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AccueilNuméros15-1Montréal babélique ?

Montréal babélique ?

La différenciation de la couverture des JO selon les langues
Xavier Boileau, Micheline Cambron et Jérémi Perrault

Résumé

Cet article vise à explorer la relation entre l’éclatement linguistique de Montréal et les caractéristiques de la couverture journalistique des Jeux olympiques. L’hypothèse initiale, selon laquelle la couverture de l’événement varierait selon la langue des différents journaux étudiés, ne se vérifie pas dans le traitement des cinq thèmes principaux (race, politique internationale, organisation sportive, esprit sportif et sport féminin) qui traversent les discours. Cependant, l’examen de l’iconographie révèle que les journaux francophones et anglophones s’appuient sur des imaginaires différents, les premiers accordant une place importante à des images tendant à vedettiser les athlètes alors que les seconds proposent plutôt des images du corps sportif. La couverture des Jeux des journaux montréalais n’apparaît donc pas fortement différenciée selon la langue.

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Texte intégral

  • 1 « Effectifs et distribution relative (%) de la population selon la langue maternelle, région de Mon (...)
  • 2 La liste des correspondants accrédités par le CIO qui nous a été communiquée par Gianni Haver et Fr (...)

1Dans les années 30, déjà, différentes communautés culturelles principalement identifiées à une langue maternelle cohabitent à Montréal. Les francophones et les anglophones, qui constituent respectivement 66,3 % et 26,6 % de la population montréalaise1 côtoient ainsi des communautés yiddishophone (la seconde en importance en Amérique du Nord) et italophone (fortement structurée autour de ses églises et de ses leaders) qui possèdent leurs propres organes de presse et qui utilisent ceux-ci pour exprimer leur compréhension des phénomènes qui les entourent. Notre hypothèse de départ était que ces différences linguistiques allaient se refléter dans le type de couverture que chacun des journaux allait offrir des Jeux olympiques. Deux embûches se sont immédiatement posées. La première est le peu de matériel que nous avons pu trouver dans les journaux italiens puisque ceux-ci n’abordaient que très peu les Jeux olympiques et cela seulement dans la perspective factuelle des résultats sportifs bruts. Rien qui nous permettait de dégager une « perspective italienne », sinon le fait que les résultats de l’équipe italienne étaient mis en valeur. La seconde embûche est plus importante. Aucun des journaux étudiés ne possédait de correspondant sur le terrain2 et l’ensemble des journaux montréalais de l’époque était alimenté par les mêmes agences de presse, américaines et canadiennes, dont les fils de presse étaient en anglais (l’agence principale, Canadian Press/Presse canadienne, n’aura de service francophone qu’à partir de 1951). Le quotidien yiddishophone, le Keneder Odler, fait exception, car il a aussi recours aux informations transmises en anglais par la Jewish Telegraphic Agency, cette source supplémentaire ne lui permettant toutefois guère de se démarquer puisque le journal aborde rarement les JO — en fait il ne couvre pas vraiment le sport. Le caractère anglophone des sources (les articles en anglais des agences sont traduits sur place en français) rend les éventuelles particularités de la couverture francophone moins saillantes. Pour voir apparaître des traits liés au « caractère linguistique » d’un journal, dans le sens de notre hypothèse, il faut donc concentrer l’analyse sur les éléments spécifiques à chacun des journaux comme les chroniques, les éditoriaux ou certaines rubriques de nature éditoriale.

2L’étude des textes comportant des commentaires ou développant une réflexion à l’endroit des Jeux permet de dégager cinq thèmes récurrents. La question de la race, liant la couleur de la peau ou l’origine ethnique des athlètes à leurs performances ; la mise en relation des Jeux et de la politique internationale, de la guerre d’Espagne au régime nazi ; l’organisation sportive, thème qui se déploie à partir des critiques, positives ou négatives, explicitement ou implicitement adressées soit au Gouvernement canadien à propos de son implication dans la préparation des athlètes soit aux responsables de l’organisation matérielle et sportive des Jeux ; l’esprit sportif qui devrait animer les participants aux Jeux ; et enfin les questions liées aux athlètes féminines, à leur présence et à leur statut.

