Oosterbaan, Martijn, Linda van de Kamp & Joana Bahia, dir. Global Trajectories of Brazilian Religion. Lusospheres
Oosterbaan, Martijn, Linda van de Kamp & Joana Bahia, dir. 2020. Global Trajectories of Brazilian Religion. Lusospheres. Londres & New York: Bloomsbury Academic.
Texte intégral
1Cet ouvrage original est composé de dix articles qui ont notamment le mérite d’être tous appuyés sur de solides recherches de terrain (presque tous les auteurs sont des anthropologues sociaux). La présentation initiale des organisateurs permet de mettre ces textes en perspective et d’éclairer l’ambition d’un livre qui, afin d’analyser des dynamiques contemporaines complexes, jongle avec les échelles et multiplie les points de vue.
2L’ouvrage est consacré aux circulations transnationales de mouvements religieux brésiliens et à ceux qui les portent, c’est-à-dire le plus souvent des migrants mais aussi des touristes ou des étudiants. Qu’entendent les auteurs par « lusosphères », sous-titre de l’ouvrage ? Le concept se superpose en partie avec celui, classique et lié à l’expansion portugaise, de « monde lusophone ». Cependant, les organisateurs de l’ouvrage l’associent aussi aux interactions culturelles contemporaines, au « travail de l’imagination » (reprenant un concept d’A. Appadurai) ou, encore, aux concepts de « sphère » (P. Sloterdijk) et « d’assemblage » (G. Deleuze et F. Guattari). La « lusosphère » a beau représenter un ensemble multipolaire de la globalisation religieuse contemporaine traversé par des flux réciproques, le Brésil, ici, en constitue sans conteste le pôle principal.
3Les contributions montrent que ces circulations, adaptations et transformations qui redessinent les pratiques religieuses, sont marquées par le pragmatisme et la créativité : transferts dynamiques et sélectifs (de symboles, de rituels, de valeurs), nouveaux agencements, bricolages… À cet égard, le concept de « butinage », souvent évoqué, sert à qualifier un opportunisme religieux individuel, un comportement flexible lié à l’éclectisme du désir : les engagements sont multiples et il n’y a pas forcément une tradition religieuse dominante.
4Les pratiques religieuses que les migrants brésiliens reconfigurent en terre étrangère facilitent une intégration relative dans la société d’accueil, elles permettent aussi de se sentir « à la maison » (usage du portugais du Brésil, permanence de traits culturels ou sociétaux qui traversent ces pratiques). Il existe ainsi un dénominateur commun entre les formes « brésiliennes » de religiosité hors du Brésil présentées ici : toutes favorisent la création d’un nouveau sentiment d’appartenance pour les migrants. En Hollande par exemple, Andrea Damacena Martins (chap. 8) montre que l’engagement des femmes brésiliennes dans le groupe catholique charismatique Servos do Amor permet de construire un espace domestique, une forme luso-catholique au sein du catholicisme hollandais.
5Ces réassemblages religieux singuliers sont notamment le fait des mouvements pentecôtistes comme l’Église Deus é Amor au Portugal par exemple (Kachia Téchio, chap. 6) ou néo-pentecôtistes, en particulier l’Église Universelle du Royaume de Dieu présente dans les capitales européennes, en Angola (Claudia Wolff Swatowiski, chap. 4) ou au Mozambique.
6Jessica Greganich (chap. 9) étudie les modes de transnationalisation de deux religions utilisant les pouvoirs hallucinogènes de l’ayahuasca : l’União do Vegetal et le Santo Daime. Elle interprète les processus différenciés de reterritorialisation entre Brésil et Espagne à l’aune des structures réciproques de ces religions et de leurs valeurs associées, mais aussi en fonction des stratégies des adeptes, que ceux-ci soient Européens ou Brésiliens.
7Celso de Brito (chap. 11) analyse avec finesse la synergie existant entre l’expansion transnationale de la capoeira et la recherche contemporaine, par les Occidentaux, « d’expériences transcendantales » situées à la limite du religieux. Il retrace la trajectoire d’un groupe berlinois de Capoeira Angola (Irmãos Guerreiros) conduit notamment par un babalorixá, un père-de-saint brésilien d’un Candomblé berlinois. Il montre que la Capoeira Angola attire surtout de jeunes Allemands en recherche d’une spiritualité liée à un autre rapport au corps.
8Quant au processus de transnationalisation de l’Umbanda en Uruguay (Andrés Serralta Massonnier, chap. 10), il a la particularité de s’être construit « sans migration » et « par le bas » (il n’est pas lié à une circulation massive ni à un projet institutionnel d’expansion). Il a été facilité par une zone frontalière poreuse culturellement et linguistiquement (autour des villes jumelles de Rivera au nord de l’Uruguay et de Santana do Livramento au sud du Brésil). Cependant, dans un second temps, la médiatisation et ce qu’on pourrait appeler la commodification de ces cultes, de même que la compétition religieuse interne, ont façonné une version singulière et « uruguayenne » de l’Umbanda.
