- 1 Cet article est tiré d’un mémoire de Master 2 préparé à l’INALCO sous la direction de Mme G. Ayoub (...)
- 2 Voir par exemple, Gelder (Van) 1982, ʿAbbās 1992, Ouyang 1997.
- 3 Si J.-E. Bencheikh note que « le poète ne peut prétendre se dégager du système qui seul peut le rec (...)
- 4 Ibn Sallām al-Ǧumaḥī, Ṭabaqāt fuḥūl al-šuʿarā’ ; Ibn Qutayba, Kitāb al-ši‘r wa-l-šu‘arā’ ; Iṣf (...)
1Si les ouvrages classiques consacrés à la théorie poétique, de Qudāma à Ibn Ḫaldūn, ont largement bénéficié par le passé de l’attention des spécialistes2, plus rares ont été les incursions3 dans le domaine du sens pratique, qui guide l’émission de jugements spontanés et apparemment arbitraires sur la qualité d’un vers ou d’une pièce poétique. Pourtant, les ouvrages théoriques ne constituent ni le premier ni le plus important type de discours sur l’art poétique : parallèlement à la mise par écrit des dīwān-s est apparue une importante littérature biographique, dans laquelle s’illustrent Ibn Sallām al-Ǧumaḥī, Ibn Qutayba et Abū-l-Faraǧ al-Iṣfahānī4. Or cette littérature ne se limite pas à donner des informations sur les poètes eux-mêmes. Elle fourmille de détails sur les circonstances dans lesquelles telle ou telle pièce a été dite et sur la réception de ces vers. Nous sommes donc en présence d’éléments épars de critique, qui pourront à l’occasion d’ailleurs être convoqués par les théoriciens pour étayer telle ou telle de leurs thèses. L’intérêt de ces éléments réside précisément dans leur origine disparate : ce sont des jugements oraux émis par des acteurs du champ poétique (savants, poètes, princes, etc.) hors de tout souci de systématisation. Ils constituent donc un accès direct à la doxa en vigueur dans ce champ, à toute cette structuration spontanée de l’activité poétique que la théorie n’aborde jamais tant ils vont de soi.
- 5 Il convient néanmoins de bien garder à l’esprit que le Muwaššaḥ, même s’il est moins systématique (...)
2Un auteur s’est soucié de rassembler ces éléments : il s’agit d’Abū ʿAbd Allāh Muḥammad b. ʿImrān al-Marzubānī, lettré bagdadien proche de la dynastie buwayhide. Notre homme s’est attaché, dans son ouvrage intitulé al-Muwaššah̩ fī ma’āḫiḏ al-ʿulamā’ ʿalā al-šuʿarā’, à rassembler tous ces ḫabar-s portant sur des cas de réception négative d’une parole poétique5. Les matériaux y sont rassemblés dans trois chapitres correspondant au découpage traditionnel de l’histoire de la poésie arabe : poètes antéislamiques, poètes islamiques, poètes modernes. Au sein de chacun des chapitres, les ḫabar-s sont classés en fonction du poète concerné. Les trois chapitres alternent avec des parties plus générales, le plus souvent extraites de l’œuvre de Qudāma b. Ǧaʿfar ou de celle d’Ibn Ṭabāṭabā al-ʿAlawī.
3Le Muwaššaḥ est un ouvrage connu de longue date. Charles Pellat s’en sert abondamment comme source de données biographiques dans ses notices de l’Encyclopédie de l’islam. Amidu Sanni6 s’est intéressé aux infractions aux règles formelles de la poésie qu’il contient. Mais même lorsqu’il a été envisagé dans sa dimension proprement critique, l’ouvrage n’a pas été abordé dans toute sa complexité.
4Dans son étude de la description animalière dans la poésie arabe ancienne, Albert Arazi montre comment le poète antéislamique s’affranchit d’une représentation prosaïque et servile de la réalité pour décrire des animaux délibérément idéalisés et extraordinaires. Au terme de sa démonstration, il consacre plusieurs pages à la réception de ces descriptions par les savants médiévaux et note au sujet du rapport entre poésie et réalité7 :
- 8 Par les expressions ruwāt et rāwiya, Albert Arazi vise ici les savants auteurs d’ouvrages de ma’āḫi (...)
« Les rāwiyas8 l’ont conçu, selon l’expression de Marcel Gromaire, de manière aberrante, comme une copie et une pure imitation. Ils l’ont compris comme “ un enregistrement subi et non calculé d’une apparence ”. On aboutit avec eux à un naturalisme mécaniste, car l’image fournie est l’image documentaire et fragmentaire de “ l’instant d’un objet ”.
Les ruwāt-s n’ont pas manqué de constater la prédilection des poètes préislamiques à restructurer la réalité, à introduire dans leurs portraits une certaine part de fiction ; ils s’y sont opposés. »
- 9 La pagination utilisée pour les références au Muwaššaḥ dans cet article est celle de l’édition de (...)
5Avant de se lancer à la recherche d’un autre principe générateur des jugements esthétiques dans le K. al-Muwaššaḥ9, il convient d’examiner sérieusement cette affirmation. Le réalisme et le purisme lexical pourraient très bien en effet constituer une matrice suffisante aux plus de six-cent ḫabar-s rapportés par al-Marzubānī.
6Cependant, on l’a compris, nous n’interprétons pas de la même façon que Albert Arazi les données qu’il évoque. Il nous semble que celles-ci ne reflètent pas une traque implacable du moindre écart par rapport à une réalité prosaïque et immédiate, mais plutôt qu’elles témoignent de deux préoccupations : le souci de la cohérence de la parole poétique d’une part, celui de son adéquation pragmatique à la situation d’énonciation d’autre part. Si ce second point nous semble capital pour saisir la démarche d’al-Marzubānī, nous commencerons toutefois par dire quelques mots sur la question de l’incohérence.
- 10 Ce que Qudāma b. Ǧaʿfar, dans le Naqd al-šiʿr, nomme tanāquḍ ou istiḥāla, qui désigne quelque cho (...)
7À la suite de Qudāma donc, qui y voyait une faute abominable (ʿayb fāḥiš), les critiques s’emploient à relever les entorses à la logique10 et aux connaissances communément partagées à leur époque.
- i أخبرني الصولي، قال: حدثني هارون بن عبد الله المهلبي، قال: قال دعبل: أبو تمام يحيل في شعره، من ذلك ق (...)
- ii وقوله:
ما كنت أحسب أنَّ الدَّهرَ يمهلني حتى أرى أحدًا يهجوه لا أحد
وقال: كيف يكون لا أحد (...)
8Les entorses à la logique peuvent être absolues. C’est à ce titre qu’ils blâment plusieurs formules d’Abū Tammām, telles « Est-ce à mon sujet que tu composes des mensonges et des calomnies/ Alors que tu es, en nombre, moins que rien ?i » ou « Je ne pensais pas que le destin me laisserait vivre / Assez longtemps pour voir quelqu’un satirisé par personne.ii »
- iii أخبرني الصولي، قال: أنشدنا أبو العباس المبرد لمحمود بن مروان بن أبي حفصة:
لــــــي حــــــــي (...)
9Elle peuvent également résulter d’une contradiction interne au vers ou au poème, comme lorsque Maḥmūd b. Marwān b. Abī al-Ǧanūb (m. 265/878) dit dans un vers à propos du menteur : « Il n’y a pas de recours face au menteur », puis au vers suivant : « J’ai peu de recours face à lui.iii »
- iv ورُوي عن مسلم بن الوليد أنه قال لأبي نواس: كيف يستوي قولك:
ذكر الصّـَبوح بسُـــحرةٍ فارتاحــا (...)
10De même Abū Nuwās est blâmé par al-Muslim b. al-Walīd (m. 208/823) pour son vers : « Il se souvint de la boisson du matin et se détendit / Et le coq au petit jour le lassa de son cri. » Comment peut-il à la fois se détendre à l’idée de la boisson du matin et être lassé d’entendre le chant du coqiv ?
- v قال أبو عبيدة: قال رؤبة وأنشده يونس بيت جرير:
إنّـي إذا الـــشاعر المـــغرور حــرّبنـي ج (...)
- vi وأخبرني محمد بن يحيى، قال: عيب على امرئ القيس قوله:
- vii حدثني المظفَّر بن يحيى، قال: غلط أبو نواس في قوله يصف الكلب:
كـأنمــــــا الأظفـــور مـــن قِ (...)
- viii قال: ومن الحكايات الغلقة والإشارات البعيدة قول المثقِّب في صفة ناقته:
تقول وقــد درَأتُ لها و (...)
- ix قال: وعابوا عليه قوله في الضفادع:
يَخْـرُجْنَ مِن شَرَباتٍ ماؤُها طَحِلٌ على الجذوع يَخَ (...)
- 11 Les ḫabar-s convoqués par le Muwaššaḥ mettent successivement en scène al-Musayyab b. ʿAlas et ʿA (...)
- x فلما بلغ قوله:
وقــــد أتناسى الهَمَّ عند ادّكـــــاره بناجٍ عليه الصَيعَريّةُ مكدَمِ
(...)
11D’autres passages sont blâmés non pas parce qu’ils violent les lois de la logique, mais parce qu’ils sont en contradiction avec les connaissances scientifiques communément partagées par les lettrés de l’époque. Ces erreurs peuvent être d’ordre géographique et historique : ainsi Ǧarīr se trompe-t-il sur l’emplacement de la tombe de Tamīm, l’ancêtre éponyme de sa tribuv. Elles peuvent être d’ordre astronomique : Imru’ al-Qays dit, dans sa Muʿallaqa : « N’eussent au ciel obliqué les Pléiades », or ce sont les Gémeaux qui obliquent dans le cielvi. Mais les reproches adressés sont plus souvent d’ordre zoologique : ainsi Abū Nuwās pense que les griffes du chien sont rétractilesvii, le poète ǧāhilite al-Muṯaqqib fait parler sa chamelleviii, Zuhayr fait sortir les grenouilles de l’eau parce qu’elles auraient peur de se noyer, alors qu’elles ne rejoignent les berges que pour pondreix. Enfin, il faudrait faire une place à l’anecdote devenue proverbiale où un poète11 fait la description d’un chameau mâle et évoque à son sujet une ṣayʿariyya. Or ce mot désigne une marque sur le cou des camélidés femelles. Ṭarafa entend ce vers et s’exclame : « instanwaqa al-ǧamal », « il a pris le chameau pour une chamelle. » L’expression est restée proverbialex.
- 12 Cette correction n’est d’ailleurs pas acceptée par tous les critiques. Ibn Rašīq relève que le po (...)
- xi سمعت الأصمعيّ يقول: قرأتُ على خلف شعر جرير، فلما بلغتُ قوله:
ويـــوم كإبهــام القَطـاة مـُحبّ (...)
- xii قال: وقوله:
وأنْكَرَتْني ومــا كان الذي نَكِرَتْ مِنَ الحَوادِثِ إلاّ الشَيْبَ والصَّلَع (...)
- xiii وقوله:
وما رابَــــها مــــن رَيْبَةٍ غيـر أنها رأت لِمَّتي شابَتْ وشاب لِداتيا
فأيُّ ري (...)
- xiv أخبرنا الزبير بن بكار، قال: أنشدتُ امرأة من قريش قول كثير:
أإن زُمَّ أجـــــــمالٌ وفــــارق (...)
- xv قال عبد الله بن المعتز: عيب على امرئ القيس قوله
أغَرّكِ منّـــي أن حبّــــــــك قـــاتـــلـي (...)
12Enfin, plusieurs vers, sans entrer en contradiction avec les règles de la logique ou les connaissances scientifiques de l’époque, heurtent des règles psychologiques jugées universelles, le « bon sens », pourrait-on dire. Ainsi, le vers où Ǧarīr s’exclame « Ah combien est bon un jour dont le bien vient avant le mal ! » suscite la surprise de Ḫalaf al-Aḥmar qui s’exclame « À quoi lui sert un bien qui débouche sur un mal ? » et corrige d’autorité le vers en « Ah combien est bon un jour dont le bien vient sans le mal !12 xi ». De même, des interrogations du type de celles proférées par al-Aʿšāxii ou par al-Nābiġa al-Ǧaʿdīxiii qui se demandent si leurs bien-aimées se détournent parce que les ans les ont marquées, ou par Kuṯayyir qui se demande si le départ de la bien-aimée est cause de tristessexiv ou encore par Imru’ al-Qays qui demande : « Est-ce le fait que ton amour me tue qui t’abuse ?xv » semblent méconnaître une dimension essentielle de la nature féminine… Quoi qu’il en soit, c’est toujours une incohérence d’ordre logique qui fait problème, plutôt qu’un écart par rapport à une description prosaïque des choses et des êtres.
- xvi عاب قوم على أوس بن حَجَر قوله:
وذاتُ هـــِـــــدم عـــــارٍ نـواشـــــــرُها تُصمِتُ بال (...)
13Venons-en à la deuxième catégorie de critiques : elle ne porte pas non plus sur l’« irréalisme » des descriptions, mais sur leur inadéquation aux buts poursuivis par le poète. Ce qui choque, ce n’est pas que Aws b. Ḥaǧar (m. ca. 620) compare un enfant à un veau, mais qu’il ne motive pas cette comparaison, ce qui la rend pour le moins insultantexvi.