3Nous nous attendions à une relative homogénéité dans le traitement de ces différents thèmes dans chacun des espaces linguistiques, voire à ce que certains thèmes soient propres à l’un ou l’autre espace. Cependant, nous avons constaté que la langue n’était qu’un facteur très secondaire. Ainsi, alors que la question de l’impact des Jeux olympiques sur la politique internationale, y compris sur le statut des Juifs en Allemagne et dans le monde, constitue l’angle exclusif selon lequel sont traités les JO dans les pages du Keneder Odler, cette question est débattue également dans des journaux de langue française aussi différents que L’Autorité et La Patrie, de même que dans le Star et dans la Gazette. De plus, chacun de ces journaux adopte le même ton de reproche à l’égard du régime nazi, même si les discours de L’Autorité et du Kenneder Odler sont plus nombreux et plus pressants. Le thème de la race, traité dans tous les journaux, pointe aussi en direction d’une absence de différenciation liée aux fractures linguistiques. Si on trouve dans plusieurs journaux la manifestation d’un « racisme ordinaire », certains journalistes — et parfois dans les mêmes journaux — prennent position contre la théorie des races, tant du côté francophone que du côté anglophone. Le même constat s’impose quand il s’agit des thèmes liés à l’organisation des JO et à la nécessité de l’esprit sportif : les positions des journaux ne semblent aucunement liées à la langue, malgré le fait que la communauté francophone est nettement moins impliquée dans le développement d’un sport amateur de type olympique.

  • 3 Ainsi, les journalistes du Star ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit d’adopter une position sexist (...)

4Le thème du sport féminin est développé d’une manière toute particulière dans le Star, à cause de la présence de la chroniqueuse Myrtle Cook, ce qui donne aux journaux anglophones une spécificité toute relative, puisque le sport féminin est par ailleurs traité dans les deux langues de manière variable selon les journaux et les chroniqueurs3. Ce qui change toutefois d’une langue à l’autre ce sont les images des athlètes féminines, montrées dans l’action dans les journaux anglophones et de manière plus traditionnelle, le plus souvent en costume de ville, dans les journaux francophones.

  • 4 Les éléments iconographiques sont rares et peu significatifs dans L’Italia et le Keneder Odler.
  • 5 Voir dans ce numéro, le texte « Race, nation, genre ».
  • 6 Voir dans ce numéro, l’article d’Amélie Chabrier.

5Or ce trait n’est pas étranger à la principale différence entre journaux anglophones et francophones : la nature de l’iconographie et de la représentation des athlètes4. Ainsi, le traitement de Jessie Owens dans les journaux francophones déborde du cadre sportif, certains d’entre eux l’élevant au rang de véritable personnage de récit : des photos de l’Américain publiées dans L’Illustration nouvelle et dans La Patrie montrent ainsi la famille Owens (Figure 1) ou encore l’athlète plongé dans un livre (Figure 2). On ne retrouve pas ce genre de représentation visuelle dans les journaux anglophones. L’image de l’athlète qu’évoquent les journaux francophones relève souvent d’une forme de vedettisation, en particulier lorsque sont montrées les femmes qui participent aux Jeux. L’exemple de Eleanor Holm Jarrett est en ce sens éloquent. Ses frasques, qui ont conduit à son expulsion de l’équipe américaine5, sont présentées comme un roman-feuilleton dans les journaux francophones, alors qu’elles n’intéressent que peu les journaux anglophones. Peut-être ce traitement des athlètes féminines vient-il du modèle hollywoodien bien implanté à l’époque, les médaillés et surtout les médaillées étant recruté(e)s par les grands studios de cinéma ? Le traitement de la presse française s’en rapproche également6, mais pas celui des journaux anglophones montréalais. Doit-on penser que la présence de Myrtle Cook au Star n’est pas étrangère à la construction d’une image plus strictement athlétique des compétiteurs, particulièrement du côté des femmes, dans les journaux anglophones ? Peut-être. Il importe cependant de remarquer que les journaux francophones sont plus généralistes que les journaux anglophones. Alors que de nombreux périodiques anglophones, canadiens et américains, sont disponibles à Montréal pour satisfaire la soif de vedettes de la population anglophone, l’offre est nettement moindre du côté francophone. Cela pourrait expliquer le fait que la vedettisation des athlètes dans les journaux y est plus importante.

