et 1916, était de « faire entendre la voix (...)
4Peu enclin au militantisme, contrairement aux auteurs liés alors à la revue La Voce3, Palazzeschi préfère les manières indirectes et facétieuses des avant-gardes exclusivement artistiques, et son objectif premier a toujours été de remettre en question les structures formelles et logico-discursives de la littérature. Le caractère subversif de son œuvre se manifeste surtout à travers l’ironie, l’apologie constante du jeu et du divertissement. Selon Gino Tellini :
Pour ce qui est du futurisme non seulement florentin, mais aussi national et international, c’est Aldo Palazzeschi qui signe les succès littéraires les plus significatifs, en vers et en prose, d’abord avec L’incendiario, puis avec la fable aérienne de Perelà, l’un des romans décisifs du XXe siècle, ou encore le manifeste « Il Controdolore ». Son futurisme est sui generis, anti-musculaire et anti-gladiateur, ironique et (ce qui compte le plus) auto-ironique, clair et « léger » (la légèreté est l’attribut spécifique de Perelà). (2021, 143)
5Fortement marqué par l’ironie et l’irrévérence, l’écrit théorique « Il Controdolore » (1914) sera considéré comme son véritable manifeste futuriste. C’est là que Palazzeschi pense le rire comme remède à tous les problèmes de l’univers, et le pare d’une origine divine, puisque le rire aurait le pouvoir de démasquer et donc de détruire les croyances, les conventions et les autoritarismes. C’est pourquoi, sur un ton ironique et profanatoire, l’auteur fait valoir la supériorité du rire, de la joie et de l’amusement face au sérieux, à la mélancolie et à la douleur. Sous les paradoxes et les provocations du manifeste affleure un profond scepticisme à l’égard des valeurs « sérieuses » de la vie en société. Selon Renato Barilli, « Il Controdolore » s’inscrit
dans le cadre de cette problématique vaste et fondamentale centrée sur le rire, le comique, l’humour et bien d’autres formes apparentées ou dérivées. Une problématique qui est en soi l’un des noyaux d’une grande révolution culturelle dont ont découlé, dans la dernière décennie du siècle dernier et la première de ce siècle, toutes les structures mentales et théoriques du monde occidental ; une révolution d’une telle ampleur qu’il faut peut-être même remonter à l’avènement de la « nouvelle science », au milieu du XVIIe siècle, pour établir un parallèle d’égale importance. Et il suffira de citer quelques noms pour conforter un tant soit peu une affirmation aussi péremptoire : Svevo et Pirandello, dans le domaine de la littérature ; Bergson et Freud, dans ceux de l’épistémologie, de la psychologie et des sciences humaines. (1978, 72-73)
6Palazzeschi restera lié aux futuristes jusqu’en 1914, date à laquelle il rompt publiquement avec Marinetti dans une déclaration publiée par la revue La Voce, avant d’être rejoint par Soffici et Papini. L’hypothèse la plus probable pour expliquer les dissensions entre les futuristes de Florence, liés à Lacerba, et ceux de Milan, proches de Marinetti, est que l’intransigeance de ces derniers devant la direction prise par le mouvement avait atteint un point de non-retour ; la coexistence était devenue impossible. En décembre 1914, Papini et Soffici publient l’article « Lacerba, il futurismo e Lacerba », dans lequel ils font part de leur mécontentement devant le caractère autoritaire pris par le mouvement de Marinetti. Deux mois plus tard, ils publient « Futurismo e Marinettismo », également signé par Palazzeschi, dans lequel ils exposent les raisons de la rupture ainsi que les distinctions entre le groupe lacerbien, qui rassemble selon eux les vrais futuristes, et le marinettisme :
Dépourvu de ce raffinement que l’on ne peut acquérir que par l’exploration intelligente des théories et des arts antérieurs, il tombe souvent dans des artifices programmatiques superficiels, dont l’apparente nouveauté externe ne parvient pas à combler le vide réel. [...] Nous avons essayé, ces deux dernières années, d’apporter un contenu d’idées et de nouveautés substantielles au futurisme indifférencié qui existait alors, mais voyant que le marinettisme tentait, inversement, de modeler l’ensemble des activités du groupe à son image, nous avons ressenti le besoin d’exprimer clairement ces distinctions. (Palazzeschi, Papini & Soffici 1915, 2)
7Des années plus tard, dans L’Esperienza futurista (1927), Papini révélera qu’il s’était rapproché du futurisme parce qu’il pensait y trouver un renouveau authentique de l’art et de l’esprit italiens. Il avait néanmoins constaté avec amertume qu’il se trouvait plutôt « dans une église, une académie ou une secte plus pittoresque et sympathique que beaucoup d’autres, mais où l’on recherchait bien plus la foi que la liberté, bien plus le bruit que la création, bien plus la renommée que la découverte, bien plus l’obéissance à l’orthodoxie que la richesse des recherches » (1927, 8). Pour l’écrivain, « le futurisme était bien plus vieux et daté – en termes de théories et d’expressions – que beaucoup de ses adversaires ». Il avait en outre cessé d’être le « groupe téméraire et aristocratique des premiers temps » pour devenir « une espèce de démocratie vulgaire et fanatique, à laquelle tout un chacun pouvait accéder en récitant un chapelet de mots incompréhensibles » (1927, 9).
- 4 Cette année-là, il publie Due imperi mancati, un « livre sur la guerre et contre la guerre ».
