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La question de la mentalité à travers la démarche des Iḫwān al-Ṣafā’dans la 17e Nuit du Kitāb al-Imtāʿ wa-l-Mu’ānasa d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī 

The Approach of the Iḫwān al-Ṣafā’ to the Question of Mentality
مسألة العقلية من خلال نهج إخوان الصفاء
Pierre-Louis Reymond
p. 123-144

Résumés

Cet article est un commentaire de la 17e Nuit du Kitāb al-imtāʿ wa-l-muʾānasa d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī. Cet ouvrage se fait abondamment l’écho des débats entre membres du cercle philosophique de Bagdad, dont la 17ème Nuit est particulièrement représentative parce qu’elle porte sur le thème de l’approche rationnelle de la religion. Formellement opposé à toute intrusion d’un discours philosophique dans l’interprétation des contenus de la révélation, le philosophe Abū Sulaymān al-Manṭiqī rejette la démarche de la confrérie des Frères de la Pureté ; pour lui, leur tentative de mettre les outils de la philosophie au service d’une lecture approfondie des dogmes de la religion musulmane est une hérésie condamnable. Cet article a pour but de montrer à quel point une telle démarche, hardie pour l’époque, a pu bousculer les habitudes en refusant de s’en remettre à la conception prévalente, en matière de religion, de l’existence d’un ordre de vérité indépassable.

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Texte intégral

  • 1 Dans cet esprit, la 8e Nuit aborde la question controversée de l’influence de la logique grecque su (...)
  • 2 Marc Geofffroy, dans sa traduction de textes choisis d’Averroës qui constitue son « Anthologie de t (...)
  • 3 Nous accompagnons l’ensemble de nos propositions de traduction d’une alternance entre chiffres roma (...)

1Le Kitāb al-Imtāʿ wa-l-Mu’ānasa, le Livre du plaisir partagé de se trouver en société agréable, est un ouvrage qui porte sur les discussions intellectuelles des savants familiers des milieux du pouvoir au ive/xe siècle. L’ouvrage consigne, selon les éditions, trente-sept ou quarante Nuits d’entretiens entre le vizir bouyide Ibn Saʿdān et l’homme de lettres Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī. Ce dernier, témoin des débats des grands savants de ce temps, entretient le vizir, à sa demande, des thèmes de préoccupation majeurs de la société cultivée bouyide de l’époque. Parmi les points de discussion qui occupent le devant de la scène figure la question de la raison et de la révélation, source d’antagonismes forts entre ceux qui proposent de recourir à la philosophie pour comprendre les textes révélés aux croyants, et ceux qui ne voient dans cette entreprise qu’une intrusion profanatrice1. Telle qu’elle est rapportée par Tawḥīdī, dans son ouvrage, la controverse qui oppose à leurs détracteurs ce petit groupe de philosophes de Baṣra nommés Iḫwān al-Ṣafā’, les Frères de la Pureté, est le prétexte à une réflexion qui porte moins sur le contenu d’une philosophie que sur le caractère novateur et inattendu d’une démarche. Avant qu’Averroës ne soulève la question capitale, dans la pensée arabe classique, du rapprochement entre la philosophie et la religion en formalisant le problème à partir de l’assise juridique que ne pouvait que lui réserver un cadi2, on trouve dans l’ouvrage de Tawḥīdī ce témoignage par lequel les Frères de la Pureté se feront connaître des intellectuels de Bagdad. A la lecture de ce texte, nous sommes inévitablement conduits à formuler l’interrogation suivante : dans quelle mesure la 17e Nuit du Imtāʿ expose-t-elle le problème épineux de la sécularisation possible d’une mentalité, dans un contexte où entre raison et dogme on ne saurait pourtant parler de rupture3 ?

Préambule : le texte de Tawḥīdī et la double problématique des auteurs et de l’orientation des Épîtres mentionnées

  • 4 Voir Hamdani 1978, p. 350 : « A contemporary of Abū ayyān, the famous muʿtazilite scholar, ʿAbd al (...)
  • 5 Voir Hamdani 1978, p. 350 : « For both Abū ayyān and ʿAbd al Ǧabbār, the ṣāḥib al maḏhab is al-Zan (...)

2La question de l’origine des Épītres des Frères de la Pureté (Rasā’il Iḫwān al-Ṣafā’), tant au sein de la communauté scientifique que chez les auteurs anciens, fait débat. Si l’objet de notre étude n’est pas de trancher ce débat sur la paternité des Épītres, il faut pourtant faire écho aux discussions qui ont porté sur l’identité de leurs auteurs et de leur message. Dans la 17e Nuit du Kitāb al Imtāʿ wa-l-Mu’ānasa, Tawḥīdī mentionne quatre personnages qui d’après lui sont les auteurs des Épîtres : al-Maqdisī, al-Zanǧānī, al‑Nahraǧurī et ʿAwfī. ʿAbbās Hamdani se réfère au théologien muʿtazilite contemporain de Tawḥīdī, le cadi ʿAbd al-Ǧabbār, pour lequel al-Nahraǧūrī et al-ʿAwfī appartiennent à un groupe de propagandistes fatimides disciples du prédicateur chiite al-Zanǧānī ; de ce groupe, selon le cadi ʿAbd al-Ǧabbār – mais non aux dires de Tawḥīdi – fait aussi partie le secrétaire de chancellerie Zayd b. Rifāʿa, présenté par Hamdani comme un disciple d’al-Zanǧānī4. Pour Tawḥīdī, comme pour le qadi ʿAbd al-Ǧabbār, al-Zanǧānī apparaît comme le chef de file des Frères5. On ne saurait pourtant, selon Yves Marquet, garantir que les quatre personnages mentionnés par Tawḥīdī comme auteurs de ces Épîtres le soient effectivement, ils auraient pu, simplement, être des propagandistes fatimides présents à cette fin en milieu sunnite :

  • 6 Marquet 1977, p. 235.

« Les personnages que Tawḥīdī et le cadi ʿAbd al Ǧabbār citent comme étant les auteurs des épîtres peuvent être ceux qui y ont mis la dernière main, ou même seulement ceux qui les ont rassemblées et raccordées les unes aux autres. Mais ils peuvent aussi être tout simplement des propagandistes qui se sont laissé attribuer la paternité de ces épîtres afin de couvrir des personnages particulièrement importants, ou même plutôt pour celer l’origine ismaëlienne de ces épîtres. Le fait qu’elles aient été utilisées couramment pour la propagande expliquerait qu’elles aient été conservées en milieu sunnite contrairement à d’autres écrits ismaïliens. »6

  • 7 Selon Hamdani, Al-Maqdisī et al-Zanǧānī, deux des quatre personnages cités par Tawḥīdī, étaient tro (...)
  • 8 Voir Marquet 1977, p. 233 : « J’ai été amené à affirmer que les épîtres des Iḫwān al-Ṣafā’ représen (...)

3Hamdani et Marquet s’accordent sur le fait que rien ne garantit que les quatre personnages mentionnés par Tawḥīdī soient les véritables auteurs des Épîtres7, mais Hamdani exprime son désaccord avec Marquet sur le fait que les Épîtres pourraient constituer un relais de la propagande ismaïlienne pro-fatimide8 ; pour Hamdani, les thèses des Épîtres sont irriguées par un courant d’idées qui leur préexiste ; Hamdani cite un prédicateur Fatimide, Ǧaʿfar b. Manṣūr al-Yaman, pour lequel il est exclu, vue la période de leur apparition, que ces Épîtres soient assimilables à un organe de propagande pour le califat :

  • 9 Ibid., p. 353.

« Marquet thinks that Abū Ḥayyan’s Basra group could have been later editors of the Rasā’il. My present rejection is fortified by the internal evidence of an earlier time layer of the theological-philosophical ideas expressed in the Rasā’il as well as by the textual evidence from an early Fatimid dâʿî Ja’far b. Manṣūr al Yaman (270/883 -361/971) who places the Rasā’il in the period prior to the establishment of the Fatimid caliphate. »9

4Pour Netton, les Épîtres n’ont pas de dimension politique, il n’y a pas lieu de voir en elles une œuvre ismaïlienne, muʿtazilite ou soufie, mais l’influence de ces trois écoles y est, par contre, tout à fait présente. Netton cite ainsi un certain nombre d’appellations à résonances muʿtazilites, ismaëliennes ou soufies par lesquelles les Iḫwān « aiment à se référer à eux-mêmes » :

  • 10 Voir Netton 1982, p. 5 ; c’est nous qui soulignons.

« Their title is frequently elaborated in muʿtazilite, ismāʿili and ṣufī terms (…) There is a muʿtazili ring to the title “People of justice, the Muʿtazila liked to refer to themselves as “People of Unity and Justice. The phrase “Possessors of the meaning is a likely reference to the doctrine of bāṭin and ẓāhir, expounded by the Ismaʿili sect, in which bodies of scripture like the Qur’an had an exoteric and an esoteric meaning; while the title Lords of the Truths’ could clearly have been coined by a ṣūfī. This is not to say that the Ikhwān embraced muʿtazilism, Ismāʿilism, or even ṣūfism fully. Their nomenclature does, however, seem to have been influenced by each of these groups. »10

  • 11 Voir Hamdani 1983, p. 351 : « The wazīr Ibn Saʿdān being himself involved in the activities of the (...)

5On le voit, l’origine des Épîtres des Iḫwān al-Ṣafā’ aura donné lieu à des interprétations multiples, d’aucuns ont ainsi pu voir dans leur évocation par Tawḥīdī, une raison liée au contexte politique ; Hamdani envisage ainsi que le vizir Ibn Saʿdān ait souhaité l’entremise de Tawḥīdī pour connaître les activités secrètes de Zayd b. Rifāʿa, perçu par le vizir comme un agent ismaïlien fatimide, hostile donc à la branche qarmate de l’Ismaïlisme dont lui fait partie, voire que Tawḥīdī aurait invoqué l’implication de Zayd dans l’écriture des Épîtres pour le confondre11 ; cela est fort possible mais ne doit pas occulter qu’une fois encore, dans ce texte, s’applique à plein la logique humaniste du projet de Tawḥīdī, caractéristique de la logique d’ensemble du Imtāʿ, qui se traduit par une investigation et par le débat, auteur de sollicitations intellectuelles originales.