- xvii وعابوا في هذه القصيدة أيضًا:
وأرْكَب في الروع خيفانة...
وهذا خطأ لأن شَعْر الناصية إذا غطّى ا (...)
14De même, quand Imru’ al-Qays décrit la crinière qui retombe sur les yeux du cheval, ce n’est pas une erreur objective que l’on blâme. Il peut très bien plaire au poète de décrire un tel cheval sans violenter les connaissances scientifiques de l’époque. Mais la raison avancée est la suivante : « car si la crinière couvre l’œil, alors le cheval n’est pas noblexvii ». Or, la description de la monture, comme les autres éléments du raḥīl, sert avant tout à souligner les vertus héroïques du poète. Rien n’interdit à Imru’ al-Qays de décrire une bête dépourvue de noblesse mais, dans cette partie de la qaṣīda, c’est alors lui-même qu’il rabaisse alors qu’il devrait vanter son endurance et son noble lignage.
- xviii كتب إليّ أحمد بن عبد العزيز الجوهري، أخبرنا عمر بن شبة، قال: تنازع امرؤ القيس بن حجر وعلقمة بن عَبَ (...)
- 13 Voir « Contest as Ceremony: A Pre-Islamic Poetic Contest in Horse Description of Imru’ al-Qays vs. (...)
- xix أخبرني الصولي قال: حدثنا أبو ذكوان، قال: حدثنى المازني. قال: كان الأصمعي يعيب قول النابغة يصف ناقة: (...)
15D’ailleurs, dans la fameuse joute oratoire qui l’oppose à ʿAlqamaxviii13, Imru’al-Qays est battu car le cheval qu’il décrit doit être fouetté et éperonné dans sa course, contrairement à celui de ʿAlqama. Un cheval auquel on doit faire violence n’est pas un bon cheval et son cavalier ne peut pas être meilleur que lui. ʿAlqama est donc déclaré meilleur poète que son rival. De la même façon, on reproche à al-Nābiġa d’évoquer le cri de sa chamelle. Or, si ce cri est une marque de vivacité chez les mâles, c’est chez les femelles un signe de fatigue, et donc de manque d’endurancexix.
- xx وقف ذو الرمة على مجلس لبني طُهَيّة فأنشدهم:
ضِبِرُّ رمــى روضُ الــقِذافين متْنَه بأعْرَ (...)
16Cette identification du cavalier à sa monture motive également les critiques adressées à Ḏū al-Rumma : il décrit en effet la grande bosse de sa chamelle. Or, observe le critique, une chamelle qui traverse le désert ne peut être grasse. Décrire une telle chamelle revient à dire que son propriétaire n’est pas un habitué des raḥīl et n’est donc pas un hérosxx.
- xxi قيل لذي الرمة: ما لك لم تقل كما قال عمك الراعي؟ قال:
فــلا تُعْـجــــِلُ الـــمرءَ قَبـْلَ ال (...)
17Ḏū al-Rumma se souvient de la leçon quand il décrit une chamelle tellement vive qu’elle se détourne quand on essaie de lui passer le mors et qu’elle s’élance à peine pose-t-on le pied sur l’étrier. On lui fait remarquer qu’une telle chamelle risque de briser le cou de son cavalier et que le poète al-Rāʿī (m. 97/715), maître de Ḏū al-Rumma et fameux pour ses descriptions de chameaux, a fait le choix plus pertinent de décrire une chamelle particulièrement docile. Il rétorque : « Mon oncle [al-Rāʿī] a décrit une chamelle de roi. Moi, j’ai décrit une chamelle de roturier, avec laquelle on accomplit des voyagesxxi ». Ce faisant, il invoque la rusticité, les valeurs héroïques et la gloire acquise (ṭarīf) contre la noblesse et la gloire héritée (talīd).
- xxii فأنشد قصيدته اللامية: *الحمد لله الوَهوبِ المُجْزِل* حتى بلغ هذا الموضع منها، وهو يصف إبله بالغُزْر (...)
18C’est cette tension entre ces deux modes de glorification qui donne parfois l’impression que les critiques adressées aux poètes sont arbitraires et gratuites. Elle explique des contradictions comme celle relevée chez Abū al-Naǧm al-ʿIǧlī, qui affirme que sa chamelle donne du lait en abondance mais que ses mamelles sont semblables à des outres uséesxxii.
19Ainsi, le problème de la véridiction et du réalisme ne se pose guère pour le poète : on ne lui demande pas plus de dire la vérité que de clamer des mensonges. On s’attend en revanche à ce qu’il tienne un discours cohérent et surtout adapté aux fins qu’il poursuit. Si cette hypothèse est exacte, le critère de l’adéquation ne doit pas seulement s’appliquer aux propositions contenues dans les poèmes, mais aussi aux situations d’énonciation et notamment à la personne du destinataire et à celle de l’énonciateur.
- xxiii حدثنا عبد الرحمن بن العباس بن الفضل بن عبد الرحمن بن العباس بن ربيعة بن الحارث بن عبد المطلب، عن أب (...)
20Ainsi, lorsque Baššār b. Burd est accusé de suḫf, il riposte en termes d’adéquation du vers à la situation. Alors qu’un provocateur crie dans la nuit, pour s’amuser à ses dépens, certains de ses vers les plus indigents, il s’écrie : « Qui donc nous assomme avec des choses que nous n’entendions que comme des badineries et ne cite que nos mauvais vers et ce par quoi nous ne visions pas la bonne [poésie]xxiii ? » À l’accusation d’indigence, le poète rétorque en termes d’intentionnalité : son accusateur n’a pas saisi l’objectif des vers qu’il blâme : le ʿabaṯ, la badinerie. Aussi son accusation est-elle injuste puisque les vers de Baššār atteignent l’effet qu’il voulait leur donner : ils sont en adéquation avec l’objectif recherché et donc efficaces.
- xxiv قلت لبشار: يا أبا معاذ، إنك لتجيء بالأمر المهجَّن. قال: وما ذاك؟ قلت: إنك تقول:
إذا ما غَــــ (...)
21Cette argumentation est reprise de façon plus explicite encore au sujet des vers : « Rabāba est la maîtresse de maison / Elle verse le vinaigre dans l’huile / Elle a dix poules / Et un coq à la belle voix. ». Un interlocuteur de Baššār s’étonne qu’un poète de son talent puisse dire de la poésie aussi indigente. Là encore, le poète s’efforce de prouver l’efficacité de ses propos : la destinatrice de ces vers est Rabāba, une de ses servantes et ces vers « lui sont plus doux et plus admirables que “Qifā nabki min ḏikrā ḥabībin wa-manzili” », le célèbre premier hémistiche de la Muʿallaqa d’Imru’ al-Qays, figure fondatrice de la poésie arabe. Dans une autre version du h̠abar, Baššār conclut : « Je m’adresse à chacun avec ce qu’il peut comprendrexxiv ». Et cette adéquation de la parole avec le propos n’est-elle pas la définition même de la balāġa ?
- xxv سمعتُ أبا عمرو بن العلاء يقول: لقيت الفرزدق في المربد فقلتُ: يا أبا فراس أحْدَثْتَ شيئًا؟ قال: فقال (...)
22Plus intéressant : si la poésie doit convenir au destinataire, elle doit également être adaptée à celui qui la prononce. Al-Farazdaq affirme ce principe lors d’un échange avec Abū ʿAmr b. al-ʿAlā’ : le poète récite au savant des vers, qu’il présente comme siens, mais qui sont pourtant immédiatement identifiés par le père des philologues baṣriens comme étant du poète antéislamique al-Mutalammis. Démasqué, le poète ne montre aucun regret. S’il demande au critique de garder le secret, il accompagne cette demande d’une formule qui sonne comme une revendication : « Les vers égarés me sont plus agréables que les chameaux égarésxxv ». Cette formule ne manque pas de frapper dans la mesure où le vers égaré – cet égarement justifiant qu’al-Farazdaq se l’approprie de la même façon que le bédouin adjoint les chameaux errants à son troupeau – est sans hésitation attribué par Abū ʿAmr b. al-ʿAlā’ à son véritable auteur, al-Mutalammis. Ces vers égarés ne sont donc pas des vers non attribués. Ils sont plutôt mal attribués, selon les critères du plagiaire.
- xxvi أخبرنا عمر بن شبّة، عن أبي عبيدة، عن الضحاك بن بهلول الفقيمي، قال: بينا أنا بكاظمة وذو الرمة ينشد ق (...)
- xxvii قَدِمَ الفرزدق المدينة، فمرّ بجماعة من الناس قد استكفّوا على جميل، وهو ينشد فوقف بين الناس يستمع له (...)
- xxviii قال ذو الرّمة يومًا: لقد قلتُ أبياتًا إنّ لها لعروضًا، وإنّ لها لمردًا، ومعنى بعيدًا. فقال: ما قلتَ (...)
23Plusieurs anecdotes nous présentent des poètes revendiquant leurs plagiats, allant même parfois trouver leurs victimes, les informer du plagiat et les menacer de les satiriser si elles venaient à protester. Al-Farazdaq, encore lui, menace ainsi plusieurs de ses contemporains, parmi lesquels Ḏū al-Rummaxxvi et Ǧamīl b. Maʿmarxxvii. Les victimes de ces vols s’y soumettent parfois sans rien trouver à redire, tels Ḏū al-Rumma qui répond : « Par Dieu, je n’y reviendrai plus et ne les réciterai jamais plus sans te les attribuerxxviii ». Ces vols « à main armée », d’ailleurs nommés iġāra par la critique, sont toujours justifiés par le fait que le plagiaire s’estime plus digne de ces vers que leur auteur réel.
- xxix قال مروان بن أبي حفصة: خرجتُ أريد معن بن زائدة فضمني الطريق وأعرابيًا، فسألته: أين تريد؟ فقال: هذا (...)
24Une version atténuée de l’iġāra est l’achat de vers. Marwān b. Abī Ḥafṣa (m. 181/797) aurait ainsi acheté des vers à un bédouin, arguant du fait que ce dernier, étant inconnu, ne serait jamais admis à les réciter au prince à qui ils étaient destinés. Marwān, lui, en tant que poète reconnu, pourrait aisément les réciter à la cour. Il convainc finalement le bédouin de les lui vendre à vil prix et se fait couvrir d’or quand il le récite au princexxix. Ce ḫabar nous suggère que la dignité supérieure dont se prévalent les plagiaires n’est pas seulement artistique, mais aussi sociale : tout le monde ne peut pas dire de la poésie aux princes. Ceci réclame un certain entregent, une certaine célébrité et une connaissance des codes sociaux qu’un bédouin ne peut pas avoir et sans lesquelles la poésie ne saurait être valorisée – aussi bien au sens artistique que monétaire. Là encore, le critère d’adéquation est déterminant.
25Ayant démontré que la parole du poète doit être une parole agissante et performante, il nous faut maintenant essayer de dégager comment cette parole doit agir. Nous commencerons par analyser les données relatives aux mauvais présages car elles sont communes à tous les genres poétiques et proclament symboliquement qu’en poésie, aucun propos n’est jamais sans conséquence. Puis nous nous efforcerons d’analyser plus finement comment chacun des genres poétiques — panégyrique, jactance, satire, poésie amoureuse — exerce des contraintes sociales, et non seulement esthétiques, sur le poète.
26Le taṭayyur, le mauvais pressentiment, naît fréquemment de la poésie. En effet, de nombreuses anecdotes rapportées par le Muwaššaḥ montrent que la parole, et en particulier la parole poétique, n’est jamais vaine. Ce postulat, vestige probable d’une pensée magique, sert de fondement symbolique à tout un réseau de bienséances et de limites à ne pas franchir : ainsi l’évocation de la mort ou la rupture de la distance entre énonciateur et destinataire, interdits éminemment sociaux, sont justifiés par le taṭayyur et le risque de voir les paroles devenir réalité.
- xxx لما قال مجنون بني عامر:
خليليَّ لا والله لا أمْـلِكُ الـذي قضى اللهُ في ليلى ولا ما قضى (...)
- xxxi وروي عن أبي عمرو الشيباني أنه قال يومًا لأصحابه: لا يتمنَّيَنّ أحدٌ أمنية سوء؛ فإن البلاء موكَّل با (...)
27Dans plusieurs ḫabar-s, la parole est investie d’une efficacité magique : des événements surviennent par le simple fait qu’ils ont été formulés. Ainsi, deux ḫabar-s font état de vers dans lesquels le poète Maǧnūn Laylā fait un vœu imprudent : « Il [Dieu] l’a accordée à un autre et m’a éprouvé par l’amour d’elle / Pût-il m’avoir éprouvé par autre chose que Laylā ! » à la suite duquel il devient aveugle. Selon une autre version, il aurait été frappé par la lèprexxx. Dans un autre vers, le poète al-Mu’ammal (m. 190/805) subit le même sort pour avoir lui aussi souhaité perdre la vue . Abū ʿAmr al-Šaybānī (m. 210/825) en tire la leçon qui s’impose : « La parole se charge de [provoquer les] désastresxxxi ». C’est cette maxime qui explique la réaction des auditeurs face à des vers jugés de mauvais augure : ils craignent que la prédiction ne se réalise, quand ils n’y voient pas une manœuvre délibérément hostile de la part du poète.
