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Comptes rendus

Rocha, Camila, Esther Solano & Jonas Medeiros. The Bolsonaro Paradox. The Public Sphere and Right-Wing Conterpublicity in Contemporary Brazil

Marie-Hélène Sa Vilas Boas
Référence(s) :

Rocha, Camila, Esther Solano & Jonas Medeiros. 2021. The Bolsonaro Paradox. The Public Sphere and Right-Wing Conterpublicity in Contemporary Brazil. Cham: Springer, 176 p.

Texte intégral

1Comment expliquer la victoire de Jair Bolsonaro en 2018 et du courant qu’il représente ? Alors que plusieurs travaux discutent du caractère populiste ou néofasciste du bolsonarisme, l’ouvrage de Camila Rocha, Jonas Medeiros et Esther Solano propose d’élargir le regard et de retracer plus généralement l’émergence de la « nouvelle droite » brésilienne. Plus ample que le seul bolsonarisme, cette nouvelle droite n’en a pas moins rendu possible l’élection en 2018 d’un acteur jusque-là secondaire dans le champ politique. L’ouvrage articule deux approches pour rendre compte du phénomène étudié. La première est l’analyse des « contrepublics » dans les espaces démocratiques, développée par des auteurs comme Nancy Fraser dans un dialogue avec la notion d’espace public d’Habermas. La seconde aborde la relation entre les évolutions sociotechniques et les processus de publicisation des revendications, en particulier avec la diffusion des réseaux sociaux. Sur la base de ces deux perspectives, les auteurs montrent que le bolsonarisme résulte d’une double évolution de moyen terme : la progressive remise en cause du pacte établi par la Constitution de 1988, reposant sur le présidentialisme de coalition et la reconnaissance de droits sociaux et politiques en direction des subalternes ; la reconfiguration des sociabilités politiques sous l’influence des évolutions socio-techniques, en particulier numériques. Cette thèse est déployée dans trois chapitres organisés sur une base chronologique.

2Le premier chapitre présente le cadre théorique et les transformations de long terme ayant accompagné la naissance d’une nouvelle droite. À rebours des travaux pointant l’inexistence d’un espace public au Brésil du fait de l’interpénétration entre les logiques publiques et privées, les auteurs retracent sa genèse dans le pays. Emergeant au xixe siècle autour d’une élite restreinte, l’espace public intègre certains groupes jusqu’alors exclus dans les années 1930, tout en encadrant strictement leurs formes d’expression. À partir des années 1980, se met en place une sphère publique « post-bourgeoise », selon l’expression de Fraser, davantage pluraliste que les précédentes. En son sein, les publics les plus centraux sont ceux qui entretiennent les liens les plus étroits avec le pouvoir politique, le capital et la science, alors que d’autres publics occupent des positions plus périphériques ou subordonnées. Si les premiers s’appuient plus systématiquement sur l’échange d’arguments et la mobilisation de la raison, c’est-à-dire des formes de publicisation des revendications facilitant les interactions avec les institutions publiques, les seconds usent davantage de moyens alternatifs d’expression, en particulier la provocation, afin de contester l’inégal accès aux processus de prise de décision.

3Ce cadre théorique permet, dans un second chapitre, de retracer le déclin des droites au sortir du régime militaire et l’émergence d’une nouvelle droite au début des années 2000. Selon les auteurs, par rapport aux années 1950 et 1960, cette droite mobilise bien des cadres de pensée et des moyens d’action nouveaux, en particulier numériques, et connait une consolidation progressive. L’un des mérites de l’ouvrage est ainsi de montrer que les manifestations de juin 2013 à août 2016 ne constituent pas un point de départ mais plutôt un épisode, il est vrai structurant, dans un processus long de reconfiguration des droites.

4En effet, alors que la fin du régime militaire conduit à une mise en minorité des conservateurs, les défenseurs du libre marché gagnent en influence dans les années 1980 et se structurent autour de think tanks insérés dans des réseaux transnationaux tels que la société du Mont Pèlerin. Jusqu’au début des années 1990, ces organisations libérales dialoguent avec les partis de centre droit (le PSDB) et de droite (le PFL devenu DEM en 2007). La mise sur agenda de leurs propositions, avec l’adoption de réformes libérales durant la seconde moitié des années 1990, conduit paradoxalement à leur fragilisation, générant un déplacement de leurs activités vers les réseaux sociaux. Au début des années 2000, le réseau social Orkut, qui précède Facebook, devient particulièrement populaire au Brésil. La diffusion de ce réseau social accompagne la création d’un ensemble de communautés numériques, en particulier d’opposants au PT après l’élection de Lula en 2002. Plusieurs groupes virtuels se constituent alors pour relayer les écrits d’Olavo de Carvalho, dont l’influence sur la famille Bolsonaro est connue, et sa thèse d’une hégémonie culturelle marxiste. Ces communautés numériques contribuent à la consolidation de « contrepublics » composés des défenseurs les plus radicaux du libre marché, à savoir les ultralibéraux se réclamant des travaux de Ludwig von Mises. Elles permettent également la diffusion d’une rhétorique spécifique, fondée sur l’agressivité et la critique caustique, vues comme un moyen de contourner les formes rationnelles de communication qui renforceraient quant à elles l’autorité des adversaires en leur accordant du crédit.