Présentation de la doctrine des Iḫwān al-Ṣafā’ au vizir

Le personnage de Zayd b. Rifāʿa, informateur de Tawḥīdī

6L’entretien que nous allons analyser n’a pas vocation à gloser la doctrine philosophique des Iḫwān al-Ṣafā’ ; à une époque où une importance capitale est accordée au débat d’idées dans les milieux intellectuels, il cherche à mesurer les répercussions sur les mentalités d’une approche philosophique originale qui veut interroger la loi religieuse (šarīʿa). Le texte de Tawḥīdī vise à donner des éléments de réflexion sur une nouvelle doctrine qui prétend réunir philosophie et révélation pour expliquer celle-ci par celle-là. Choisissant, pour s’en informer, quelqu’un qui, pour lui, n’appartient pas au mouvement fondé par ses initiateurs, mais qui simplement éprouve de la sympathie à son égard, Tawḥīdī inscrit sa démarche dans celle de son ouvrage tout entier : bâtir un projet nouveau pour repousser les limites d’un cadre de pensée établi. Pour autant, il ne faut pas se méprendre sur le mode de fonctionnement de la doctrine ici examinée ; il faut garder à l’esprit, à la lecture de l’intention exposée par ces tenants d’une réunion de la loi révélée et de la philosophie, une réalité que Seyyed Hussein a bien montrée dans son ouvrage Islamic Cosmologic doctrines, à savoir que les Iḫwān conçoivent la philosophie dans le sens très général de la recherche de la vérité, une conception qui les conduit à rapprocher la philosophie de la quête d’une sagesse qui émane des révélations prophétiques ; une telle vision de la philosophie exclut que l’on puisse considérer les Iḫwān al-Ṣafā’ comme des rationalistes avant la lettre :

  • 12 Voir Nasr 1978, p. 33.

« The Iḫwān themselves, in fact, often speak of the virtues of philosophy as a way of finding the Truth and their desire to combine it with the Divine law, or nāmūs, of the prophets. (…) Their aim, however, is not that of an Ibn Rushd or even a Thomas Aquinas, because here again the Iḫwān give a connotation to the word philosophy which differs greatly from the rationalistic, syllogistic meaning given to it by the Aristotelians. Instead, they identify philosophy with ḥikmah in opposition to the great number of early Muslim writers who use philosophy as being almost synonymous with purely human wisdom and ḥikmah as a wisdom which has its ultimate source in the Revelation given to the ancient prophets. »12

7C’est à la lumière de cette conception de l’activité philosophique qu’il faut lire la démarche humaniste de Tawḥīdī lui-même ; le dogme est revisité, on peut dire qu’un cadre de pensée établi est reconsidéré, mais on ne lui en substitue pas d’autre.

  • 13 Dans la 7e Nuit, par exemple, Tawḥīdī oppose l’anti-modèle d’un secrétaire comptable, qui ne voit p (...)

8L’idéalisme humaniste de Tawḥīdī se décline par une revendication de modèles13 ; dans cette 17e Nuit, il y a la déclinaison d’un double modèle : celui d’une personne, Zayd b. Rifāʿa, et celui d’une démarche, celle des Iḫwān al-Ṣafā’.

  • 14 Il y a ici, dans la mise de ces facultés sur le même plan, un clin d’œil à la 7e Nuit, dans laquell (...)

9Qui est l’informateur de Tawḥīdī, Zayd b. Rifāʿa ? Tawḥīdī fait de lui un portrait on ne peut plus élogieux : brillante intelligence, doté d’un esprit vif et alerte et du sens de l’à-propos, il domine prose et poésie dans la variété de leurs registres (muttasaʿ fī funūn al-naṯr wa-l-naẓm), excelle en arithmétique et dans la maîtrise du langage14, possède la mémoire des hauts faits des Arabes (ayyām al-nās), est versé dans la connaissance des dissertations théologiques (maqālāt), des opinions et des courants religieux divers (arā’). C’est un intellectuel éclairé de son temps, détenteur d’une culture éclectique, on ne lui connaît pas de groupe (rahṭ), de cercle, d’école de pensée, tant il fait flèche de tout bois sur toutes sortes de sujets ( ġalayān fī kulli bāb).

10L’influence d’un certain hermétisme sur la pensée de Zayd – qui aura pu lui venir de sa fréquentation des Iḫwān al-Ṣafā’ – est abordée implicitement par le vizir qui le connaît de réputation et a eu des échos de quelques-uns de ses discours dont celui-ci :

« Évoquant les lettres et les points diacritiques, il souligne que si le bā’ porte un point diacritique en dessous du corps de la lettre, c’est pour une [bonne] raison ; de même, ajoute-t-il, il y a une explication (ʿilla) au fait que le soit surmonté de deux points ; quant au alif, s’il n’en comporte point, ce n’est pas innocent. » (II, 3)

11Ce propos n’a, dans le texte, d’autre vocation que de situer le personnage de Zayd dans son contexte : la fréquentation d’un milieu intellectuel qui a fait de l’ésotérisme et de l’hermétisme un de ses modes de fonctionnement. Il s’agit à la fois de rendre compte de la logique d’une nouvelle mentalité qui se construit, régie par une autre vision de la religion et de la philosophie qui refuse leur exclusion mutuelle, mais qui, en même temps, ne construit pas un nouvel ordre de la pensée ; c’est dans cet esprit qu’il faut aborder cette discussion : une pierre à apporter à l’édifice du débat public qui participe de l’entreprise de l’ouvrage de Tawḥīdī, articulé sur la discussion de modes de pensée, de méthodes et de savoirs. Discourir sur le thème que la philosophie puisse avoir quelque chose à dire de la loi religieuse est déjà en soi une contribution forte au débat d’idées.

L’entreprise de réforme morale des Iḫwān 

12De celle-ci, le texte de Tawḥīdī fait part, sous la forme d’un programme, à travers des présupposés qui commandent toute la logique de l’entretien :

« Ce petit groupe (ʿiṣāba) s’était constitué par affinité (ʿišra), avait atteint un état de pureté par l’amitié, s’était rassemblé sous le signe de la sainteté, (…) et du bon conseil. Ils (i.e. les Frères de la Pureté) mirent au point une doctrine (maḏhab) dont ils prétendaient qu’elle les aiderait à obtenir l’agrément de Dieu pour s’acheminer vers Son Paradis. C’est ainsi qu’ils déclarèrent ce qui suit : “la loi religieuse a été souillée par des actes d’ignorance (ǧahālāt), l’égarement l’a pénétrée ; seule la philosophie est apte à la nettoyer et la purifier, parce qu’elle détient la sagesse du credo (al ḥikma al iʿtiqādiyya) et le bon ordre qui relève de la réflexion personnelle (maṣlaḥa iǧtihādiyya)’’. Ils prétendent que lorsque la religion et la philosophie sont en parfaite harmonie (intaẓamat), alors la perfection (kamāl) s’accomplit. Ils ont composé cinquante épîtres sur la philosophie, exhaustivement, dans sa partie théorique comme dans sa partie pratique (ʿilmiyyihā wa ʿamaliyyihā), puis les ont recensées sous la forme d’un index (afradū lahā fihristan) qu’ils ont baptisé Épītres des Frères de la Pureté et des Compagnons de la fidélité (rasā’il Iḫwān al Ṣafā’ wa ḫillān al wafā’ ). Tenant leurs noms secrets, [ces auteurs] ont diffusé ces épîtres auprès des libraires (warrāqūn), en ont instruit les gens, arguant du fait qu’ils n’avaient agi que gratis pro Deo, pour rechercher Son agrément (riḍwān) afin de délivrer leurs semblables des opinions corrompues (’arā fāsida) qui causent dommage aux âmes, des croyances perverties (ʿaqā’id ḫabīṯa) qui font tort à ceux qui les ont adoptées, et des actes répréhensibles (af ʿāl maḏmūma) dont leurs auteurs pâtissent. Ils ont introduit dans ces Épîtres des paroles religieuses (kalim dīniyya), des maximes tirées de la loi révélée (amṯāl šarʿiyya), mais aussi des mots à peine supportables (ḥuruf muḥtamala) et des procédés mystificateurs (ṭuruq mūhima). » (II, 5)

  • 15 L’idée que la philosophie, telle que la conçoivent les Iḫwān, est une sagesse à atteindre dans la r (...)

13La thèse des Iḫwān est la suivante : atteinte par la souillure et le dérèglement du fait de l’ignorance des hommes et de leur égarement, la loi religieuse a besoin d’être réformée. Ils utilisent un lexique qui appartient au registre de la réforme morale : loi religieuse souillée (dunnisat), nécessité de sa purification (taṭhīr), mais aussi, de façon très concrète, un terme de la vie courante : laver, nettoyer (ġasl) tout cela pour exprimer un idéal d’harmonie et de perfection vers lequel philosophie et religion doivent conduire ensemble, pour insister sur la nécessité de mobiliser le raisonnement démonstratif et l’effort d’interprétation. Pavé dans la mare, cette prétention met sur orbite un programme qui, dans son apparence, peut, dans l’esprit de certains15, revêtir l’aspect provocateur d’une tentative de conciliation des contraires. C’est en tout cas de cette façon que semble la concevoir Abū Sulaymān qui, après les avoir annoncées, commente les intentions des Iḫwān en leur reprochant d’utiliser « des mots à peine supportables » (kalimāt muḥtamala) et de recourir à des « procédés mystificateurs » (ṭuruq mūhima).

  • 16 Voir Imtāʿ II, p. 20 : « Ce groupe (…) a prétendu que de dire le Prophète a dit … ou le Philosophe (...)

14Là se dessine le point d’achoppement auquel vont se heurter les animateurs de cette société de pensée : l’objection va leur être faite que l’interprétation et la réflexion personnelles sont déjà contenues dans la révélation, alors que pour eux, c’est la philosophie, donc une œuvre humaine, extérieure à la révélation, qui doit s’en charger. Al-Maqdisī et ses confrères se verront ainsi objecter qu’ils mettent le philosophe et le prophète sur le même plan16. Un conflit de mentalités s’énonce clairement entre les gardiens d’une tradition et ceux qui cherchent à montrer que le philosophe et le prophète guident chacun à leur façon dans la recherche du bonheur et de la perfection de façon complémentaire, ainsi que le mentionne leur profession de foi :

« Lorsque la religion et la philosophie sont en parfaite harmonie, alors la perfection (kamāl) s’accomplit. » (I, 5)

15Ceci, dont les Iḫwān ont fait un mot d’ordre, appelle l’objection d’Abū Sulaymān fondée sur l’irréductibilité de la foi et de la raison. Au cadre de la complémentarité et de l’harmonie revendiqué par les Iḫwān, Abū Sulaymān oppose celui de la séparation et de la rupture :

« Quiconque veut philosopher (yatafalsaf) devra se détourner des religions (diyānāt), celui qui a fait le choix d’appartenir à une religion (tadayyun) doit, avec application, s’écarter de la philosophie. Il doit s’adonner à l’une et à l’autre dans deux endroits et en deux lieux différents ; qu’il se rapproche de Dieu par la religion, selon ce que lui a clairement indiqué le Législateur (ṣāḥib al šarīʿa), et que, par la philosophie, il observe attentivement les signes de la puissance de Dieu dans ce monde de beautés chatoyantes qui éblouissent les regards, intimident les intelligences, et qu’il ne détruise pas l’une [i.e. la religion] par l’autre [i.e. la philosophie ] » (II, 18)

Notoriété des Épîtres et discussions serrées chez les libraires

  • 17 Le texte précise que les Frères ont diffusé leurs Épîtres au sein de copistes (baṯṯūhā fī al-warrāq (...)