- xxxii وينبغي للشاعر أن يحترز في أشعاره، ومفتتح أقواله، مما يتطير منه
- xxxiii أخبرني محمد بن يحيى، قال: حدثني عمي، عن أخيه أحمد بن محمد اليزيدي، قال: لما فرغ المعتصم من بناء قصر (...)
28Mais il serait réducteur de ne voir dans ce taṭayyur qu’une marque de superstition. La majorité des ḫabar ressentis comme de mauvais présages mettent en scène le poète et son mamdūḥ : le taṭayyur pourrait donc bien être l’habillage discursif d’un réseau de bienséances à respecter. Cette articulation entre mauvais présages et bienséances est sensible dans l’un des passages les plus délicats à négocier pour le poète : l’ouverture de sa qaṣīda. Non seulement le maṭlaʿ est le vers le plus frappant, mais en plus, le nasīb commence fréquemment par une évocation des ruines du campement. C’est pourquoi Ibn Ṭabāṭabā avertit dans son ʿIyār al-šiʿr, cité à deux reprises (p. 69, l. 6 ; p. 313, l. 17-18) : « Il convient au poète de se prémunir, dans ses vers et ses ouvertures, contre ce qui serait perçu comme un mauvais présagexxxii ». Mais si la simple évocation des ruines suffisait à provoquer la crainte chez les auditeurs, ce motif n’aurait plus lieu d’être dans la poésie de cour. En fait, cette évocation n’est jugée funeste que dans certaines conditions : par exemple, lors de l’inauguration d’un palais, comme le fait Isḥāq b. Ibrāhīm al-Mawṣilī (m. 235/850). La mention des ruines en ces circonstances – l’inauguration par al-Muʿtaṣim de son palais d’al-Maydān – est jugée tellement funeste qu’aucun des invités ne reviendra par la suite en ce lieuxxxiii.
29Il existe par ailleurs des éléments qui suscitent ce mauvais pressentiment dans des circonstances moins spécifiques : ce sont les pronoms de deuxième personne et l’emploi de noms propres portés par le destinataire du poème ou, à tout le moins, liés à sa personne. En effet, ces deux procédés peuvent très facilement effacer la distance qui existe naturellement entre la grandeur d’un prince et les tribulations d’un poète de plus ou moins haute extraction.
- xxxiv قال محمد بن أحمد بن طباطبا العلوي: ينبغي للشاعر أن يحترز في أشعراه ومفتتح أقواله مما يتطيّر منه، أو (...)
- xxxv قال: دخلتُ على زياد فقال: أنشدنا. فقلت: من شعر من؟ قال: من شعر الأعشى. قال: فأرتج علي إلا قوله:
(...)
- 14 p. 69, l. 6 : « [ما] يستجفى من الكلام والمخاطبات »
- xxxvi لما أنشد الأخطل عبد الملك: *خفَّ القطين فراحوا منك أو بَكَرُوا* قال عبد الملك: بل منك، لا أمَّ لك! (...)
30Les pronoms de deuxième personne sont présents dans la quasi-totalité des ouvertures jugées funestes, que ce soit dans le panégyrique d’Abū Nuwās aux Barmécidesxxxiv, dans le vers d’al-Aʿšā récité par un rāwī devant Ziyād b. Abīhixxxv ou l’ouverture du poème d’Isḥāq b. Ibrāhīm al-Mawṣilī lors de l’inauguration du palais d’al-Muʿtaṣim à al-Maydān, mentionnée précédemment. Certes, dans tous ces cas, l’emploi de la deuxième personne est aggravé par d’autres éléments : dans le cas d’Abū Nuwās, le caractère funeste de l’ouverture et de l’interpellation qu’elle contient est renforcé par un autre vers de mauvais augure, placé plus loin dans le poème ; dans le deuxième cas, c’est la mention d’un personnage portant le même nom que la mère du mamdūḥ ; dans le cas d’Isḥāq, ce sont les circonstances particulières de l’énonciation qui soulignent le caractère funeste du maṭlaʿ. Mais l’interpellation, contre laquelle met en garde Ibn Ṭabāṭabā lorsqu’il dit qu’il faut se garder « des paroles et des apostrophes [muḫāṭabāt] déplaisantes14 », suffit parfois à susciter l’inquiétude et la colère du mamdūḥ. Ainsi le ḫabar suivantxxxvi :
Quand al-Aḫṭal récita à ʿAbd al-Malik : « Ceux qui habitaient avec toi sont partis ; ils t’ont quitté le soir ou à l’aube », ʿAbd al-Malik lui dit : « C’est toi qu’ils ont quitté, bâtard. » ʿAbd al-Malik avait tiré mauvais présage de ses paroles.
- 15 Il en va de même quand Ǧarīr récite à ʿAbd al-Malik son vers : « Reviendras-tu à toi ? Mais ton c (...)
31est jugé suffisamment significatif pour apparaître à quatre reprises dans le Muwaššaḥ, sous diverses formulations (p. 174, l. 20 sqq ; p. 175, l. 5-9 puis 13-19, ; p. 279, l. 11-14 ;)15.
- 16 Qui l’a conçu hors du cadre du mariage, ce que souligne le nasab Ibn Abīh.
- xxxvii فإن أرطاة ابن سُهَيّة الشاعر لمّا أنشد عبد الملك:
وما تَبْـــغي المـــنيّةُ حـــــــين تأتي (...)
32L’emploi dans le poème de noms propres de personnes liées au mamdūḥ est une autre source de taṭayyur. Deux exemples particulièrement frappants nous en sont donnés : ainsi, un rāwī récite à Ziyād b. Abīhi (m. 53/673) un poème d’al-Aʿšā. Une fois le premier vers: « Les chameaux de Sumayya sont partis à l’aube ; elle est furieuse contre toi (…) » prononcé, le rāwī ne parvient pas à se souvenir de la suite du poème. Ziyād fronce les sourcils. C’est que, nous explique al-Marzubānī, la mère de Ziyād s’appelait Sumayya16. De la même façon, Arṭāt b. Suhayya se présente à l’âge de 130 ans devant ʿAbd al-Malik (m. 86/705) et récite un poème qui évoque le passage implacable du temps qui mène inéluctablement à la mort. Evoquant cette dernière, il déclare : « Je crois qu’elle reviendra à la charge jusqu’à ce qu’elle / accomplisse son vœu en Abū al-Walīd ». Or, si Abū al-Walīd est la kunya du poète, celui-ci n’a pas prêté attention au fait que le calife la partage avec luixxxvii.
- xxxviii وفد عبد الله بن عمر العبلي على هشام بن عبد الملك فأجازه بمائتي دينار، ثم مر بالوليد بن يزيد وهو ولي (...)
33Or, si un poète peut envisager à sa guise sa propre mort, celle du mamdūḥ ou de ses proches ne doit pas être évoquée : ʿAbd Allāh b. ʿUmar al-ʿAballī (m. 145/762), louant l’héritier du trône califal, l’apostrophe en ces termes : « Ô fils du calife, et calife sous peu ». Hišām b. ʿAbd al-Malik (m. 125/743), le calife en question, convoque le poète et lui fait donner deux cents coups de fouet pour avoir annoncé sa mortxxxviii. Un vers d’Abū Nuwās (cf. xxxiv), contenu dans le poème qui commençait par une description des ruines du campement avec apostrophe à la deuxième personne, envisage la fin des Barmécides pour exprimer la perte dont souffriraient tous les êtres : « Salut à ce monde, pour les sédentaires comme les bédouins, ô Barmécides, quand vous serez perdus. » Al-Faḍl b. Yaḥyā (m. 193/808) ne s’y trompe pas et y voit un mauvais présage qui vient renforcer la mauvaise impression qu’avait produite sur lui le premier vers. Une semaine après, al-Rašīd faisait exécuter Ǧaʿfar b. Yaḥyā b. Ḫālid al-Barmakī (m. 187/803) et arrêter son père et son frère al-Faḍl.
34La puissance de la parole poétique est donc hautement affirmée dans le Muwaššaḥ, et illustrée par des exemples frappants, comme les anecdotes rapportées sur le compte de Maǧnūn. Mais l’habillage magique ne doit pas nous tromper : il s’agit essentiellement de poser des limites au poète dans sa représentation de l’ordre social. Ces limites, ces bienséances, qui règlent l’activité poétique, se manifestent dans tous les genres poétiques, mais se font sentir avec une acuité particulière dans le cadre du panégyrique.
35Le panégyrique établit en effet une représentation idéale de l’ordre social, ce qui détermine plusieurs règles auxquelles doit obéir la représentation que le poète donne de lui-même et de la hiérarchie sociale.
- xxxix أخبرني محمد بن الحسن، قال: حدثنا أحمد بن يحيى النحوي، قال: حدثني عُمَر بن شَبَّة في قول الأعشى
(...)
- xl وكان الأخطل مع مهارته وشعره يسقط. كان مدح سِماكًا الأسدي، وهو سِماك الهالكي بن عمير بن عمرو بن أسد، (...)
- xli حدثنا ابن دريد، قال: حدثنا الرياشي، قال: حدثنا العتبي، قال: قال عبد الملك بن مروان لعبد الله بن مرو (...)
- xlii أخبرني محمد بن يحيى قال: يقال إنّ جريرًا ما انتصف من الفرزدق في مجلس قط إلاّ عند الحجاج يومًا: زعم (...)
- xliii قد عاب الناس قول طرفة:
أُسْـــدُ غِيـــلٍ فإذا ما شَـــــــرِبُـوا وَهَبـوا كـلّ أمُـونٍ وطِمرْ
فق (...)
36Le panégyrique doit tout d’abord être univoque et ne laisser subsister aucune réserve quant aux qualités du mamdūḥ. Aussi, quand al-Aʿšā introduit les qualités du mamdūḥ par le verbe « zaʿamū », « on prétendxxxix », il refuse de s’associer à l’affirmation et laisse planer un doute sur sa véracité. De même, il est déplacé de faire allusion à une satire adressée au mamdūḥ, fût-ce pour l’écarter ou la sublimer, comme le fait al-Aḫṭal au sujet de Simāk al-Asadī que ses ennemis appelaient le « forgeron » (al-qayn) : « Je le croyais forgeron et c’est ce qu’on me disait / Et aujourd’hui il fait jaillir des étincelles de ses vêtementsxl », puisque cette allusion montre que les qualités du dédicataire sont loin de faire l’unanimité. De même, lorsque Ibn Qays al-Ruqayyāt ne mentionne que la mère du mamdūḥxli, il refuse de se prononcer sur les qualités de son père et laisse ainsi supposer qu’il y aurait en la matière quelque chose à taire. De façon encore plus nette, lorsqu’al-Farazdaq affirme que les oiseaux craignent le châtiment d’al-Haǧǧāǧ (m. 95/714), ce dernier lui fait observer que ces animaux s’effraient d’un rienxlii. Un doute subsiste sur la capacité du gouverneur de l’Iraq à effrayer autre chose que de craintifs volatiles. De même, lorsque Ṭarafa et Ḥassān lient la générosité et le courage de leurs mamdūḥ à la boissonxliii, ils suggèrent que, sans ivresse, ceux-ci ne sont ni courageux ni généreux, autrement dit que ces qualités ne leur sont pas intrinsèques.
- 17 Qudāma b. Ǧaʿfar, Naqd al-šiʿr, p. 68-69.
- 18 La critique structuraliste a depuis montré comment la description des richesses du mamdūḥ sert à s (...)
- xliv ومن الأمثلة الجياد في هذا الموضع ما قاله عبد الملك بن مروان لعُبيد الله بن قيس الرقيات حيث عتب عليه (...)
- xlv حدثني إسحاق الموصلي، عن رجل من بني سعد: كنت مع نوح بن جرير في أصل شجرة أو قال سدرة فقلت له: قبحك ال (...)
- xlvi أنشد كثير عبد الملك مِدْحَته التي يقول فيها:
على ابن أبي العاصي دِلاصٌ حصينةٌ أجادَ المس (...)
37L’évocation de qualités extrinsèques du mamdūḥ suscite justement des réserves de la part des critiques. En effet, à l’image de Qudāma b. Ǧaʿfar17, plusieurs critiques considèrent que le madḥ ne doit louer que les qualités intrinsèques de l’homme et non ses possessions ou ses ancêtres, car la possession de richesses ne requiert aucun mérite particulier, contrairement à la justice ou au courage18. Qudāma est d’ailleurs invoqué au sujet de deux poèmes qui illustrent cette remarque : dans le premier, Ibn Qays al-Ruqayyāt suscite la colère de ʿAbd al-Malik en se contentant d’évoquer sa couronne d’or, alors qu’il avait qualifié son ennemi Muṣʿab b. al-Zubayr de « météore envoyé par Dieuxliv » ; dans le second, le poète omeyyade Ayman b. Ḫuraym se contente d’évoquer les ancêtres du mamdūḥ et la splendide coupole qu’il a bâti. Or, remarque Qudāma, « avec des biens et de la richesse, on peut construire de belles coupoles tout en étant médiocre ou incapable de s’exprimer ». C’est le même type de reproche qui est adressé à Nūḥ b. Ǧarīr : « Tu as loué Quṯam b. al-ʿAbbās sans penser à ses propres mérites ou à ceux de ses ancêtres, à tel point que tu l’as loué pour un palais qu’il a bâtixlv ». De même, ʿAbd al-Malik apprécie peu les vers de Kuṯayyir décrivant une armure que possède le calife. Cet objet habilement forgé et offrant une protection parfaite suggère que le calife craint la mort au combat. Il est d’ailleurs significatif que, face aux reproches du calife, le poète cherche à justifier ses vers par des qualités morales qu’il prêterait au dédicataire : la détermination et la prudencexlvi.