5Ces « contrepublics » se densifient durant les années de gouvernement du PT (2002-2016). La tenue de la Commission nationale de la vérité en 2014 et l’adoption de réformes en direction des populations historiquement minorisées, telles que le droit au mariage entre personnes du même sexe, la régulation du travail domestique, les quotas sociaux et raciaux dans les universités etc., sont autant de mesures rejetées par les milieux conservateurs. En réaction, ces acteurs s’allient aux ultralibéraux, alors même que leur association n’avait rien d’évident compte tenu de leurs conceptions distinctes et parfois opposées sur les questions sociales et économiques. Leur rapprochement est observable à partir de 2013, alors que les scandales de corruption font l’objet d’une médiatisation croissante, à savoir le mensalão d’une part, puis l’opération Lava Jato. Dans cette perspective, les mobilisations de juin 2013 et celles qui ont accompagné l’impeachment de Dilma Rousseff en 2016, constituent bien une période de consolidation d’une droite libérale et conservatrice. Les auteurs montrent que ces mobilisations s’inscrivent dans un cycle de protestation plus ample, qui débute dès 2011 et s’étend jusqu’en 2019.

6Le troisième chapitre est consacré à l’ascension de Bolsonaro et au rapport à la politique des électeurs bolsonaristes. Les mobilisations en faveur de l’impeachment de Dilma Rousseff constituent un temps fort de consolidation d’un ensemble de conceptions et de revendications au sein de la nouvelle droite : rejet du système politique, anti-pétisme et dénonciation d’une corruption généralisée. Ces conceptions sont alors alimentées par un marché éditorial émergent et la pluralisation de l’offre politique à droite, avec par exemple la création du parti Novo regroupant des défenseurs du libre marché. Ces évolutions multiples vont de pair avec l’entrée en politique, à partir de 2016, de plusieurs représentants des organisations ultralibérales et conservatrices créées durant le cycle de protestation de la décennie 2010. Ces acteurs s’engagent d’abord dans les partis de droite traditionnelle (PSDB, DEM) ou dans la nouvelle offre politique. Ils se réuniront pour la plupart autour de la candidature de Bolsonaro à la présidence de la République en 2018.

7Cet ouvrage constitue donc une référence incontournable pour comprendre l’émergence du bolsonarisme. Mais il n’est pas sans limites, toutefois discutées par les auteurs en conclusion. En premier lieu, l’usage quelque peu systématique de la notion de « contrepublics » pour désigner tant les groupes de subalternes que la nouvelle droite naissante rend, au fil de la lecture, le concept de plus en plus étendu et insaisissable. L’on peine progressivement à saisir ce qui fait la spécificité de ces « contrepublics » lorsque cette notion est mobilisée pour rendre compte de phénomènes aussi différents que des groupes mobilisés pour la reconnaissance du statut des enfants et des adolescents, et l’existence d’une communauté numérique autour d’Olavo de Carvalho. Si la notion est utile pour saisir l’une des spécificités de la rhétorique des bolsonaristes, à savoir le rejet de l’argumentation rationnelle au profit d’une politique de la provocation, elle est moins heuristique lorsqu’elle postule la marginalité des acteurs à l’égard de l’espace public post-bourgeois. L’on peut en effet se demander si une telle perspective, en surestimant la marginalité des libéraux et conservateurs étudiés, ne reproduit pas leur rhétorique, consistant à se présenter comme exclus des institutions de la démocratie libérale quand bien même ils ont une certaine proximité avec le pouvoir, le capital ou les sciences. En second lieu, si l’ouvrage montre bien l’alliance conjoncturelle entre ultra-libéraux et conservateurs, ainsi que les tensions entre ces deux courants, il ménage finalement peu de place à l’étude du milieu conservateur. Or, ce sont bien ces acteurs qui ont progressivement constitué les principaux soutiens et protagonistes du bolsonarisme. Bien sûr, l’ouvrage porte principalement sur la période qui précède l’élection de 2018. Mais l’attention portée sur les libéraux et leurs organisations néglige des acteurs importants de la nouvelle droite, à savoir les églises évangéliques et les catholiques traditionnalistes. En dépit de ces limites, cet ouvrage permet, par son analyse documentée, de saisir la genèse complexe d’un courant politique aujourd’hui implanté dans le champ politique brésilien.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Hélène Sa Vilas Boas, « Rocha, Camila, Esther Solano & Jonas Medeiros. The Bolsonaro Paradox. The Public Sphere and Right-Wing Conterpublicity in Contemporary Brazil »Brésil(s) [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 31 mai 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bresils/16717 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11qxu

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Auteur

Marie-Hélène Sa Vilas Boas

Université de Nice-Sophia Antipolis

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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