16Les libraires (warrāqūn) sont mentionnés à trois reprises17 : la Société diffuse ses Épîtres chez les libraires (II, 5), Tawḥīdī souligne que c’est, la plupart du temps, en présence du libraire Hamza qu’il fait part au Frère Maqdisī des objections émises par Abū Sulaymān à l’encontre de la démarche des Iḫwān (II, 11), et le disciple al-Ḥarīrī, mandé par son maître Ibn Ṭarrāra, vitupère al-Maqdisī devant les libraires pour s’être érigé, lui et sa société de penseurs, en « médecins des bien-portants » (II, 11). Pourquoi avoir choisi de situer de violentes altercations en présence des libraires, quand bien même ceux-là garderaient le silence ? C’est que les libraires sont le point de départ de la diffusion du savoir, car, du fait qu’il porte sur les Épîtres des Iḫwān, l’entretien aborde, au bout du compte, une œuvre qui commence seulement d’être diffusée ; discuter devant des libraires, c’est, implicitement, s’interroger sur le bien-fondé de la diffusion de l’ouvrage en discussion. On est ici dans ce paradoxe qui consiste à normaliser des contenus susceptibles d’être jugés dangereux en les intégrant dans le circuit de la diffusion.

À propos de la précellence de la loi religieuse sur la philosophie

17C’est dans ce cercle des libraires que naît une discussion animée entre le disciple d’Ibn Ṭarrāra, al-Ḥarīrī, et le représentant de la Société : al-Maqdisī. La ligne de conduite des philosophes ismaïliens se construit autour d’un de leurs topos familiers qui consiste à affirmer que la philosophie est la médecine des bien portants alors que la religion est celle des souffrants. La philosophie est ainsi perçue comme une pratique de vie, plus encore que la šarīʿa.

Le credo des Iḫwān al-Ṣafā’ 

18Le credo des Iḫwān prétend unir philosophie et dogme pour réformer la loi religieuse. La question est celle de savoir s’il y a là un iconoclasme et, si oui, lequel. Abū Sulaymān restitue la démarche des Iḫwān al-Ṣafā’ en énonçant qu’il s’agit pour eux de repenser le donné révélé à l’aide du discours philosophique, et le discours philosophique, parce qu’il est une construction humaine, se voit de facto pour Abū Sulaymān, exclu du cadre de la révélation, là où ses adversaires prônent de facto l’inclusion du discours humain dans le discours divin pour rendre ce dernier communicable. Le philosophe-maître de Tawḥīdī et le groupe des philosophes des Iḫwān al-Ṣafā’ n’ont assurément pas la même conception de la philosophie. Pour Abū Sulaymān, la philosophie ne peut exclure la révélation, alors que de son point de vue, c’est ce que font les Iḫwān. Abū Sulaymān veut rappeler que la loi révélée, comme son nom l’indique, émane de Dieu par l’intermédiaire d’un envoyé, et ne peut donc être réformée par le philosophe qui se substituerait alors au prophète, occupant le statut d’intermédiaire entre Dieu et les croyants que seul le prophète peut revendiquer :

« La loi religieuse émane de Dieu — qu’il soit exalté et magnifié — par l’intermédiaire de l’émissaire qui, par la révélation, établit le lien entre Lui et les créatures. » (II, 6)

19Mais que la loi religieuse soit le résultat d’une transmission divine relayée par le prophète-émissaire, cela est-il au bout du compte nié par les Iḫwān al-Ṣafā’ eux-mêmes ? Le texte s’apparente-t-il réellement à une révocation de la révélation, comme Abū Sulaymān le laisse entendre ? Car après tout, les Iḫwān s’en remettent eux aussi au Coran. L’attaque d’Abū Sulaymān s’exerce sur deux plans : d’abord, celui d’une tradition et d’une mentalité qui ne voient pas comment loi religieuse et philosophie pourraient faire cause commune ; ensuite, sur un plan doctrinal qui consiste à désigner ces trouble-fête par leur nom : les chiites Ismaïliens.

  • 18 Cette métaphore du médecin des malades et des bien-portants est déclinée dans ce texte (par exemple (...)

20Le projet réformateur du philosophe expliquant la loi révélée ne remet pas en cause la nature de la révélation. Dans leurs épîtres, les Iḫwān ont eu recours, pour expliquer leur entreprise, à la métaphore de la médecine des malades et des bien-portants, qui aide à mieux comprendre leur logique18.

21L’assimilation du philosophe au médecin doit faire du dernier un élément moteur de la reformulation du dogme, le médecin-philosophe doit prendre la tête d’une entreprise destinée à faire émerger un nouvel espace pour penser la religion ; les Iḫwān fondent leur sentiment d’une crise de la pensée sur le thème de la dégradation de la façon de vivre la loi religieuse et de l’insatisfaction générée par son interprétation. Le philosophe leur apparaît alors comme le possible pionnier d’une relecture salutaire des fondements de la religion.

  • 19 Tawhīdī, dans la 25e Nuit du Kitāb al-Imtāʿ, prône le recours à la rhétorique interprétative : le t (...)

22Cette entreprise pédagogique, c’est à l’élite qu’il revient de l’appliquer ; on va ici trouver la thématique du philosophe chargé d’instruire la masse et de la guider dans la compréhension du donné révélé. Il y a là une indication utile sur la vocation que les Iḫwān assignent à la philosophie : discours sur les êtres et les choses produit par l’élite, elle n’est plus, dans leur conception, produite par l’élite et pour l’élite mais doit s’investir d’une vocation didactique qu’elle appliquera à la religion. Par exemple, c’est elle qui posera les questions qui fondent toute démarche interprétative19, ces comment et ces pourquoi qu’Abū Sulaymān refusait d’appliquer à la šarīʿa. Ainsi les Iḫwān revendiquent-ils une prétention didactique qu’ils énoncent en ces termes :

  • 20 Nous sommes en pleine polémique : est-ce la loi religieuse qui nie l’existence de la philosophie, o (...)

« Nous avons réuni la loi religieuse (šarīʿa) et la philosophie (falsafa) parce que la philosophie reconnaît la loi religieuse – même si la loi religieuse nie l’existence de la philosophie20 ; nous les avons également mises ensemble parce que la loi religieuse relève du peuple (ʿāmma), alors que la philosophie relève de l’élite (ḫāṣṣa) ; or l’élite est le socle sur lequel repose le peuple, de même, l’élite atteint sa perfection par le peuple, l’une et l’autre sont en parfaite adéquation, tels le vêtement et sa doublure. » (I, 12)

23C’est à ce titre que la rénovation que les Iḫwān appellent de leurs vœux est intellectuelle : l’élite, guidée par le médecin philosophe, doit entraîner le peuple, guidé par le législateur, étant entendu que l’élite et le peuple sont ensemble concernés et par la religion, et par la philosophie, puisque les Iḫwān refusent qu’elles soient séparées. Ici apparaît le conflit de mentalité avec Abū Sulaymān qui, ne comprenant pas cette démarche, voit ses adversaires empêtrés dans une contradiction puisqu’ils distinguent, dans les fonctions qu’ils leur attribuent, l’élite du peuple, la ḫāṣṣa et la ʿāmma, alors même qu’ils appellent peuple et élite ensemble à se placer sous l’autorité du philosophe pour mieux comprendre et mieux vivre la révélation. Le malade est appelé à devenir bien portant, donc à passer de l’état de celui dont on doit traiter la maladie pour qu’elle ne s’aggrave pas (ḥattā lā yatazāyad) (II, 11), rôle du législateur, à l’état de celui dont on se préoccupera de préserver la santé, rôle du philosophe. La loi religieuse est vue comme curative, la philosophie, préventive. Comment interpréter cette allégation ? Assurément comme une autre façon de vivre la foi que celle envisagée par le canon traditionnel. Al-Maqdisī énonce l’objectif de son groupe : la recherche du bonheur suprême (al-saʿāda al-ʿuẓmā) – expression caractéristique de l’attitude philosophique– se joint à la quête d’éternité que procure « la vie divine ». Le bonheur suprême érigé en but ultime présuppose, pour l’atteindre, le parcours philosophique du raisonnement sur la révélation. Le programme des Iḫwān est clair ; guidé par le philosophe, l’homme doit parvenir à une compréhension raisonnée de la révélation : tout homme étant appelé à devenir ce bien portant placé sous la direction du philosophe, ce dernier entreprendra de préserver cet état pour le guider vers la vertu.

« L’objectif de celui qui a en charge la santé du bien portant (mudabbir al-ṣaḥīḥ) est de la préserver (ḥifẓ) ; une fois cette tâche accomplie, il le disposera totalement à l’acquisition des vertus (kasb al-faḍā’il). Le bien portant, lorsqu’il se trouvera dans cet état, aura gagné le bonheur suprême (al-saʿāda al-ʿuẓma), il aura mérité la vie divine, laquelle est immortalité et éternité. » (II, 11)

24Le projet de lire la loi religieuse par le raisonnement philosophique ne se destine pas à être l’apanage d’un petit groupe, d’une élite, mais a vocation à rassembler l’élite et le peuple. On ne peut manquer d’aborder la position de Tawḥīdī sur la question en s’attardant plus particulièrement sur les mobiles qui ont pu l’inciter à exposer ce débat. D’abord, ce conflit de mentalités ne date pas de son époque ; Tawḥīdī en hérite : il y a une scission, une cassure provoquée par l’émergence depuis déjà un siècle d’une vague rationaliste, emmenée principalement par les muʿtazilites et l’influence qu’exerça sur eux la pensée grecque. Et ce débat sur les intégrations réciproques, l’une dans l’autre, de la philosophie et de la loi religieuse, relève de cette veine. D’un côté, Abū Sulaymān et al-Ḥarīrī représentent la doxa qui sépare absolument religion et philosophie, alors que Zayd b. al Rifāʿa et al-Maqdisī sont partisans de l’interprétation du dogme par un discours destiné à en déconstruire les concepts : c’est-à-dire le discours philosophique. Pourtant, à l’intérieur du débat, les positions évoluent, notamment celle du protagoniste principal. Répondant à la question de savoir pourquoi le législateur n’a pas, au bout du compte, choisi de promouvoir l’option d’une double voie d’accès à la vérité, par la religion et par la philosophie, Abū Sulaymān concède une continuité entre philosophie et religion :

« La philosophie est une perfection humaine (kamāl bašarī) ; la religion, perfection divine (kamāl ilāhī) ; or la perfection divine se passe de la perfection humaine, alors que la perfection humaine a besoin de la perfection divine. » (II, 21)

25La conversation entre Tawḥīdī et le vizir s’attarde sur ces propos et apparaît en quelque sorte comme le reflet d’une mentalité en transition, en gestation, une pensée non encore mûre pour comprendre et s’approprier une fonctionnalité, un usage opératoire, et emprunter un chemin où le concept et la foi se croisent et se complètent. Pour aborder la position d’Abū al-ʿAbbās, Tawḥīdī exploite le thème du modèle, il le fait en optant non pour une union, mais pour une continuité entre la philosophie et la religion.

