Je remercie Margareta Tengberg pour ses informations et sa documentation. Les évaluateurs de ce texte pour leurs enrichissements constructifs du texte.
« L’homme est le seul animal dont l’intérêt et l’élan vital se situent en dehors de lui-même. […] Le monde est labouré, coupé, déchiré, dynamité par l’homme. Sa flore a été balayée et changée, ses montagnes abattues par l’homme, ses plaines jonchées des débris de son existence. Si ces changements ont été apportés, ce n’est pas parce qu’ils étaient exigés par une quelconque capacité technique inhérente, mais parce que son désir a créé cette intelligence technique. »
John Steinbeck, Dans la mer de Cortez, 2009, 133
1Il y a quinze ans, l’archéologue brésilien Eduardo Neves (2007) s’interrogeait sur les anciens processus ayant conduit à la néolithisation de l’Amazonie en parlant d’un « formatif qui n’avait jamais cessé » pour souligner « la longue histoire de la stabilité dans les occupations humaines de l’Amazonie centrale ». Il enfonçait le clou plus tard en se demandant si « l’agriculture était[-elle] une activité productive clé en Amazonie précoloniale ? » afin de cerner « la base productive stable de l’égalité sociale en Amazonie centrale » (Neves 2013). Cinq ans après, avec l’anthropologue Carlos Fausto, il discutait l’idée « Y a-t-il jamais eu un Néolithique dans les Néotropiques ? » (Fausto & Neves 2018). Entre temps, l’anthropologue français Alain Testart (2012) avait tranché en affirmant qu’à l’échelle du globe « la révolution néolithique n’est ni une révolution, ni néolithique ».
2On a longtemps évalué ce milieu comme une jungle vierge, non affectée par des populations semi-nomades éparses et peu développées. Bien plus, toute innovation était censée provenir de l’extérieur, de régions plus propices à l’épanouissement culturel. De même, incapables de domestiquer des plantes, les habitants avaient dû attendre leur introduction, plus particulièrement depuis les Andes voisines. Cette vision de sauvagerie supposée reprenait celle déjà en cours chez les Incas qui ne réussirent jamais à investir la sylve orientale, préférant la considérer comme un repère de sauvages pour justifier leur échec (figure 1).
Figure 1 – « Carte mondiale du royaume des Indes » vue de l’ouest, avec au premier plan en bas l’océan Pacifique, sous le territoire Inca de l’Anti Suyu. Au fond, sous la voute céleste et les montagnes, la forêt tropicale d’Amazonie, lieu jamais conquis par les Incas et peuplé de toute sorte de monstres.
Extrait de Felipe Guamán Poma de Ayala (1988 [1615]).
3La nord-américaine Betty Meggers, pionnière de l’archéologie amazonienne, fut une ardente avocate de l’affirmation d’un bassin amazonien incapable d’accueillir de grandes populations durant l’époque précolombienne, ni de supporter une agriculture intensive (Meggers 1971). Dès ses débuts, elle défendit bec et ongles le déterminisme écologique, qui voulait que la géographie décide de la culture. Il faut dire que cette théorie, venue des États-Unis, dominait alors la pensée anthropologique. Elle était notamment portée par Julian Steward qui édita, entre 1946 et 1949, cinq volumes du Handbook of South American Indians dans lesquels il classait les sociétés d’Amérique du Sud en quatre grands types qui définissaient leur niveau de complexité, correspondant chacun à une aire géographique déterminée, sur la base des stratégies d’adaptation supposées des Amérindiens, établies à partir de généralisations. Pour l’Amazonie, ces généralisations étaient par exemple la culture du manioc sur brûlis, une occupation de l’espace avec mobilité périodique ou l’utilisation de ressources fluviales comme protéines de base (Steward 1948). Le « modèle de tribu de forêt tropicale », appliqué sans discernement à l’ensemble du peuplement amazonien, représentait des communautés semi-nomades, obligées de cultiver temporairement des parcelles de forêt déboisées par le feu pour en augmenter la fertilité trop basse, et pêchant dans les rivières pour compléter en protéines la consommation des tubercules de manioc. Le problème du recours à ces aspects est qu’ils ne caractérisaient que des sociétés amérindiennes coloniales déjà fortement déstructurées par le choc de l’arrivée des Européens et en cours de recomposition. Quoiqu’il en soit, ce déterminisme environnemental connut un ample succès, donnant lieu à ce modèle de culture de forêt tropicale qui domina pendant un demi-siècle.
4Dans le rôle de fer de lance de ce paradigme, Meggers s’ingénia ainsi à démontrer que les basses terres infertiles provoquèrent la stagnation culturelle des habitants de l’Amazonie. Elle considérait qu’aucune société n’avait pu y connaître de développements complexes à cause d’un milieu défavorable, toute innovation culturelle étant vue comme un apport extérieur. Bien plus, elle expliquait que des communautés « avancées » étaient descendues vers l’est depuis les Andes pour peupler la grande forêt, la traversant jusqu’à atteindre son embouchure (figure 2). Là, à Marajó – une île de la superficie de la Suisse – elles avaient fleuri un temps, édifiant d’impressionnants tertres de terre le long des rivières et fabriquant de grosses urnes funéraires au décor anthropomorphe raffiné. Hélas, les miasmes délétères de ce milieu tropical humide auraient eu raison d’elles et anéantirent leur culture avant l’arrivée des Européens. Cette considération manichéenne du monde sud-américain régna durant près d’un siècle. Selon ce critère, on refusait aux habitants des basses terres une capacité technologique quelconque. Déterminisme et diffusionnisme étaient devenus les deux mamelles du discours académique.
Figure 2 – Selon Betty Meggers et Clifford Evans, toute société avancée d’Amazonie trouverait son origine dans les Andes. En arrivant dans une forêt tropicale considérée hostile et délétère, elle aurait périclité. Ce scénario est aujourd’hui réfuté par les découvertes archéologiques locales. Les flèches rouges indiquent les hypothétiques routes de migration, les aires jaunes sont les espaces mono-culturels et les aires orange les espaces multiculturelles.
Carte modifiée de Clifford Evans et Betty Meggers (1968)
5Pourtant, peu à peu, certitudes et présupposés sur l’histoire humaine et biologique de l’Amazonie s’effondrèrent. Cette tendance à interroger scientifiquement les clichés communément répandus sur la plus grande forêt tropicale du monde a commencé dans les années 1980, pour prendre la forme d’un tsunami intellectuel depuis le début du millénaire. L’adoption massive des principes d’écologie historique changea la perception du milieu qui n’était plus évalué comme un élément passif, mais bien comme une structure évolutive soumise aux actions de l’homme. En bref, humains et nature vivaient dans une intime interaction profitable à chacun. Cette fructueuse interdépendance favorisait des processus de création et, à l’opposé d’une simple marge culturelle, l’Amazonie fut à diverses reprises un épicentre d’innovations remarquables.
6Aujourd’hui, enfin, on entrevoit la complexité et la diversité des interactions anciennes sous la canopée. Loin d’être une aire débitrice des influences externes, l’Amazonie constitue un centre, ou plus exactement des centres, d’innovations remarquables. Elle voit en effet l’éclosion de phénomènes sociaux essentiels, des créations artistiques uniques, et l’invention de techniques primordiales pour l’homme américain, comme la domestication de beaucoup de plantes ou l’apparition de la céramique il y a plus de 7 000 ans. Le développement humain y a toutefois pris des formes différentes d’ailleurs. S’il n’y eut pas de néolithique au sens classique du terme, des processus de néolithisation ont été initiés (figure 3). Reste que les habitants n’eurent pas la volonté de contrôler complétement leur environnement, préférant induire une relation plus horizontale d’interaction avec le paysage visible et invisible qui les entourait.