  • 7 Au début des années 30, une rubrique du Star porte sur les journaux francophones québécois. Mais el (...)
  • 8 Les enfants de la communauté juive vont généralement à l’école publique anglophone, globalement pro (...)

6En somme, nos analyses incitent à voir la couverture des Jeux de la presse montréalaise comme peu marquée par les fractures linguistiques. Ce constat pose la question de la circulation des journaux hors de leurs sphères linguistiques respectives. Les journalistes francophones, dont une partie du travail consistait à traduire des dépêches depuis l’anglais, avaient la possibilité de lire les journaux anglophones, comme d’ailleurs les journaux européens, publiés dans les deux langues. Il est cependant hautement improbable que les journalistes anglophones aient pu faire de même, quoique de rares textes témoignent de la connaissance de ce qui est publié en français7. Les journaux yiddish et italien entretiennent quant à eux occasionnellement des polémiques avec des périodiques français ou anglais, ce qui témoigne aussi du fait qu’ils les lisaient. Quant aux simples lecteurs, les situations varient justement selon la langue. Les yiddishophones lisent aussi les journaux en anglais pour obtenir des informations générales sur les sujets peu abordés par le Keneder Odler8. Les francophones des classes supérieures sont susceptibles de lire des journaux en anglais, comme le Star, associé à la grande bourgeoisie. Les anglophones ne lisent pas la presse francophone, sauf exception et le journal yiddish n’est lu que par les membres de la communauté juive qui pratiquent cette langue.

  • 9 Raoul Dandurand avait été président de l’Assemblée générale de la Société des Nations entre 1925 et (...)
  • 10 L’existence d’un consensus de type humaniste à Montréal, par delà les fractures linguistiques ne do (...)

7Plutôt qu’à un effet de la lecture mutuelle, le consensus autour des questions liées à la fonction politique des Jeux de Berlin dont témoignent les journaux étudiés semble donc lié à une sensibilité particulière à l’endroit d’une certaine conception de la dignité humaine et des relations internationales. Celle-ci est vraisemblablement liée à la présence d’une importante et influente communauté juive, qui participe aussi aux débats en anglais dans la sphère publique, et à l’existence d’un enthousiasme ancien à l’endroit de la Société des nations, où siège une personnalité montréalaise importante, Raoul Dandurand, au titre de représentant du Canada9. Ce consensus nous paraît par ailleurs suffisamment prégnant dans le discours pour constituer un trait caractéristique de la construction de la nation canadienne, telle qu’on la pense à Montréal en cette année 193610.

Figure 1 : « [Walter Johns, un rédacteur sportif du Central Presse, s'est rendu à la résidence des parents de Jesse Owens] », L’Illustration nouvelle, 8 août 1936, p. 24

Figure 2 : « [Jesse Owens…] », La Patrie, 6 août 1936, p. 20.

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Notes

1 « Effectifs et distribution relative (%) de la population selon la langue maternelle, région de Montréal, 1941-1981 » (tableau I.17) in L’état de la langue française au Québec. Bilan et prospective. Tome 1, Conseil de la langue française, Gouvernement du Québec.<http://www.cslf.gouv.qc.ca/bibliotheque-virtuelle/publication-html/?tx_iggcpplus_pi4[file]=publications/pubc150/c150tabia.html#i.17> Page consultée le 26 août 2015. Les francophones et les anglophones constituent respectivement 66,3 % et 26,6% de la population.