8Un autre élément allait accentuer les divergences : le début de la Première Guerre mondiale en juillet 1914. Alors que l’Italie avait d’abord adopté une position de neutralité, sa participation au conflit devint l’objet de discussions de plus en plus vives, y compris parmi les lacerbiens, isolant encore davantage Palazzeschi dans son anti-bellicisme. Appelé en 1916, il occupe un poste de télégraphiste, d’abord à Florence, puis à Rome et, enfin, à Tivoli où il restera jusqu’en 1919. Il ne recommence à publier qu’en 19204 ; sa production sera dès lors continue et intense jusqu’à sa mort en 1974, et elle ouvrira la voie qui lui vaudra une place de choix au sein de l’avant-garde littéraire italienne du XXe siècle (Hass 2012).
- 5 Dont la traduction d’un roman de 1934 : Aldo Palazzeschi, Irmãs Materassi, traduit par Sérgio Maur (...)
- 6 Voir note 5.
9Bien qu’Aldo Palazzeschi ait été l’auteur d’œuvres importantes dans le domaine de la littérature italienne, nous avons été frappés par la rareté de sa présence, voire son oubli, dans les études littéraires brésiliennes. Il y a, à ce jour, relativement peu d’ouvrages publiés sur lui au Brésil5, alors qu’il a été lu par nos avant-gardistes du modernisme et du concrétisme. Les premières traductions/transcréations de poèmes de Palazzeschi en portugais ont été réalisées par Haroldo de Campos, en 19576 mais, auparavant, comme dit, Mário de Andrade avait apposé des notes et des marginalia sur les exemplaires qui figurent dans sa bibliothèque et qui ont rejoint le fonds de l’Institut d’études brésiliennes de l’Université de São Paulo (IEB-USP).
- 7 Elle est également l’auteur d'une thèse de doctorat proposant une étude comparative des thèmes con (...)
10La relation entre le modernisme de Mário de Andrade et le futurisme de Palazzeschi, signalée par certains spécialistes, est encore peu explorée. Des travaux précurseurs – les mémoires de master de Nites Therezinha Feres7 et de Maria Helena Grembecki, publiés en 1969, et la thèse de Mara Frangella, publiée en 2014 – ont abordé les références avant-gardistes européennes de Mário de Andrade, mais leur point de vue diffère du nôtre. Feres s’est intéressée aux lectures en français de Mário de Andrade tandis que Grembecki a étudié la place occupée par la revue française L’Esprit nouveau dans la bibliothèque de l’écrivain pauliste. Frangella s’est penchée sur le rapprochement entre Mário de Andrade et Soffici. Dans cette optique, citons encore l’étude influente d’Annateresa Fabris, O Futurismo paulista (1994), qui aborde le futurisme italien et le modernisme brésilien en s’intéressant tout particulièrement aux lectures que Mário de Andrade a faites de Papini.
- 8 Notre projet de recherche, dont le titre est Scrittori tra due mondi: Aldo Palazzeschi in Brasile, (...)
11Pour combler partiellement cette lacune critique et souligner la contribution de Palazzeschi à la littérature brésilienne, nous avons cherché à identifier les points de contact possibles entre le modernisme de Mário de Andrade et le futurisme de Palazzeschi8. Cet article présente ainsi les premiers résultats d’une recherche qui vise à retracer comment s’est opéré le rapprochement entre le modernisme brésilien et le futurisme italien, en mettant l’accent sur les rôles de Mário de Andrade et d’Aldo Palazzeschi et sur les rapports particuliers qu’ils ont entretenus avec les mouvements d’avant-garde auxquels ils peuvent être affiliés. Les liens entre Mário de Andrade et les poètes brésiliens qui l’ont précédé montrent que, contrairement à Marinetti, Mário de Andrade n’a jamais voulu détruire le passé ; il a plutôt cherché une ligne de continuité entre passé et modernisme, également perceptible dans la mise en exergue de l’espace urbain qui marque nombre de questions existentielles du poète. Cela ne l’a pas empêché de faire montre de sympathie à l’égard des innovations stylistiques du futurisme – en particulier le vers libre et les mots en liberté qu’il considérait comme des outils nécessaires au renouveau artistique national souhaité.
- 9 Durant l'année 1921, le futurisme fera l’objet d’au moins une vingtaine d’articles de Del Picchia, (...)
- 10 Mário de Andrade, « Futurista?! », Jornal do Comércio, 6 juin 1921.
12En 1921, le terme futurisme n’est pas exactement une nouveauté pour les intellectuels et les critiques d’art brésiliens, puisque les œuvres des écrivains italiens et leurs innovations circulent au moins depuis 1912 – l’année où Oswald de Andrade est revenu d’Europe – et ont gagné en force avec les articles de Menotti Del Picchia9. L’adjectif « futuriste » prend cependant une dimension nouvelle lorsque Oswald de Andrade publie dans le Jornal do Comércio, le 27 mai 1921, l’article « O meu poeta futurista » pour introduire et présenter le poème « Tu », de Mário de Andrade, sans citer nommément son auteur. L’ampleur de la réaction est telle qu’elle amène Mário de Andrade à répondre par un autre article intitulé « Futurista ?!10 », dans lequel il déclare : « Non, notre poète n’est pas lié au futurisme international, de même qu’il n’est attaché à aucune école » et, plus loin, « Réformateur, révolutionnaire, iconoclaste, [Mário de Andrade] ne le sera jamais ; et il vous assure qu’il ne détruira rien sans être sûr de le reconstruire en mieux. C’est pourquoi il répudie le futurisme funambulesque des Europes comme il répudie le futurisme vague du Brésil. »
13Si Mário de Andrade veut combattre le passéisme en s’opposant au réalisme et au parnassianisme, à la rime et à la métrique, il n’en fait pas pour autant un dogme. En un sens, il semble plutôt répéter les dissensions entre les futuristes italiens qui ont conduit Palazzeschi, Papini et Soffici à rompre, en 1914, avec le marinettisme, perçu comme une dépréciation du vrai sens du futurisme. Aux yeux de ces poètes, bien que le marinettisme ait ouvert la voie à de nouvelles valeurs, il a commis l’erreur de réfuter le passé sans le comprendre vraiment : « En rejetant aveuglément le passé, il tend aveuglément vers l’avenir » (Palazzeschi, Papini & Soffici 1915, 1).