Figure 3 – Carte simplifiée des innovations anciennes en Amazonie, avec les sites paléolithiques, d’invention de la céramique, de culture initiale du maïs et des lieux de domestication des plantes. L’aire gris foncé représente l’extension actuelle de forêt tropicale humide et « aP » indique une date avant nos jours.
Carte Stéphen Rostain.
7L’idée même de domestication s’accorde mal avec la pensée amazonienne, les premiers habitants ayant préféré manipuler et adapter leur environnement à leurs besoins plutôt que de le contraindre. Cela ne les a pas empêchés de domestiquer ou d’amener sur le chemin de la domestication une incroyable quantité d’espèces végétales.
8En revanche, aucun animal n’a été véritablement domestiqué en Amazonie. Contrairement au Vieux Monde, l’ensemble du continent américain n’a d’ailleurs pas porté beaucoup d’attention à la domestication animale. Rien que dans les Andes, on compte sur les doigts d’une main les espèces domestiquées par les humains : le cochon d’Inde (Cavia porcellus) vers 6 000 ans aP, le lama (Lama glama) et l’alpaga (Vicugna pacos) il y a quelque 5 000 ans et le canard musqué (Cairina moschata) il y a 2 600 ans. Signalons enfin le dindon (Meleagris gallopavo) vers 2 300 ans aP en Mésoamérique (Elliott & Dufour 2022). Le chien (Canis lupus familiaris) aurait été introduit déjà domestiqué depuis l’Asie avec les premières vagues de peuplement humain sur le continent américain. Il se diffuse ensuite de manière très inégale. Il n’est par exemple pas présent partout en Amazonie, certains peuples ne l’adoptant, particulièrement pour la chasse, qu’au xxe siècle (Koster 2009).
9À la différence du monde andin, les sociétés animistes d’Amazonie n’ont, elles, pas vu la nécessité de domestiquer les animaux. Elles ont toutefois adopté certaines proies pour les intégrer dans l’espace domestique où elles vivent en semi-captivité. Il n’est ainsi pas rare de croiser de jeunes pécaris (Pecari tajacu) ou des singes nourris au sein par des femmes, des perroquets et d’autres oiseaux gardés par des enfants, des paresseux (Bradypus tridactylus), des agoutis (Dasyprocta) ou des tatous (Dasypodidae) – parfois attachés – se promener dans les villages (figure 4). Souvent, ces animaux adoptés sont considérés comme des compagnons socialisés et, en conséquence, ne sont jamais consommés. Pourtant, bien qu’apprivoisés, ils ne sont pas domestiqués (Descola 1994).
Figure 4 – Les villages amazoniens sont toujours remplis d’animaux sauvages adoptés, mais aucun n’est domestiqué.
Extrait de Jules Crevaux (1876-1877).
10Si les Amazoniens ne tentèrent pas de domestiquer leur faune, ils ont autrefois inventé des systèmes ingénieux pour les capturer en grande quantité et les élever. Ils ont conçu des pièges redoutables, permettant de grandes prises, adaptés à différents types de gibiers. L’un des plus extraordinaires se trouve dans les Llanos de Mojos, en Bolivie. D’immenses structures de terre ont été construites pour concentrer des poissons dans des zones précises. En analysant les ossements animaux des fouilles du monticule artificiel de Loma Salvatierra, occupé il y a entre 50 et 1 450 ans (Lombardo & Prümers 2010), l’archéologue Gabriela Prestes-Carneiro a tout d’abord noté l’abondance de poissons parmi lesquels dominent les anguilles des marais (Synbranchidae) et le poisson-poumon (Lepidosiren paradoxa), deux espèces serpentiformes caractérisées par leur abstinence en oxygène (Prestes-Carneiro et al. 2019). Cette anguille présente la particularité de s’enfouir dans la vase humide pour hiberner durant les mois de saison sèche. Bien que ces poissons ne soient plus pêchés aujourd’hui par les populations locales, ils ont amplement été consommés il y a un millénaire. Leur aptitude naturelle à se réfugier dans le sol meuble à la période sèche a même été utilisée comme arme contre eux. Les Amérindiens ont construit de longues digues à travers les marais munies d’ouvertures en V qui conduisaient à des bassins préparés et fermés. Les anguilles s’engouffraient dans ces nasses de terre pour se retrouver piégées dans les étangs artificiels où elles nichaient, servant ainsi de garde-manger vivant pendant la saison de pénurie (Erickson 2000 ; McKey et al. 2016). Si l’on ne peut pas encore parler d’une domestication des animaux, cette attitude s’éloigne déjà notablement de la simple prédation pour se rapprocher d’une économie de production.
11Des systèmes comparables étaient mis en action pour d’autres gibiers comme les abeilles dont le miel est hautement apprécié, ou les tortues à la chair et aux œufs très recherchés. D’immenses enclos à tortues (figure 5) sont ainsi signalés par différents chroniqueurs sur la côte des Guyanes ou dans la haute Amazonie (Rostain 2010).
Figure 5 – Très friands de la viande et des œufs de tortues d’eau, les Amérindiens les élevaient dans des parcs pour être sûrs de ne jamais en manquer, comme ici dans le village de Sarayacu au Pérou.
Extrait de Paul Marcoy (1869).
12Toutes ces stratégies sont le fruit d’une patiente observation éthologique qui a sans nul doute débuté dès l’arrivée des humains en Amazonie. Ce savoir sur les animaux leur a permis d’apprendre à gérer au mieux la faune pour la capturer à moindre effort en mettant à profit ses habitudes intrinsèques. Toutefois, l’idée même de les domestiquer a pu rentrer en conflit avec cette nécessité de prédation et d’échange propre à l’univers symbolique des Amazoniens (Stahl 2014). Il faut peut-être voir là une conception similaire à celle qui régit les relations entre humains, les ethnies renforçant leur identité en maintenant un jeu subtil de succession d’alliances et de conflits, tout en multipliant les distinctions linguistiques et culturelles, pour soutenir un réseau d’interactions socio-politiques globales viable.
13La flore tropicale a également capté l’attention des humains dès leur arrivée en Amazonie il y a au moins 13 000 ans. Les habitants de la forêt pluviale sont ainsi progressivement devenus des spécialistes de la botanique, découvrant des qualités insoupçonnées dans la végétation qui étonnent encore aujourd’hui les biologistes, les botanistes et les pharmaciens occidentaux. Dans ce domaine encore, les Amazoniens ont fait preuve d’une sagacité peu commune (Neves & Heckenberger 2019 ; Iriarte et al. 2020 ; Maezumi et al. 2022).
14Très tôt, les Amérindiens, encore chasseurs-cueilleurs nomades, surent modifier leur environnement et contraindre en quelque sorte la végétation (Maezumi et al. 2018). Par exemple, en rejetant des graines dans des lieux précis, ils étaient certains de trouver les fruits désirés lors de leurs futurs passages à cet endroit (Politis 2007). Ce faisant, ils induisaient des associations végétales nouvelles et des peuplements spécifiques de plantes. L’exploitation des plantes pouvait ainsi être très discrète et seulement consister à favoriser la prolifération d’espèces non domestiquées (Levis et al. 2018).
15Encore aujourd’hui, les Amérindiens aménagent les environs de leur habitat et plantent systématiquement des arbres fruitiers d’appoint près de leur maison, et la végétation des environs du village est contrôlée. L’anthropologue Darell Posey (1985) a précisément inventorié les espèces autour d’un grand village Kayapó d’Amazonie méridionale et, sur une section de trois kilomètres de chemin, il a repéré 185 arbres plantés de 15 espèces différentes, près de 1 500 plantes médicinales et 5 500 plantes comestibles. En règle générale, les Amérindiens effectuent une gestion impressionnante de la forêt, que ce soit en plantant ponctuellement, en empêchant la croissance d’espèces ou en croisant d’autres (Watling et al. 2018 ; Watling, Mayle & Schaan 2018 ; Shock & Watling 2022).
