Romo, Anadelia. Selling Black Brazil: Race, Nation and Visual Culture in Salvador, Bahia
Romo, Anadelia. 2022. Selling Black Brazil: Race, Nation and Visual Culture in Salvador, Bahia. Austin: University of Texas Press, 336 p.
Texte intégral
1Quelle est la relation entre la production iconographique moderniste et le développement du tourisme à Bahia au milieu du xxe siècle ? Comment la défense des traditions populaires de Salvador, telles le candomblé et l’architecture coloniale, s’est traduite par la mise en œuvre de politiques conservatrices et élitistes au moment où celle-ci est devenue hégémonique aux yeux des intellectuels ? Pourquoi la société bahianaise, idéalisée à partir de la valorisation des héritages culturels africains, a-t-elle pu maintenir la population afro-brésilienne dans des situations d’extrême vulnérabilité socio-économique pendant tout ce temps ? Ce sont ces questionnements qui traversent de bout en bout le nouveau livre d’Anadelia Romo. Dans la continuité de ses recherches sur les inflexions régionales de ce qu’on a appelé la « démocratie raciale » brésilienne – dont on trouve trace dans son premier livre Brazil’s Living Museum: Race, Reform and Tradition in Bahia, l’auteure se tourne ici vers l’étude de la production visuelle que l’on associe plus communément à Salvador en tant que foyer des ambiguïtés constitutives de son identité. Bastion de la colonisation portugaise avant de devenir la « Rome noire » des terreiros et des capoeiras, la ville connue pour ses collines et ses églises baroques où les corps noirs, masculins et féminins, dansent et travaillent de façon anonyme, est revisitée par Romo à travers les cartes postales de la fin du xixe siècle, les illustrations des guides touristiques et la photographie. Des matériaux divers qui, réunis au prétexte que les images tout autant que les discours ont joué un rôle central dans la formation de la nationalité, mettent en évidence les anxiétés sociales qui sous-tendent l’entreprise symbolique de construction d’une image de Salvador à destination des touristes brésiliens et étrangers.
2Les six chapitres du livre couvrent un peu plus d’un siècle, du milieu du xixe siècle aux années 1960. Le point névralgique de cet arc temporel peut être situé dans les décennies 1940 et 1950, quand l’administration du gouverneur Otávio Mangabeira, puis du secrétaire à l’Éducation Anísio Teixeira, a insufflé un air de modernité à l’État et, surtout, à la capitale. L’effervescence culturelle entretenue par les membres du mouvement moderniste et par la récente inauguration de l’Université de Bahia (que, malheureusement, l’auteure ne traite pas en détail) fait de Salvador une étape obligatoire dans les circuits touristiques du pays, lorsque la ville accueille de nouveaux groupes d’artistes et d’intellectuels, pour la plupart venus de l’étranger. C’est dans cet intervalle de temps que les questions posées par Romo prennent toute leur importance. L’argument selon lequel à Bahia, et plus largement au Brésil, le tourisme a soulevé des questions sur la façon dont devrait être présentée la question de la race à des publics de provenances différentes est devenu, dans les années 1950, un point critique dont les effets sur les imaginaires sociaux se font sentir aujourd’hui encore. Loin de traduire par le registre des images une réalité sociale spécifique, illustrateurs et photographes ont établi, d’une façon plus ou moins délibérée, des conventions visuelles à travers lesquelles la différence raciale peut elle-même être représentée en miroir du langage.
3Le premier chapitre, « Conditions préalables et décors : types raciaux et ports modernes », situe le début de cette activité iconographique au milieu du xixe siècle avec les lithographies de Frederico Guilherme Breiffs qui, en suivant les tendances de la peinture de genre latino-américaine, a voué une partie significative de sa carrière à l’enregistrement des « types nationaux » associés, en général, à la vie urbaine et au travail libre ou servile. Il est important de rappeler que l’intérêt pour la construction de typologies humaines représentatives d’une nation (le « cabocle », la « bahianaise », l’« esclave de gain », le « gaúcho ») était en lien direct avec les théories racistes en vogue qui ont reçu un accueil particulièrement chaleureux en Amérique latine. Avec l’apparition du daguerréotype, précocement importé au Brésil, les cartes postales et les cartes de visite sont devenues des articles chéris par les classes aisées. Fonctionnant comme une sorte d’insigne de statut et d’appartenance, elles ont donné suite à cette faible « tradition lithographique » (p. 31) jusqu’aux premières années de la Première République (1889-1930). Preuves en sont les cartes produites par le Portugais Christiano Jùnior et par l’Allemand Rodolpho Lindemann à des moments différents du xixe siècle. On y voit la présence de personnes noires, anonymes, pratiquant diverses activités. Anadelia Romo montre à travers la sélection d’un ensemble réduit mais significatif de photographies comment ces représentations exotisaient la négritude, en la congelant dans un temps éternel d’assujettissement. De la composition de la scène à la tenue des modèles, les photographies faites pour ces études révèlent de « grandes angoisses » (p. 47) quant au présent et au devenir de l’esclavage. La situation change aux environs de 1920, quand les cartes postales montrent une capitale cheminant vers le « progrès » et sans aucun vestige de négritude. Une telle omission, nous dit Romo, justifie des représentations d’une cité abandonnée mais fière de ses édifices de style néo-classique, de ses usines et de ses ports.