14Pour mieux comprendre le lien entre Mário de Andrade et Palazzeschi à la lumière de leur condamnation commune du « futurisme international/marinettisme », nous pouvons reprendre le parcours analytique déjà emprunté par des critiques italiens qui se sont penchés sur les différences entre le futurisme de Palazzeschi et celui de Marinetti. C’est le cas de Renato Barilli, de Sergio Antonielli et, surtout, de Gino Tellini, le plus grand spécialiste actuel du poète florentin.
15Barilli voit dans leurs attitudes à l’égard des innovations technologiques la raison principale du désaccord entre Palazzeschi et Marinetti (Barilli 1978). L’analyse du manifeste de Marinetti, Teatro di varietà, l’amène à constater l’existence de convergences programmatiques entre ces deux auteurs, contrairement à ceux qui supposaient que leurs contacts n’avaient été qu’éphémères et épisodiques. Pour démontrer son hypothèse, il cite des points du texte qui auraient pu être écrits par Palazzeschi, n’eût été le ton sec et acéré de l’énonciation : « 1. Puissantes caricatures. 2. Profondeurs du ridicule. 3. Ironies impalpables et délicieuses. 4. [...]. 5. Cascades d’hilarité irrépressible etc. » (1978, 78). Mais il pointe aussi des divergences insurmontables liées à la présence de plus en plus intrusive des machines et de la technologie dans la vie quotidienne :
Mais il y a bien sûr aussi les thèmes où l’accord se brise, et qui ont trait à l’un des moteurs de toute la conception futuriste, à savoir le rôle à assigner à la machine, ou plus largement à la technologie. La ferveur enthousiaste de Marinetti est contrecarrée par la défiance de Palazzeschi, nourrie de vieilles réserves humanistes mêlées au scepticisme d’un paysan, du fils de la civilisation agricole régionaliste : le futurisme contre le passéisme ; le vent milanais du Nord contre la stagnation paresseuse de l’Italie centrale. (Barilli 1978, 78)
16Pour Sergio Antonielli, il pourrait peut-être s’agir moins d’une « défiance » que d’une indifférence, qui ne vient pas des origines régionales de Palazzeschi, mais d’un style littéraire intrinsèque, marqué par la rébellion et l’utilisation féconde d’objets-symboles. Pour le critique, entre les deux facettes du crépuscularisme, celle de la nostalgie et celle de l’ironie, c’est à cette dernière que Palazzeschi s’est le plus identifié – et elle s’est de fait révélé, au fil du temps, l’une de ses caractéristiques incontournables. Le futurisme apparaîtrait donc dans sa production non comme une rupture, mais comme le prolongement d’un parcours marqué dès l’origine par l’irrévérence :
Mais il a pu faire sa propre synthèse fructueuse du crépuscularisme et du futurisme précisément parce que sa veine rebelle, d’« anarchiste bourgeois » en contradiction avec son milieu social et en partie avec lui-même, était déjà présente dans la phase crépusculaire. Le futurisme signifiait pour lui la poursuite d’une lutte juvénile contre les conventions [...] le crépuscularisme et le futurisme ont fusionné en lui dans un discours nouveau qui semble préfigurer celui d’Ungaretti. Il n’est pas surprenant que la synthèse se soit faite dans un cadre symboliste. Les objets de Palazzeschi, ses demeures comme ses comtesses, ses béguines, sont tous des symboles ou deviennent des symboles dans le développement de tel ou tel poème. [...] Certains personnages, comme la sœur centenaire immobile déjà mentionnée, ou « Le fanciulle bianche », ou les quatre hommes dans « Oro Doro Odoro Dodoro » [...] semblent évoquer le caractère impénétrable, énigmatique de la vie [...], une foule générale symbolique de l’absurdité totale, du non-sens que constitue la vie. (1971, xxi-xxxii)
17Sur le rapport avec Marinetti, Antonielli est bref et direct : « Quant aux corollaires politiques des “théorèmes marinettiens”, le nationalisme et l’interventionnisme, il ne les a jamais considérés comme siens » (xxxi). Gino Tellini relie cette incompatibilité à ce qu’il appelle le « statut du je » :
D’où naît la distance, au-delà de l’aspect ouvertement idéologique (la guerre) et au-delà de l’aspect proprement technique (les mots en liberté) ? Je dirais que la question essentielle tourne autour du statut du je, du pronom de la première personne. L’une des instances premières théorisées par l’avant-garde de Marinetti prévoit, c’est un fait notoire, la destruction du je, comme le prescrit le « Manifeste technique de la littérature futuriste » (11 mai 1912) [...]. (2011, 122)