16Bien avant l’apparition de l’agriculture elle-même, les premiers habitants d’Amazonie avaient commencé à évaluer les qualités des différentes espèces et comprenaient sûrement mieux les propriétés des plantes que les populations agricoles sédentaires postérieures. Ce savoir ne se limitait toutefois pas aux seules espèces alimentaires puisque bien d’autres usages sont possibles avec la grande diversité végétale de la forêt. En premier lieu, les arbres servent de bois de construction puisque les maisons amérindiennes sont faites de poteaux et poutres, mais également de palme tressée pour confectionner le toit. Si l’on souligne évidemment toujours ces structures d’habitat, il ne faut pas oublier des utilisations annexes très consommatrices de troncs. Ce sont, par exemple, les palissades protectrices dont sont entourés beaucoup de villages. D’autres troncs sont destinés aux nombreuses habitations palafittes le long du littoral depuis le Maranhão au Brésil jusqu’au Delta de l’Orénoque au Venezuela. Cette tradition de construction lacustre, utilisant de nombreux pilotis, est particulièrement intense il y a 1 000 ans, mais déjà présente il y a 4 000 ans et aurait débuté il y a près de 7 000 ans (Navarro & Roosevelt 2021). Parmi les gros œuvres, il faut également citer la fabrication de pirogues, qui nécessite d’abattre de gros fûts puis de les évider. Tous ces travaux sont particulièrement lourds, surtout si l’on tient compte que le seul outil disponible pour les réaliser autrefois était la hache de pierre (figure 6). Le bois servait enfin pour confectionner toute une série d’objets, allant de la pagaie, l’arc ou la massue jusqu’à des baguettes de fusaïole ou de petits timbres à peinture corporelle.
17Palmes, roseaux ou herbes offrent également de multiples possibilités pour la vie quotidienne. Ainsi, l’arouman (Ischnosiphon arouma) est privilégié pour tresser des vanneries, une industrie dans laquelle excellent les Amazoniens, tandis que le roseau à flèche (Gynerium sagittatum) est très prisé pour l’armement. L’énorme variété de graines sert enfin pour les parures et autres petits artefacts. Enfin, une part importante de la cueillette en forêt concerne la pharmacopée, la science amérindienne dans ce domaine étant infinie, sur laquelle les femmes sont devenues des spécialistes fréquemment consultées (figure 7).
Figure 6 – À gauche, Xetá coupant un tronc. Dessin de Stéphen Rostain d’après une photo de Vladimir Kozák et al. (1979, fig. 20). Au milieu, copeaux « d’ashawa » coupés à la hache de pierre par un jeune Yanomami lors d’une expérimentation au Venezuela. Extrait de Robert Carneiro (1979, fig. 1.4). À droite, hache de pierre en partie polie utilisée par les Akuliyo isolés du Surinam dans les années 1950.
Stichting Surinaams Museum (photo : Stéphen Rostain).
Figure 7 – Femme Waorani expliquant l’usage médicinal de plantes de la forêt dans le parc du Yasuni, en Équateur.
Photo : Stéphen Rostain.
18Reste que ce sont les plantes nourricières qui montrent un des plus grands éventails de diversité. On s’est souvent focalisé sur la domestication végétale comme marqueur de néolithisation, voire de sédentarisation, et même de l’apparition de la céramique devenue alors nécessaire pour cuire les plantes. Bien que ces théories intuitives soient séduisantes, elles ne rendent absolument pas compte de l’énorme variété de situations et de subtilités dans le domaine botanique des tropiques (Oliver 2005). En premier lieu, il demeure très délicat de reconnaître une plante domestiquée d’une autre sauvage, surtout à partir de micro-restes de types phytolithes ou grains d’amidon. Entre les deux extrêmes, il existe une multiplicité d’états intermédiaires qui représentent souvent une très lente adaptation et un très patient investissement humain (Lins Neto et al. 2014 ; Neves & Heckenberger 2019). Ce processus a de toute évidence débuté il y a très longtemps avec les premières expérimentations végétales des peuples nomades chasseurs-cueilleurs (Piperno & Pearsall 1998 ; Piperno 2011). Dès la fin du Pléistocène, il y a au moins 10 000 ans, des groupes mobiles prédateurs avaient donc déjà commencé à manipuler plantes et paysages, ne serait-ce qu’en incendiant les savanes et les abords des bois (Maezumi et al. 2022). Ils favorisaient également des peuplements végétaux et des associations d’espèces utiles (Levis et al. 2017). Il faut remarquer que la domestication provoque des modifications notables dans la plante, parfois même spectaculaires, comme par exemple dans le palmier pêche dont le délicieux fruit orange domestiqué est 2000 % plus gros que le sauvage (Hancock 2004).
19Jusqu’à présent, on a relevé au moins 138 plantes plus ou moins domestiquées (Clement et al. 2010 et 2015) : céréales, légumineuses, tubercules, fruits, noix ou plantes ligneuses. En plus de ces espèces domestiquées, ce sont plus de 5 000 espèces sauvages qui sont utilisées par les habitants d’Amazonie, un très large choix donc. Par exemple, la famille des palmiers (Arecaceae) totalise 181 genres et 2 600 espèces, et pourtant seul un d’entre eux a été domestiqué par les Amérindiens. Le palmier pêche (Bactris gasipaes) est le seul palmier domestiqué, peut-être d’abord pour la qualité de son bois afin de fabriquer des outils, puis pour ses fruits huileux et leur amidon facilitant la fermentation (Clement et al. 2010). Il faut toutefois signaler que des travaux récents en Guyane française montrent que les humains ont exercé une sélection sur les traits des fruits de certains palmiers (en l’occurrence les genres Astrocaryum sp. et Oenocarpus sp.), qui peuvent donc être considérés comme semi-domestiqués (Brousseau et al. 2022).
20L’Amazonie a d’ailleurs été le berceau de 45 % des plantes cultivées dans les Amériques. Dans l’état actuel des connaissances, il semble que les plantes furent en majorité domestiquées à la périphérie même de l’Amazonie plutôt que le long des principaux axes fluviaux. Les dates de domestication amazonienne sont anciennes. Sur le piémont oriental des Andes, le manioc était présent il y a plus de 8 000 ans, le maïs et la patate douce il y a 6 000 ans. Ailleurs, on trouve le palmier pêche il y a peut-être déjà 10 000 ans, l’ananas et le piment dès 6 000 ans en arrière, la goyave il y a 5 000 ans (Clement et al. 2015).
21Impossible d’inventorier ici toutes les espèces domestiquées d’Amazonie : Açai, araça-boi, bacurí, buriti, cacahuète, cajou, camu-camu, cupuaçú, genipa, graviola, guarana, haricot, igname, manioc, murucí, piment, piquá, pois doux, pupunha, taperebá, tucumã, etc., la liste est infinie (Clement et al. 2015 ; Levis et al. 2017 ; Watling et al. 2018 ; Iriarte et al. 2020 ; Furquim et al. 2021 ; Shock 2021). Ce qui apparaît maintenant comme certain, c’est que l’Amazonie est un foyer mondial majeur de domestication végétale, comme c’est également le cas pour d’autres régions chaudes et humides de la ceinture tropicale humide. Sur les quatorze grands foyers mondiaux de domestication des plantes, dix sont localisés dans les régions intertropicales (Mexique, Amazonie, Afrique, Inde, Chine, Papouasie) (Rindos 1984 ; Rostain & Saulieu 2016).