38Si les défauts relevés ci-dessus empêchent le panégyrique d’exercer son effet, au moins ne sont-ils pas contre-productifs. Il existe en effet des cas où le madḥ peut devenir offensant, voire menaçant, et mettre ainsi involontairement (?) en cause l’ordre social.
- xlvii وقال في وقعة لبابك انهزم فيها ومدح الأفشين:
ولّى ولم يُظْلَمْ وما ظُــلِمَ امــــرؤ حثَّ (...)
- xlviii فليست كقوله:
تثفّى الحـربُ منه حـــين تَغْلي مراجـــلُــهـا بشـــيطانٍ رجــــيم
فجعل المم (...)
- xlix قال محمد بن داود: أنشد أبو تمام أبا المغيث الرافقي شعرًا له يقول فيه:
وكن كريمًا تجدْ كريمًا (...)
- l كان بلال بن أبي بردة داهية لقنًا؛ ويقال إن ذا الرمة لما أنشده:
سمعــــــتُ الناسَ ينتجعون غــ (...)
39Certaines formulations malhabiles sont blâmées, sans toutefois prêter à de lourdes conséquences. Ainsi on reproche à Abū Tammām d’avoir comparé ses mamdūḥ tantôt à un dragonxlvii, tantôt à un démonxlviii, ou encore d’avoir enjoint à un autre : « Sois généreux », ce qui laisse supposer qu’il ne l’est pasxlix. Ḏū al-Rumma irrite Bilāl b. Abī Burda en déclamant : « J’ai entendu dire que les gens cherchaient pâturage là où la pluie [tombe] / Et j’ai dit à Ṣaydaḥ [= la chamelle du poète] : “Va brouter Bilāl.” », mais en dehors d’une réponse sèche, le faux-pas du poète n’aura pas d’autres conséquencesl.
- li جاء شاعر من غِثاث الشعراء إلى زبيدة فامتدحها، فقال:
أزُبَيدةُ ابنةَ جعفرٍ طُوبى لسائِلِك (...)
- 19 Voir notamment Pinckney-Stetkevych 2002, p. 1-47.
40Mais ces maladresses peuvent prendre un aspect séditieux marqué. L’auteur de vers dédiés à Zubayda, l’épouse d’al-Rašīd, dans lesquels il dit qu’elle satisfait les désirs avec ses jambes comme d’autres les satisfont avec leurs mains, est pardonné par l’épouse de Hārūn al-Rašīd, qui refuse d’y voir autre chose qu’une maladresse et lui évite la bastonnadeli. Ce que la tradition nous conserve de ḫabār-s sur la fuite d’al-Nābiġa de la cour laḫmide après quelques allusions scabreuses à al-Mutaǧarrida, épouse d’al-Nuʿmān b. al-Munḏir, souligne pourtant que le simple fait de suggérer la possibilité d’un adultère avec la femme d’un prince représente l’acte de sédition par excellence19.
- lii يقلّبُ عينيْ حيَّةٍ بمحارةٍ ذا أمكنَتْهُ شدَّة لا يُقيلها
- liii قال: وقال كثير لعبد العزيز بن مروان:
وما زالتْ رُقاكَ تَسُلُّ ضِغْني وتُخْرِجُ من مكامنه (...)
- liv وإن أمير المؤمنين هو الذي غزا كامنات الصَّدر مني فنالها
41De même, Kuṯayyir se livre à des comparaisons très malvenues dans les madīḥ qu’il adresse aux Omeyyades : il compare ces derniers à des serpentslii, à des sorciersliii. Il mélange nasīb et madīḥ (c’est-à-dire féminité et virilité) en déclarant : « Le commandeur des croyants est celui / qui a conquis les secrets de mon cœur et l’a gagnéliv ». Mais cette maladresse n’est-elle pas délibérément subversive ? C’est ce que prétend le poète lui-même :
- lv قال محمد بن علي لكثير: تزعم أنك من شيعتنا، وتمدح آل مروان؟ قال: إنما أسخر منهم، وأجعلهم حيات وعقارب (...)
Muḥammad b. ʿAlī [al-Bāqir, 5e imām chiite, m. 114/733] demanda à Kuṯayyir :
- Tu prétends être de notre parti [šīʿa] et tu loues les Marwanides ?
- En fait, je me moque d’eux. J’en fais des serpents et des scorpions et je prends leur argent, répondit-illv.
- lvi حدثنا محمد بن يزيد النحوي، قال: حُدّثتُ في إسناد متّصل أنّ أبا النجم العجلي أنشد هشامًا: *والشمسُ ق (...)
42Si, dans ces deux cas, ces graves « maladresses » n’auront pas plus de funestes conséquences, c’est que la frontière entre la poésie et la réalité reste nette. Plus périlleuses sont les situations où s’efface la distance entre poésie et réalité et où le dédicataire croit reconnaître dans les vers une allusion à ses défauts. Cette frontière peut être abolie par la diction : le strabisme du calife Hišām b. ʿAbd al-Malik est ainsi souligné par un vers d’Abū al-Naǧm al-ʿIǧlī où il compare le soleil à un œil louche. La distance poésie / réalité est annulée par l’arrêt que marque le poète, qui ne parvient pas à trouver la rime suivante. Ce silence met en valeur le mot aḥwal et le poète est chassé sur le champlvi.
- lvii بلغني أن الفرزدق دخل على عبد الملك بن مروان، فقال له: من أشعر أهل زماننا؟ قال: أنا يا أمير المؤمنين (...)
- lviii قدم علينا إبراهيم بن متمم بن نويرة، فنزل بنا، فكلّمتُ فيه عبد الملك بن مروان، فقلت: يا أمير المؤمني (...)
43C’est parfois l’emploi d’un pronom de deuxième personne (comme dans le cas du taṭayyur) qui brise la nécessaire distance entre le mamdūḥ et le poète et provoque l’incident. Une telle mésaventure arrive à Ḏū al-Rumma qui déclame son célèbre vers « Pourquoi l’eau de tes yeux coule-t-elle ? » devant le calife ʿAbd al-Malik, qui était atteint d’une maladie qui rendait ses yeux toujours larmoyants (ʿamaš). Le vers sera ultérieurement changé, nous dit-on, en « Pourquoi l’eau de mes yeux coule-t-elle ?lvii ». Le défaut involontairement souligné peut également être moral : un autre cas de transgression involontaire en présence du même calife se produit lorsque le fils d’al-Mutammim b. Nuwayra (m. après 23/644) récite des vers de son père dans lesquels sont évoqués la trahison et le parjure, toujours à la deuxième personne. Or le calife avait précisément fait mettre à mort un grand-oncle du poète après lui avoir accordé l’amān. Le malheureux jeune homme n’échappe à la mort que grâce à l’intercession de sa tribu qui proteste de sa bonne foi, mais il est congédié sans récompenselviii.
- lix ذكر أحمد بن عبيد بن ناصح أنه قال لأبي تمام وكان يجيء إلى المسجد الجامع ينشد أشعاره فأنشد وهو يصول ب (...)
- lx كان زفر بن الحارث الكلابي قد أَسَرَ القطامي في حرب بينهم وبين تغلب، فمَنَّ عليه وأعطاه مائةً من الإ (...)
44Enfin, le madḥ prend parfois des sonorités menaçantes à l’égard du dédicataire. Ainsi quand Abū Tammām dit de la tribu de son mamdūḥ : « Si un sabre nu s’abattait depuis l’étoile de la Chèvre [al-ʿAyyūq] / Il ne pourrait tomber que sur leurs têteslix ». Ou lorsque al-Quṭāmī (m. 101/719) souhaite pouvoir rendre son bienfait à l’homme qui l’a fait prisonnier à la guerre puis l’a affranchilx, les poètes souhaitent la mort (fût-elle une marque de courage) ou la défaite (fût-elle l’occasion de rendre le bienfait) des dédicataires.
- lxi كان كثيّر مع قِصَره ودَمامته تائهًا ذا أبَّهة وذهاب بنفسه. قال: في أي شعر أعطي الأحوص عشرة آلاف دين (...)
- 20 L’analyse de corpus poétiques abbassides ou postérieurs va plus loin et montre comment les poètes s (...)
45Si le poète doit bien évidemment éviter d’offenser le dédicataire du panégyrique, il doit également éviter de donner une image dégradée de lui-même. Certes, si nous sommes en présence d’un genre poétique qui revendique précisément le caractère asymétrique de la relation entre poète et dédicataire, il faut toutefois éviter de se montrer trop quémandeur. C’est ce que Kuṯayyir fait observer à propos de vers d’al-Aḥwaṣ (m. 110/728) qui évoquent le panégyrique et la récompense qui le suit comme un échange, une transaction d’où il tire sa richesse, bref un gagne-pain : « Quand son don / pour moi n’est pas pour ce que j’ai fait, je suis honteuxlxi ». Le poète doit se montrer digne, au-delà des mots, de la récompense qu’il reçoit20.
- 21 Voir l’analyse du poème d’al-Aḫt̩al : « Ḫaffa l-qat̩īnu… », in Pinckney-Stetkevych 2002, p. 80-1 (...)
46En fait, le madḥ, s’il consiste en une relation asymétrique, ne se limite pas à un acte d’allégeance du poète au souverain. Il s’agit souvent d’une célébration de l’ordre social, au sein duquel le poète cherche à négocier la meilleure place21. Ainsi, bien des critiques adressées aux poètes ne sont pas seulement provoquées par leur caractère offensant pour le dédicataire : elles portent en elles une vision de l’ordre social incompatible avec celle que cherche à promouvoir le souverain.
- 22 On ne peut que souscrire à la remarque d’Akiko Sumi lorsqu’elle écrit à propos de la qaṣīda: « If (...)
- lxii حدثني علي بن هارون وغيره أن علي بن الجهم لما ابتدأ قصيدته التي مدح فيها المتوكل بقوله:
اللهُ (...)
47L’ordre doit d’abord s’imposer au niveau générique. Le madḥ doit être clairement identifiable comme panégyrique22 et porter tous les signes de ce genre poétique. Ainsi le vers de ʿAlī b. al-Ǧahm : « Dieu est très grand et Muh̩ammad est le prophète / La vérité est éclatante et Ǧaʿfar est le calife. » ne porte pas les marques claires du discours poétique de célébration. C’est ce que soulignent les sarcasmes de Marwān b. Abī al-Ǧanūb (m. 240/854) : « Ibn Ǧahm voulut dire une qaṣīda / Pour louer le prince des croyants mais il appela à la prière // “Ne commence pas trop vite, lui dis-je / Je ne suis pas en état de pureté rituelle !” “Moi non plus”, me dit-illxii ».
- lxiii حدثني عمر بن أبي بكر المؤملي، عن عبد الله بن أبي عبيدة بن محمد بن عمار بن ياسر أنّ عبد الملك بن مرو (...)
- 23 Le caractère transgressif de cette attitude n’échappe d’ailleurs pas à son auteur. Ayant appris que (...)
- lxiv قالوا وعابوا قوله: *فاحكم كحكم فتاة الحي...* وقالوا: أمَرَه أن يحكم كحكم امرأة. (ص. 58)
48Même si la poéticité du discours est attestée, encore faut-il que le panégyrique soit reconnu comme tel pour faire effet. Lorsque Kuṯayyir loue ʿAbd al-Malik à l’aide d’un champ lexical caractéristique du ġazal, il refuse de pleinement jouer le jeu du panégyrique, il fait allégeance sans le dire vraiment et, pour ainsi dire, du bout des lèvreslxiii. En outre, il s’adresse au calife comme on s’adresse à une femme23. Le détournement de genre poétique aboutit à un détournement de genre sexuel, particulièrement peu goûté par la critique. Ainsi, al-Nābiġa est blâmé pour avoir donné comme modèle à al-Nuʿmân b. al-Munḏir la clairvoyance de la devineresse Zarqā’ al-Yamāma. « Il lui a ordonné de gouverner comme une femme » s’indignent les critiques anonymes cités par le Muwaššaḥlxiv.
- 24 À propos de la désignation plus ou moins univoque du dédicataire, voir la très convaincante analyse (...)
- lxv وأنشد الضَّمْري:
أنـــت امــرؤٌ هــمُّكَ الــمــعالي ودونَ مـــعروفـــــك الــربــــــيـ (...)