26Pour illustrer cette concession sur l’existence d’un plan de la philosophie et d’un plan de la religion qu’il maintiendra donc, néanmoins, séparés l’un de l’autre, Abū Sulaymān évoque un état d’avant la révélation, celui de la Grèce d’Alexandre le Grand en abordant le thème de la loi de la cité qui n’est pas une loi révélée :

« On ne connaît pas à la Grèce de messager, ni de prophète témoin de la vérité divine ; les Grecs accouraient vers (fazaʿa ilā) leurs philosophes (ḥukamā’) pour établir une loi qui tienne compte de leurs intérêts vitaux, de la façon dont ils organisent leur existence, des profits qu’ils en retirent. Leurs souverains aimaient la sagesse, favorisaient ceux qui s’y adonnaient comme ceux qui, ne serait-ce que partiellement, en faisaient preuve. Telle était la loi (nāmūs) en vigueur, jusqu’à ce que l’usure du temps en ait raison ; alors ils lui substituaient une loi autre et nouvelle, soit en ajoutant, soit en retranchant quelque chose à ce qui précédait, au gré des circonstances et de leur impact, bon ou mauvais, sur la population. On ne saurait donc tenir un discours [de la veine de celui-ci] : alors qu’Alexandre, lors de son règne, parcourait l’Orient et l’Occident, il avait adopté telle ou telle loi révélée (šarīʿa), invoqué tel Prophète nommé untel (fulān), ou se disait lui-même prophète (anā nabiyy). Il avait combattu Darius (Dārā) et d’autres souverains, recherchant la prise victorieuse du pouvoir (al ġalaba fi ṭalab al-mulk), la détention de l’Empire (ḥiyāzat al-diyār), la levée des fonds (ǧibāyat al-amwāl), la réduction [des peuples conquis] en esclavage (saby) et les incursions [sur les territoires ennemis] (ġāra). Si l’on avait invoqué un Prophète [dans cette entreprise] et que le mot prophète avait été sur les langues (wa-kāna li-l-nabiyy hadīṯ), cela aurait été connu, inscrit dans l’histoire (mu’arraḫ), notoire. » (II, 22)

27Propos étonnant lorsqu’il émane de celui dont on aurait pu penser que la séparation stricte qu’il défend entre loi révélée et philosophie lui interdirait d’évoquer une loi de la cité qui n’a pas connu la révélation. Certes, en vertu de la nécessité historique, il ne pouvait en être autrement pour le cas évoqué. Mais cela marque une évolution certaine de la position d’Abū Sulaymān dans le débat, évolution qui n’a pas échappé au vizir. On peut s’en rendre compte en comparant les deux uniques interventions du vizir dans le texte, qui se résument l’une et l’autre à commenter l’attitude d’Abū Sulaymān. Il y a d’abord la réprobation ferme d’une position que le vizir juge étriquée et obtuse :

« Aucun de ces propos ne m’étonne autant que ceux d’Abū Sulaymān, enclin au courroux (taġaḍḍub), au mépris (istiḥqār), au fanatisme (taʿaṣṣub), à la jalousie (iḥtisād), lui que l’on surnomme le logicien (al-manṭiqī), et qui est le disciple de Yahyā b. ʿAdī al Naṣrānī, qui reçoit de lui un enseignement sur les livres des Grecs et une glose des plus fines et des plus éloquentes (fi ġāyat al‑bayān). » (II, 18)

  • 21 De notre point de vue, même si l’origine de cette Nuit de discussion peut résulter d’une volonté ta (...)

28Il faut noter comment la démarche d’ouverture d’esprit du vizir fait pendant à celle, contraire, qu’il dénonce chez Abū Sulaymān. On retrouve là la figure du vizir humaniste21, qui est au fondement de l’existence d’un ouvrage comme le Imtāʿ. Et passée cette désapprobation sans appel de l’attitude d’Abū Sulaymān, le vizir tiendra ensuite à son endroit un discours des plus laudatifs :

« En voilà des paroles étonnantes (kalām ʿaǧīb) ! Je n’en n’ai jamais entendu d’aussi explicites et qui entrent autant au fond des choses (ʿalā al-šarḥ wa-l-tafṣīl) ! » (I, 22)

29Abū Sulaymān a bien perçu que la loi religieuse touche aussi le philosophe, mais d’une autre manière, précisément celle que les Iḫwān veulent audacieusement mettre en œuvre au point d’adopter un discours iconoclaste, dans lequel le philosophe concurrence le prophète. En réalité, la position d’Abū Sulaymān évolue dans la mesure où il comprend la position de ses interlocuteurs, et la fait comprendre, mais cette « évolution » se heurte vite à ses limites en mentionnant le point de vue opposé per incidens pour mieux le réfuter :

« Qu’il y ait deux médecins, l’un soignant le bien portant, l’autre soignant le malade, cela, nous n’y sommes accoutumés ni toi ni moi ; cela n’est pas conforme à l’habitude (ḫāriǧ ʿan al-ʿāda), alors ta parabole est récusée, et ton attaque se retourne contre toi ; tout le monde sait que le soin pris à conserver la santé et à repousser la maladie – même si [la santé et la maladie] ne se ressemblent point – est unique : la médecine les rassemble, et c’est un seul et même médecin qui en a la charge. » (II, 12)

30Si les Iḫwān ont distingué le médecin-philosophe, médecin des bien portants, médecin « préventif », garant de la bonne conduite des hommes, du législateur, médecin des « malades », on peut penser que le médecin-philosophe invoqué est celui qui veille sur « l’élite », c’est à dire ceux qui ont, grâce à la philosophie, intégré, compris et justement interprété les règles de vie contenues dans la loi religieuse, alors que le médecin des malades, le législateur, aurait pour rôle de soigner ceux qui sont initialement atteints d’un mal, autrement dit ceux qui ne disposent pas des moyens intellectuels suffisants pour comprendre comment vivre la šarīʿa.

31Clairement pour Abū Sulaymān, ce n’est pas la place du philosophe que de guider dans le demain de la compréhension de la révélation. Reconnaissant, on l’a vu, un droit de cité à la religion et à la philosophie séparément, Abū Sulaymān se fait l’écho d’un mode de pensée qui n’est pas disposé à déceler dans le discours philosophique des éléments susceptibles d’apporter un plus à la compréhension des contenus de la révélation. L’irréductibilité d’une mentalité qui ne veut voir d’ordre de vérité que dans un seul discours, le discours du texte révélé, est soulignée par Abū Sulaymān dans une dichotomie marquée :

  • 22 Dans la 8e Nuit, où le grammairien Sīrāfī et le logicien Mattā b. Yūnus débattent ensemble de la gr (...)

« La philosophie est une vérité (ḥaqq), mais elle ne relève en rien de la loi religieuse (laysat min al-šarīʿa fī šay’), la loi religieuse est une vérité, mais elle ne relève en rien de la philosophie, le législateur est un envoyé (mabʿūṯ), alors que le philosophe est un destinataire (mabʿūṯ ilayhi) ; la révélation est le propre du premier, et le propre du second en est la quête (baḥṯ) (…). Celui-ci [i.e. le législateur] déclare : “on m’a ordonné, on m’a fait savoir, on m’a dit, je ne dis rien de mon propre crû’’, tandis que celui-là [i.e. le philosophe] annonce : “j’ai observé, analysé, approuvé, désapprouvé’’ ; le premier dit : “c’est la lumière de l’intelligence qui me guide’’, le second : “je possède la lumière du Créateur du monde, elle guide mes pas’’. Celui-ci déclare : “Dieu le Très Haut a dit… l’ange a dit’’ (…) celui-là : “Plotin et Socrate ont dit…“ Le premier tient un discours qui procède clairement de la révélation, dont l’exégèse coule de source, articulé sur la vérité de la tradition et le consensus de la communauté, le second s’exprime sur “la matière’’ (al-huyūlā), “la représentation’’ (al-ṣūrā), “la nature’’(al-ṭabīʿa), “les premiers éléments’’ (al-usṭuquṣṣāt), ce qui relève de “l’identité’’ (al-ḏāṯī), de “l’accident’’ (al-ʿaraḍī), de “l’affirmation’’ (al-aysiyyī), de “la négation’’22 (al-laysiyy), ou d’autres termes semblables que ne prononceraient ni un musulman, ni un juif, ni un chrétien, ni un zoroastrien, ni un manichéen. » (II, 8)

32Que la séparation entre la philosophie et la religion, que l’étanchéité de l’une à l’autre soit l’expression d’une mentalité, cela transparaît aussi dans le fait que le discours d’Abū Sulaymān se trahit lui-même : si, de son point de vue, ce n’est pas conforme à l’habitude de voir le philosophe inscrire sa recherche du bonheur et sa démarche d’accès à la vertu dans le cadre de la révélation, cela peut bien signifier aussi que, d’une certaine manière, il concède à son interlocuteur la « faisabilité » de la démarche .

Coups de boutoir, audace et provocation

  • 23 Faut-il voir dans le prophète, la personne du Prophète de l’islam, ou plus largement la figure du p (...)

33L’audace des Iḫwān va, dans la formulation étonnante que leur prête Tawḥīdī, jusqu’à inverser l’ordre d’approche de la révélation et de la philosophie : on pourrait presque parler, au sens où Pascal entendrait l’expression, d’un ordre de la philosophie et d’un ordre de la religion, distingués et en même temps redéfinis par les Iḫwān. Le discours des Iḫwān est en discordance avec un ordre établi qui fait de la loi religieuse une marque de certitude parce qu’expression de la révélation, et de la philosophie, élaboration humaine, une expression de l’opinion. Al-Ḥarīrī attribue en effet à la philosophie et à la loi religieuse des vertus symétriquement contraires à celles que l’on attendrait. Celui qui est bien portant, et dont la santé est conservée, n’accède pas aux mêmes vertus que celui qui ne l’est pas. Ainsi, les vertus auxquelles fait accéder le philosophe-médecin-des-bien-portants, ne sont pas — nous dit-on — du même acabit que celles sur quoi se fonde la prédication du prophète23 :

« Ces vertus-ci [i.e. celles de la philosophie] ne sont pas de la même espèce (ǧins) que ces vertus-là [celles de la prophétie] : les unes relèvent de la tradition (taqlidiyya), les autres de la démonstration (burhāniyya), les unes de la conjecture (maẓnūna), les autres de la certitude (mustayqina), les unes de l’esprit (ruḥāniyya), les autres du corps (ǧismiyya). » (II, 11)

34Des termes comme tradition, certitude, esprit, sembleraient devoir se rattacher à la loi religieuse, alors que démonstration, corps, conjectures, relèvent du lexique philosophique. Mais ici se produit l’inverse, l’inversion de l’ordre de la philosophie et de celui de la religion, qui n’a pas échappé au contradicteur du débat :

« Il est surprenant (al‑ʿaǧab) que tu aies attribué à la loi religieuse (šarīʿa) une valeur de conjecture (ẓann), alors qu’elle relève de la révélation (waḥy), et que tu aies attribué à la philosophie une valeur de certitude (yaqīn), alors qu’elle relève de l’opinion (ẓann) (…) lorsque tu déclares : “celle-ci relève de l’esprit (rūḥ) — désignant par là la philosophie — et celle-ci relève du corps (ǧism) — désignant par là la loi religieuse — cela est une falsification (zaḫrafa) qui ne mérite pas même de réponse. » (II, 13)

35Le principal reproche adressé, avec des accents de désapprobation marqués, par le philosophe de Bagdad à cette confrérie à l’entreprise selon lui dérangeante, est de vouloir, en recourant au questionnement philosophique, percer le mystère divin, alors que :

« Ici, pourquoi (lima) devient caduc, comment (kayfa) est sans objet, est-ce que (halla) et si (law) sont emportés par le vent, parce que ces matières (mawādd) ont été tranchées, et les objections (iʿtirāḍāt) à leur propos, écartées (mardūda), l’attitude de ceux qui la révoquent en doute (murtābūn) est nuisible, alors que la sérénité de ceux qui se tournent vers elle est profitable (nāfiʿ). » (II, 7)

36Pourtant, dans ce texte, rien ne permet d’affirmer que les Iḫwān agissent en contestataires de la révélation. Mais en même temps, il est certain qu’ils ne conçoivent plus la révélation comme la seule ligne de conduite pour la pensée et l’action. Les questions pourquoi, est-ce que, et si… sont les questions cruciales, celles-là mêmes que réfute Abū Sulaymān, alors que pour les Iḫwān, elles posent des enjeux considérables en envisageant l’interrogation de la révélation comme mode de pensée et d’action. C’est à cela que se résume leur démarche philosophique, et c’est ainsi que se comprend la recherche du bonheur (al-saʿāda al-ʿuẓma) désignée dans leur exposé comme la visée à atteindre.