- 2 Commentaire personnel de Margareta Tengberg (2022), que je remercie.
22Il est toutefois nécessaire de souligner que toutes les plantes ne connurent évidemment pas un cycle complet aboutissant à une sélection de variétés et une plantation étendue. D’ailleurs, ces processus de domestication sont parfois réversibles et l’état obtenu peut disparaître, la plante redevenant alors sauvage2.
23Elle s’effectue de manière sensiblement différente de celle, plus connue, de Mésopotamie, où dominèrent les céréales. L’Amazonie offre déjà un éventail bien plus large de diversité végétale que l’Europe. Le mode de gestion mis en action varie selon le type de plante. Ainsi, pour les céréales, il suffit de semer les graines, puis de les re-semer et ainsi de suite jusqu’à que se transforme la plante. Pour les tubercules, il est préférable de choisir le clonage, le bouturage et le marcottage. Peu à peu, les plantations successives ont des conséquences sur le végétal, renforçant certaines caractéristiques ou, au contraire, en éliminant d’autres. Mais, cela ne suffit pas à expliquer l’évolution des plantes à propagation clonale. Ce type de propagation maintient la diversité, mais c’est la reproduction sexuée qui génère la diversité. Un exemple de l’interaction entre reproduction clonale et sexuée dans la diversification d’une plante amazonienne est le manioc (Rival & McKey 2008). D’ailleurs, les planteurs ne sont forcément pas au fait des transformations qu’ils induisent, l’action de semer ne visant qu’à multiplier cette ressource. La domestication n’est finalement qu’un effet secondaire, collatéral de cette succession de plantations. Le nouveau produit final diffère notablement de la forme sauvage de la plante. En somme, la domestication repose, en grande partie, sur un choix et consiste à favoriser la reproduction de la plante.
24Dans le cas de l’Amazonie, on est en droit de s’interroger sur la pertinence du terme même de « domestication » (Clement et al. 2010 ; Fausto & Neves 2018). La forme qu’a prise cette relation entre humains et plantes se distingue nettement des principes de culture près de l’habitat et de la sédentarité associée qu’on lui suppose habituellement, puisque beaucoup de ces opérations se déroulent en forêt, loin de la « maison » (Descola 1986). La transition même de la seule collecte de nourriture sauvage à des systèmes agricoles développés se serait produite vers 4 000 ans aP (Clement et al. 2015). L’approche mixte des Amérindiens sur la flore, certaines espèces étant domestiquées, parfois sans suite, tandis que d’autres sont laissées sauvages alors que largement utilisées, oblige à penser ce phénomène d’adoption hors des cadres habituels définissant la néolithisation. Par exemple, le manioc, une des plantes actuelles favorites en Amazonie, peut être considérée comme élevée plutôt que cultivée (Emperaire 2005). De même, les deux tiers des cultures amérindiennes sont des arbres, dont seulement un nombre restreint est domestiqué (Clement et al. 2010). D’ailleurs, la gestion des arbres, domestiqués ou pas, diffère fondamentalement de celles des céréales ou des tubercules. Si ces plantes sont plutôt gérées comme un ensemble, un collectif, un troupeau impersonnel, une relation plus individuelle peut être établie avec l’arbre. Une interaction plus intime est en effet plus envisageable avec les fûts culminant à 50-60 mètres qu’avec les graminées et autres espèces plus modestes. En tout cas, la spécificité tropicale d’un large spectre d’espèces utilisées par les humains a amené deux chercheurs brésiliens, le premier anthropologue et le second archéologue, à concevoir un autre paradigme que celui de « domestication » pour rendre compte d’une telle évolution (Fausto & Neves 2018). Ils proposent le concept de « familiarisation », au même titre que les animaux adoptés, afin d’exprimer la subtilité de cette relation, tout en s’accordant avec le modèle de l’animisme ontologique défini par Philippe Descola (2005). Cette reformulation a l’avantage de s’affranchir d’une terminologie ambiguë liée à une tradition académique prégnante depuis près d’un siècle (Childe 1925 et 1936), tout en renouvelant le concept de néolithisation et en le faisant coller au plus près à la réalité amazonienne (Clement et al. 2015).
25Peut-être plus que toute autre plante, le manioc amer illustre bien cette intimité établie entre les premiers habitants d’Amazonie et la flore (McKey & Beckerman 1996 ; McKey et al. 2010). Très adapté aux sols rudes d’Amazonie, il nécessite peu de soins et résiste autant à la sécheresse qu’aux fortes pluies. Il n’y a rien de plus simple que de le planter, car il suffit d’enfoncer une tige dans le sol pour qu’il prenne racine. Outre cette possibilité de bouturage, il a gardé sa capacité de reproduction sexuelle. Comme sa graine n’attire pas les disséminateurs, il a naturellement développé un appendice riche en lipides, l’élaïosome (appelé « caroncule » chez les Euphorbiacées, dont fait partie le manioc), dont sont friandes les fourmis, qui l’emportent attaché à la graine dans leur nid, jouant ainsi un rôle dans sa dispersion (structure et mode de dissémination très répandus dans la famille des Euphorbiacées) (Mckey et al. 2012). Pourtant, ce tubercule présente un défaut qui pourrait sembler rédhibitoire : il est empoisonné et mortel. La variété amère est extrêmement toxique puisqu’elle contient du cyanure, un glucoside cyanogénique plus exactement (Mckey et al. 2012). Il est donc indispensable d’éliminer ce fatal poison avant de manger le tubercule. Les Amérindiens ont conçu une série d’opérations pour l’extraire. Cette chaîne opératoire culinaire demande un enchaînement de gestes techniques précis. Le tubercule est épluché, râpé – autrefois sur des râpes en pierre ou sur des planches incrustées d’éclats de roche –, essoré, tamisé et cuit. Le râpage ou la fermentation des racines met en contact ce glucoside et une enzyme qui sépare le glucose du reste de la molécule, libérant l’acide cyanhydrique, qui est soluble dans l’eau et volatile, et qui peut donc être éliminé par le pressage avec la couleuvre à manioc (McKey et al. 2012). Chacun des nombreux outils utilisés est parfaitement adapté à la tâche qui lui est dévolue. Par exemple, la presse est une très ingénieuse vannerie extensible, appelée tipiti, ou couleuvre à manioc en raison de sa forme tubulaire rappelant un serpent, qui permet d’exprimer le jus vénéneux de la plante (figure 8). La farine est cuite sur d’énormes plaques en céramique – aujourd’hui plutôt en métal – pour en faire des galettes dures qui se conservent très bien dans le climat humide tropical. Autrement, on peut mélanger la farine à de l’eau en rajoutant de la salive comme ferment, pour fabriquer de la bière douce (Rostain 2021). Il faut également signaler que d’autres méthodes sont parfois utilisées en Amazonie. Par exemple, les Wapishana du Guyana utilisent une moisissure pour convertir l’amidon du manioc en sucres. D’ailleurs, cette moisissure, elle-même domestiquée, est conservée et utilisée comme amorce pour des lots successifs de bière (Henkel 2004 et 2005). Il apparaît d’ailleurs que cette méthode est relativement bien répandue en Amazonie (Barghini 2020).
Figure 8 – L’acide cyanhydrique du tubercule de manioc est extrait de la pulpe grâce à un pressoir en vannerie.Village El Refugio, Colombie.
Photo Stéphen Rostain.