49L’ordre du discours doit également prévenir les tentatives d’usurpation24. C’est pourquoi Maʿn b. Zā’ida (m. 152/770) récuse un vers de madḥ qui lui est adressé en disant : « Ce que tu as dit est très bon. Mais tu ne m’as ni nommé ni mentionné. Quiconque voudra prétendre que ce vers lui est adressé pourra le fairelxv ».
- lxvi قال: وقال أبو عبيدة: ومما يعدّ على جرير قوله:
أتـــــوعِـــدُني وراءَ بـــني ريــــاحٍ ك (...)
- lxvii قال الفرزدق:
لقد طوَّفتْ في كل حيٍّ فلم تَجِدْ لعورتِها كالحيّ بكر بن وائل
أعَــفّ (...)
50Une fois l’ordre générique du poème assuré, le poète doit veiller à ce que la représentation de l’ordre social qu’il construit soit conforme à l’ordre défendu par le prince, aux bienséances. À ce titre, on notera qu’un madḥ adressé à la mauvaise personne peut être ressenti comme une satire par celui qui s’en estime le destinataire légitime. C’est le sentiment des Banū Kulayb lorsque leur poète Ǧarīr se dit protégé par la tribu des Banū Riyāḥ (à laquelle il est moins directement apparenté) : « Personne ne nous a jamais satirisés aussi durement que toilxvi ». Le même reproche est adressé à al-Farazdaq, dont le panégyrique de la tribu de Bakr b. Wā’il est tellement excessif qu’il ne lui laissera plus la possibilité de proclamer la supériorité de sa propre tribulxvii. Dans les deux cas, la qualité intrinsèque du panégyrique est reconnue. C’est le choix du destinataire qui est contesté.
- lxviii ممّا يُعَدّ على جرير من أَفْن شعره قوله لبشر بن مروان:
لقد كان حقّك أن تقول لــبارقٍ يا (...)
- lxix وأخبرني محمد بن يحيى الصولي قال: مما يعدّ على جرير أفنًا قوله لبشر: *قد كان حقُّك أن تقول لبارق* ال (...)
- lxx قال: ولجرير شبيه بهذا إلاّ أنّه لا عيب عليه فيه حيث قال:
هذا ابن عمّي في دمشق خليفةٌ لو (...)
51Même lorsque le panégyrique est adressé à la bonne personne, encore faut-il respecter la hiérarchie et les préséances. Ǧarīr, à deux reprises, omet de s’y plier. Ainsi lance-t-il à Bišr b. Marwān : « Il te revenait de dire à Bāriq / Ô Āl-Bāriq, pourquoi Ǧarīr a-t-il été insulté ? ». Le dédicataire s’exclame donc : « Ce fils de gueuse n’a-t-il trouvé d’autre messager que moi ?lxviii ». Al-Ṣūlī, commentant le même vers, ajoute d’ailleurs : « Ce n’est pas ainsi qu’on s’adresse aux princes. »lxix La division du travail social est à nouveau mise à rude épreuve dans le vers qu’il adresse à ses ennemis : « Voyez, mon cousin à Damas est calife / Si je voulais, il vous conduirait à moi comme des domestiques ». Le calife s’exclame : « Ne voyez-vous pas l’impudence [ǧahl] de Ǧarīr ? Il se réfère à moi en disant “mon cousin”, puis il dit : “Si je voulais, il vous conduirait”. S’il avait dit “S’il voulait, il vous conduirait”, il aurait dit juste, et peut-être aurais-je agi en ce senslxx ». On note que la correction suggérée par le calife est conforme aux exigences du mètre, autrement dit de l’ordre interne du poème.
- lxxi أخبرني الصولي عن أبي العيناء، عن الأصمعي، قال: أنشدتُ الرشيد أبيات النابغة الجعدي من قصيدته الطويلة (...)
- lxxii حدثني بعض الرواة عن مطيع - خادم كان للبرامكة - قال: كنت واقفًا على رأس الرشيد إذ دخل أبو نواس، فقال (...)
52Ce n’est d’ailleurs pas le seul exemple d’intervention d’un calife dans un poème pour y rétablir une représentation jugée imparfaite de l’ordre social. À deux reprises au moins, Hārūn al-Rašīd se substitue au poète pour rétablir l’ordre social au sein du discours poétique. Dans le premier cas, il s’agit pour lui de supprimer une restriction dans un panégyrique. Comme nous l’avons vu plus haut, le rituel du panégyrique ne peut fonctionner que si les louanges adressées aux dédicataires apparaissent sans réserve. C’est dans cet esprit que Hārūn corrige, tout en respectant le mètre, un hémistiche d’al-Nābiġa al-Ǧaʿdī : « Quand il ne part pas en quête de gloire au soir, il y va au matin. » en « Quand il part faire le bien au soir, il le fait encore au matin. » Entendant cette correction, al-Aṣmaʿī, l’une des autorités suprêmes en matière de poésie en son temps, déclare le calife plus savant qu’al-Nābiġa en matière de poésie, ce qui montre que ce respect des bienséances est perçu comme une composante à part entière de l’art poétiquelxxi, et étend l’autorité du calife de l’ordre politique à l’ordre poétique. Une deuxième correction effectuée par le calife abbasside vise à rectifier, de façon encore plus nette, la représentation de l’ordre social présentée par Abū Nuwās dans un panégyrique adressé à al-Ḫaṣīb, gouverneur d’Egypte et vassal d’al-Rašīd : « Si les restes des mensonges de Pharaon sont en vous / Certes le bâton de Moïse est dans la main d’al-Ḫaṣīb ». Vraisemblablement soucieux de ne pas voir parer son vassal d’attributs prophétiques, al-Rašīd modifie aussitôt le dernier hémistiche en « Les restes du bâton de Moïse sont dans la main d’al-Ḫaṣīblxxii ».
- lxxiii وأخفتَ أهلَ الشِرْك حتّى إنّهُ * لتهابكَ النُّطَفُ التي لم تُخْلَقِ (ص. 98، 285، 300، 308، 311، 324
- lxxiv حتى الذي في الرحم لم يكُ صورةً * لفؤاده منْ خوفه خفقانُ (ص. 309-320)
- lxxv يــــا أمـــيـنَ الله عِــــــــــشْ أبـــــدًا دُمْ عــــــلى الأيــــــامِ والــــزَمَ (...)
- 25 Coran (LV, 26-27) : كُلُّ مَنْ عَلَيْهَا فَانٍ وَيَبْقَى وَجْهُ رَبِّكَ ذُو الْجَلالِ وَالإِكْرَامِ
53Le respect de l’ordre politique et cosmique semble également être à l’origine de la condamnation de certaines hyperboles, qualifiées d’istiḥāla. En effet, si l’exagération est fréquemment blâmée, c’est qu’elle est transgression. Or, compte tenu du caractère toujours agissant de la parole du poète, une transgression, fût-elle rhétorique, n’est jamais innocente, notamment quand elle finit par effacer les frontières entre le divin et l’humain. Si les vers d’Abū Nuwās dédiés à al-Rašīd, comme par exemple, « Tu effraies les polythéistes au point que / Te craignent les gouttes de sperme qui ne sont pas encore crééeslxxiii ». ou « Même celui qui, dans l’utérus, n’est pas encore formé / a le cœur qui palpite tant il le crainlxxiv » font scandale, c’est qu’ils ne relèvent pas simplement de l’erreur logique relevée par plusieurs critiques (comment quelque chose qui n’existe pas pourrait-il avoir peur ?) : ils confèrent au calife un pouvoir supérieur à celui de Dieu qui crée la vie à partir du sperme, donne aux êtres humains leur image et insuffle la vie aux fœtus : celui d’inspirer la crainte avant même la création. Il en va de même pour le vœu formé au sujet d’al-Amīn : « Ô Amīn, qui a la confiance de Dieu, vis pour toujours / Survis aux jours et au temps // Tu restes et le néant est notre lot / Quand tu nous anéantiras, soislxxv ». où les attributs prêtés à l’aîné d’al-Rašīd sont ceux de Dieu dans la sourate al-Raḥmān : « Tous ceux qui sont sur terre passeront. La face seule de ton Seigneur restera, pleine de majesté et de gloire25 ».
- lxxvi لما قال أبو تمام في أحمد بن المعتصم بيته الذي أوله: *إقدام عمرو في سماحة حاتم* قيل له: أما تخزى، تش (...)
- lxxvii حضر أبو تمام عند الكندي، فقال له: أنشدني أقرب ما قلت عهدًا، فأنشده قصيدته التي يقول فيها:
إقد (...)
54Ces questions de préséance soulèvent également la question de la pertinence du comparant. Ainsi, il est reproché à Abū Tammām d’avoir comparé al-Muʿtaṣim à plusieurs héros de la ǧāhiliyya et des premiers temps de l’islam. Or ces personnages ne sont que de frustes bédouinslxxvi. Jusqu’ici, rien de très étonnant. Mais une remarque du philosophe al-Kindī (m. 252/866), dans une autre version du même ḫabar, introduit une problématique propre au madḥ : « Tu t’es servi du moindre pour exemplifier le plus grandlxxvii. » En effet, les qualités visées – la vaillance, la générosité, la longanimité, l’intelligence – sont jugées par Abū Tammām plus notoires chez ʿAmr b. Maʿdīkarib, Ḥātim al-Ṭā’ī, al-Aḥnaf b. Qays et Iyās b. Muʿāwiya que chez le mamdūḥ, puisqu’il compare celui-ci à ceux-là. Pour vraiment rendre compte de la grandeur de ces qualités chez le calife, il aurait fallu renverser la comparaison et dire, par exemple, que Ḥātim était d’une générosité semblable à celle d’al-Muʿtaṣim. Avec à-propos, Abū Tammām improvise une réponse : « Ne désapprouvez pas cette comparaison extravagante à ce qui est en-deçà de lui en générosité et en vaillance // Car Dieu a comparé Sa lumière à ce qui lui est inférieur : une lanterne et un lustre ».
- lxxviii وعيب على حسان قوله:
أكرِمْ بقومٍ رَســــــــولُ الله شيعتُهم إذا تفرّقتْ الأهواءُ والشِّ (...)
- lxxix أنشدني أبو نواس في العباس بن عبيد الله مديحه الذي يقول فيه:
كيــــــــف لا يُدنيكَ مـــــن أم (...)
55Cette question de préséance (qui doit servir de référent ?) se pose également dans les références faites au prophète de l’islam qui doit être placé au sommet de la hiérarchie humaine, au-dessus donc du mamdūḥ. Ainsi, quand Ḥassān b. T̠ābit dit : « Combien sont-ils nobles, eux qui comptent l’Envoyé de Dieu au nombre de leurs soutiens / Lorsque les passions et les partis se défont ! », il est blâmé car : « Ce sont eux les soutiens de l’Envoyé de Dieulxxviii ». Le même type de reproche est adressé à Abū Nuwās au sujet d’un vers où, parlant de son mamdūḥ, il le décrit comme « celui qui compte l’envoyé de Dieu parmi les siens ». On lui rétorque : « Il convient au Prophète – paix et bénédictions sur lui – qu’on s’associe à lui et non qu’on l’associe à quiconque ». Pour se justifier, Abū Nuwās fait appel à deux autres vers de Ḥassān b. T̠ābit qui recourent au même procédélxxix.
- lxxx فلما سمع أبو الصقر قوله:
هذا الذي حكمتْ قدمًا بســــودده عدنانُ ثم أجازتْ ذاك قحطانُ
(...)
- 26 Gruendler 2003, p. 31.
56Quoi qu’il en soit, cette leçon sur les préséances est parfaitement retenue par Ibn al-Rūmī (m. 283/896) qui, parlant du dédicataire d’un de ses panégyriques, s’exprime en ces termes : « “Abū al-Ṣaqr est [issu] de [la tribu de] Šaybān”, ont-ils dit ; je leur ai répondu : / “Que non, par ma foi ! C’est plutôt Šaybān qui est [issu] de lui ! ” // Combien de pères se sont élevés par un fils jusqu’aux cimes de la noblesse / Tout comme ʿAdnān s’est élevé par l’Envoyé de Dieu ! » Le Prophète comme le mamdūḥ sont à leur juste place dans un vers qui semble être le produit direct de ces critiques sur la préséance et la comparaison. Malheureusement, le dédicataire du panégyrique d’Ibn al-Rūmī ne goûte guère cette acrobatie verbale et y voit même une satire à son encontrelxxx. Al-Marzubānī intervient donc pour signaler le peu de goût du mamdūḥ et l’injustice de son jugement. Mais il est vrai que le bruit courait que le patron concerné, d’origine persane, s’était fait forger une généalogie arabe contre espèces sonnantes et trébuchantes26...
- lxxxi أنشد كثير عزة عبد الملك بن مروان قوله:
فمـــا رجعــوها عـــنوةً عـــن مودَّةٍ ولكنْ بحدّ (...)
- lxxxii قدم ابن أبي عاصية السُلَمي صنعاء على معن بن زائدة؛ فلما صار ببابه نحر ناقته؛ فبلغ ذلك معنًا، فتطيَّ (...)
- lxxxiii أخبرني محمد بن أبي الأزهر، قال: حدثنا محمد بن يزيد النحوي، قال: قد عاب بعضهم قول الشماخ:
إذا (...)