18Le critique rappelle ensuite que les débuts de Palazzeschi en tant qu’écrivain, à partir de 1905, se sont faits sous le signe d’une « déstabilisation résolue, voire de l’exclusion, de l’éclipse du je lyrique et de sa centralité » (Tellini 2011, 125), ce qui se reflète dans ses œuvres. Dans Riflessi (1908), par exemple, un « je » tourné en ridicule entre en scène. Dans « Chi sono? », le « je » revient sous les projecteurs pour, selon Tellini, sonder son identité et se définir comme un « saltimbanque de l’âme », autrement dit « comme le metteur en scène d’une spectacularisation grotesque, multiforme et multi-perspectiviste de la réalité » (Tellini 2011, 125). Marinetti prônait lui aussi la « mort du je littéraire », mais en lui substituant « l’obsession lyrique de la matière ». À l’inverse de l’effet recherché, plutôt que d’affaiblir le « je », cette obsession finit par le renforcer. Comme le rappelle encore Tellini :
le lyrisme obsessif ouvre au contraire la voie à une nouvelle « égoarchie », à un nouvel impérialisme du je de filiation nietzschéenne et dannunzienne : un despotisme qui n’est plus (du moins dans ses intentions) élitiste et aristocratique, comme chez D’Annunzio, mais marqué par des aspirations révolutionnaires plus diffuses. Cependant, c’est toujours un je que je qualifierais de prométhéen, héroïque et auto-célébrant. [...] La force motrice est constituée par un égotisme excité qui active un système expressif complexe, une stratégie d’agression de la réalité environnante, comme un hymne aux visées expansionnistes du je. (2011, 123-126)
19En somme, un « je » qui ne ressemble en rien au « je » saltimbanque de Palazzeschi, totalement réfractaire à tout désir d’agression et de domination et qui « revendique pour lui-même la perspective inversée d’un je bouffon, la perspective de la puce [...] de la minimisation auto-ironique qui confère à son futurisme des connotations de “légèreté” auto-ironique sans précédent » (Tellini 2011, 126).
20Alors que les idées de Marinetti prédisposent au totalitarisme idéologique, la stratégie comique de Palazzeschi a pour fonction exactement inverse de briser tout totalitarisme idéologique, et le critique voit dans « Lasciatemi divertire! » (1910) l’un des meilleurs exemples de cette posture. Le poème qui reflète la conscience de la marginalité de la poésie et de son caractère fanfaron est aussi une prise de conscience de la modernité :
Chez Palazzeschi, le je qui se dégage est mis à mal sur un mode auto-ironique, à tel point qu’il ne reconnaît sa légitimité qu’en tant que réalisateur d’une spectacularisation multiforme et multi-perspectiviste de la réalité. La spectacularisation de Marinetti est héroïque, agressive et monocentrique, la spectacularisation de Palazzeschi est drôle et polycentrique. [...] Le sujet palazzeschien ne domine pas le monde, il ne se heurte pas aux événements, il n’attaque pas la réalité, il ne cherche pas d’ennemi à combattre, il ne veut rien fonder. Il se met d’ailleurs sous le feu des projecteurs pour mieux se connaître et se comprendre, lui et les autres qui l’entourent. Et il sait bien que dans l’Europe du début du XXe siècle [...] afficher la mise en scène comique de sa propre humanité désarmée est un acte subversif extraordinaire. (2021, 145-146)
- 11 Mário de Andrade emploie le néologisme arlequinal [arlequinien] dans plusieurs poèmes de Paulicéia (...)
21Il est intéressant d’observer que, chez Mário de Andrade, la fragmentation du je-poétique sera évoquée par le personnage d’Arlequin, l’un des saltimbanques de la Commedia dell’Arte11. Davantage que le personnage marginal et irrévérencieux de Palazzeschi, le saltimbanque de Mário de Andrade incarnera la conscience douloureuse du déchirement tantôt du poète, tantôt de la ville et, en fin de compte, du peuple brésilien qui trouvera dans Macunaíma, le « héros sans aucun caractère », sa représentation maximale. Pour Mário de Andrade, la clé de la modernité est étroitement liée à son désir de réintégration et se traduit par un souhait de renouvellement esthétique et par la volonté de construire une culture véritablement nationale. Son avant-gardisme portera ainsi la marque du regard vers le passé, où il pensait trouver un Brésil originel, immaculé et porteur de sens.
- 12 « La vision marioandradienne de l’art colonial brésilien s’appuyait sur les études de Ricardo Seve (...)
22L’un des premiers événements en lien avec les penchants nativistes de Mário de Andrade a été son séjour dans le Minas Gerais, en 1919, dans le double but de rendre visite à Alphonsus de Guimaraens, l’un de ses poètes préférés, et découvrir l’architecture des villes historiques. Il était en cela très probablement influencé par les idées de l’ingénieur portugais Ricardo Severo qui critiquait la modernisation des villes brésiliennes et la disparition des édifices traditionnels12. Ce voyage a donné lieu à une série de conférences dont le contenu a ensuite été publié sous forme de chroniques, parues au cours du premier semestre 1920 dans la Revista do Brasil.