4Dans le deuxième chapitre, « Églises coloniales et surgissement de la cité noire archétypale : modernisme, voyage et guide révolutionnaire de Jorge Amado », le point central tourne autour des transformations idéologiques au cours de l’Ère Vargas (1930-1945) en ce qui concerne la culture populaire. Avec le reflux du racisme scientifique au Brésil, la formation socio-raciale hétérogène du pays a été perçue de façon positive. L’éloge des « trois races » (l’européenne, l’amérindienne et l’africaine) a entraîné la valorisation de certains aspects de la culture noire, comme la samba, même si elle n’a pas annulé le pacte social raciste en vigueur depuis les temps de la colonie. Le désir de projeter à l’intérieur comme à l’extérieur du Brésil une culture populaire originale a promu le tourisme et, avec lui, la production de guides illustrés. Dans le cas de Bahia, les intellectuels investis dans cette tâche partageaient des visions du monde plus ou moins conservatrices à propos du passé colonial et de la forte présence de la population noire, privilégiant les traditions portugaises au détriment des traditions africaines, mais voyant dans le métissage une solution plausible aux dilemmes locaux. Romo argumente, pourtant, que le guide Bahia de Todos os Santos, publié en 1945, a rompu avec ces tendances. Écrit par le célèbre écrivain Jorge Amado et illustré par Manuel Martins, de São Paulo, ce guide met en exergue la négritude, en la liant directement à Salvador, à travers le « mystère qui gouttait comme de l’huile dans les rues » (p. 72), ou à travers les portraits de quelques figures singulières. La lecture approfondie de Bahia de Todos os Santos permet à l’auteure de distinguer deux narrations, « l’une textuelle, l’autre visuelle » (p. 88-89), qui ne correspondent pas toujours l’une à l’autre. Ainsi, les illustrations en noir et blanc de Martins ont eu plus de succès que le texte d’Amado en termes de critique sociale, car tandis que le premier a choisi le travail féminin comme moyen de dénoncer les inégalités, le second aurait recouru à des formules exotisantes à propos de la ville et de sa population. Pourtant, « la véritable importance du guide d’Amado » (p. 92), dit Romo, réside dans le fait d’avoir inauguré un nouveau chemin discursif emprunté par d’autres artistes après lui.
5L’un d’entre eux fut le Français Pierre Verger, dont les premières années au Brésil sont l’objet du troisième chapitre, « Pierre Verger et la construction d’un folklore noir, 1946-1951 ». L’auteure ne s’occupe pas du photojournaliste ou de l’ethnographe mais du photographe qui « a présenté un tableau méticuleux des festivités et du mode de vie prémoderne dans les rues » (p. 95). Inscrit dans un vaste réseau d’intellectuels incluant l’anthropologue Roger Bastide, le journaliste Odórico Tavares et Godofredo Filho, membre de la Société du patrimoine historique et artistique national (SPHAN), Verger a pris rapidement une place importante dans la production visuelle brésilienne. Il a collaboré avec le prestigieux journal O Cruzeiro jusqu’en 1951 et avec le projet de l’Unesco sur les relations raciales au Brésil en 1950. Sans offrir une lecture détaillée de l’œuvre du photographe, Romo s’attache à mettre en valeur certaines particularités qui sont généralement absentes des analyses plus connues. Ainsi, l’insistance sur la dimension rituelle de certaines photographies de Verger permet de le rapprocher tant du mouvement folklorique, en plein essor à cette époque, que de la culture visuelle des types urbains du xixe siècle. D’un côté, le regard de Verger se confrontait aux stéréotypes racistes qui insistaient sur le caractère « primitif » ou « barbare » des manifestations culturelles afro-brésiliennes ; d’un autre côté, les corps masculins captés par l’objectif étaient fréquemment sexualisés, ce que Romo met sur le compte de l’homosexualité de Verger. Bien que cet argument ne soit pas totalement convaincant, il est intéressant de noter combien des pratiques délibérément antiracistes, à l’instar des photos de Verger, ne sont pas exemptes pour autant de contradictions.
