Barhebraeus et la renaissance syriaque (Actes du colloque, Collège de France, décembre 2007)
Barhebraeus et la renaissance syriaque (Actes du colloque, Collège de France, décembre 2007). Parole de l’Orient, vol. 33, 2008, p. 19-198. [ISSN 0258-8331]
Texte intégral
1Gregorios Abū l-Farağ appelé Bar Hebraeus (Bar ‘Ebroyō ou Ibn al-‘Ibrī) a vécu à une époque charnière de l’histoire de l’Orient : né à Mélitène, évêque à 20 ans puis maphrien, c’est à dire chef de l’Église syro-orthodoxe en Mésopotamie et Orient, installé à la cour de l’empereur mongol, il a fréquenté des musulmans, des nestoriens, des Arméniens. De langue syriaque, il a aussi eu connaissance de textes arabes et son œuvre chrétienne puise à la science musulmane. Il a produit une œuvre polymorphe, qui porte sur tous les domaines de la culture de l’époque, en syriaque comme en arabe, pour des publics sans doute différents. Comme dit par D. Aigle en introduction, il s’agit d’« un auteur exceptionnel qui marqua la renaissance mais également la fin de la culture syriaque ». La richesse de son œuvre justifie largement le colloque qui lui a été consacré et qui s’interroge sur les buts et les méthodes de BH, dans les divers aspects de son œuvre.
2La première contribution, due à Denise Aigle qui a organisé le colloque et édité les actes, porte sur « L’œuvre historiographique de Barhebraeus. Son apport à l’histoire de la période mongole », p. 25-61. Poursuivant sa recherche sur les rapports entre les deux chroniques rédigées par Bar Hebraeus, l’une en syriaque, (maktebonūt zabnē), l’autre en arabe (muḫtaṣar ta’rīḫ al-duwal), (voir Le Muséon 118/1-2, 2005, 87-107), Denise Aigle s’interroge ici sur les sources que ce savant syriaque a mises en œuvre pour son exposé sur la période mongole, à la fin de l’avant-dernier chapitre et dans le dernier dans les deux ouvrages. Pour les événements dont il n’a pas été le témoin direct, il s’appuie, dans ses deux chroniques, essentiellement sur ‘Aṭā’ Malik al-Ğuwaynī. Mais il s’écarte parfois de ce dernier au profit de récits qui circulaient oralement chez les chrétiens nestoriens et dont témoignent aussi des voyageurs occidentaux. En ce qui concerne les sources arabes relatives aux événements dans le Bilād al-Šām qu’il a pu utiliser, il n’a pas été possible jusqu’à présent d’identifier une source majeure de son travail. En fait, l’apport personnel de BH à l’histoire de l’époque mongole repose d’une part sur les correspondances dont il fournit les plus anciennes versions conservées, d’autre part, dans le maktebonūt zabnē, sur l’attention particulière qu’il porte naturellement aux événements qui touchent les communautés chrétiennes.
3David G.K. Taylor (« L’importance des Pères de l’Église dans l’œuvre spéculative de Barhebraeus », p. 63-85) s’interroge sur l’accès qu’avait BH à la littérature patristique, en laissant de côté l’œuvre d’exégèse. BH ne cite pas forcément les auteurs dont il dépend le plus, comme Moshe Bar Kepha ou Denys Bar Salibi, chez qui il puise largement ses références patristiques. Dans le Ktōbō da-Mnōrat Qūdšē (Candélabre du Sanctuaire), ce sont les noms de Grégoire de Nazianze et Denys l’Aréopagite qui reviennent le plus souvent. Du fait de l’évolution de sa pensée et de sa spiritualité, dans une œuvre plus tardive comme le Ktōbō d-Ītīqōn, on trouve surtout des œuvres ascétiques et mystiques : les Apophtegmata Patrum, Évagre, Isaac de Ninive, Jean Climaque, Jean de Dalyata etc. Mais s’il cite parfois de longues listes de Pères, ce sont sans doute les penseurs musulmans qui ont eu sur lui une influence majeure. Les citations affichées le sont plus en fonction du public qu’il voulait atteindre que de leur influence réelle sur sa pensée.