57Une fois l’ordre interne du discours assuré, le poème doit célébrer la justice de l’ordre social garanti par le prince. C’est pourquoi un vers dans lequel Kuṯayyir proclame que ʿAbd al-Malik a assis son pouvoir à la pointe de l’épée suscite l’indignation d’al-Aḫṭal qui fait remarquer au calife que ces propos signifient que le pouvoir califal est illégitime, alors que le poète des Banū Taġlib, lui, souligne dans ses vers que les Marwānides sont les « maîtres d’un pouvoir qui ne date pas d’hier et n’a pas été usurpélxxxi ». C’est sans doute le souci de garantir la représentation d’un ordre social juste qui pousse Maʿn b. Zā’ida à condamner les vers dans lequels Ibn Abī ʿĀṣiya promet à sa chamelle de la sacrifier si elle l’amène jusqu’à luilxxxii. En effet, ce vœu fait du mamdūḥ la source d’une injustice : la mise à mort du fidèle animal. Il n’est donc pas étonnant que ce thème de la chamelle injustement sacrifiée préoccupe tant la critique : la notice consacrée à al-Šammāḫ b. Ḍirār (m. 30/650 ?) y est entièrement consacrée et occupe quatre pages dans notre édition (p. 84-88). Elle décline ce motif avec plusieurs poètes et fait en outre état d’une tradition prophétique condamnant le vœu prononcé par une musulmane médinoise qui, fuyant la Mecque où elle était retenue prisonnière, fit le même vœu si la chamelle qui la portait l’amenait jusqu’au Prophètelxxxiii. Cet appel à la gratitude envers le loyal serviteur – comprenne qui voudra… – se trouve ainsi auréolé d’une légitimité religieuse.
58L’analyse du panégyrique nous a montré comment le poète, pour atteindre l’efficacité, doit soumettre sa production à la représentation d’un ordre social et politique légitime. Or le poète n’est pas extérieur ou absent à cet ordre qu’il représente : cette exigence s’applique donc à lui-même. Si nous avons déjà entrevu comment la représentation que l’énonciateur donne de lui-même peut affecter sa crédibilité, la nécessité d’auto-légitimation est plus pressante encore dans les genres de la satire et de la jactance : le poète doit veiller à opérer une caractérisation adéquate de lui-même et ce d’autant plus que, dans ces genres « à opposition », il ne s’agit plus seulement de montrer qu’on est digne d’être poète : il faut encore parler d’un lieu qu’on saura défendre – par le verbe, mais parfois aussi par le fer – contre les contestations inévitables des adversaires.
59Les exigences en matière de jactance présentent des traits communs avec celles du panégyrique. Les qualités du dédicataire, à savoir le poète lui-même ou sa tribu, doivent être chantées sans réserve. En effet, le poète, dans cette représentation qu’il donne de lui-même, se peint en archétype du héros. Or tout défaut dans cet autoportrait montre que le poète ne dispose pas de la première qualité morale du héros, cette ambition autant démesurée que désintéressée (buʿd al-himma). Là encore, la parole poétique à elle seule suffit à faire ou défaire les héros.
- lxxxiv وحَسْبُكَ مِن غِنًى شِبَعٌ ورِيُّ (ص. 37)
- lxxxv دع المــــكارم لا تَـــرْحَـــــــلْ لبُــغْيَـــتِــها واقْعُدْ فإنك أنْتَ الطاعم الكاس (...)
- lxxxvi قال (...) قول أعرابي متلفِّع في شملته، ولا تُجاوِز همته ما حَوَتْه خيمته (ص. 38)
- lxxxvii حدّثني محمد بن إبراهيم، قال: حدّثنا محمد بن يزيد المبرد، قال: أُنْشِدَ عبد الملك بن مروان بيت الأعش (...)
- 27 Voir par exemple l’analyse de l’entrelacement des lexiques de la boisson et de la guerre dans la po (...)
- lxxxviii كان النابغة الذبياني تُضْرَبُ له قبة حمراء من أدم بسوق عكاظ فتأتيه الشعراء فتعرض عليه أشعارها. قال: (...)
60Ce n’est sans doute pas un hasard si les premiers ḫabar‑s de la première notice du Muwaššaḥ portent sur quelques vers où Imru’ al-Qays, le roi errant, dit entre autres : « Il te suffit, en fait de richesse, d’avoir assez à manger et à boirelxxxiv ». Outre la contradiction manifeste avec les nobles ambitions exprimées ailleurs, le critique ne manque pas de souligner que de tels propos sont fort semblables à un vers de satire d’al-Ḥuṭay’a, qui ne passe pas précisément pour un amateur en la matière : « Laisse les hauts faits et ne te mets pas en quête / Reste assis, tu es nourri et vêtulxxxv » : « Ce sont là les propos d’un bédouin enveloppé dans son manteau et dont l’ambition ne dépasse pas ce que contient sa tentelxxxvi ». Ces simples vers disqualifient les prétentions d’Imru’ al-Qays à la royauté, qu’elle soit politique ou poétique. On a vu par ailleurs comment al-Rašīd corrigeait un panégyrique d’al-Nābiġa al-Ǧaʿdī pour en éliminer ce qui pourrait apparaître comme une réserve de la part du poète et le rendre plus conforme aux exigences du madḥ. Mais le souverain peut parfois intervenir aussi pour corriger un manque de buʿd al-himma dans une jactance récitée devant lui. Ainsi, ʿAbd al-Malik b. Marwān, entendant le vers d’al-Aʿšā : « Il vint me voir en pleine nuit pour me consulter sur la boisson du matin. / “Garde-la pour l’aube” lui-répondis-je. », s’exclame : « Il a mal parlé. Que n’a-t-il dit : “Donne-la moilxxxvii” ! » . Or, s’adonner à la boisson est une composante à part entière des vertus héroïques dans la poésie arabe27. En corrigeant ce défaut du poète antéislamique, le calife en profite pour faire ressortir son propre buʿd al-himma et, partant, sa légitimité de monarque. Les conseils adressés par al-Nābiġa al-Ḏubyānī à Ḥassān b. T̠ābit vont dans le même sens. Les vers présentés par ce dernier à son aîné évoquent les plats (symbole de générosité) et les épées de la tribu, ainsi que sa descendance. Al-Nābiġa lui fait remarquer qu’il a employé des pluriels de paucité (réservés normalement aux nombres inférieurs à dix) alors qu’il aurait dû suggérer le grand nombre d’épées et de plats. De même, il se vante de la descendance de sa tribu, mais pas de son ascendance. Là encore, le buʿd al-himma est insuffisant. C’est ce qui explique que, dans certaines versions, al-Nābiġa est nettement moins patient et déclare à Ḥassān : « Tu n’as rien fait [de valable]lxxxviii ».
61En matière de satire, l’aspect performatif du langage est également primordial. Une formule maladroite peut aboutir à l’inverse de l’effet escompté : elle peut élever le destinataire de la satire ou même abaisser le poète.
- lxxxix حدثنا عمر بن شبة، قال: سمعتُ أبا قبيصة محمد بن حرب بن قطن بن قصيبة بن مخارق الهلالي - وكان رجل أهل (...)
- 28 Al-Samʿānī, al-Ansāb, p. 23 : ويشكر لا تستطيع الوفاء * ولو رامت الغدر لم تقدر
- xc فقال الأخطل يهجو سويدًا:
وما جِــذْعُ ســوء خـــرَّق السـوسُ جوفَه لمّا حمَّلته وائلٌ بم (...)
62Al-Aḫṭal nous fournit des exemples de deux types d’échec de caractérisation satirique de l’adversaire. Le premier type d’erreur consiste à trop souligner la capacité de nuisance du mahǧūw, comme il le fait dans sa satire de Qays : « La colère de Qays ne dort ni ne faiblit / Et si elle n’a d’autre choix que l’injustice, elle est injustelxxxix ». Or la tradition critique arabe sait que la loyauté ne vaut rien si elle n’est un acte de ḥilm et que la traîtrise peut être une marque de puissance. En témoigne ce vers de hiǧā’ cité par al-Samʿānī dans al-Ansāb : « [La tribu de] Yaškur ne peut être fidèle / Et si Yaškur voulait trahir elle en serait incapable28 ». Il n’est donc pas étonnant qu’un auditeur s’exclame : « Qu’Abū Mālik [al-Aḫṭal] soit récompensé ! Il a poussé loin le panégyrique ». Le vers dans lequel le même poète conseille aux Omeyyades de se méfier de son ennemi Zufar b. al-Ḥāriṯ, le comparant à un lion à l’affût, ressortit du même genre d’erreur. Le deuxième type d’erreur dans la caractérisation satirique de l’adversaire consiste à le rattacher à un ensemble tribal plus vaste, ce qui non seulement exagère sa capacité de nuisance, mais le place en plus très haut dans la hiérarchie sociale. Quand al-Aḫṭal, parlant d’un de ses ennemis, dit : « Un tronc mauvais aux racines pourries par les vers s’avéra impuissant quand Wā’il l’eut placé à sa tête », le mahǧūw s’exclame : « Par Dieu, Abū Mālik, tu ne sais ni satiriser ni louer (…), tu as dit que Wā’il m’avait placé à sa tête alors que je n’aurais même pas [osé] désirer que les Banū T̠aʿlaba en fissent autant, sans parler de Bakr b. Wā’ilxc ». Bakr b. Wā’il est en effet une importante division tribale des Rabīʿa, et les T̠aʿlaba en sont une subdivision. Al-Aḫṭal a donc exagérément amplifié l’importance d’un petit notable tribal.
- xci أخبرني الصولي، قال: حدثني علي بن محمد العباسي أن بعض النخاسين احتال على البحتري في غلام له، فصار إل (...)
63Le même type d’erreur peut être commis non pas dans la caractérisation de la victime mais dans la caractérisation de l’énonciateur, autrement dit du poète : ainsi, al-Buḥturī, satirisant un marchand d’esclaves qui l’avait trompé en lui rachetant un de ses serviteurs, lui lance : « L’ignorance t’a fait maître des miens (ahlī) et de mon bienxci. » Ce faisant, il rattache à sa parenté un esclave et se donne une origine servile.
64Mais le hiǧā’ comme le faḫr, puisqu’ils contiennent une affirmation de la valeur de l’énonciateur, requièrent que ce dernier soit capable de soutenir ses assertions, de tenir son rang et de tenir parole.
- xcii قال النابغة لعِقال بن خُويلد العُقَيلي - وكان أجار بني وائل بن معن بن مالك بن أعْصُر، وكانوا قتلوا (...)
- 29 Voir par exemple Bāb al-muqillīn min al-šuʿarā’ wa-l-muġallabīn in al-Qayrawānī¸ al-ʿUmda fī ṣ (...)
65Si le hiǧā’ est délivré en présence de l’adversaire, tenir son rang consiste d’abord à sortir victorieux de la joute oratoire qui s’ensuit, à éviter d’être réduit au silence (ifḥām), ce qui en soit constitue un défaut blâmable, indépendamment de la facture des vers. Al-Nābig̍a al-Ǧaʿdī (m. ca. 79/698) nous en fournit un exemple, en adressant à ʿIqāl b. H̠uwaylid al-ʿUqaylī des vers qui ne semblent pas souffrir de défaut aux yeux des transmetteursxcii. Mais à chaque attaque lancée par le poète, ʿIqāl le provoque avec aplomb. Le contraste entre le déploiement de rhétorique de la part du poète, qui convoque Kulayb Wā’il et évoque la guerre de Basūs, et la concision des réponses de ʿIqāl souligne avec plus de force encore l’échec d’al-Nābiġa, échec non pas à l’aune de la qualité de sa poésie mais de son incapacité à sortir vainqueur d’une joute verbale par lui provoquée. Cette catégorie particulière de poètes, défaits lors des joutes verbales en dépit de vers valables, sera formalisée dans les ouvrages ultérieurs qui les regrouperont sous la catégories de muġallabūn29.
- xciii دخل الأخطل على عبد الملك بن مروان وعنده الجحاف بن حكيم السلمي - وقد كان الجحاف اعتزل حربهم تحرجًا و (...)
66Mais tenir son rang, parfois, n’est pas qu’une affaire de mots. Ainsi, al-Aḫṭal se vante devant al-Ǧaḥḥāf des pertes qu’il a infligées aux clans de Sulaym et ʿĀmir. Or ces deux clans, apparentés à al-Ǧaḥḥāf, ont été décimés lors d’une guerre à laquelle ce dernier avait refusé de participerxciii. Les propos d’al-Aḫṭal sont donc particulièrement graves : ils font d’al-Ǧaḥḥāf un lâche et le rendent responsable de la mort au combat de ses parents. Le sayyid offensé rassemble sa tribu, se rend sur les terres de Taġlib et se livre à un massacre gigantesque dont al-Aḫṭal réchappe de justesse. L’incapacité du poète taġlibide à soutenir ses propos ébranle doublement la position qu’il revendiquait dans l’ordre social : dans un poème adressé à ʿAbd al-Malik, il souligne les ravages causé par al-Ǧaḥḥāf, qui sont tels que Dieu seul peut être invoqué face à eux, exaltant de fait les qualités guerrières de son adversaire, qu’il décriait hier. En outre, cette défaite cinglante met à rude épreuve l’alliance de Taġlib avec les Omeyyades, al-Aḫṭal menaçant ʿAbd al-Malik d’une rupture si ceux-ci ne vengent pas leurs alliés. Ces propos comminatoires provoquent la colère du calife. C’est finalement al-Ǧaḥḥāf qui aura le dernier mot, puisqu’il aura su administrer la preuve de sa valeur : « Abū Mālik, m’as-tu blâmé lorsque tu m’a poussé / À tuer, ou quelqu’un m’a-t-il blâmé auprès de toi ? » La forme interrogative de ce vers est là pour souligner que la satire d’al-Aḫṭal ne valait rien, puisqu’il n’a su la soutenir, à tel point qu’on s’interroge sur son existence réelle.