26Or, ce poison même est une bénédiction puisqu’il sert à protéger la plante des pathogènes et des parasites, innombrables dans les sols amazoniens. Il la défend également contre les « parasites humains » en empêchant des groupes nomades de piller les champs isolés qu’ils rencontraient. Cultiver le manioc amer revenait à interdire son brigandage puisque les vagabonds de la jungle ne pouvaient transporter avec eux l’encombrant et lourd appareillage indispensable à le rendre comestible. On est d’ailleurs en droit de se demander si les Amérindiens n’ont pas recherché les variétés les plus toxiques de manioc pour se prémunir des vols, tout comme des parasites animaux. Avant l’arrivée des Européens, la culture du manioc amer se pratiquait plus particulièrement le long des grands fleuves où se trouvaient les plus hautes densités de populations. Les champs étant alors éloignés des établissements, la plante vénéneuse se protégeait toute seule des rapines. À l’inverse, le manioc amer s’est peut-être dispersé dans l’ensemble de l’Amazonie après le contact car la démographie a chuté dramatiquement. Les villages se sont réduits, les champs demeuraient pourtant éloignés et à la merci des bandes de survivants hagards fuyant les maladies européennes (Denevan 1992 ; Rostain 2021). Là encore, le cyanure du manioc était son meilleur atout dissuasif de toute razzia.
27La manipulation des plantes a, dans certains cas, conduit à l’émergence de l’horticulture en Amazonie, qui a pris des formes distinctes selon les régions. En effet, la grande biodiversité rencontrée en Amazonie se retrouve également dans la qualité des sols. S’ils sont en grande majorité plutôt pauvres et acides, il existe beaucoup de variations. Ainsi, les sols de interfluves sont bien différents des roches et des terres volcaniques extrêmement fertiles au pied des Andes, ou des limons fertiles déposés le long du grand fleuve et des principales rivières. Plus encore, les Amérindiens font encore aujourd’hui des distinctions qualitatives des sols dont les subtilités nous échappent parfois. Les Wayãpi actuels du haut Oyapock, fleuve frontière entre le Brésil et la Guyane française, évaluent la texture du sol par rapport à sa propension à être ameublie, mais suffisamment perméable pour ne pas retenir un excès d’eau qui provoquerait le pourrissement des racines. Ils distinguent, à partir de ces critères, différents types de sols propices à l’agriculture (Grenand & Grenand dans Turenne 2002) :
- Les sols très favorables à l’agriculture sont les terrains sableux secs ou très perméables et mélangés d’humus (considérés comme les meilleurs, notamment pour le manioc), ainsi que les terres noires (composées seulement d’humus), les sables granuleux, les graviers contenant de petites concrétions rondes et noires d’oxyde de manganèse, les graviers granuleux avec plus de graviers que de sable. Ces deux derniers sont toutefois plus difficiles à travailler.
- Les sols moyennement favorables sont les terres rouges argileuses peu ou moyennement humides, les sables rouges, les sols rouge vif avec de nombreuses concrétions d’hématite, les sols argileux imperméables à flaques d’eau, les sables collants mêlés d’argile assez fortement humide.
- Les sols médiocres, utilisés en dernier recours et toujours en complément de ceux des deux premiers types, sont les terres mouilleuses avec de nombreux rejets terreux de vers de terre, et les terres collantes très argileuses, encore plus mouilleuses et compactes.
- Les sols impropres sont la boue saturée d’eau des bas-fonds, les sols à fort entassement de feuilles mortes non décomposées et très mouilleux, les vases gorgées d’eau et remplies de feuilles pourries.
28Les concepts même de fertilité ou de pauvreté des sols répondent chez les Amérindiens à des nécessités bien différentes de celles retenues par les critères occidentaux. La mise en culture d’un espace est également très liée aux qualités retenues de l’endroit. Ainsi, la technique choisie dépend de conditions locales, voire micro-locales. L’agriculture itinérante offre plein de possibilités, allant de l’essart (espace défriché) (figure 9) au brûlis (parcelle déboisée puis brûlée), à l’agroforesterie (exploitation de terres agricoles associant plantation d’arbres et cultures) ou jusqu’à la domesticulture (domestication de tout l’écosystème). L’aspect fondamental qui relie toutes ces techniques agricoles est la reconstitution du couvert forestier faisant intrinsèquement partie du système.
Figure 9 – Champ Tikuna planté de manioc amer. Guaviare, Colombie
Photo Stéphen Rostain.
29Un autre critère habituellement retenu pour définir l’évolution néolithique est la naissance de la céramique (figure 10) (Childe 1925), dont les débris imputrescibles sont si essentiels aux archéologues. Cet aspect semble de prime abord très clivant puisqu’il y a un avant et un après avec l’apparition de la poterie. On est donc en droit d’espérer une datation assez précise du phénomène et un marqueur ferme de ce progrès. Toutefois, une fois de plus, il est délicat de s’appuyer sur des certitudes dans ce domaine technique, surtout si on le reporte à l’immensité et la diversité de l’Amazonie sur près de sept millions de kilomètres carrés.
Figure 10 – Bol simple à usage culinaire de culture Huapula (environ 600-1 200 apr. J.-C.) trouvé dans la cuisine des restes de la maison fouillée par décapage au sommet d’un monticule artificiel de terre du site de Sangay, en Amazonie équatorienne.
Photo Ronald Jones & Stéphen Rostain.
30Plusieurs berceaux de céramique ont été repérés en Amérique du Sud, mais il est remarquable d’observer qu’ils sont systématiquement localisés dans les basses terres tropicales, sur le littoral pacifique, la côte caraïbe ou l’Amazonie. Ils sont presque tous datés entre 5 000 et 6 000 ans aP (Roosevelt 1995). Le foyer de la culture Valdivia sur la côte d’Équateur a longtemps été considéré comme le plus ancien avec sa poterie remontant à 5 500 ans aP (Estrada, Meggers & Evans 1965). Par la suite, de la céramique initiale remontant à 6 000 ans aP a été découverte sur le littoral colombien de la mer des Caraïbes dans les sites de Monsú, Puerto Hormiga et San Jacinto (Reichel-Dolmatoff 1985 ; Oyuela-Caycedo 1995 ; Oyuela-Caycedo & Bonzani 2005). Si l’on se tourne vers l’Amazonie, les premières céramiques datées de la même époque se retrouvent dans des monticules artificiels de coquillages, appelés sambaquis au Brésil, localisés en bordure de l’océan ou de rivières. Sur le front atlantique, ce sont les sites de culture Alaka au Guyana, datés de 6 800 et 3 550 ans aP (Evans & Meggers 1960 ; Plew & Willson 2009 ; Plew & Daggers 2016) et ceux de culture Mina sur la côte du Maranhão au Brésil, daté de 5 800 et 3 500 ans aP (Simões 1981 ; Bandeira 2017 et 2018). Il n’y a pas de monticule de coquillages sur la plaine côtière de Guyane française, mais la première poterie remonte à 5 200 ans aP sur le site d’Eva (Van den Bel 2015). La céramique des tertres coquilliers fluviaux est également ancienne, comme par exemple à Monte Castelo sur le Guaporé en Amazonie occidentale où elle est datée de 5 200 ans aP (Pugliese Jr., Zimpel Neto & Neves 2017). Mais, la palme revient sans nul doute au sambaqui de Taperinha dans le bas Amazone, à la hauteur de Santarém, avec la plus ancienne occurrence de la poterie des Amériques vers 7 000-7 500 ans aP (Roosevelt et al. 1991). La technique de poterie s’est répandue dans toute l’Amazonie, devenant dans bien des endroits un indispensable objet de cuisine. Toutefois, elle a servi dans d’autres domaines, par exemple pour confectionner des instruments de musique à vent, des jouets, des fusaïoles à coton, des figurines ou des urnes funéraires. Ces artefacts sont souvent très délicatement décorés d’incisions, de modelés appliqués ou de peintures (figure 11).