2 La liste des correspondants accrédités par le CIO qui nous a été communiquée par Gianni Haver et François Vallotton nous a permis de le vérifier. Bien sûr certains journaux, comme Le Petit Journal, ou certains journalistes, comme Mytle Cook, ont profité de la présence d’informateurs envoyant commentaires ou images depuis Berlin.

3 Ainsi, les journalistes du Star ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit d’adopter une position sexiste. Voir dans ce numéro, « Rapports de pouvoir : race, genre et nation dans la couverture montréalaise des JO de Berlin »

4 Les éléments iconographiques sont rares et peu significatifs dans L’Italia et le Keneder Odler.

5 Voir dans ce numéro, le texte « Race, nation, genre ».

6 Voir dans ce numéro, l’article d’Amélie Chabrier.

7 Au début des années 30, une rubrique du Star porte sur les journaux francophones québécois. Mais elle n’existe plus en 1936.

8 Les enfants de la communauté juive vont généralement à l’école publique anglophone, globalement protestante, plutôt qu’à l’école francophone, qui est catholique.

9 Raoul Dandurand avait été président de l’Assemblée générale de la Société des Nations entre 1925 et 1926.

10 L’existence d’un consensus de type humaniste à Montréal, par delà les fractures linguistiques ne doit pas faire oublier le caractère fasciste de L’Italia, l’existence du numerus clausus appliqué aux Juifs à l’Université McGill, et la présence de journaux fascistes (l’hebdomadaire Le Patriote et le mensuel Le fasciste canadien) dirigés par Adrien Arcand, rédacteur de L’Illustration nouvelle.

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Table des illustrations

Légende Figure 1 : « [Walter Johns, un rédacteur sportif du Central Presse, s'est rendu à la résidence des parents de Jesse Owens] », L’Illustration nouvelle, 8 août 1936, p. 24
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/docannexe/image/864/img-1.png
Fichier image/png, 286k
Légende Figure 2 : « [Jesse Owens…] », La Patrie, 6 août 1936, p. 20.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/docannexe/image/864/img-2.png
Fichier image/png, 75k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Xavier Boileau, Micheline Cambron et Jérémi Perrault, « Montréal babélique ?  »Belphégor [En ligne], 15-1 | 2017, mis en ligne le 04 juillet 2017, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/864 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.864

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Auteurs

Xavier Boileau

Xavier Boileau est étudiant à la maitrise en philosophie à l’Université de Montréal.
Publications :
« Trahison et citoyenneté : L’utilisation des procès militaires pour redéfinir l’espace politique au Bas-Canada entre 1838 et 1840 », dans Revue Le Manuscrit édition colloque 2014 (http://www.revuelemanuscrit.uqam.ca/index.php/edition-colloque/vi-colloque-2014/60-trahison-et-citoyennete-l-utilisation-des-proces-militaires-pour-redefinir-l-espace-politique-au-bas-canada-entre-1838-et-1840)
« Dewey et Gutnam : l’éducation civique comme nécessité démocratique », dans Ithaque, n. 19, 2016, p. 3-24

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Micheline Cambron

Micheline Cambron est professeure au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ). Elle consacre ses recherches et son enseignement à la littérature et à la culture québécoises des xixe et xxe siècles. Elle a principalement travaillé sur les formes de l’utopie, les relations presse/littérature et les questions d’histoire littéraire et culturelle. Elle est également spécialiste des œuvres de Fernand Dumont et Paul Ricœur.

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Jérémi Perrault

Jérémi Perrault est étudiant au doctorat en littérature de langue française et à l’Université de Montréal.
Publications :
« Dans la gueule du jour », Spirale, n° 253, été 2015, p. 63-64 ; « La fin du sentier », Spirale, n° 250, automne 2014, p. 41-42.

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