6Le quatrième chapitre, « Les rues en Fête : Carybé et le Modernisme bahianais », est dédié à un autre artiste étranger, l’Argentin Hector Bernabó, plus connu sous le nom de Carybé. Pour l’auteure, la compréhension d’une ville majoritairement noire et dominée par des pratiques culturelles populaires dériverait en grande partie du travail de ce peintre et illustrateur, tant son legs est important pour les arts visuels brésiliens. L’objectif de ce chapitre est donc de comprendre un tel apport à la lumière des relations de Carybé avec les modernistes bahianais au début des années 1950, date de son retour à Salvador sur invitation d’Otávio Mangabeira (il avait déjà connu cette capitale dans les années 1930). Sa rapide adhésion aux mouvements moderniste et folkloriste se révèle à travers la préférence de Carybé pour des représentations pittoresques du « peuple » et des traditions afro-bahianaises, au détriment de l’architecture coloniale ou moderne, comme on peut le voir à travers les illustrations de la collection Recôncavo de 1951, source principale de Romo. Des ressemblances entre Carybé et Pierre Verger autour de la représentation des corps humains sont largement soulignées par l’auteure à partir des comparaisons entre dessins et photographies. Selon elle, tandis que Verger met en valeur la vigueur physique des hommes noirs qui ont des activités exténuantes, Carybé opte pour « une perspective plus romantique » (p. 159) du travail, semblable à une chorégraphie menée à bout sans effort. Romo attire également l’attention sur la tendance de certains dessins de Carybé à objectiver les corps représentés, particulièrement ceux qui traitent des corps noirs féminins dont les courbes ont été accentuées par la main du peintre. Ainsi, comme dans le cas de Verger, l’objectif de rétablir la dignité de la population afro-bahianaise coexiste avec les marques historiques de la subordination des corps noirs au désir du colonisateur blanc.
7Le legs de Carybé, surtout en ce qu’il se réfère aux codes visuels présents dans les guides des années 1950, est traité dans le cinquième chapitre, « Humain et pittoresque : consolidation dans les guides touristiques des années 1950 ». À cette époque, Salvador disposait d’un plan de développement touristique construit autour de la manière « correcte » de représenter la ville. Après les vents modernisateurs du gouvernement Mangabeira, ce sont la littérature de Jorge Amado, la musique de Dorival Caymmi, les photographies de Pierre Verger et les dessins de Carybé qui ont « tracé le chemin d’une nouvelle identité pour Salvador » (p. 183), dans laquelle les représentations de l’authenticité culturelle étaient prises en charge sous la catégorie du « pittoresque » et se diluaient dans la langue du métissage. La promotion des traditions bahianaises par des élites qui, par crainte de disparaître, mènent des politiques sociales non inclusives, se traduit par le décalage existant entre l’incorporation d’éléments de culture noire et la négligence systématique dans le traitement politique de la population afro-brésilienne. La consolidation de ce discours se vérifie dans les guides qui ont succédé à Bahia de Todos os Santos, aux éditions de O Cruzeiro et à la collection Recôncavo. Romo, pour sa part, choisit le Beabá da Bahia (1951), du critique d’art José Valladares et de l’illustrateur Carlos Thiré, en tant qu’exemple archétypal. Suivant des conventions déjà bien établies, les illustrations de Thiré utilisaient l’encre noire sur un fond blanc pour représenter une ville parsemée d’églises baroques et de figures humaines noires qui alternent entre moments de travail et de plaisir. À son tour, le texte de Valladares mobilise un « langage oblique » (p. 199) qui hésite à qualifier Salvador de ville noire, préférant l’idéal conciliateur du métissage. « Alors que la Bahia métisse devenait commune dans les textes », affirme Romo, « la Bahia noire émergeait à travers l’art » (p. 199).
8Le dernier chapitre, « Toutes les routes mènent à la Rome noire : comment la religion des "secrets" devient une attraction touristique », traite spécifiquement des liens des leaders du candomblé avec les images produites sur les rituels religieux et les terreiros de Salvador. Après un siècle d’intolérance et de persécution policière, les adeptes du candomblé ont assisté à une lente acceptation publique de leur foi durant les décennies 1950-1960. Pour Romo, les illustrations des guides touristiques ont été centrales dans le processus d’acceptation, car la plupart d’entre elles montraient les vêtements, les danses et les objets rituels comme faisant partie d’une Bahia pittoresque et « authentique ». En revenant sur l’histoire du principal terreiro de Salvador, l’Ilê Axé Opô Afonjá, ce chapitre offre une lecture originale de la façon dont la communauté du candomblé s’est approprié stratégiquement ces images, en cherchant à contourner les effets délétères que certaines photographies ont produits dans l’imaginaire social (comme celles de José Medeiros qui illustrent l’article « Les fiancées des dieux sanguinaires », publié en 1951 dans O Cruzeiro). Un autre point important de ce chapitre tient à l’action déterminante de Mãe Senhora, qui fut à la tête du terreiro de 1942 à 1967, pour intégrer le candomblé à l’univers culturel de Salvador et en faire le symbole de la ville. Par l’octroi du titre d’Ogã à divers artistes et intellectuels de renom, la mère-de-saint a garanti l’autonomie financière du terreiro, toujours d’actualité, et a établi la légitimité de la religion.
Pour citer cet article
Référence électronique
Rafael Cesar do Nascimento, « Romo, Anadelia. Selling Black Brazil: Race, Nation and Visual Culture in Salvador, Bahia », Brésil(s) [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 31 mai 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bresils/16858 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qy0
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