4Dominique Gonnet (« L’œuvre liturgique de Barhebraeus à travers Le Candélabre du Sanctuaire), p. 87-94 montre que BH s’appuie sur le Pseudo-Denys l’Aréopagite pour son interprétation de la liturgie. Il lui reprend sa conception néo-platonienne de la liturgie comme rapport entre le visible et l’invisible et de la hiérarchie comme moyen de se rapprocher de Dieu, accordant une place toute spéciale à l’évêque et à la consécration du myron, mais il donne un rôle privilégié à l’eucharistie. Surtout, plus que le Pseudo-Denys, il s’appuie sur l’Écriture et se montre plus théologien que lui. Il puise aussi à l’œuvre de Denys Bar Salibi et Moshe Bar Kepha et mentionne également des rites abandonnés à son époque comme l’institution des diaconesses.
5Florence Jullien, « Une question de controverse religieuse. La Lettre au catholicos nestorien Mār Denḥā Ier », p. 95-113, reprend la lettre de Bar Hebraeus au catholicos Mar Denḥā Ier publiée, traduite et commentée par J.-B. Chabot, Journal asiatique 11, IXe série, 1898, p. 75-128, qu’elle met dans son contexte grâce à l’apologie du même Mar Denḥā par Yoḥannon, publiée également par Chabot, Journal asiatique 5, IXe série, 1895, p. 110-141. Elle insiste sur le caractère polémique et apologétique de la missive de Bar Hebraeus, déjà souligné par Chabot et Fiey. Le maphrien syro-orthodoxe avance des arguments théologiques et historiques pour nier la légitimité de l’Eglise orientale à partir de l’époque du patriarche Babowaï, qui correspond à l’établissement du nestorianisme.
6Hermann Teule, « La vie dans le monde. Perspectives chrétiennes et influences musulmanes. Une étude du Memrō II de l’Ethicon de Grégoire Abū l-Faraǧ Barhebraeus », p. 115-128, souligne l’originalité du Memrō II de l’Ethicon de Bar Hebraeus, composé en 1279 à Marāġa, dans lequel le savant abandonne le terrain théorique et spéculatif de ses autres écrits pour composer un traité pratique de direction spirituelle destiné à aider le chrétien à cheminer vers Dieu par les différentes pratiques de la religion. A l’opposé de l’« Ethicon » de sa grande encyclopédie, Ḥēwat Ḥekmtā, ou du Livre de la Colombe, rédigé par le même auteur, il n’est pas ici seulement question des moines et solitaires, mais de tout chrétien laïc qui souhaite mener une vie conforme à son idéal religieux. Ce traité est directement inspiré du livre d’al-Ġazālī, Iḥyā’ ‘ulūm al-Dīn, dont il suit fidèlement le plan, mais dont il n’est pas pourtant une simple traduction syriaque : il puise aussi à d’autres sources pour adopter parfois une vision plus conforme à la théologie chrétienne ou s’inspirer d’autres auteurs musulmans. BH ne pouvait guère puiser à la tradition spirituelle syriaque, toute tournée vers la vie monastique. Du côté chrétien, sa source d’inspiration est essentiellement la littérature canonique.
7Henri Hugonnard-Roche (« L’œuvre logique de Barhebraeus », p. 129-143) situe l’œuvre de BH dans la tradition des études logiques qui vont du monde grec au monde arabe et fonde son étude sur les deux seuls ouvrages édités, le Livre des Pupilles et l’Entretien de la Sagesse. La composition du premier et les titres des sections s’inscrivent clairement dans la tradition aristotélicienne mais l’ordre des éléments suit la recomposition opérée par ses sources arabes et particulièrement al-Fārābī. Le deuxième ouvrage, plus récent, ne fait plus référence aux titres des sections d’Aristote, même si la composition de la pensée est la même. BH doit beaucoup non seulement à al-Fārābī mais aussi à Avicenne (dont il a d’ailleurs traduit l’encyclopédie philosophique), notamment pour la conception du syllogisme hypothétique, et à al-Ġazālī. Mais BH n’est pas un simple compilateur de ses sources arabes. C’est bien une recomposition qu’il présente, due à sa propre réflexion. Il a aussi adapté la terminologie syriaque héritée de Proba et de Paul le Perse, qui n’était plus adaptée, mais il a surtout hellénisé le lexique de la logique.