- 30 Le Muwaššaḥ n’épuise pas l’éventail des sanctions possibles. Hilary Kilpatrick note, pour la péri (...)
67Ainsi, si le poète reconstruit, re-présente l’ordre social, il ne peut s’en exclure et se placer en surplomb. Il en est partie intégrante et doit déterminer la place qui, tout en étant la plus avantageuse possible, doit également être la plus acceptable et la plus défendable. La menace de ʿAbd al-Malik qui manque de faire couper la langue à al-Aḫṭal pour son appel au secours quelque peu rugueux symbolise à merveille la sanction qui s’abat sur le poète qui ne sait pas se placer : il devient inaudible (c’est-à-dire susceptible d’être impunément satirisé30).
- 31 Ibn Qutayba, al-Šiʿr wa-l-šuʿarā’, p. 5.
- 32 al-IṢfahānī, al-Aġānī, p. 118.
68Cependant, cette surveillance exercée par le monde « réel » sert également de fiction qui légitime l’importation d’un certain nombre de critères d’évaluation du panégyrique, de la jactance et de la satire dans celle de l’élégie amoureuse. En effet, si les trois genres que nous avons analysés s’inscrivent dans une dimension pragmatique indéniable, il n’en va pas de même de la poésie amoureuse. D’abord, parce que le nasīb sert de prélude, dans une qaṣīda, qui amènera vers le sujet réel de la poésie, à tel point qu’Ibn Qutayba n’y voit qu’un moyen d’incliner les cœurs vers le poète (li-yumīla naḥwahu al-qulūb)31. Quoi qu’il en soit, ces qaṣīda où le nasīb sert de prélude n’étaient assurément pas récitées devant les maîtresses des poètes, mais devant les vrais destinataires. Et même lorsque l’élégie devient autonome, le ġazal n’en reste pas moins une poésie qu’on ne saurait dire à sa bien-aimée, au risque de subir le sort de Maǧnūn Laylā, qui se voit refuser la main de sa bien-aimée précisément parce qu’il a ébruité l’identité de cette dernière32. Mais, au rebours de ces données largement connues de la tradition poétique arabe, le Muwaššaḥ place à plusieurs reprises le poète face à un jury composé d’une ou plusieurs femmes (parfois la bien-aimée en personne) qui se chargeront de le sanctionner en vue de critères féminins, de la même façon que le mamdūḥ sanctionne le poète en fonction de critères princiers. Cette fiction permet d’importer dans la poésie galante certains critères issus du madḥ, qui se combinent avec la norme implicite de ce que doivent être les rapports du poète avec le beau sexe en général et sa bien-aimée en particulier.
- xciv دخلتْ يوما عزة على كثير متنكرة فقالت: أنشدني أشدّ بيت قلتَه في حب عزة. (ص. 182)
- xcv حدثنا أحمد بن أبي خيثمة، عن سليمان بن أبي شيخ، عن عوانة بن الحكم، وذكر مقتل أمير المؤمنين علي بن أب (...)
- xcvi كانت عَقيلة بنت عقيل بن أبي طالب تجلس للناس، فبينا هي جالسة، إذ قيل لها: العذري بالباب. فقالت: ائذن (...)
69Le nasīb, dans la qaṣīda traditionnelle, ne constitue pas un ġaraḍ, c’est-à-dire un des objectifs pragmatiques de la poésie. Il n’est pas destiné à être entendu par la bien-aimée (plus ou moins imaginaire). Les ḫabar-s du Muwaššaḥ s’efforcent donc de recréer des conditions d’évaluation pragmatique de la poésie, en créant un public féminin qui se chargera d’évaluer la poésie amoureuse. Certes, les bien-aimées en personne n’interviennent que rarement. ʿAzza apparaît devant Kuṯayyir sous un déguisement pour lui demander de réciter ce qu’il a dit de plus fort (ašadd bayt) sur son amour pour sa bellexciv. Mais d’autres femmes célèbres sont convoquées pour servir d’arbitres telles Qaṭām, l’instigatrice du meurtre du quatrième calife ʿAlī b. Abī Ṭālibxcv. Cependant, le procédé le plus frappant et qui est repris à plusieurs reprises au cours de l’ouvrage consiste à mettre un groupe de poètes aux prises avec une femme de noble lignage (tantôt Sukayna bint al-Ḥusayn, p. 193, 200, 202, tantôt ʿAqīla bint ʿAqīl b. Abī Ṭālib, p. 194-196) qui passe en revue leurs vers et en souligne les défauts, qui ne sont jamais de simples défauts esthétiques, mais des défauts de savoir-vivre : les poètes (et non les vers) sont ainsi décrits en termes moraux : « le moins sincère des Arabes », « le plus infidèle des Arabes » ou « débauché ». La dame ordonne parfois à ses servantes de châtier l’impudent poète en déchirant ses vêtements par exemplexcvi, ce qui achève de donner à ces assemblées un air de tribunal des élégances.
- xcvii ثم قالت لصاحب جميل: أليس صاحبك الذي يقول
فـلو تَرَكَتْ عَقْلي معي ما طلبتُها ولكنْ طِلاب (...)
- xcviii ثم أقبلتْ على كثيّر، فقالت: أما أنت يا كثير فألأم العرب عهدًا في قولك:
أريــد لأنســى ذِكْــ (...)
- 33 La polysémie du terme faḥl, employé pour désigner un grand poète, mais signifiant avant tout « étal (...)
- xcix ثم أقبل على الأحوص، فقال: وأنت يا أحوص، أخبِرْني عن قولك:
فإن تَصِــلـي أَصِــلْـك وإنْ تبـين (...)
- c أنشد كثير ابنَ أبي عتيق:
ولســتُ براضٍ مــن خـليل بــنائل قـليـــلٍ ولا راضٍ لـــــه بــ (...)
- ci قال ابن أبي عتيق لعمر بن أبي ربيعة في قوله:
بينـــــــــــما يَنْعَتْنـَني أبْــــصَـرْنَني (...)
70La sincérité de la passion est le premier élément évalué. Comme le panégyrique, la poésie amoureuse doit être sans équivoque. Un vers de Ǧamīl b. Maʿmar, où il se plaint de ne poursuivre sa bien-aimée que parce qu’il a perdu la raison, est ainsi sévèrement jugé par Sukaynaxcvii et ʿAqīla (cf. xcvi) : c’est la folie qui détermine sa quête, et non l’amour de sa bien-aimée. Pour les mêmes raisons, le vers où Kuṯayyir déclare : « Je veux oublier son souvenir » est considéré comme une preuve de son infidélitéxcviii. De même quand al-Aḥwaṣ proclame son indifférence pour la séparation : « Si tu m’accordes de te voir, j’en ferai autant mais si tu romps et me quittes avant cela, peu m’importe », Kuṯayyir lui rétorque : « Si tu étais un faḥl33 parmi les poètes, cela t’importeraitxcix ». Il en va de même lorsque Kuṯayyir se lance dans ce qui est perçu comme un marchandage : « Je ne me satisfais pas de peu recevoir de la part de l’aimé / Ni ne me satisfais de peu lui donner ». Ibn Abī ʿAtīq constate : « Ce sont là les paroles de celui qui accorde une récompense, pas celles d’un amantc ». Enfin, comme il est noté à plusieurs reprises, ʿUmar b. Abī Rabīʿa (m. 93/712 ou 103/721) ne chante pas les charmes de ses bien-aimées mais son propre charme, plaçant dans la bouche des femmes qui l’observent des propos comme : « Comment ne pas voir la pleine lune ?ci ». L’engagement du poète n’est alors ni absolu ni inconditionnel. Il y a là un vice de la personnalité et de la poésie.
- cii أخبرني أبو القاسم يوسف بن يحيى بن علي المنجّم، عن أبيه، قال: أنشد خالي أبو العباس أحمد بن أبي كامل (...)
- ciii قال ثم أقبل على نصيب فقال: ولكن أخْبِرْني عن قولك يابن السوداء:
أهيمُ بدعدٍ ما حييتُ فإنْ أمـ (...)
- civ ثم قالت لصاحب نصيب: أليس صا حبك الذي يقول:
أهيمُ بدَعْدٍ ما حَيِيتُ فإنْ أمـــتْ فَوَاحَ (...)
- cv يروى أن الأقيشر دخل على عبد الملك بن مروان فذكر بيت نُصَيْب:
أهيم بدَعْدٍ ما حَيِيتُ وإنْ أمـ (...)
- 34 Par exemple, à propos d’al-Nābiġa, p. 56, l. 13, à propos de ʿUmar b. Abī Rabīʿa, p. 240, l. 8, (...)
71Lorsque la sincérité de la passion ne peut être mise en doute, le poète doit cependant prendre garde à ne pas abdiquer ses qualités viriles, ce qui dévaluerait radicalement sa parole. Il lui convient notamment de ne pas suggérer qu’il pourrait être victime d’infidélité. Ainsi, le vers de Marwān b. Abī al-Ǧanūb où il souhaiterait entendre dire « une telle aime un tel » provoque des plaisanteries faciles : « Un tel, c’est moi, et sa femme est une tellecii ». C’est ce manque de jalousie qui est blâmé dans le vers de Nuṣayb (m. entre 108/726 et 113/731) : « Je suis fou de Daʿd tant que je vis et si je meurs / Ô malheur ! Qui sera fou d’elle après moi » ? Kuṯayyir l’interroge : « On dirait que ça te chagrine que personne ne se la fasse après toiciii » ! Le propos attendu est indiqué successivement par Sukaynaciv et ʿAbd al-Malikcv qui proposent de changer le second hémistiche en : « Qu’elle ne convienne à aucun autre amant après moi ». Il n’est bien sûr pas anodin que cet interdit soit prononcé par le calife lui-même (après que l’assistance se soit montrée incapable de proposer une meilleure version que celle de Nuṣayb) : dans le cadre du hieros gamos, du mariage sacré, le pouvoir est souvent personnifié sous les traits d’une épouse donnée au souverain, qu’il se doit de défendre. Mais la virilité jalouse est également nécessaire à la préservation du statut social du poète : il suffit de considérer l’emploi répété du mot muḫannaṯ34 et de ses dérivés pour (dis)qualifier certains poètes dans le Muwaššaḥ. Quand ce manque de virilité exprimé dans la poésie vient corroborer des rumeurs sur les penchants de tel ou tel poète, cela ne manque pas d’être souligné. Aussi Ǧarīr apostrophe-t-il al-Aḥwaṣ :
- cvi كتب إليّ أحمد بن عبد العزيز، أخبرنا عمر بن شبة، قال: روي عن إسحاق بن يحيى بن طلحة بن عبيد الله، قال (...)
- Est-ce toi qui as dit : « Me console ce qui la console / La plus belle des choses est celle qui apporte la consolation » ?
- Oui, répondit-il. - Ce qui la console c’est qu’on lui enfile quelque chose [gros] comme une patte de chameau. Ca te console, toi ?
Al-Aḥwaṣ était en effet accusé d’être catamitcvi.
- 35 La même idée est exprimée par une femme anonyme. La formulation met l’accent de façon encore plus n (...)
72Le problème de l’identification du poète à une femme se pose parfois en des termes moins explicitement sexuels : Qaṭām, ḫāriǧite qui s’est donnée en mariage à ʿAbd al-Raḥmān b. Mulǧam en échange d’un mahr composé de trois mille dirhams, d’un esclave, d’une servante et du meurtre du calife ʿAlī b. Abī Ṭālib, lance à Kuṯayyir : « Louange à Dieu qui t’a rendu incapable au point de n’être connu que par ʿAzza35 (cf. xcvi) ». Souligné par une femme qui a participé à l’assassinat du commandeur des croyants, mariée à celui qui porta le coup mortel, le contraste avec le beau parleur confit d’amour pour ʿAzza n’en est que plus cruel.
73Si la sincérité de la passion est prouvée et la virilité du poète préservée, il convient au poète de ne pas faire preuve de grossièreté à l’endroit de sa bien-aimée. Ce type de faux-pas peut se manifester de trois façons : lorsque le nasīb suggère que la bien-aimée ne correspond pas au modèle de la femme noble et pudique habituellement chanté par les poètes, lorsque les vers prennent un ton menaçant ou lorsque le poète fait preuve de désinvolture à l’endroit de la bien-aimée. Comme pour les destinataires des autres genres, la bien-aimée doit se voir attribuer une place adéquate au sein de l’ordre social construit par le poème.