23Ce n'est sans doute pas un hasard si ses recherches se sont portées sur l’espace urbain, marque par excellence de la modernité, un thème qui dès lors ne le quittera plus. Toujours en 1920, il entame une nouvelle série de chroniques sur le thème de la ville, consacrée cette fois à São Paulo. Publiée entre novembre 1920 et avril 1921 dans la revue Illustração Brasileira, éditée à Rio de Janeiro, la série « De São Paulo » établit un contrepoint entre la complexité de la grande métropole et la simplicité, plus adaptée à notre climat, des villes du Minas Gerais. Selon Telê Ancona Lopez, la série « De São Paulo » « ajoute la dénonciation du mélange des styles, une inconvenance qui grimait la Paulicéia [São Paulo] en ville européenne » (2012, 32). C’est également en 1920 que surviendra l’explosion créative aboutissant, deux ans plus tard, à l’œuvre phare du modernisme brésilien, Paulicéia desvairada, comme Mário de Andrade l’affirmera lui-même en 1942, à l’occasion du 20e anniversaire de la Semaine de l’art de 1922.
- 13 Mário de Andrade disserte sur Francisca Júlia, Raimundo Correia, Alberto de Oliveira, Olavo Bilac (...)
24Les réflexions de Mário de Andrade sur le passé ne se sont pas restreintes à la ville. En août et septembre 1921, il fait paraître dans le Jornal do Comércio sept articles sur les poètes parnassiens, intitulés non sans raison « Mestres do Passado » [Maîtres du Passé]. Il s’agit d’un exercice érudit d’analyse et de réflexion sur cinq auteurs13. L’écrivain y expose les propositions modernistes et, plus encore : il montre, preuves à l’appui, que les revendications des avant-gardistes brésiliens, leur rejet des traditions poétiques, ne sont pas une rupture brutale mais un aboutissement des préoccupations naturelles des écrivains. En d’autres termes, au-delà de l’analyse de la production de ces auteurs, Mário de Andrade cherche à repérer et à évaluer les points de convergence entre des moments précis de la production des parnassiens et les intentions poétiques des modernistes. Loin de toute dispute, Mário de Andrade adopte une démarche d’intégration de ceux qui, dans leur production artistique, ont fait montre de préoccupations quant à la forme à laquelle ils étaient soumis sans renoncer à la plaisanterie, si bien que Mário de Andrade en vient à souligner que ce qui « manque à la poésie parnassienne, ce sont les principes fondamentaux de l’art – la vie et la liberté ». (Fabris 1994, 60). En ce sens, Mário de Andrade mesure les limites de ce passé et ouvre la voie au nouvel art. Et ce n’est pas un hasard si l’une des propositions du « Prefácio interessantíssimo », de 1922, est de systématiser les leçons du passé sans pour autant s’en faire l’écho.
- 14 Ici, l’âme contemporaine de Mário de Andrade, considéré par les Paulistes de son époque comme « le (...)
25« Mestres do Passado » s’ouvre sur « Glorificação », où l’auteur éclaire son abordage des œuvres parnassiennes : « [...] abandonnant l’âme de feu et de fleurs de serre, d’essence et d’ailes d’aéroplane (je ne sais si vous me comprenez...) qui est mon âme contemporaine et que je nourris de mon sang et de mes cellules actuelles, je me suis pompeusement revêtu de l’armure d’or et d’ivoire de mon âme parnassienne14 » (Andrade apud Brito 1958, 225). Dans l’article suivant, consacré à Francisca Júlia, il déclare avoir « un plaisir secret à citer les modernissimes », parce qu’il traite ainsi des « modernissimes d’avant-avant-hier » (1958, 230).
26La lecture de « Sonho Turco » amène Mário de Andrade à conclure que Raimundo Correia, l’auteur du poème, « doit être attaqué en sa qualité de futuriste. Des comparaisons franchement absurdes ! Il compare les seins de la sultane à deux tours d’ivoire ! C’est on ne peut plus drôle non ?, une dame en tailleur avec deux tours d’ivoire... » (Brito 1958, 241). Mário de Andrade se demande pourquoi les critiques acceptent les « comparaisons franchement absurdes » de jadis, mais refusent les images de la poésie moderniste :
Le péché d’Oswald, lorsqu’il écrit des « bras infinis », c’est d’employer le mot infini. S’il avait dit des « bras de dix mètres », comme dans le cas des arbres de M. Vicente de Carvalho ! ah ! là on aurait compris. Dix mètres, c’est une mesure établie, connue depuis l’enfance ; et les critiques du Brésil ne comprennent que les distances qui se mesurent. [...] Mais infini ! Qui peut bien mesurer des infinis ! (Brito 1958, 241)
27Une critique qui se poursuit avec la lecture d’Alberto de Oliveira :
Et le jeune homme chante les yeux de la fille :
... Des yeux faits de lave
Roulant sur du velours.
Je ne sais pas si les critiques de l’époque y ont vu une exagération. Bien sûr que non. M. Alberto de Oliveira prend soin de mêler ce futurisme simplet avec quelques préceptes, des phrases dorées, banales... Les gens ont digéré sans difficulté. Or si on parle de « bras infinis », non, pas cela ! Que la silhouette svelte de la demoiselle provoque chez un poète fou des visions aphrodisiaques de tours hallucinées, jamais ! (Brito 1958, 243, nous soulignons)
28La lecture de « Tarde », d’Olavo Bilac, provoque une réaction plus emphatique devant la continuité décelée entre anciens et nouveaux, et conduit l’auteur à citer directement, et pour la première fois, Palazzeschi :
- 15 À cet égard, il est intéressant de souligner que l’âme parnassienne en question n’est pas la sienn (...)