9Les représentations collectives sur les identités nationales réciproques sont utilisées par les migrantes ou les migrants pour s’insérer dans la société d’accueil. Ainsi, l’imaginaire portugais sur l’identité et les corps brésiliens (et réciproquement) est notamment exploité à travers des performances de genre. C’est le cas avec la mise en scène d’une féminité exacerbée par les prostituées ou travestis d’outre-Atlantique au Portugal, qui exploitent le capital physique et sexuel qui leur est communément associé, par exemple en jouant à leur profit avec le personnage de la pombagira (femme fatale, sensuelle et extravagante) de l’Umbanda. Joana Bahia (chap. 7) analysant la relation entre un travesti brésilien au Portugal et sa pombagira montre aussi que cette entité permet d’inverser avec malice les hiérarchies sexuelles liées au passé colonial. C’est le cas également, mais de manière inversée, avec la négation du corps et du désir féminin entretenue par les femmes pentecôtistes, notamment les obreiras de l’Igreja Pentecostal Deus é Amor (Kachia Téchio, chap. 6). Ces dernières pratiquent une « purification ostentatoire » (p. 89) qui représente non seulement une posture morale mais aussi un moyen de s’intégrer : elles ne menacent plus de « voler les maris » des Portugaises et préfèrent une identité religieuse à une identité nationale.
10Ce qui est présenté dans l’ouvrage comme un « travail de l’imagination » ou une « circulation globale des imaginaires » religieux ressemble, parfois, à une réitération ou consolidation de stéréotypes nationaux réciproques éculés, en tout cas à une projection de ces stéréotypes dans la sphère religieuse. C’est le cas entre le Brésil et l’Australie (Cristina Rocha, chap. 2) avec la Community of Jesus Church, une Église de l’Assemblée de Dieu attirant des étudiants brésiliens de classe moyenne à Sydney ou, encore, entre le Portugal, l’Allemagne ou la Hollande (avec les cas cités plus haut). À cet égard, le binôme Uruguay-Brésil (chap. 10) fait ici exception : les adeptes umbandistes de ces pays voisins ne semblent pas se prêter au jeu des stéréotypes nationaux réciproques. Sans doute s’agit-il d’une altérité moins distante et, dès lors, plus facile à négocier ?
11Le « tourisme mystique » des évangéliques brésiliens vers la « terre des miracles » (Israël), objet d’une analyse très stimulante de Matan Shapiro (chap. 3), est un exemple frappant de « transnationalisation de l’imagination religieuse » (p. 53) capable de s’affranchir aussi bien de la doctrine religieuse que de l’État-nation. Plutôt que peregrinação [pèlerinage], terme utilisé principalement par les catholiques, les évangéliques brésiliens qualifient les voyages en Terre sainte de caravanas [expéditions]. Grâce à un jeu d’interprétation et de réappropriation sélective, à la récupération de certains symboles juifs, à un transfert quasi littéral de « vitalité cosmique » (p. 46), ces nouveaux pèlerins s’emploient à relier de manière rituelle et performative un passé biblique hébraïque à la réalité évangélique brésilienne contemporaine. Pour M. Shapiro, cet apparent révisionnisme historique des voies théologiques chrétiennes est lié à un « émerveillement » spirituel particulier, qui permet la transformation des Brésiliens en un « peuple élu ». Ainsi, par la fusion opérationnelle entre judaïsme et protestantisme évangélique, s’invente une nouvelle unité ontologique (une chrétienté primitive, authentique, originelle). On pourrait aussi remarquer que les rapprochements géopolitiques récents du gouvernement Bolsonaro avec Israël ne sont pas étrangers à l’émergence récente de cette « lusosphère biblique ».
12Réciproquement, le gigantesque « temple de Salomon » construit par l’Église universelle du royaume de Dieu dans l’agglomération de São Paulo (avec des pierres d’Hébron et conçu comme une « réplique » du temple biblique) se veut une véritable portion de la Terre sainte au Brésil. Il s’emploie à répliquer la centralité chrétienne de Jérusalem en Amérique du Sud, devenant ainsi un pôle de tourisme religieux. L’Église universelle organise en effet des caravanas au temple de Salomon depuis différents lieux du Brésil et depuis l’étranger. Et, notamment, depuis l’Angola où Claudia Wolff Swatowiski (chap. 4) a étudié cette même institution. La sortie en procession d’une réplique de l’Arche d’alliance (un coffre recouvert d’or contenant les dix commandements gravés sur deux tablettes en pierre) conservée au « temple de Salomon » de São Paulo y symbolise parfaitement les circulations religieuses réciproques Sud-Sud au sein d’un réseau pentecôtiste globalisé centré sur le Brésil.
13Toutefois, quand un pasteur de nationalité brésilienne actif à Cuba s’appuie sur des valeurs chrétiennes globalisées (la Metropolitan Community Churches est une fraternité de communautés chrétiennes d’origine évangélique née aux États-Unis) mises au service d’un engagement militant (LGBT, Droits de l’homme) fonctionnant lui-même en réseau transnational, est-on encore en présence d’une « religion brésilienne » ou même d’une « lusosphère » ? Il est permis de s’interroger. L’article de Aramis Luis Silva (chap. 5) montre en tout cas que la fusion des discours religieux et politiques débouche sur l’émergence d’une nouvelle forme de subjectivité (liée ici aux réseaux sociaux et nouveaux médias) et sur des formes inédites d’activisme.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jérôme Souty, « Oosterbaan, Martijn, Linda van de Kamp & Joana Bahia, dir. Global Trajectories of Brazilian Religion. Lusospheres », Brésil(s) [En ligne], 20 | 2021, mis en ligne le 30 novembre 2021, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/bresils/10279 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/bresils.10279
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