- cvii حُدّثت عن الأصمعيّ أو غيره- والأغلب عليّ أنه الأصمعي - أنه سمع قول الأعشى:
كأنّ مِشْيَتَها مِ (...)
- cviii قال: فجلسوا إليه فتحدثوا قليلا، ثم أقبل على ابن أبي ربيعة فقال: يا عمر وقال بعضهم: يا أخا قريش والل (...)
- cix حكى الزبيريون أن مدينية عرضتْ لكثير، فقالت: أأنت القائل. وأخبرني علي بن عبد الرحمن، قال: أخبرني يحي (...)
- cx حدثنا حماد بن إسحاق، قال: سمعت أبي يقول: ما رأيت أحدًا قط أعلم بالشعر من الأصمعي، ولا أحفظ لجيده، و (...)
- 36 Mais on notera que même le stock traditionnel de comparaisons peut lui aussi être tourné en dérisio (...)
74La description de la bien-aimée ne doit en aucun cas suggérer que celle-ci n’appartient pas à la noblesse tribale, chaste et pudique. Ainsi, le vers d’al-Aʿšā : « Comme si sa démarche quand elle sort de la tente de sa voisine / Était le passage d’un nuage, ni lent ni pressé » est-il récusé. Il implique que la bien-aimée entre et sort fréquemment de sa tente, ce qui ne saurait être le comportement d’une femme de haut rang honnêtecvii. De même, lorsque ʿUmar b. Abī Rabīʿa détaille les confidences que s’échangent les femmes à son propos et les clins d’œil qu’elles s’apprêtent à lui lancer, il se fait tancer en ces termes par Kuṯayyir : « Est-ce ainsi qu’on parle d’une femme ? [Non,] on décrit sa pudeur, on dit qu’elle est désirée et inaccessiblecviii ». La question du statut social est également présente dans les vers où Kuṯayyir décrit le parfum de ʿAzza lorsqu’elle fait brûler du mandal (un bois odoriférant). On lui rétorque : « Penses-tu que Maymūna la négresse ne sentirait pas bon si elle faisait des fumigations de mandal fraiscix » ? Le propos doit donc être à la hauteur de l’objet du nasīb. C’est pourquoi dire que la bouche de la bien-aimée est aussi délicieuse qu’un plat en sauce, ou qu’elle ressemble à un insecte au fond d’une jarre est pour le moins malvenucx 36 …
- cxi قال رجل بمكة لأبي نواس أأنت القائل:
يا بـنــــــــي حــمَّالةِ الـــحــطـــــــبِ حَرَبي (...)
- cxii مما أنكر على أبي العتاهية قوله لما ترفق في نسيبه بعتبة:
إنــي أعـوذ مــن التـي شغَــــــــفَت (...)
- cxiii وقوله:
ألا ليتنـــــا يا عزَّ كنَّا لـــذي غــــنىً بعيرَين نرعى في الخلاء ونعزُبُ
(...)
- cxiv كما عيب على الفرزدق قوله:
يا أخت ناجية بـــن ســامة أنــني أخشى عليك بنيَّ إن طلبوا دمي
و (...)
- 37 Ibn ḥazm, Ṭawq al-ḥamāma, p. 18. L’attribution à Ibn ʿAbbās n’est pas mentionnée dans le Muwaššaḥ(...)
75Par ailleurs, si, comme nous l’avons noté plus haut, le poète doit toujours faire preuve d’une virilité jalouse, celle-ci ne doit jamais prendre une forme menaçante pour la dédicataire du ġazal. Ainsi, quand Abū Nuwās interpelle un jeune homme à son goût en le comptant au nombre des « fils de la porteuse de bois », la référence à l’épouse d’Abū Lahab, maudite dans la sourate 111, ne manque pas de choquer les auditeurs. Abū Nuwās confirme d’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’une maladresse, mais d’un propos délibérément humiliant visant à calmer l’orgueil du dédicataire et à parvenir à ses finscxi. Abū al-ʿAtāhiyya, quant à lui, parle d’invoquer le « verset du trône » (Coran II, 255) pour se protéger du pouvoir de ʿUtba mais, comme ne manque pas de le relever un critique, le verset en question sert surtout à se protéger des démonscxii. De même, Kuṯayyir forme le vœu de n’être plus avec ʿAzza qu’un couple de chameaux appartenant à un homme riche et indifférent à leur sort, errant où bon leur plaît et recevant des coups de la part des chameliers lorsqu’ils s’approchent d’un point d’eau pour s’abreuver. Ce souhait de partager un destin malheureux avec ʿAzza est toutefois jugé moins grave que les propos morbides de Ǧunāda b. Naǧba : « Je l’aime tellement que je souhaiterais que vienne à moi / Aux abords de son pays celui qui m’annoncera sa mort // Afin que je dise : “Séparation sans retour” / Ou que mon âme taise son désespoir puis l’oubliecxiii ». Si l’on se souvient de l’efficacité surnaturelle prêtée à la poésie, on comprend le malaise que suscite cet appel à la mort de l’aimée. Ce funeste motif est ici envisagé comme un remède aux souffrances de l’amant, mais c’est parfois le meurtre et la vengeance qui sont invoqués comme dans les vers d’al-ʿAbbās b. al-Aḥnaf et de Farazdaq, ce dernier lançant à sa maîtresse : « Sœur de Nāǧiya b. Sāma je / crains pour vous mes fils s’ils réclament mon sangcxiv ». Le propos interdisant qu’on réclame le sang du martyr d’amour, attribué dans d’autres sources à ʿAbd Allāh b. ʿAbbās37, neveu du prophète de l’islam et autorité religieuse respectée, suit d’ailleurs ce vers, pour mieux en souligner l’incongruité.
- cxv طرقتْـكَ صائدة القـــلوب وليـس ذا حينَ الزيارة فارجعي بسلامِ
(ص. 158، 193، 201، 204)
- cxvi وكان المفضل يضع من شعر عمر في الغزل، ويقول: إنه لم يرِقّ كما رقّ الشعراء؛ لأنه ما شكا قط من حبيب هج (...)
- cxvii ثم أقبلتْ على الأحوص فقالت: وأما أنت يا أحوص فأقلّ العرب وفاء في قولك:
مــن عاشِقَيــن تراســ (...)
- cxviii ولما قال الفرزدق:
همـــا دلّتــاني من ثـــمانيـن قــامةً كما انقضَّ بازٍ أقتمُ الريش كاسره
أجا (...)
76Enfin, la séparation doit obéir à certaines règles. Elle ne doit jamais être l’initiative du poète, ce qui explique les blâmes répétés adressés à Ǧarīr, ce dernier congédiant le ṭayf de sa maîtresse qui vient le visiter au soir au prétexte que ce n’est pas le momentcxv. De même, ʿUmar b. Abī Rabīʿa, dans un retournement du modèle traditionnel du nasīb, affirme se détourner de son aimée, alors que c’est lui qui devrait se plaindre des réticences de sa bellecxvi. Même l’évocation de la séparation est jugée pénible : ainsi al-Aḥwaṣ est-il blâmé par Sukayna et ʿAqīla pour avoir évoqué la séparation des amants à l’aube. Il lui est suggéré de remplacer le mot tafarraqā (ils se séparèrent) par taʿānaqā (ils s’étreignirent)cxvii. En outre, la rencontre nocturne ne doit pas être divulguée. Le vers adressé par un djinn à Farazdaq en réponse à sa description détaillée d’une aventure nocturne est très clair à ce sujet : « Le plus vil des confidents est celui qui ébruite le secretcxviii ».
77Il apparaît donc nettement qu’une procédure fictive d’évaluation de la poésie est à l’œuvre dans les ḫabar-s portant sur l’évaluation des élégies amoureuses, visant à introduire des critères pragmatiques même là où ils n’auraient pas lieu d’être, puisque l’élégie amoureuse est un genre où la dédicataire n’est pas le destinataire réel. Plutôt que de l’évaluer en fonction de l’efficacité de son agencement avec la suite de poème, auquel elle sert d’anticipation (comme le fait la critique moderne, sous la plume de S. Sperl, par exemple) ou de sa capacité à incliner les cœurs (comme le suggère Ibn Qutayba), ce sont les critères de la bienséance et du juste placement qui sont mis en œuvre. Même dans ses secteurs les plus socialement désintéressés, le discours poétique reste tributaire d’une évaluation de type pragmatique.
78Ce n’est donc pas la fidélité de la poésie à la réalité prosaïque qui domine l’œuvre d’al-Marzubānī, mais bien plutôt la pertinence des relations qu’établit le poète entre son destinataire, le monde social et lui-même : il s’agit de dire juste, de trouver le bon placement, d’opérer la reconstruction du monde social apte à obtenir le crédit de l’assistance et la reconnaissance du dédicataire. C’est à l’aune de ces objectifs qu’est évaluée la pertinence des options du poète. Ce processus, évident dans le panégyrique ou dans la jactance, est étendu à des genres a priori bien plus désintéressés – si tant est qu’une pratique sociale puisse l’être – telle la poésie amoureuse.
79Cette dernière observation fait d’autant plus nettement ressortir la dimension fictive de la vision soutenue par le Muwaššaḥ. En effet, la subordination de toute félicité poétique à l’efficacité pragmatique de la poésie ne laisse pas de surprendre de la part d’un auteur (m. 994) particulièrement bien placé pour observer la montée du maniérisme et la fermeture progressive des œuvres sur elles-mêmes, d’Abū Tammām (m. 845) à Mihyār al-Daylamī (m. 1037) et Abū al-ʿAlā’ al-Maʿarrī (m. 1057), ce qu’on constate également en prose : al-Marzubānī est le contemporain d’al-Ṣābi’ (m. 994) et surtout d’al-Hamaḏānī (m. 1008).
- 38 Yāqūt al-Ḥamawī, Mu‘ǧam al-udabā’ : iršād al-arīb ilā maʿrifat al-adīb, p. 917.
- 39 Al-Ḫaṭīb al-Baġdādī, Tārīḫ Baġdād, p. 541-542.
- 40 Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-a‘yān wa-anbā’ abnā’ al-zamān, p. 609-610.
80Quelles sont les raisons qui ont amené notre auteur à se désintéresser de cette dimension esthétique interne ? On avancera deux explications. La première est d’ordre épistémologique : la recherche d’al-Marzubānī s’inscrit dans l’horizon qui est celui de ses contemporains. Or, en matière de réflexion sur le langage, l’heure est précisément à la recherche de l’adéquation de la façon de dire à des circonstances données. C’est l’âge de la rhétorique et du Kitāb al-ṣināʿatayn d’Abū Hilāl al-ʿAskarī (m. 1004). La seconde est d’ordre sociologique. Al-Marzubānī est un savant de salon, proche du pouvoir. Les notices qui lui sont consacrées dans le Muʿǧam al-Udabā’38, le Tārīḫ Baġdād39 et le Wafayāt al-Aʿyān40 soulignent sa grande proximité avec le prince buwayhide ʿAḍud al-Dawla (m. 372/983), qui vient l’attendre sur le pas de sa porte. La générosité – et donc la richesse – d’un homme toujours prêt à accorder l’hospitalité aux gens de science est également soulignée, aux côtés de son goût pour le vin. Cet univers prédispose sans doute à ressentir avec une acuité particulière l’importance du jugement du souverain et des pairs sur l’activité intellectuelle.
- 41 Beatrice Gruendler voit d’ailleurs dans les sessions littéraires de l’élite dirigeante l’un des pri (...)
81Par ailleurs, si l’on considère les quarante-cinq titres d’ouvrages rédigés par notre auteur, on y constate la présence constante de la matière poétique. Pourtant, il s’est fort peu essayé à la collation de dīwān-s (seuls deux sont mentionnés). L’essentiel de son activité à consisté à compiler les ḫabar-s en fonction de critères variés : poètes (Aḫbār Abī Tammām), conditions d’énonciations (al-Madīḥ fi-l-walā’im wa-l-daʿawāt ou al-Marāṯī,), catégories de personnes (Ašʿār al-nisā’ ou Ašʿār al-ğinn al-mutamaṯṯilīn fī-man tamaṯṯala minhum bi-ši’r), dictionnaires (Muʿǧam al-šuʿarā’). Cette abondance de titres, dont la majorité dépasse les cent feuillets et dont plusieurs dépassent les cinq mille, témoigne certes d’une connaissance encyclopédique de la poésie, mais elle démontre surtout une prodigieuse capacité à classer et reclasser cette matière en fonction du thème choisi et à trouver le vers approprié pour répondre à une demande particulière. Or cette capacité à trouver le vers adapté pour illustrer une situation donnée ne représente-t-elle pas tout l’art des salons et du ẓarf, en un mot de l’univers dans lequel évolue al-Marzubānī41? En d’autre termes, la situation d’homologie entre le poète et le savant de cour, tous deux tenus à l’à-propos dans le respect des bienséances, n’est-elle pas le principe générateur du Muwaššaḥ ? Il y a assurément dans l’étude de ces jeux de miroirs entre les savants et les autres « professions » intellectuelles – catégories d’ailleurs extrêmement poreuses – un champ de recherches qui demanderait à être plus soigneusement exploré que les limites de cette étude ne le permettent.