Figure 11 – Potière Kichwa en train de délicatement peindre un vase-trompe avec un pinceau fait de cheveux d’enfant, à Puyo en Amazonie équatorienne.
Photo Stéphen Rostain.
31Un point important à souligner est qu’il n’y a pas en Amérique du Sud un unique berceau de la poterie qui serait à l’origine de diffusion dans différentes directions. Bien au contraire, en plus des trois foyers des côtes pacifiques et caraïbes, six autres sont donc repérés en Amazonie (Neves et al. 2021), dans les alentours de Santarém, le littoral atlantique à l’est du Delta de l’Orénoque d’une part et à l’est de l’embouchure de l’Amazone d’autre part, le bassin supérieur de Madeira et le piémont élevé des Andes en Équateur. L’autre aspect particulier à retenir est l’absence de diachronie de la naissance de la céramique avec d’autres événements attribués au phénomène de néolithisation. Ainsi, la première n’implique pas l’apparition de grands villages et vice-versa. Il semble qu’en Amazonie ces deux occurrences soient totalement indépendantes, des siècles, voire des millénaires, pouvant les séparer (Neves et al. 2021).
32Des récipients non céramiques ont cependant été utilisés bien avant la céramique, qui n’a pas l’exclusivité comme ustensile de cuisine. La calebasse (Crescentia cujete) fut ainsi très tôt adoptée pour contenir divers aliments et surtout des liquides. Rien de plus simple en effet que de cueillir le fruit, une grosse baie globuleuse, puis de la couper en deux, l’évider puis la sécher pour en faire un grand bol parfaitement adapté à la cuisine (figure 12). Outre la facilité pour le transformer, l’objet est très léger et résistant, mais ne passe pas au feu. Quoiqu’il en soit, la calebasse a connu un beau succès depuis des temps reculés à travers toute l’Amérique tropicale. La céramique ne sonna pas son glas, puisque les bols de calebasse perdurèrent jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, les Amérindiens s’en servirent pour d’autres usages, comme outil coupant, de raclage ou chambre de résonance pour les hochets (Ribeiro 1988).
Figure 12 – Bol en calebasse, gravé et peint du motif du tatou (Dasypodidae). Palikur du bas Oyapock, Guyane française.
Photo Stéphen Rostain.
33On a trop souvent tendance à se focaliser sur la naissance de la poterie comme marqueur de la néolithisation mais, durant l’Âge de la domestication, les Amazoniens ont développé bien des techniques et des artefacts qui démontrent une évolution technologique marquée de la société (Rostain 2021). Le hamac en fibres ou en coton a, par exemple, été inventé en Amazonie. Il est la solution idéale pour dormir dans la forêt équatoriale en s’isolant parfaitement du sol, se préservant ainsi de nuisances animales, insectes et espèces nuisibles, voire dangereuses. Ce couchage est si efficace qu’il a été immédiatement adopté par les premiers Européens à débarquer sur le continent et, notamment, adapté sur les navires pour offrir de meilleures conditions d’hygiène aux marins. Des prouesses technologiques ont également été réalisées pour se procurer ou préparer de la nourriture ou des produits. La variété de techniques d’extraction de poison illustre très bien l’ingéniosité mise en œuvre par les habitants de la forêt de pluie.
34Si l’on regarde simplement la pêche, on est vite impressionné par l’éventail de techniques de pêche et d’élevage du poisson : barrages à goulot équipés de nasses élaborées, piscines d’élevage, innombrables pièges. Par exemple, les Amérindiens ont mis au point une façon très originale de récupérer de grandes quantités de poissons lorsqu’ils se font rares en saison sèche (Pagezy 2003 ; Santos-Granero 2011). La nivrée consiste à fermer un tronçon de rivière à l’aide d’un barrage de branches lors des basses eaux. En amont, certaines lianes (des légumineuses du genre Lonchocharpus) sont écrasées sur des roches à l’aide de gourdins afin d’en libérer la sève blanchâtre très toxique (une molécule organique ichtyotoxique appelée roténone) pour les poissons, qui se diffuse progressivement grâce au courant lent. Quelques minutes plus tard, les poissons étouffés remontent inconscients à la surface. C’est alors une orgie à laquelle participent tous les membres de la communauté, hommes, femmes et enfants. Chacun récupère à la main ou au harpon le maximum de poissons culinairement intéressants. Les enfants plongent également pour prendre ceux qui ont coulé. Il en résulte une curée festive impressionnante.
35On pourrait dérouler à l’infini les inventions amazoniennes qui surpassent d’une certaine manière la céramique, que ce soit dans le domaine de la chasse, la cuisine, l’habitat, les poisons, la pharmacopée, etc. Plus qu’un berceau de la poterie, l’Amazonie fut un véritable foyer d’innovations dont les productions ont amplement été adoptées par le reste du globe (Rostain 2017). Les inventions amazoniennes constituent aujourd’hui un legs universel que l’on ne perçoit pas toujours à sa juste valeur. C’est peut-être parce qu’un énorme pan original de l’humanité fut effacé en quelques années par suite du contact européen, mais nous vivons encore avec son héritage, beaucoup plus riche que l’on ne le soupçonne.
36Les humains ont toujours cherché à soumettre leur environnement et les êtres qui les entourent, que ce soit des animaux ou des plantes. Cette action sur la nature est même intimement liée à l’évolution des sociétés, puisqu’elle favorise parfois leur sédentarisation. Ce sont généralement des groupes nomades qui, par leur connaissance de leur environnement naturel qu’ils exploitent intensément, en viennent à étudier, manipuler, croiser et finalement domestiquer des plantes. Les nomades seraient donc les premiers « domesticateurs » du monde. Ce savoir végétal et ce maniement des espèces se développent par la suite encore plus finement chez les populations sédentaires. La domestication est ainsi fréquemment considérée comme suscitant la sédentarité, quoique la situation ne soit pas toujours aussi tranchée car ces deux innovations peuvent être complétement indépendantes (Haas 2021).
37La relation de l’homme avec les végétaux est, de ce point de vue, fascinante. Il faut en effet se souvenir que s’il est omnivore, l’humain se passe en général plus facilement de viande que de fruits et légumes. La domestication est un concept qui dépasse la simple manipulation d’espèces en vue de les rendre plus performantes et nourrissantes (Rindos 1984). Plus que la domination de l’homme sur la nature, elle implique une relation mutuelle d’échange fondée sur une capture réciproque. La plante fixe ainsi l’homme sur un territoire, l’obligeant à s’adapter à une niche écologique spécifique et à agir sur cet environnement pour le rendre plus vivable. C’est pour cela que l’anthropologue américaine Anna Tsing écrit avec poésie que « l’histoire d’amour entre les gens et les céréales est l’une des plus grandes romances de l’histoire humaine » (Tsing 2012, 145).
38À l’Holocène moyen, des campements semi-permanents, qui ne s’apparentent pas encore à de véritables villages, ont été repérés en Amazonie orientale. Ils sont localisés à la rencontre de l’intérieur forestier et de la plaine côtière occidentale de Guyane française. Les fouilles archéologiques ont permis de dater trois sites similaires d’époque dite archaïque de 7 300 à 4 000 ans aP. Ces trois sites ont livré des ensembles d’amas concentrés de galets de quartz de forme circulaire ou allongée, déposés dans des cuvettes ou des fosses peu profondes. Celui d’Eva-2, dans la savane littorale de Malmanoury, conservait 210 amas, dont beaucoup étaient distribués selon une disposition régulière en alignements rectilignes ou en demi-cercle (Van den Bel 2015). Les galets étaient en quartz saccharoïde, de plus mauvaise qualité, mais il y avait également, dans les amas et les alentours, des déchets de débitage et des outils faits en quartz hyalin de meilleure qualité. Des taches de feu sur les galets indiquent qu’ils ont été chauffés. Ces indices de feu suggèrent que ces structures étaient peut-être des fours de pierre, comparables aux fours polynésiens utilisés dans les Andes ou aux cooking pits d’Amérique du Nord de la même époque. Cette technique permettait de cuire des aliments sans l’aide de récipients de céramique.