Lorsque j’ai dévoré « Tarde » pour la première fois, mes pensées se sont arrêtées, stupéfaites. [...] Je l’ai relu. Je l’ai encore relu. Je crois même que je l’ai ressassé. Quoi ! je ne comprenais pas ! Bon sang ! Olavo avait fait du symbolisme ! Ou quelque chose de ce genre ? Pas possible ! Je l’ai relu. Quoi ! Je ne saisissais pas ! J’ai senti le poids de mon âme parnassienne ! Je m’en suis débarrassé. Eurêka ! Splendeur ! Fécondation ! Les mots brillaient comme des vies. Les idées palpitaient comme des prophéties. Je me suis empressé de sortir le Palazzeschi (futuriste) de ma bibliothèque et j’ai réécouté le prince Zarlino. [...] Bilac avait été un jour le prince Zarlino – il pazzo volontario. [...] Maudite sois-tu, fourbe Fortune ! Tu as fait rêver au député de la Beauté ce dont nous rêvons tous – nous, les gamins d’aujourd’hui – les yeux ouverts : l’avenir sincère et libertaire de la poétique brésilienne ! Et tu te moques des deux comme cela ! (Brito 1958, 261, nous soulignons)15
- 16 « J’aime à me déshabiller devant tout le monde, et ensuite je suis roi, forgeron, araignée, table, (...)
29Le Palazzeschi auquel Mário de Andrade fait référence est Il codice di Perelà (1911), dont il possédait la deuxième édition, publiée en 1920. À la page 162 de son exemplaire, un long passage du roman est souligné16. Ce dernier est cité intégralement dans l’article, dans sa langue originale, ce qui confère au soulignement le caractère d’« acte créateur » comme l’explique Telê Ancona Lopez :
L’acte créateur explicite ou caché dans une annotation autographe, dans l’exemplaire d’un livre, d’une revue ou d’un journal – parfois un simple trait – se matérialise alors en tant que note préliminaire, ébauche ou même brouillon, ou, dans le cas de poèmes, en fragments de version, voire en version complète. L’annotation devient donc partie constituante du dossier génétique de l’œuvre du poète, de l’écrivain de fiction, du critique et du penseur du modernisme brésilien [...]. (Lopez 2002, 50-51)
30Alors qu’il s’apprête à défendre et à faire connaître le modernisme brésilien, nous voyons l’auteur pauliste proclamer l’importance des conceptions de Palazzeschi pour les idéaux modernistes et montrer que ceux-ci étaient peut-être beaucoup plus tributaires du passé que ne le voulait Marinetti.
- 17 L’Incendiario: 1905-1909 (1913 [1910]), Il codice di Perelà (1911) et Il Re bello (1921). Nous nou (...)
31La relation avec Palazzeschi ne se limite pas au passage de Il codice di Perelà. Elle s’étend aux marginalia présentes sur les livres de l’auteur italien figurant dans la bibliothèque de Mário de Andrade17 et à des citations dans « Prefácio interessantíssimo », qui ouvre Paulicéia desvairada, et dans A escrava que não é Isaura. Pour ces deux textes, les lectures de Mário de Andrade sont clairement identifiées dans ses notes en marge des livres, avec une nette prédominance dans son exemplaire de L’Incendiario: 1905-1909, de 1913.
- 18 Il s'agit d’un exemple de composition qui montre bien la manière originale dont Palazzeschi adhère (...)
32A escrava que não é Isaura se veut un texte d’introduction aux tendances esthétiques modernistes. On y retrouve, de Palazzeschi, « La Fontana Malata18 » (1909) et la première partie de « Chi sono? » (1909), avec quelques modifications dans les deux cas, par exemple dans l’accentuation. Ailleurs, à propos du vers libre et de la rime libre, Mário de Andrade affirme :
Il faut toutefois noter que le Vers Libre et la Rime Libre ne signifient pas l’abandon total d’un mètre et d’une rime déjà présents. [...] L’admirable Palazzeschi a inventé, pour sa métrique, une sorte de rythme binaire cadencé. Menotti del Picchia l’a parfois transposé en portugais. (2010 [1925], 29)
33Ici, la proximité avec les réalisations de Palazzeschi est programmatique. Mário de Andrade en vient à signaler une source d’inspiration possible pour Del Picchia et voit, qui plus est, dans l’art poétique du poète italien une adéquation parfaite entre rythme et métrique pour l’usage du vers libre. Avec la même objectivité, le Brésilien établit une nette distinction entre le futurisme de Marinetti et le futurisme florentin :
Marinetti a créé le mot en liberté. En fait, Marinetti a découvert ce qui avait toujours existé et il s’est profondément trompé en prenant pour une fin en soi ce qui n’est qu’un moyen d’expression éphémère. Ses passages de mots en liberté sont d’un hermétisme, d’une fausseté et d’une monotonie intolérables. [...] Marinetti, que beaucoup considèrent comme le crucifère de la procession, est à la traîne, car son souci unique est de nourrir son futurisme, parfois rhétorique, toujours criard. (2010 [1925], 35, nous soulignons)
34Contrairement aux proclamations de Marinetti et aux croyances de nombre de lecteurs, le poète italien n’est pas ici placé à la tête du mouvement futuriste : Mário de Andrade en fait le plus retardataire de ses pairs, préoccupé exclusivement par la branche qui est la sienne et non par le mouvement dans son ensemble.