8Georges Bohas (« Bar Hebraeus et la tradition grammaticale syriaque », p. 145-158) compare la grammaire de Jean Bar Zo‘bī, qui précéda juste BH et dont l’œuvre est encore située dans la lignée de la Technê de Denys le Thrace, avec l’approche de BH. Sur certains points (classification du discours), BH se démarque de Bar Zo‘bī en introduisant des catégories puisées aux grammairiens arabes. Dans d’autres cas, comme le traitement des verbes bilitères, son exposé est conforme à celui de Bar Zo‘bī et ne reconstruit pas des racines trilitères non apparentes, selon l’habitude des grammairiens arabes. Selon G. Bohas, il les connaissait pourtant et c’est donc consciemment que BH a refusé ce schéma qui ne fonctionnait pas, comme devraient le faire ceux qui s’intéressent de nos jours à la grammaire syriaque.
9Françoise Micheau (« Les traités médicaux de Barhebraeus », p. 159-175) souligne l’importance de l’œuvre médicale de BH, lui-même médecin, qui est souvent méconnue. Formé à la médecine dans sa jeunesse, il a continué à la pratiquer, mais très épisodiquement, en marge de ses fonctions dans l’Église. Il a rédigé sept ouvrages de médecine sur les trente et un que comporte toute son œuvre, mais seuls deux ont été conservés : un abrégé du Kitāb al-Masā’il fī l-ṭibb de Ḥunayn ibn Isḥāq, dans lequel il a supprimé le jeu des questions et réponses et certains détails mais en gardant pour le reste la forme littérale originelle, et un abrégé également du Kitāb al-adwiya al-mufrada ou « traité des drogues simples » d’Aḥmad al-Ġāfiqī, où il a procédé de la même façon en coupant certains détails, pour mettre à disposition de ses lecteurs un ouvrage plus commode à utiliser. Son souci est de permettre la diffusion, à des fins pratiques, d’ouvrages généraux de médecine et pharmacopée, pour assurer un savoir de base solide aux médecins de sa communauté et conforter ainsi leur situation sociale. D’autres œuvres perdues, rédigées en syriaque, visaient sans doute à faire renaître un savoir médical en syriaque, à une époque où la science, il le dit, est devenue arabe.
10Michel Tardieu (« Grappillages pour rire. Le but de Barhebraeus dans les histoires drôles », p. 177-198) s’intéresse à son fameux recueil d’anecdotes et facéties dont on sait qu’il est largement inspiré d’une encyclopédie d’adab, le Kitāb naṯr al-durr de Abū Sa‘d Manṣūr b. al-Ḥusayn al-Ābī. De fait, il s’inscrit dans un genre dont la littérature arabe de l’époque fut assez prolixe et qui vise à mettre à disposition des lecteurs une culture générale sommaire, sans ennuyer. BH a adapté le genre, à destination de sa communauté. Il met sous anonymat toutes les histoires, sauf quand elles sont rattachées aux philosophes grecs, aux sages perses et aux moines du désert d’Égypte, change les contextes culturels et les références religieuses. Il ajoute des histoires grappillées autour de lui, dont plusieurs spécifiquement chrétiennes. Ainsi cette sagesse peut-elle être considérée comme un bien commun aux communautés chrétiennes, jacobite contre nestorienne, et à l’islam. Il s’agissait de créer un lieu de rencontre indépendant des clivages communautaires et d’utiliser le rire comme un mode de détachement et un chemin de la mystique.
11A travers ces différents travaux, portant chacun sur un aspect de l’œuvre encyclopédique de BH, se dégage l’unité de son projet : faire œuvre de passeur entre les communautés, d’une part en mettant la science arabe à la disposition de sa communauté religieuse, dont il souhaite faire renaître la vie intellectuelle, d’autre part en faisant connaître aux musulmans l’histoire et le patrimoine des chrétiens.
Pour citer cet article
Référence papier
Françoise Briquel Chatonnet, « Barhebraeus et la renaissance syriaque (Actes du colloque, Collège de France, décembre 2007) », Bulletin d’études orientales, Tome LIX | 2010, 143-146.
Référence électronique
Françoise Briquel Chatonnet, « Barhebraeus et la renaissance syriaque (Actes du colloque, Collège de France, décembre 2007) », Bulletin d’études orientales [En ligne], Tome LIX | octobre 2010, mis en ligne le 01 octobre 2011, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/beo/202 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/beo.202
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