Raison et révélation exclusives l’une de l’autre ?

37Il y a d’abord une donnée objective que l’on ne saurait remettre en cause : Abū Sulaymān et les Iḫwān sont musulmans. Toute réflexion concernant la raison et la révélation ne peut donc s’effectuer qu’à l’intérieur de ce cadre de pensée. La question est de savoir jusqu’à quel point un tel cadre, perpétuellement sous-jacent en droit, est effectivement convoqué en fait, autrement dit jusqu’à quel point la révélation constitue l’arrière plan de la réflexion de ce groupe de philosophes et lui fixe des limites. Car l’iconoclasme des Iḫwān est réel : al-Maqdisī expose l’entreprise de son groupe de pensée et sa finalité en distinguant clairement le rôle du philosophe et celui du prophète :

« La loi religieuse est la médecine des malades (ṭibb al marḍā), et la philosophie, celle des bien portants (aṣiḥḥā’) ; les prophètes se contentent de soigner les souffrants pour empêcher que leur mal (maraḍ) ne s’aggrave jusqu’à ce qu’ils recouvrent la santé. Quant aux philosophes, ils préservent la santé des bien-portants de sorte que le mal ne les affecte point ; entre celui qui a la charge du bien-portant et celui qui a la charge du malade, la différence est de taille, car le but du premier et de lui faire recouvrer la santé, si tant est que le remède soit efficace, qu’il n’indispose point le malade, et que le médecin soit bon conseiller (nāṣih). » (II, 11)

38Affirmer que la šarīʿa est la médecine des souffrants, alors que la philosophie est la médecine des bien-portants pose immanquablement question. S’agit-il là d’un déni de la loi religieuse, qu’il faudrait abandonner à ceux qui ne peuvent accéder à un autre mode de formulation des règles de la vie et de l’action ? Ou s’agit-il, d’une façon non exempte de provocation, d’en appeler à une autre perception de la šarīʿa, malade des souillures et des impuretés dont l’homme l’a recouverte, et dont la réforme doit être par conséquent radicale ? Un certain nombre d’éléments semblent faire apparaître des concordances susceptibles d’étayer la seconde hypothèse : le projet des Iḫwān est une entreprise réformatrice présentée comme une invitation à débarrasser la loi religieuse de ses « souillures » et de ses « impuretés », c’est la formulation du projet des Iḫwān al-Ṣafā’ par quoi Tawḥīdī a introduit l’objet de sa conversation avec le vizir lorsqu’il s’est fait l’écho des prétentions des philosophes :

« La loi religieuse a été souillée par des actes d’ignorance (ǧahālāt), l’égarement l’a pénétrée ; seule la philosophie est apte à la nettoyer (tanẓīf) et la purifier (taṭhīr), parce qu’elle détient la sagesse du credo (ḥikma iʿtiqādiyya) et le bon ordre qui relève de la réflexion personnelle (maslaḥa iǧtihādiyya). » (II, 5)

39La philosophie devant transformer le malade en bien portant, elle doit du même coup investir la loi religieuse pour en donner une autre image. Mais ce que pourrait être cette loi religieuse réinterprétée, reformulée par la philosophie, le texte ne le dit pas. On est ici précisément au cœur de la problématique du Kitāb al-Imtāʿ qui est une problématique de débat, et non un traité savant, un ouvrage d’hérésiographie ou un abrégé de corps de doctrine. C’est pourquoi les échanges intellectuels, qui constituent la matrice de l’ouvrage, doivent être rattachés en permanence au contexte sous-jacent du débat d’idées. Et en permanence, ce débat d’idées doit être replacé dans le contexte de la culture qui le fonde.

L’universel et le particulier

40Expliquer la révélation par la philosophie de cette façon peut résumer le projet énoncé par les Iḫwān et soumis à la discussion par Tawḥīdī. En prenant connaissance de la démarche, on l’aura spontanément fondée sur le présupposé que la loi religieuse dont il est question ici, c’est la šarīʿa musulmane. Or ce présupposé perd son caractère d’évidence au cours de l’entretien lorsqu’l-Ḥarīrī demande, finalement, de quelle loi religieuse il est question pour les Iḫwān :

« Dites-moi, Cheikh, quelle est cette loi religieuse que désigne [votre] philosophie ? S’agit-il de celle du judaïsme (yahudiyya) ? du christianisme (naṣrāniyya) ? du zoroastrisme (maǧusiyya), de l’islam, ou des Sabéens ? Certains philosophent et sont [en même temps] chrétiens comme Ibn Zurʿa, Ibn al-ʿAmmār et d’autres. Certains philosophent et sont en même temps juifs, comme Abū-al-ʿAyr b. Yaʿīš ; d’autres philosophent et sont musulmans, tels Abū Sulaymān, al-Nuǧašānī, et d’autres encore. Pensez-vous que la philosophie ait autorisé [les adeptes] de ces communautés à suivre la religion dans laquelle ils ont chacun grandi ? » (II, 14)

41Ce propos illustre certes la question, qui n’est pas nouvelle dans l’entretien, de l’antinomie entre la philosophie et la religion en insistant sur les barrières que la première est susceptible d’ériger vis-à-vis de la seconde, mais une autre dualité est là évoquée : celle de la particularisation ou au contraire de l’universalité de la šarīʿa telle que les Iḫwān la conçoivent. Car autant, pour exposer l’objet de son projet, Zayd b. Rifāʿa laisse clairement entendre que la loi religieuse « souillée par l’ignorance » (dunnisat bil-ǧahālāt) est la šarīʿa musulmane, autant, dans la suite de cette controverse, c’est la šarīʿa entendue comme loi religieuse en soi, et non spécifiquement musulmane, qui est envisagée. Le propos du contradicteur, al-Ḥarīrī, à la fois introduit dans le débat une conception élargie de la šarīʿa non abordée jusqu’ici, et à la fois reproche à son interlocuteur que ce soit cette conception-là que l’on puisse dégager de son discours, une conception transreligieuse de la révélation déterminée par les prétentions universalistes de la philosophie.

Débat doctrinal ou déisme musulman ?

42Le ive/xe siècle est, par excellence, le siècle des écoles de pensée doctrinales. Abū Sulaymān, dans ce qu’il conçoit comme une irréductible coupure entre la religion et la philosophie, n’a pas manqué de le mentionner. Pour lui, s’il n’y a pas lieu de concevoir que la philosophie puisse prendre en charge un débat sur la révélation, c’est parce que la révélation offre par elle-même les conditions d’un débat raisonné, en rendant possible la divergence d’interprétation :

« Tu seras davantage éclairé, voire étonné en apprenant que la communauté (’umma) émet des opinions (arā’), adopte des doctrines (maḏāhib) et compose des dissertations doctrinales (maqālāt) divergentes, au point de s’être scindée en groupes et en sectes tels les murdjiʿites, les muʿtazilites, les chiites, les sunnites, les kharidjites ; pourtant, aucun de ces groupes n’est accouru (fazaʿa) auprès des philosophes, ni ne s’est appuyé sur leurs témoignages (šawāhid) ou leurs observations (šahādāt) pour accréditer leurs propos, n’a suivi leur voie, ou encore, a trouvé chez eux ce qu’il ne trouvait pas dans le Livre de leur Seigneur ou dans la tradition (aṯār) de leur prophète. » (II, 9)

  • 24 Paradoxalement, le philosophe Abū Sulaymān est présenté ici comme celui qui redoute le plus les phi (...)

43En partant du principe que les Iḫwān envisagent que le philosophe puisse se substituer au prophète pour transmettre la loi religieuse, les propos d’Abū Sulaymān traduisent clairement la crainte d’une attaque rationaliste de leur part visant à saper les fondements de la religion24 :

« La loi religieuse est reçue de Dieu Tout Puissant – qu’Il soit exalté – par l’intermédiaire de l’émissaire qui se tient entre lui et les créatures dans la Révélation (waḥy), la prière intime à Dieu (munāǧāt), le témoignage des signes (āyāt), la manifestation des miracles (muʿǧizāt), [ainsi que par] ce que la raison déclare, selon les occasions, nécessaire ou valable pour l’accomplissement de l’intérêt de tous et le cheminement dans la direction parfaite. » (II, 6)

  • 25 Cf. II, 19-20.