35Dans Paulicéia desvairada, lancé l’année de la Semaine d’art moderne, on constate que Mário de Andrade redouble d’efforts pour se démarquer du futurisme de Marinetti. Dans « Prefácio interessantíssmo », le manifeste introducteur, il affirme : « Je ne suis pas un futuriste (à la Marinetti). Je l’ai dit et je le répète. J’ai des points de contact avec le futurisme. Oswald de Andrade a eu tort de me qualifier de futuriste. C’est ma faute. Je connaissais l’existence de l’article et je n’ai rien fait pour empêcher sa sortie. » (Andrade 2013 [1922], 62) L’ajout de « Marinetti » à l’adjectif futuriste semble une nouvelle fois conférer un sens restrictif non pas au mouvement, mais au volet marinettien.
- 19 Bien que Mário de Andrade n’ait pas développé ces rapprochements entre les trois auteurs dans ses (...)
36Pour mieux saisir la présence de Palazzeschi dans Paulicéia desvairada, penchons-nous d’abord sur les annotations portées par Mário sur son exemplaire de L’Incendiario: 1905 - 1909, et plus précisément sur deux d’entre elles. À la page 24, il souligne deux fois le titre du poème « La veglia delle tristi ». Deux pages plus loin, en bas, il note au crayon : « Merveilleux ! / Palazzeschi a en lui un peu de Poe / celui des poèmes. Et les silencieux sym-/ bolistes français ». Plus loin, à la page 90, de la même façon que pour les autres textes mis en exergue, il souligne une fois le titre du poème « La città del Sole Mio ». Tout à la fin, à la page 94, un autre commentaire : « Un peu de Baudelaire. Mais/ Baudelaire est bien/ plus grand, par Dieu ! »19.
- 20 Rappelons l’intérêt de Baudelaire et de Poe pour le rapport entre le moi et la ville (la foule, l’ (...)
37Ces annotations montrent que Mário de Andrade établissaient des parallèles entre les poèmes de Palazzeschi et ceux de Poe et de Baudelaire, auteurs de référence pour lui ; ce sont des clés de lecture qui permettent de comprendre la manière dont il perçoit la construction de la modernité et, partant, de comprendre la reprise de certaines images poétiques du poète florentin. Parmi les possibles affinités, nous pouvons relever un thème que se partagent ces poètes : l’espace urbain. Nous allons l’explorer en nous centrant sur le parallèle entre la production de Palazzeschi et les réalisations de Mário de Andrade20.
38Le poème « La città del Sole mio », que Mário de Andrade a lu avec attention, décrit une ville impossible à atteindre, dont la perception est soumise à l’œil du je lyrique : « Vous ne pouvez pas voir la ville, il faut ma lunette ». Ce lieu est marqué par l’indistinction et l’incommunicabilité :
Elle est construite de maisons toutes identiques
carrées jointes,
elle est peuplée
de personnes toutes identiques
au lien de parenté très ancien
39Les habitants de la ville sont divisés entre jeunes et vieux, isolés, enfermés dans une solitude immuable et indifférente :
elles sont habitées
à gauche par les jeunes,
à droite par les vieilles, de plus de cent ans,
Tous attendent sur le pas de leur porte
Personne ne s’adresse au voisin
ni à celui d’en face
40Le parfum écœurant qui flotte dans les rues de cette ville, muette et silencieuse, est la métaphore des vies effacées et décadentes qui l’habitent :
Ainsi entièrement égale,
c’est une ville
sans bruit et sans parole.
De jeunes vies malades de fatigue,
des vies obstinées en décrépitude,
herbes parfumées,
parfums délicats
comme la peau des malades.
41Le soleil qui baigne la ville, une forme sphérique assimilée à une étoile solaire, n’est pas source de lumière ni de chaleur, il est incapable de fournir les conditions nécessaires à une vie saine :
Quel soleil voulez-vous voir briller sur nous
dans une ville pareille ?
Un pauvre soleil
qui n’a de soleil
Que sa forme ronde
pâle, tuberculeux
réchauffeur de bacilles [...]
42La mélancolie qui émane finalement des images du poème se fond dans la figure du je lyrique meurtri, comme pour exprimer le refus de l’idée que le poète puisse donner un sens à son existence ou à celle des autres :
Quel soleil peut-il briller sur nous,
sinon une lumière de scarabées,
dans le ciel de mes songes ?
[...]
Maintenant vous pouvez partir,
je ferme la fenêtre
je vais me reposer.
43Certains poèmes de Paulicéia desvairada offrent des images qui semblent renvoyer au poème susmentionné. Pensons au Soleil de « Paisagem nº 1 » qui, en plein été, ne suffit pas à réchauffer la ville :
Plein été. Les dix mille millions
de roses paulistes.
Une neige de parfums est dans l’air.
Il fait froid, très froid...
44Ou encore au parfum dégagé par la ville, témoin de sa décrépitude et source de mélancolie, dans le poème « Anhangabaú », qui renvoie directement aux « herbes parfumée » et à la « peau des malades » de « La città del sole moi » :
Prurit d’esthésies parfumant en roseraies
le squelette tremblant de la chauve-souris...
Aucune poésie, aucune joie !...
45Dans « Os Cortejos », la ville semble effacer les différences entre ses habitants, tout en s’opposant à la poésie et la joie :
Horribles, les villes !
Des vanités et encore des vanités...
Aucune aile ! Aucune poésie ! Aucune joie !
[...]