39Ailleurs en Amazonie, on trouve des traces des premiers villages remontant à l’Holocène moyen, soit entre 8 000 et 2 500 ans aP. Par exemple, le site en plein-air sur les rives du Jamari, un affluent du Madeira, a révélé une industrie lithique datée de 8 000 à 6 000 ans aP (Mongeló 2020). Dans la même région, l’apparition de terre anthropique noire, à partir de 5 500 ans aP dans le site de Teotônio, indique une implantation déjà très dense à cette époque (Neves et al. 2021). Le peuplement se densifie notablement en Amazonie à cette époque, et certains sites présentent des dimensions impressionnantes. Ce dynamisme se repère notamment dans la formation de terra preta, terres sombres anthropiques, riches en matières organiques, qui résultent de la gestion des déchets humains dans les implantations et des pratiques de compostage dans les espaces agricoles. Des aires terra preta pouvant atteindre 90 hectares, chacune se développent en majorité le long de l’Amazone et de ses affluents majeurs surtout à partir de 2 500 ans aP, certaines étant parfois même plus anciennes (Arroyo-Kalin 2017).
40Ces sites n’ont pourtant pas, la plupart du temps, la monumentalité des tertres de coquillage, appelés sambaquis au Brésil. Ces énormes monticules, localisés en bordure de cours d’eau ou de mer, constituent les restes les plus spectaculaires des premières implantations sédentaires d’Amazonie, puisque les plus anciens commence à être édifiés à partir de 8 000-6 000 aP (Pugliese Jr., Zimpel Neto & Neves 2018) Les habitants ont progressivement accumulé des coquilles pour constituer les fondations de leurs villages (Pugliese Jr., Zimpel Neto & Neves 2017). Au cours des millénaires, les couches successives ont surélevé les soubassements de l’habitat, jusqu’à atteindre plusieurs mètres de hauteur. Les plus grands mesurent plus de six mètres de hauteur et s’étendent parfois sur des dizaines de milliers de mètres carrés de surface. Les tertres coquilliers des berges de fleuve semblent plus anciens que ceux éparpillés le long du littoral.
41Le sambaquí de Taperinha est localisé dans le bas Amazone, en aval de la ville actuelle de Santarém. D’une altitude de 6 mètres, sa superficie originelle est estimée à 50 000 m2. Il a fourni des datations allant de 8 025-7 780 à 6 665-6 415 ans aP, soit une occupation de plus de 1 300 ans (Roosevelt et al. 1991). Les occupants basaient leur régime sur les ressources fluviales, collectant surtout des coquillages d’eau douce, mais également des tortues d’eau, et pêchant diverses espèces de poissons. La cueillette de plantes sauvages était en revanche très minoritaire. Ils ont été parmi les premiers amazoniens à utiliser des récipients de céramique vers 7 000 ans aP. Les formes de ces poteries initiales sont simples, avec l’ouverture évasée ou fermée et une base arrondie. Les rares décorations sont des lignes courbes ou rectilignes parallèles incisées près du bord. Les fouilles ont également révélé des outils de pierre taillés ou non façonnés, des racloirs en coquille de mollusque et de tortue, un hameçon en os et un pendentif en os de mammifère marin (Roosevelt et al. 1991).
42Plus à l’intérieur, dans la périphérie sud-ouest du bassin amazonien, près de la rivière Guaporé, affluent méridional de l’Amazone, le tertre coquillier de Monte Castelo est localisé dans des marécages quasiment impénétrables. Il mesure 120 mètres dans sa plus grande longueur et 6,5 mètres de hauteur (Pugliese Jr., Zimpel Neto & Neves 2017). Son occupation montre une très longue chronologie à partir du début de l’Holocène, qui a commencé avec la construction d’une plateforme de deux mètres de hauteur (figure 13). Le tertre conserve sur plusieurs niveaux les traces de diverses activités humaines, comme des poteries, des foyers, des restes de faune, mais aussi des sépultures. Il offre surtout l’une des plus longues séquences continues d’occupation humaine d’Amazonie. En effet, les premiers indices d’habitat remontent à 6 000 ans et les plus anciennes poteries apparaissent il y a environ 5 200 ans (Pugliese Jr., Zimpel Neto & Neves 2018). Un changement est ensuite perceptible aux alentours de 4 000 ans, tant dans l’apparition d’un nouveau style céramique que dans la consommation de poisson. Ils totalisent près de 80 % de la faune vertébrée trouvée dans les fouilles archéologiques, où prédominent les anguilles de marais Synbranchus spp. qui représentent 69 % de l’échantillonnage de restes de poisson (Prestes-Carneiro & Béarez 2017). Cette même époque est marquée par une multiplication d’espèces consommées, avec notamment l’apparition de celles, de petite taille, des savanes inondées. Cet accroissement de la diversité de la pêche reflète une augmentation des précipitations entre l’Holocène moyen et tardif, déjà constatée dans les analyses paléo-environnementales (Neves et al. 2021).
Figure 13 – Fouille du monticule artificiel de coquillage de Monte Castelo, sur le haut Guaporé, dont la plus ancienne datation remonte au moins à 6 000 ans aP.
Photo courtoisie Gabriela Prestes-Carneiro.
43Un autre type d’amas coquilliers se trouve également dans la proche région des Llanos de Mojos en Bolivie, composés d’immenses savanes inondables à perte de vue. Point de tertres élevés ici, mais de légères élévations circulaires et de diamètre limité, avec une hauteur inférieure à deux mètres. Longtemps considérées comme purement naturelles, ces centaines « d’îles boisées » de savane ont en réalité été construites par les Amérindiens il y a 10 000 ans par accumulation de coquilles (Lombardo & Prümers 2010 ; Lombardo et al. 2013 ; Lombardo et al. 2020). Elles ont été utilisées jusqu’à l’apparition de la céramique, et peut-être même encore après.
44Il existe encore une tradition de tertres coquilliers, comparables à ceux des bords de rivière, mais édifiés en front de mer. Ces sambaquis sont situés en deux aires du littoral atlantique, à l’est du delta de l’Orénoque d’une part, et à l’est de l’embouchure de l’Amazone d’autre part. Entre ces deux foyers monticulaires, la basse plaine côtière vaseuse des Guyanes (Guyana, Surinam, Guyane française, Amapá) est envahie de bancs vaseux qui n’ont pas permis le développement de grandes quantités de coquillages et, par voie de conséquence, ont rendu impossible la construction de sambaquis (Rostain 2012).
45Bien que distants de quelque 1 700 km, les deux foyers monticulaires littoraux présentent d’intimes similitudes de datations et de développement culturel. Les tertres de culture Alaka, localisés à l’ouest au Guyana, sont âgés entre 6 800 et 3 550 ans aP (Plew, Willson & Daggers 2012 ; Basso & Plew 2017). Dans l’embouchure de l’Amazone, des dizaines de sites d’amas coquilliers de culture Mina ont fourni des datations entre 6 000 et 3 300 ans (Silveira & Schaan 2010 ; Lopes, Gaspar & Gomes 2018). Les monticules peuvent atteindre une superficie 145 par 70 mètres à la base pour une hauteur de 9 mètres, comme à Ponta de Pedras (Lopes, Gaspar & Gomes 2018). Ici encore, la poterie apparaît très tôt, mais demeure encore sommaire, que ce soit dans les sites de culture Alaka (Evans & Meggers 1960) ou Mina (Oliveira & Silveira 2016).
