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III. Comptes-rendus

Natacha Levet, Le Roman noir. Une histoire française

Tereza Křížová
Référence(s) :

Levet, Natacha. Le Roman noir. Une histoire française. Paris : Puf, 2024. 414 p. ISBN : 978-2130841982

Texte intégral

1Natacha Levet, Le Roman noir. Une histoire française

2Huit ans après la publication de son essai Sherlock Holmes : de Baker Street au grand écran, Natacha Levet dédie son nouvel ouvrage, Le Roman noir. Une histoire française, au « pape du polar », Claude Mesplède. Au cours d’une lecture passionnante, la spécialiste des fictions criminelles montre qu’il faut distinguer le roman noir des autres sous-genres du roman policier (notamment du roman à suspense ou du thriller), comme une « version plus violente et plus sociale, venue des États-Unis », un « enfant révolté du roman policier » (p. 9). L’objectif principal de l’ouvrage est d’offrir une généalogie du roman noir en France. Natacha Levet mène ses recherches à la manière d’une enquête policière, qu’elle organise en quatre parties.

3Dans la première partie de l’ouvrage, « Aux racines du noir », Natacha Levet inventorie les auteurs et les courants littéraires qu’elle considère comme précurseurs du roman noir (autres que le hardboiled américain, référence convenue). De cette manière, la chercheuse vise à voir comment le noir accueille les traits du roman gothique, du western, du récit réaliste, naturaliste et d’autres genres encore. Natacha Levet montre ainsi la symbiose qui se produit entre le roman noir et d’autres héritages, depuis les tragédies de Sophocle (Œdipe), le réalisme de Dostoïevski, la poétique du roman-feuilleton du père fondateur du récit judiciaire, Émile Gaboriau (L’Affaire Lerouge), le cadre criminel et pathétique de Victor Hugo (Les Misérables, Notre-Dame de Paris), les complots politiques et sociaux associés au réalisme d’Honoré de Balzac (Une Ténébreuse affaire), d’Émile Zola (Thérèse Raquin), de Gustave Flaubert ou de Guy de Maupassant, jusqu’aux falaises obscures et aux châteaux de Maurice Leblanc (Arsène Lupin). Natacha Levet suit ensuite les traces des écrivains français, imitateurs du récit hardboiled américain des années 1920. Dès les premiers pas « amerloques » de Georges Simenon, Léo Malet et Jean Meckert, le style des auteurs se transforme radicalement au milieu du siècle. Les métropoles d’outre-Atlantique, regorgeant de motifs criminels, leur servent d’abord de référence exotique. Après cette période caractéristique des romans « dur à cuire » (on pense aux traductions de Dashiell Hammett, Raoul Whitfield, James Cain ou Horace McCoy), l’intérêt des auteurs se porte plutôt sur la séparation de la fiction et de l’histoire, et celle du passé et du présent, en cultivant « la francité » du genre.

4Dans la deuxième partie, « De l’avènement à l’âge d’or du roman noir français (1945-1968) », Natacha Levet présente les pionniers du roman noir. Auguste le Breton, Pierre Lesou, Albert Simonin, et bien d’autres écrivains tentant de s’éloigner de l’influence américaine et « de cultiver a touch of Frenchness » (p. 17). Le contexte d’après-guerre a infléchi le genre du côté du « roman national », qui offre un « reflet de son époque », dans une perspective qui restera centrale dans les périodes suivantes. Natacha Levet étudie avec précision les formes de « roman prolétarien » qui se définissent sur l’ensemble des Trente Glorieuses. Pour développer la généalogie du roman noir, elle accorde de l’importance à la popularisation de la collection la plus marquante de cette époque, la « Série noire » (fondée par Marcel Duhamel), mais aussi les auteurs des autres collections, comme Georges Simenon, Léo Malet, Frédéric Dard ou André Héléna.

5Cette période est suivie, après Mai 68, par le polar « de la France giscardienne » (illustrant les changements sociaux, culturels et politiques des années 1970-1980). L’autrice montre comment le cinéma français postmoderne, « néo-noir », des années 1970, et la production littéraire, se sont approchés du film américain. « Sans le film noir, pas de roman noir ; sans la critique française, pas de roman noir », écrit-elle synthétiquement (p. 102). En complément du caractère « multimédiatique » du roman noir, sans lequel on ne pourrait pas comprendre le succès du genre, Natacha Levet évoque le champ éditorial du polar en France, tout aussi central pour en saisir les forces et les faiblesses.