Ces hommes de São Paulo,
tous égaux et inégaux,
lorsqu’ils vivent dans mes yeux si riches,
me semblent être des singes, des singes.
46Bien entendu, Palazzeschi n’a pas été la seule source d’inspiration de Mário de Andrade. On peut néanmoins relever, ne serait-ce qu’à titre indicatif, des éléments qui suggèrent une convergence entre la production de ces deux auteurs et qui, selon ce que nous avons pu constater à ce stade, gravitent essentiellement autour de trois axes : le rapport au passé, l’emploi assez systématique du vers libre pour ce qui est de la forme, la ville perçue d’un point de vue moderne. Bien qu’il s’agisse d’aspects que l’on pourrait pointer ailleurs, liés à d’autres auteurs modernistes – l’expérimentation formelle et la valorisation de la liberté de création et des thèmes du quotidien urbain sous-tendent une grande partie de cette tradition moderniste –, il apparaît que, dans le cas de Palazzeschi et de Mário de Andrade, ces éléments semblent converger pour former une vision plus critique et plus analytique du passé et de la tradition culturelle.
- 21 Il s’agit des vers du célèbre poème « Lasciatemi divertire » (1910).
47Le rapport au passé a indirectement été l’une des causes de la rupture entre Palazzeschi et le « marinettisme ». Le futurisme s’était présenté au « naufragé » Palazzeschi comme une possibilité d’exercer sa liberté créatrice, suscitant un enthousiasme qui s’exprimait même en vers : « Licences, licences, / licences poétiques / Elles sont ma passion ». (Palazzeschi 1910)21. L’imposition de règles par Marinetti allait, à un moment donné, entrer en totale contradiction avec l’esprit libertaire qui avait autrefois attiré le jeune poète. Palazzeschi n’avait jamais été un passéiste. Il n’avait jamais non plus été partisan des contraintes et était, en ce sens, bien plus libertaire que Marinetti. Cette caractéristique le rapproche de Mário de Andrade qui, lui aussi, a vu dans les renouvellements esthétiques apportés par les avant-gardes l’impulsion nécessaire pour sortir de la monotonie du passé. Mais, à l’instar de Palazzeschi, l’écrivain brésilien ne s’est pas plié à des mots d’ordre ou à des injonctions qui l’auraient détourné de son objectif, à savoir la création d’une véritable culture nationale.
48Palazzeschi rompt avec le futurisme marinettien lorsqu’il perçoit que celui-ci réfute le passé avant même de l’avoir vraiment compris. Même s’il est avant tout un poète au style rebelle et novateur – pensons entre autres à son recours fréquent aux « objets-symboles » –, son futurisme ne naît pas d’une rupture, mais d’une continuité avec le passé, en particulier celle de l’école crépusculaire, dont il a assimilé le ton ironique. Il a choisi les mécanismes indirects et burlesques des avant-gardes, et cette prédilection pour le rire et la joie irrévérencieuse a un caractère subversif, qui prétend remettre en question les structures formelles et logico-discursives de la littérature. Mais il s’agit, nous l’avons vu, d’une subversion consciente, qui prône le burlesque, le divertissement et l’inconséquence enfantine pour mieux critiquer une société fondée sur le travail, l’utilitarisme et la répression.
49Bien qu’il combatte le passéisme réaliste et parnassien et ses formes traditionnelles, et qu’il considère d’un bon œil les nouveautés stylistiques apportées par le futurisme comme le vers libre et les mots en liberté, perçus comme un mécanisme de renouvellement de la poésie brésilienne, Mário de Andrade ne souhaite pas pour autant la destruction totale du passé ; il perçoit au contraire dans le modernisme un lien de continuité avec la tradition. Comme nous avons pu le constater, il ne se contente pas d’analyser l’œuvre de certains auteurs : il assimile les contenus qui l’intéressent, systématise les leçons du passé sans pour autant les répéter et ouvre ainsi la voie à un nouvel art.
50La relation de Mário de Andrade avec Palazzeschi est clairement identifiée dans des œuvres telles que Paulicéia desvairada et A escrava que não é Isaura. Dans cette dernière par exemple, l’auteur signale, à propos du vers et de la rime libres, que l’on doit à « l’admirable Palazzeschi » l’invention, dans sa métrique, d’« une sorte de rythme binaire cadencé », montrant qu’il distingue clairement les traits du futurisme du poète florentin de ceux de Marinetti.
51Enfin, toujours en ce qui concerne ses observations sur les villes brésiliennes, nous avons pu remarquer que Mário de Andrade renvoie d’une certaine manière à Aldo Palazzeschi lorsque ce dernier, dans des compositions telles que « La passeggiata » (1910) ou « La città del sole moi » (1910), mime avec sagacité, humour et beaucoup d’ironie le comportement social dans les métropoles qui commencent alors à voir le jour. Comme on le sait, Mário de Andrade considérait l’espace urbain comme une marque de la modernité et, donc, comme un thème central de recherche qu’il a exploré dans plusieurs textes, dont certains sont justement nés du contraste entre l’exubérance des métropoles et la simplicité des villes du Minas Gerais. La ville s’est donc vue modifiée, transformée et assimilée par l’écrivain pauliste à travers sa lecture de la production européenne, confirmant ainsi ce qu’il avait déclaré dans « Prefácio interessantíssimo » : « Je sens que mon verre est trop grand pour moi, et je bois encore dans le verre des autres » (Andrade 2013 [1922], 67).