44L’intérêt d’un tel discours réside moins dans le mode de pensée qu’il reflète, que dans les intentions qu’il laisse percevoir eu égard au débat qui fait question dans cette discussion ; Abū Sulaymān part du principe que la Révélation ne laisse aucun champ possible à l’arbitraire, qu’elle a programmé toute conduite humaine conformément au plan divin, y compris l’usage de la raison, ainsi compris comme l’instrument de la Révélation. À ce titre, Abū Sulaymān se réfère à un certain nombre de versets coraniques qui font injonction à l’homme d’user de la raison (ʿaql) et de la réflexion (tadabbur)25. Mais si appel il y a, à l’usage de la raison, de la part d’Abū Sulaymān, c’est pour marteler que la révélation elle-même a doté l’homme de la capacité de raisonner sur le message divin et n’a donc pas besoin de la philosophie. Ni l’astronome, ni le physicien, ni le géomètre, ni le logicien n’ont été sollicités par les religions pour régler les points du dogme qui font débat :

« La communauté [de l’islam] (umma) a fait l’objet de nombreux désaccords concernant les fondements du droit (uṣūl) et leurs applications pratiques (furūʿ), elle s’est affrontée à de nombreuses reprises à propos des qualifications légales (aḥkām), du licite (ḥalāl) et de l’illicite (ḥarām), de la glose (tafsīr) et de l’interprétation (ta’wīl), de l’observation directe (ʿiyān) et du récit (ḫabar), de la pratique coutumière (ʿāda) et de la convention (iṣṭilāḥ) ; elle n’a pas pour autant accouru (fazaʿat) auprès de l’astronome (munaǧǧim), ni du médecin (ṭabīb), du logicien (manṭiqī), du géomètre (muhandis), du musicien (mūsīqī), ou encore de celui qui possède un talisman (sāḥib ʿazīma) (…) des dons de prestidigitation (siḥr), ou pratique la chimie. Cela parce que Dieu a parachevé (tammama) la religion par son Prophète, et n’a pas rendu nécessaire qu’au message émanant de la Révélation (bayān wārid bi-l-waḥy) s’ajoute un message constitué par l’opinion (bayān mawḍūʿ bi-l-ra’y). » (II, 9)

45Si donc la révélation, par les controverses théologiques qu’elle a fait naître, a laissé ouvert un espace de raisonnement sur le texte, si la réflexion personnelle est prévue par le texte lui-même, la porte se trouve dans l’absolu autant ouverte à l’exégèse théologique qu’à l’interprétation élaborée avec le concours d’autres disciplines du savoir. Mais pour Abū Sulaymān, seule la première alternative a droit de cité : un espace de clôture se dresse, en dehors duquel il n’y a pas de place pour une pratique profane comme peut l’être la philosophie. Sur ce point, se manifeste une différence de mentalité entre ceux qui, comme Abū Sulaymān et les détracteurs du petit groupe des Frères de la Sincérité, séparent la philosophie de la religion, et ceux qui, comme les Iḫwān, entendent les réunir. Dans ce contexte de controverse et de réfutation, la polyphonie du texte du Imtāʿ impose une lecture à double entente : la logique de la réfutation, à laquelle s’ajoute la logique de surenchère de la thèse de l’adversaire, mettant cette stratégie en œuvre, Abū Sulaymān est conduit à prêter aux Iḫwān la thèse que le philosophe surpasse le prophète, c’est le contenu implicite de sa réfutation :

  • 26 Abū Sulaymān s’adresse à Tawḥīdī après que celui-ci lui a remis les Épîtres des Iḫwān.

« En résumé, [sache que] le prophète surpasse le philosophe26, le philosophe doit suivre le prophète et non le contraire, car le prophète est envoyé, alors que le philosophe est destinataire. » (II, 10)

46Or cela, les Iḫwān, non seulement ne le contestent pas, mais même l’affirment, à l’exemple de ce passage des Epītres où ils défendent la philosophie par le biais de la logique :

  • 27 Le texte donne : « Car la philosophie étant le plus noble des arts humains après la prophétie (afḍa (...)
  • 28 Rasā’il Iḫwān al-Ṣafā’ wa ḫillān al-Wafā’, vol. 1, p. 427.

« Sache que la logique est l’étalon de la philosophie, on l’a qualifiée d’instrument du philosophe, car la philosophie étant, après la prophétie, le plus noble des arts27, il est nécessaire que l’étalon de la philosophie soit le plus exact des étalons, et l’instrument du philosophe le plus exact des instruments28. » 

  • 29 Que la suprématie du philosophe sur le prophète ne soit pas affirmée par les Iḫwān al-Ṣafā’ est cho (...)

47Pour les Iḫwān, la prophétie précède bien la philosophie, mais la philosophie en est l’égale, si ce n’est en hiérarchie29 du moins en importance et en dignité ; la définition que donnent ces philosophes de la philosophie est hardie pour l’époque, mais n’introduit pas de toute façon entre elle et la religion une rupture sécularisante :

  • 30 Ibid, p. 427.

« La philosophie consiste à ressembler à Dieu pour autant que cela est à la portée de l’homme (bi ḥasab al-ṭāqa al-insāniyya)30. » 

L’appel à l’usage de l’intellect

48Nous avons évoqué le rôle du personnage d’al-Buḫārī, en quelque sorte tierce personne de la controverse, esprit conciliateur mais aussi défenseur de l’ouverture d’un espace de pensée de nature à laisser s’exprimer de nouveaux courants. Al-Buḫārī revient sur l’attitude d’Abū Sulaymān qui a consisté à contenir par la loi religieuse tout usage de l’intellect, permis, recommandé même, mais en même temps restreint au cadre de la révélation. Al-Buḫārī répercute le projet de combinaison de la religion et de la philosophie pour l’interprétation du dogme en interrogeant Abū Sulaymān avec le détachement et le recul de qui n’est pas partie prenante dans cette querelle :

« Qu’avez-vous laissé, en tenant de tels propos, à ceux qui ont rassemblé (ǧamaʿū) la religion et la philosophie, et, les ayant unies (waṣalū) l’une à l’autre, [ont emprunté] la voie de ce qui est manifeste et caché (al-ẓāhir wa-l-bāṭin), dissimulé et apparent (al-ḫafiyy wa-l-ǧaliyy), clair et enfoui (al-bādī wa-l-maktūm) ? » (II, 20)

49À cela, Abū Sulaymān rétorque que l’homme est un être raisonnable, mais aussi que tous les hommes ne sont pas également doués de raison, alors que la révélation s’est manifestée pour tous et de façon identique. Tel est l’argument qu’Abū Sulaymān oppose à quiconque prétendrait pouvoir se passer de la révélation en s’appuyant sur le seul intellect. Mais il n’est pas innocent que dans ses propos, le philosophe, maître de Tawḥīdī, évoque l’attitude de celui qui envisagerait de se passer de la révélation. Le problème du recours à l’intellect et de ses limites hante les esprits des milieux intellectuels qui ont conscience de se trouver face à une crise de la pensée. Crise des valeurs morales, crise du gouvernement des affaires, affaiblissement d’un empire éclaté en principautés multiples, tout appelle à une refondation politico-éthique, et les discussions qui se tiennent dans le Imtāʿ se résument à une interrogation existentialiste qui examine les options qui se présentent à la pensée, dans leur diversité, sans en exclure aucune, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille toutes les appliquer. C’est dans cette logique qu’Abū Sulaymān peut brosser le portrait du rationaliste, qu’il condamne :

« Si un seul être se déclarait, par son intellect, autonome, tant en religion que dans sa vie profane, il compterait également sur ses propres forces pour satisfaire ses besoins, s’estimerait lui seul apte à pratiquer les arts et les savoirs, et n’aurait recours à aucun de ses semblables. Voilà bien un propos sans objet et une opinion déplacée ! (qawl marḏūl wa ra’yun maḫḏūl) » (II, 10)

50Propos sans objet, opinion déplacée, peut-être. Le seul fait d’aborder, dans un cadre mental arabo-musulman, ce que pourrait être une attitude rationaliste absolue, fût-ce pour la réfuter, témoigne de l’intensité des questionnements qui prennent naissance à l’époque sur le plan de la pensée.

L’analogie, rectrice du raisonnement

  • 31 La 8e Nuit, qui abrite le débat entre le grammairien al‑Sirāfī et le logicien Mattā b. Yūnus, évoqu (...)

51L’inégale dotation en matière d’intellect31 sert la réfutation d’Abū Sulaymān qui oppose la contingence des capacités de l’être raisonnable à l’universalité de la révélation. Son contradicteur voudrait, pour sa part, faire remarquer que l’inégale répartition des dons s’applique autant à la capacité de raisonner qu’à la réception du message divin elle-même.

« La mission prophétique (nubuwwa) diffère selon le degré de Révélation (waḥy) dont elle est l’objet ; si cette différence est admissible (sāġa) en matière de Révélation, qu’elle n’y contrevient pas, elle est aussi valable pour l’intellect (ʿaql), qu’elle n’altère pas. » (II, 10)

52Ce rapprochement — courant dans la littérature des Iḫwān al-Ṣafā’ — entre prophétie et intellect, donc entre le prophète et le philosophe, cherche à montrer que ce qui est valable pour ce qui concerne en propre la révélation peut aussi s’appliquer à ce qui n’émane pas d’elle. En faisant valoir que, de même que tous les hommes ne disposent pas de l’intellect de manière égale, la révélation n’est pas reçue pareillement de tous, le membre de la Société des Iḫwān al-Ṣafā’ veut établir une analogie structurante qui consiste à poser que la différence de degrés de révélation des élus vaut, en termes de difficulté existentielle, l’inégale répartition des intelligences.

Le philosophe et le prophète

53Le texte pose la question de la fonction du philosophe et du prophète et de celle de leurs discours. L’opposition de deux figures, en concurrence, s’y décline. Mais le problème se résume-t-il à chercher une réponse sur le thème de la supériorité de l’un sur l’autre, entreprise qui reviendrait finalement à décrypter le discours des Iḫwān pour tenter de faire émerger un non-dit implicite et sous-jacent inexprimable sans tomber sous le coup du blasphème et de la profanation ? Il semble que le problème se pose différemment et qu’en lieu et place d’une opposition entre le prophète et le philosophe, c’est à la figure du philosophe-prophète qu’appellent les Iḫwān. Cette idée parcourt le texte et semble bien avoir été perçue dès le début par Abū Sulaymān qui attribue à ses contradicteurs une séparation irréductible entre le prophète et le philosophe, alors que ceux-ci ne l’ont pas énoncée, et en réalité, n’y appellent pas. Le grief retenu par Abū Sulaymān contre les Iḫwān est le suivant :

« Ils ont estimé qu’ils pouvaient dissimuler (an yadussū) la philosophie (…) sous la loi religieuse (…) et qu’ils pouvaient réunir (an yaḍummū) celle-ci à la philosophie. » (II, 6)

54Cette accusation, sur laquelle le philosophe de Bagdad fonde toute son argumentation, reconnaît donc que les Iḫwān continuent à œuvrer, dans le champ de la réforme qu’ils ont tracée, sur un plan religieux. Mais cette prémisse n’est, de la part d’Abū Sulaymān, jamais explicitée ni assumée. Toute la suite de son argumentation est fondée sur l’intention qu’il prête aux Iḫwān d’appeler à se passer de la révélation et du dogme, écartant ainsi toute lecture de leur message dans le sens d’une volonté de réforme construite sur la révélation. Le maître de Tawḥīdī a ainsi élaboré son argumentation sur un glissement progressif. Commençant par reconnaître que les Iḫwān continuent à travailler à l’intérieur d’un cadre religieux, son discours se construit par la suite sur une opposition consommée entre le credo musulman et le credo des Iḫwān. Ainsi, l’ésotérisme des Iḫwān est la marque de leur irréligiosité :

« Quiconque approche un devin (ʿarrāf), un diseur de bonne aventure (ṭāriq), un praticien de la physiognomonie (ḥāzin), un astronome (munaǧǧim), pour rechercher le mystère divin (ġayb) auprès de lui, celui-là combat Dieu, et quiconque cherche à combattre Dieu sera combattu ; de même, quiconque cherchera à Le vaincre sera vaincu. » (II, 8)

55Y a-t-il en conséquence condamnation pure et simple de l’entreprise des Iḫwān al-Ṣafā’ ou seulement relégation de celle-ci dans une sphère extérieure à la religion ? Il semblerait plutôt que chaque parti ait en tête une certaine conception de l’alliance entre la religion et la philosophie fondée sur des conceptions radicalement opposées. Pour Abū Sulaymān, il y a une attitude « philosophique » qui peut s’appliquer à la révélation, et une attitude philosophique qui ne le peut pas. Les propos d’Abū Sulaymān font apparaître un paradoxe dont la répercussion sur le débat est en tous cas permanente : Abū Sulaymān est logicien, donc pratique la philosophie. Pourtant, appelle-t-il ici véritablement à philosopher ?