46En se fondant sur les travaux de paléobotaniques régionales, Myrtle Shock et ses collègues (Shock & Moraes 2019) estiment que les premiers groupes humains des basses terres d’Amérique du Sud ont pu suivre la « piste » des palmiers, une de leurs ressources fondamentales, pour ne pas dire primordiales, pour leur alimentation et d’autres usages. Ils considèrent ainsi que « les palmiers pourraient avoir guidé les occupations initiales d’Amazonie » (Shock & Watling 2022). Ainsi, la carte des premières implantations humaines se seraient progressivement constituée de la base de la dispersion des différentes espèces de palmiers.
47À partir de 3 000-2 500 ans aP, les villages se multiplient en Amazonie (Neves et al. 2021) et certaines maisons affectent déjà la forme qui perdure encore aujourd’hui (Rostain & Saulieu 2015) (figure 14). Un nouvel âge commence.
Figure 14 – Plan des trous de poteaux et structures culturelles de la plus ancienne maison connue d’Amazonie, datée de 3 671-3 135 ans aP, et détail du foyer construit en pierre, du site de Pambay, en Équateur.
Photo Stéphen Rostain.
48Aux alentours de 8 000 ans aP, le peuplement de l’Amazonie s’était densifié. Ce n’était plus seulement des chasseurs-cueilleurs qui la traversaient, mais aussi d’autres groupes qui s’étaient installés de façon plus permanente. Si certains vivaient dans des campements provisoires, d’autres avaient créé des structures plus stables comme les sambaquis. Ainsi, durant cette période, trois phénomènes importants vont se manifester : la sédentarisation de divers peuples, la domestication des plantes et la naissance de l’agriculture, l’apparition de la céramique. Bien que certaines dynamiques culturelles eussent déjà été amorcées auparavant, notamment la sélection et la manipulation des plantes, c’est aux alentours de 8 000 ans aP que des phénomènes d’innovation commencent à se cristalliser en Amazonie. Peu à peu, plusieurs groupes échappent à une économie de pure prédation pour se tourner vers la production. C’est un phénomène extrêmement long puisqu’il se poursuit jusqu’à 3 000 ans aP, et parfois même encore après, puisque quelques groupes nomades continuent encore aujourd’hui à vivre sans agriculture (Politis 2007).
49On peut désigner cette période comme l’Âge de la domestication (Rostain 2022), de l’adaptation (Shock & Watling 2022) ou même, comme le proposent Carlos Fausto et Eduardo Neves (2018), l’Âge de la familiarisation. Ces auteurs et d’autres préfèrent ces termes d’adaptation (pris avec beaucoup de réserve) et de familiarisation car ils n’induisent pas une idée d’intentionnalité (Clement et al. 2021), mais correspondent plus au concept de domestication fortuite tel que l’entend David Rindos (1984). Ils estiment que la domestication est intégrée dans un réseau très large de relations avec les personnes, les plantes, les animaux et le paysage qui implique des significations multiples. Quoiqu’il en soit, on manque encore en Amazonie de véritables « signaux des “syndromes” de domestication ou de processus de sélection in situ » comme dans d’autres régions d’Amérique latine (Shock & Watling 2022). Ce serait en effet une erreur d’imaginer une finalité préalable dans les trajectoires des cultures humaines.
50Il faut pourtant souligner que cette dynamique de domestication ne fut pas systématique, des chasseurs-cueilleurs continuant leur vie errante durant toute l’histoire ancienne et même jusqu’à aujourd’hui. En contrepartie, d’autres poursuivaient leurs activités de prédation tout en s’installant de manière momentanée dans un village provisoire, d’où le concept de semi-nomadisme, ou ce que l’anthropologue Alain Testart (2022) définissait comme une « économie de chasse-cueillette sédentaire avec stockage », ces réserves autorisant de rester selon un mode sédentaire, même pendant la saison sèche plus pauvre en ressources. De même, les trois phénomènes ne furent pas concomitants, la sédentarisation ne correspondant pas forcément à l’invention de la poterie ou ne s’accompagnant pas de l’agriculture (figure 15). Toutes les recherches les plus récentes menées en Amazonie montrent d’ailleurs que ces trois éléments ne se sont pas produits simultanément. Il y a, par exemple, eu un intervalle de 4 000 ans entre les premières preuves de domestication des plantes et l’émergence de peuplements permanents (Neves 2013). Des écarts comparables s’observent entre les poteries initiales et une pleine sédentarisation. En Colombie, à San Jacinto, l’apparition de la céramique est complétement déconnectée des processus alimentaires (Oyuela-Caycedo 1995). D’ailleurs, démographie et poterie ne vont pas de pair. D’un autre côté, si la domestication des plantes est reconnue à partir de 8 000 ans aP, elle se ne se limite pas à une période donnée, mais se poursuit avec intensité jusqu’à aujourd’hui. Les exceptions au modèle classique sont légion en Amazonie.
Figure 15 – Schéma d’évolution pour l’Amérique du Sud selon l’anthropologue Alain Testart montrant des situations contrastées d’une région à l’autre.
Adapté d’Alain Testart (2012, fig. 33).
51La sédentarité n’empêche ainsi pas la mobilité, voire une très forte mobilité, quitte à revenir sur des lieux déjà occupés. Encore aujourd’hui, les Amérindiens quittent occasionnellement leur maison pour plusieurs mois pour diverses raisons : chasse, visite d’alliés ou de parents, expédition de collecte de produits spécifiques, cérémonies, etc. Il arrive également qu’un village sédentaire connaisse une brusque scission parmi les habitants, dont une partie va s’installer ailleurs. Les critères rigides retenus traditionnellement dans les régions tempérées pour déterminer les processus de néolithisation s’accommodent mal de la réalité tropicale. Ils fonctionnent en tout état de chose de façon très bancale en Amazonie. Les processus de néolithisation y ont pris des voies tortueuses, ou plutôt une diversité large de chemins, détonnant avec le cadre rigide et unique adopté dans la vieille Europe tempérée et la chaude Méditerranée. Ainsi, beaucoup de peuples de la grande sylve humide ont su marier harmonieusement l’habitude de la prédation avec des systèmes de production, comme les Warao du delta de l’Orénoque (Wilbert 1972 ; Roosevelt 2019). Ceux-ci exploitent des palmiers sauvages et non cultivés, tandis que la densité élevée de palmiers dans la région, aux fruits faciles à récolter, permet une vie sédentaire avec parfois une forte démographie (Wilbert & Layrisse 1980). Ils sont ainsi souvent devenus à la fois chasseurs, collecteurs et cultivateurs. Un triple C qui représente parfaitement une des nombreuses stratégies mises au point par les Amazoniens, et surtout la persistance d’activités de prédation malgré une diète reposant en partie sur la production agricole des plantes de base.
- 3 Le concept de « modèle cardiaque » a été créé par Robert Carneiro (1971) pour rendre compte de la (...)
52Demeure qu’il est maintenant important, ainsi que commencent à le faire plusieurs chercheurs, de repenser ces processus à la lumière des spécificités équatoriales, en faisant fi de la dictature d’un modèle cardiaque3 de foyer unique irradiant ses innovations. Les modes de vie et la pensée animiste des peuples amazoniens s’accommodent mal de paradigmes figés et restrictifs, mais ouvrent plutôt sur un large champ de possibilités qu’il est grand temps d’explorer.