Conclusion : ordres de vérité et modes de pensée 

56La question de la marge de manœuvre laissée aux tenants de l’approche philosophique du donné révélé pose celle de l’interprétation des textes religieux en islam. La recherche d’une conjonction opératoire de la réflexion sur la destinée de l’homme avec la pratique de l’expérience religieuse est une problématique centrale, qui reflète une vision de l’humanisme à l’époque. Il est à noter, dans ce texte du Kitāb al-Imtāʿ, que le personnage d’Abū Sulaymān, qui est le plus enclin à réfuter toute idée d’approche de la religion par la philosophie, développe pourtant une argumentation qui jette les bases d’une telle approche.

57Le texte de Tawḥīdī reflète en effet le paradoxe du discours de son maître : évoquer et décrire ce que serait un espace de pensée philosophique de la religion s’assumant comme indépendant de la révélation pour en même temps en refuser le droit de cité. Car interrogé sur la place qu’il accorde à ceux qui défendent une thèse qu’il juge contraire à la sienne, voici ce qu’Abū Sulaymān répond :

« Je leur ai laissé une latitude des plus grandes (al-ṭawīl al-ʿarīḍ), ils ont prétendu que la philosophie était en adéquation (muwāṭi’a) avec la loi religieuse, en harmonie avec elle, que ceux qui déclarent : “le prophète a dit’’ et “le philosophe a dit’’ ne tiennent pas de discours différents, que si Plotin a écrit le Livre des Lois (kitāb al-nawāmīs), c’est pour que nous sachions nous exprimer, maîtrisions l’instrument de notre quête [du savoir] et distinguions l’essentiel de l’accessoire. [Ils ont prétendu que] la prophétie est une branche (farʿ) de la philosophie – la philosophie étant le fondement de la connaissance du monde – [ils ont aussi prétendu] qu’il incombe au prophète de recourir au philosophe pour parachever son message, alors que le philosophe (ḥakīm) peut se passer de lui. Ils ont prétendu cela et d’autres choses semblables. Selon eux, le législateur doit désigner (yuʿayyin), montrer (yuwarrī), conseiller (yušīr), indiquer (yukannī), pour qu’advienne le bon ordre, que le discours soit cohérent (tantaẓima al-kalima), la communauté, en accord, la tradition (sunna), maintenue, et l’existence, agréable. L’un d’entre eux a ainsi déclaré : « la loi religieuse repose en premier lieu sur des créations humaines (umūr mubtadaʿa), ensuite, sur l’adoption de coutumes (sunan muttabaʿa), enfin, sur des droits que l’on en a tirés (ḥuqūq muntazaʿa) ». Mais voici moi, comment je m’exprime : “la loi religieuse est divine, la philosophie est humaine, autrement dit, la première relève de la révélation (waḥy), la seconde, de l’intellect (ʿaql) ; on peut se fier à la première et lui accorder un plein crédit (mawṯūq bihā wa-mutma’ann ilayhā), alors que la seconde est sujette à caution et controversée (maškūk fīhā wa-muḍṭarab ʿalayha). » (II, 21)

58Il ressort de ce discours qu’Abū Sulaymān s’est profondément pénétré de la thèse des Iḫwān al-Ṣafā’ avant de réfuter leurs prétentions. Abū Sulaymān développe son discours dénégateur en le fondant sur le contenu du message des Iḫwān al-Ṣafā’ : référence au sources philosophiques grecques (Plotin), prophétie perçue comme une branche de la philosophie, rôle du législateur chargé de proposer une lecture du dogme régentée par l’ordre de vérité du philosophe, en construction et modification permanentes, adaptable à ce qui relève de la création humaine (umūr mubtadaʿa) et des coutumes (sunan). Mais cela n’est que le premier temps de l’argumentation d’Abū Sulaymān ; le deuxième consiste à développer le discours inverse, autrement dit à reconformer l’approche du dogme avec un ordre de vérité dominant. Dans ce contexte, l’argumentation des Frères de la Pureté n’est pas discutée, mais congédiée. C’est le sens du propos catégorique par lequel Abū Sulaymān clôt son discours.

59Mais l’opinion adverse et, ici, contraire, n’ayant pas été congédiée avant d’avoir été énoncée, on peut entendre, dans le discours du contradicteur lui-même, une autre voix, qui trace les cadres d’un espace de débat où l’opinion adverse est prise en compte. Sur cette voix s’appuie l’interlocuteur d’Abū Sulaymān, al-Buḫārī, qui agit en conséquence. Car en effet, une petite phrase montre que, bien que connaissant l’opinion d’Abū Sulaymān sur la question, al-Buḫārī a choisi de répliquer sur la base de la partie du discours qui l’a, lui, davantage agréé : celle qui porte sur les prétentions des Iḫwān à proposer une lecture contingente de la loi religieuse. C’est sur cette thèse, énoncée par celui là même qui s’en est désolidarisé, Abū Sulaymān, que le personnage d’al-Būḫārī intervient animé, après avoir entendu ces propos, par la seule réflexion de bon sens, puisqu’il n’est pas partie prenante dans l’affaire :

« Pourquoi le législateur (ṣāḥib al-šarīʿa) n’a-t-il pas emprunté cette voie (i.e. la voie énoncée par les Iḫwān al-Ṣafā’) ? Le conflit (ḫiṣām) aurait disparu, la suspicion (ẓann) aurait été levée, et ce marché aurait périclité (taksad hādihi-s-sūq). » (I, 21)

60À cette interpellation, Abū Sulaymān apparaît, dans sa réponse, manifestement sensible. Son invitation à considérer « la religion comme une perfection divine, et la philosophie comme une perfection humaine », n’interdit pas de penser qu’il soit partisan de maintenir une coupure radicale entre religion et philosophie dans la procédure d’élaboration et d’explication de la loi religieuse, mais elle n’interdit pas non plus de penser à une prise en compte de sa part de la thèse défendue par ceux qu’il semble combattre.

61Cela tendrait à confirmer la perspective que l’analyse de ce texte nous laissait entrevoir, et qui nous apparaît comme sa problématique centrale : décrire une mentalité en construction, donc susceptible d’être perméable à l’évolution. C’est en tout cas l’impression qui se dégage d’une proposition qui introduit une avancée dans une mentalité forgée par le terminus ad quem prévisible d’une autorité du dogme achronique et indépassable.

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Bibliographie

Sources

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Tawhīdī (al-), Abū Ḥayyān, al-Muqābasāt, éd.M.T.Hassan, Našr Dānešgāb, Réhéran, 1978.

Yaqūt al-Ḥamawī al-Rūmī, Muʿǧam al-udabā’ : ’iršād al-arīb ilā maʿrifat al-adīb, éd.I.ʿAbbās, Dār al-ġarb al-islāmī, 1993, 7 vol. 

Études modernes

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Bergé, Marc 1979 : Pour un humanisme vécu, Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī, Damas, Institut Français.

Chbayl, Habib 1993 : Al muǧtamaʿ wa-l-ruya : qirāa naṣṣiyya fī-l-Imtāʿ wa-l-muānasa li-abī ayyān al-Tawīdī, Beyrouth, Al-muassasa al-ǧāmiʿiyya li-l-dirāsa wa-l-našr wa-l-tawzīʿ.

Geoffroy, Marc 2000 : Averroës, l’islam et la Raison, traduction par Marc Geoffroy, présentation par Alain de Libéra, Paris, Garnier-Flammarion.

Keilani, Ibrahim 1950 : Abū Ḥayyān al Tawḥīdī, essayiste arabe du ive siècle de l’hégire, introduction à son œuvre, Beyrouth, Institut Français.

Nasr, Seyyed Hossein 1978: Islamic Cosmological Doctrines, Londres, Thames Hudson.

Netton, I. R. 1982: Muslim Neoplatonists: An Introduction to the Thought of the Brethren of Purity (Iḫwan al-Ṣafā’), Londres, Allen & Unwin.

Sammoud, Hammadi 1994: Al-tafkīr al-balāġī ʿinda-l-ʿarab: ususuhu wa taṭawwuruhu ilā-l-qarn al-sādis, Tunis, Manšūrāt kulliyat al-adāb, (2eédition).

b) Articles de périodiques

Arnaldez, Roger 1965 : « Falsafa », Encyclopédie de l’islam, 2e édition, vol. 2, Leiden, Brill, p. 788-794.

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Berge, Marc 1965 : « Al-Tawḥīdī et al-Ǧāhiz », Arabica 12, p. 188-196.

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Hamdani, Abbas 1978: « Abū ayyān al Tawḥīdī and the Brethren of Purity », International Journal of Middle East Studies, 9/3, p. 345-353.

Marquet, Yves 1985 : « Les Épītres des Iḫwān al-Ṣafā’, œuvre ismaïlienne », Studia Islamica 61, p. 57-79.

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Stern, S.M. 1960 : « Abū Sulaymān » Encyclopédie de l’islam, 2e édition, vol. 1, Leiden, Brill, p. 156.

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Notes

1 Dans cet esprit, la 8e Nuit aborde la question controversée de l’influence de la logique grecque sur la grammaire arabe.

2 Marc Geofffroy, dans sa traduction de textes choisis d’Averroës qui constitue son « Anthologie de textes juridiques, théologiques et polémiques » intitulée Averroës, l’islam et la Raison, précise la perspective averroïste sur cette question : « Si la question posée par le titre complet du Discours décisif n’est pas nouvelle dans l’islam médiéval, dit-il, la manière dont Ibn Rušd choisit de l’aborder l’est résolument : c’est en se plaçant sur le terrain juridique, celui de la science de la Loi musulmane, que le philosophe pourrait ancrer sa pratique de la philosophie dans la réalité intellectuelle, religieuse et sociologique de son époque. Il s’agit de fonder en droit l’existence du philosophe dans la cité musulmane andalouse du xiie siècle. » (Geoffroy 2000, p. 79). Le contexte de Tawḥīdī est très différent ; il n’est pas lié au gouvernement de la cité, mais au débat provoqué par les répercussions possibles sur le plan de la pensée du débat sur la religion et la révélation.

3 Nous accompagnons l’ensemble de nos propositions de traduction d’une alternance entre chiffres romains et chiffres arabes ; ces chiffres renvoient à l’édition du Kitāb al-imtāʿ wa-l-muānasa d’Aḥmad Amīn et d’Aḥmad Zīn qui divise le texte de Tawḥīdī en trois volumes réunis en un seul ouvrage. Le chiffre romain indique le volume du Kitāb al-imtāʿ d’où est tiré le texte (en l’occurrence, ici, le volume II) ; le chiffre arabe indique la page du texte dans l’édition mentionnée.

4 Voir Hamdani 1978, p. 350 : « A contemporary of Abū ayyān, the famous muʿtazilite scholar, ʿAbd al Jabbār al-Hamadānī, chief qāḍī of Rayy, in his Tathbīt, attacks the shīʿism of al-Zanjāni and of the Fāṭimid dāʿis among whom he includes the followers of al-Zanjanī such as Zayd b. Rifāʿa, Abu Aḥmad al-Nahrajūrī, al-ʿAwfī, and Abū Muḥammad b. Abī Baġl, secretary and astronomer », p. 349 et note 23 : « It is notable that al-Zanǧānī’s group is described by Abd al Jabbār as dāʿis, propagating the cause of the Fāṭimid imāms of the Maghrib. »

5 Voir Hamdani 1978, p. 350 : « For both Abū ayyān and ʿAbd al Ǧabbār, the ṣāḥib al maḏhab is al-Zanǧānī, who is the leader of the Basra group ». Marquet va également dans ce sens : « (…) Abdaljabbār nous présente le cadi az-Zanjāni comme « un des chefs des ismaïliens (ra’īsun min ru’āsā’ihim), et un chef important (kabīrun fīhim) ayant pour auxiliaires (atbāʿ) des secrétaires de chancellerie et de hauts dirigeants (ru’asā’). Il semble ressortir de ce texte, poursuit Marquet, qu’az-Zanǧānī était non pas un théoricien utopiste, comme le pensait Stern, mais bien le chef de la daʿwa de Baṣra, les autres personnages cités en étant des membres importants. » (Voir Marquet 1985, p. 76).

6 Marquet 1977, p. 235.

7 Selon Hamdani, Al-Maqdisī et al-Zanǧānī, deux des quatre personnages cités par Tawḥīdī, étaient trop jeunes pour que leur soit imputable une encyclopédie aussi volumineuse que celle des Iḫwān al-afāʿ : voir Hamdani 1983, p. 350 : « It is unlikely that al‑Maqdisi or al‑Zanjânî, who were reported active in 373/983, could have composed so large an encyclopaedic work at least twenty five to thirty years earlier, that is around 343/954 to 348/960, when they would have been very young. »

8 Voir Marquet 1977, p. 233 : « J’ai été amené à affirmer que les épîtres des Iḫwān al-Ṣafā’ représentent la doctrine fatimide officielle dès avant l’accession de ʿUbayd Allah al-Mahdī au califat. »

9 Ibid., p. 353.

10 Voir Netton 1982, p. 5 ; c’est nous qui soulignons.

11 Voir Hamdani 1983, p. 351 : « The wazīr Ibn Saʿdān being himself involved in the activities of the Qarmatian lobby through Ibn Shahūyeh must have wanted to find out from Abū Ḥayyān the extent of the public knowledge of his involvement. A question about the philosophy of a known heretical member of his close group such as Zayd would serve the purpose of eliciting such information. There is nothing that Abū Ḥayyān could have added to what ibn Saʿdān already knew about Zayd. Hence the need of Abū Ḥayyān to bring in the Rasâ’il to embellish and give credence to his story. After all, Abū Ḥayyān was not above the art of fabrication. »

12 Voir Nasr 1978, p. 33.

13 Dans la 7e Nuit, par exemple, Tawḥīdī oppose l’anti-modèle d’un secrétaire comptable, qui ne voit pas l’intérêt de maîtriser l’art du discours, à un modèle de secrétaire dans lequel la maîtrise du langage permettrait l’accès à une culture globale, où s’intégrerait par exemple l’arithmétique.

14 Il y a ici, dans la mise de ces facultés sur le même plan, un clin d’œil à la 7e Nuit, dans laquelle le secrétaire Ibn ʿUbayd objectait à Tawḥīdī que la maîtrise de l’arithmétique était primordiale, à l’inverse de l’art du discours.

15 L’idée que la philosophie, telle que la conçoivent les Iḫwān, est une sagesse à atteindre dans la recherche de la vérité plutôt qu’une démarche rationnelle, ne correspond pas à l’interprétation qu’en fait Abū Sulaymān ; la démarche philosophique apparaît dans ses propos comme antinomique de l’exégèse, Abū Sulaymān se maintenant dans une démarche qui professe la coupure radicale entre l’argumentation philosophique et le discours théologique.

16 Voir Imtāʿ II, p. 20 : « Ce groupe (…) a prétendu que de dire le Prophète a dit … ou le Philosophe a dit… revenait au même (lā farqa bayna qawl al-qāil qāla al-nabiyy wa qāla al-ḥakīm). »

17 Le texte précise que les Frères ont diffusé leurs Épîtres au sein de copistes (baṯṯūhā fī al-warrāqīn) (II, 5), le texte mentionne plus loin le copiste Ḥamza (II, 11), puis que la réprimande adressée à al-Maqdisī, que le maître de Tawḥīdī tenait pour l’auteur des épîtres (voir Marquet 1980, p. 75), se déroule devant les copistes (II, 11).

18 Cette métaphore du médecin des malades et des bien-portants est déclinée dans ce texte (par exemple, en II, 11) et elle est aussi explicité dans les Épîtres des Iḫwān , notamment dans ce passage : « Sois un guide clairvoyant qui dirige les égarés, un médecin prévoyant qui apporte la guérison, et non point un malade, un souffrant, nécessitant qu’on lui prodigue des soins. Sache que si les médecins sont convenus d’administrer un traitement au malade, qu’ils sont unanimes sur le médicament [à lui administrer], qu’ils ont parfaitement cerné la cause de la maladie, qu’ils s’emploient à la soigner de concert, compatissants, conseillant adéquatement [le malade] et sans se quereller, alors Dieu guérira celui qui est souffrant au plus vite. » (Rasā’il Iḫwān al-Ṣafā’, vol. IV, p. 17).

19 Tawhīdī, dans la 25e Nuit du Kitāb al-Imtāʿ, prône le recours à la rhétorique interprétative : le terme participe du projet philosophique du penseur : amener les mentalités à questionner le monde, à réfléchir sur la tradition, à interroger la révélation. La réflexion sur la loi révélée proposée ici participe de ce programme et considère comme relevant du travail de la philosophie le fait de recourir à l’interprétation (ta’wīl), de pratiquer le débat dialectique (ǧadal), et de s’appuyer sur la preuve démonstrative (burhān).

20 Nous sommes en pleine polémique : est-ce la loi religieuse qui nie l’existence de la philosophie, ou une certaine conception de la loi religieuse, en l’occurrence celle qui domine à l’époque ?

21 De notre point de vue, même si l’origine de cette Nuit de discussion peut résulter d’une volonté tactique du vizir, acquis à la cause des Ismaëliens qarmates, d’en savoir plus sur un ismaëlien qu’il juge hérétique (voir Hamdani 1983, p. 351), la démarche du vizir Ibn Saʿdān dépasse la conjoncture politique, elle se fonde sur un désir de promouvoir la connaissance qui est une démarche humaniste qui rejoint celle à laquelle Tawḥīdī donnera assise par l’intermédiaire du Imtāʿ.

22 Dans la 8e Nuit, où le grammairien Sīrāfī et le logicien Mattā b. Yūnus débattent ensemble de la grammaire arabe et de la logique grecque, le grammairien reproche au logicien de faire usage de tels termes ; la question d’un conflit de représentations, résultant d’un conflit de mentalités, aboutit au rejet du discours philosophique par le grammairien. Bergé évoque cette question en citant Arnaldez à très bon escient. Arnaldez fait en effet remarquer que le point de vue du logicien « entraîne de graves conséquences. Si la logique apporte le critère de ce qui est vrai, il en résulte que la vérité tient à la nature des choses et des idées, et qu’elle ne dépend pas exclusivement de la volonté et de la révélation de Dieu. Cette part faite à la raison humaine scandalisait les pieux orthodoxes. » (Arnaldez 1960, p. 11-13, cité par Bergé 1979).

23 Faut-il voir dans le prophète, la personne du Prophète de l’islam, ou plus largement la figure du prophète ?

24 Paradoxalement, le philosophe Abū Sulaymān est présenté ici comme celui qui redoute le plus les philosophes !

25 Cf. II, 19-20.

26 Abū Sulaymān s’adresse à Tawḥīdī après que celui-ci lui a remis les Épîtres des Iḫwān.

27 Le texte donne : « Car la philosophie étant le plus noble des arts humains après la prophétie (afḍal al-sanā’iʿ al-bašariyya baʿda al-nubuwwa) ». Qualifier la prophétie d’art humain est problématique et la suite du texte, qui attribue à la šarīʿa et à la philosophie des rôles distincts, ne va pas dans ce sens. Aussi penchons-nous pour l’hypothèse que le qualificatif humain ne concerne que la philosophie. Nous le retirons totalement de notre traduction pour lever l’ambiguïté.

28 Rasā’il Iḫwān al-Ṣafā’ wa ḫillān al-Wafā’, vol. 1, p. 427.

29 Que la suprématie du philosophe sur le prophète ne soit pas affirmée par les Iḫwān al-Ṣafā’ est chose normale, la norme produite par la tradition s’applique à tous.

30 Ibid, p. 427.

31 La 8e Nuit, qui abrite le débat entre le grammairien al‑Sirāfī et le logicien Mattā b. Yūnus, évoque aussi le problème. « Je te soumets le point de discussion suivant – déclare le grammairien Sirāfī au logicien Mattā : les gens sont diversement dotés en matière de raison (inna al-nāsa ʿuqūluhum muḫtalifa). Oui [répondit Mattā]. De quelle manière pourrait-il exister quelque chose par quoi cette différenciation naturelle (iḫtilāf ṭabī ʿī) et cette inégale répartition originelle (tafāwut aṣlī) disparaisse ? Et Mattā de répondre : cela, tu l’as mentionné dans tes propos précédemment » (II, 113). Il apparaît clairement que le grammairien musulman, conformément au modèle défendu par lui d’une grammaire arabe issue pour lui d’une langue révélée, cherchait à faire dire au logicien que c’est la révélation qui peut compenser l’inégale répartition des facultés relevant de la raison, un propos devant lequel le logicien botte en touche.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre-Louis Reymond, « La question de la mentalité à travers la démarche des Iḫwān al-Ṣafā’dans la 17e Nuit du Kitāb al-Imtāʿ wa-l-Mu’ānasa d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī  »Bulletin d’études orientales, Tome LX | 2012, 123-144.

Référence électronique

Pierre-Louis Reymond, « La question de la mentalité à travers la démarche des Iḫwān al-Ṣafā’dans la 17e Nuit du Kitāb al-Imtāʿ wa-l-Mu’ānasa d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī  »Bulletin d’études orientales [En ligne], Tome LX | mai 2012, mis en ligne le 31 mai 2012, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/beo/345 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/beo.345

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