6Un tel examen des collections occupe une bonne place dans les chapitres de la troisième partie de l’ouvrage, intitulé « Vers un roman noir critique (1968-1989) ». L’étude détaille par exemple les cas de la « Collection noire franco-américaine » (plus française qu’américaine, fondée par Claude Ferny) des éditions du Trotteur, « Spécial police » au Fleuve Noir, « Un mystère » aux Presses de la Cité, « La Mauvaise Chance » des éditions Le Portulan, ou encore « Mysterotic » et « Brigade spéciale », associant récits d’action brutale et érotisme. Pour les années suivantes, Natacha Levet nous fait découvrir les collections « Spécial suspense » chez Albin Michel, « Le Miroir obscur » aux éditions NéO ou « Fayard noir », crée par les éditions Fayard. Cette troisième partie analyse enfin la manière dont le roman prend la forme plus engagée du « polar de gauche » ou du « néo-polar » (par exemple dans les romans de Jean-Patrick Manchette, Raf Vallet ou Francis Ryck). En comparaison avec le roman criminel contemporain, mettant en scène des personnages féminins plus ou moins émancipés, toute cette tradition du récit criminel est marquée par des imaginaires machistes et discriminatoires, à travers les décennies d’après-guerre jusqu’au « néo-polar ». Un tel tournant a été rendu possible par la féminisation progressive du genre.

7Pour que le roman criminel aboutisse aux traits qui le caractérisent aujourd’hui, il a enfin fallu que les auteurs et critiques l’engagent dans un processus de légitimation. À l’aide des productions de l’Oulipopo en 1975, ou de publications comme L’Almanach du crime de Michel Lebrun (années 1980-1985) ou à travers les tentatives de l’association 813, le genre s’est peu à peu institutionnalisé. Dans la quatrième partie, « Le roman noir, histoire criminelle de la France (1990-2023) », Natacha Levet poursuit la quête de légitimité du genre jusqu’au XXIe siècle, où il bascule dans des logiques de best-sellerisation : elle évoque les cas de Fred Vargas, Olivier Norek, Franck Bouysse, Pierre Lemaître et bien d’autres écrivains contemporains. Pour montrer les mutations qui se produisent dans le genre, Natacha Levet évoque le rôle de Livres Hebdo, mais aussi le transfert de certains auteurs dans la « Blanche » de Gallimard, ou le rôle de collections comme « Babel Noir » chez Actes Sud, ou « Grands détectives ».

8L’ouvrage met en lumière le style propre à chaque collection, et montre combien la culture populaire se redéfinit dans des dynamiques multimédiatiques. L’autrice décrit minutieusement l’exploitation commerciale du genre du côté de l’audiovisuel, tout en rappelant la dimension « métalittéraire » du néo-polar. Par ailleurs, elle rappelle le rapport essentiel du polar à la modernité urbaine et explique les nouvelles tendances impulsées par la nouvelle dynamique de best-sellerisation.

9Natacha Levet revient fréquemment sur des points qu’elle juge essentiels à la conception de son ouvrage, et elle propose un parcours d’une grande érudition doublé d’une qualité pédagogique incontestable : les lecteurs se sentent guidés et intéressés en permanence, et trouvent sans cesse des informations supplémentaires. L’ouvrage est donc à recommander tant aux connaisseurs avancés du roman noir qu’aux débutants qui ne savent pas encore quel roman, quel écrivain ou quelle période choisir pour leur découverte. L’ouvrage est jalonné d’explications, d’extraits de romans noirs méticuleusement sélectionnés, de statistiques de publications et de diagrammes illustrant les profils et parcours des romanciers. Ces informations, intégrées au fil des chapitres, permettent de reconstituer progressivement la mosaïque du roman noir. Un index des auteurs à travers les différentes époques, placé en fin d’ouvrage, facilite le repère des contenus et références.

10Grâce à la généalogie que nous propose Natacha Levet, on comprend que le roman noir, sous l’influence du contexte historique et social, a formé effectivement une sous-catégorie importante du roman policier. Pour autant, Natacha Levet prend soin de ne pas figer la catégorie. Mais il est aussi utile, selon la distinction faite par l’auteur (en référence à Stéphanie Delestré et Pascal Dessaint), de séparer le roman noir du polar voire parfois du roman policier lui-même. Il se peut que le roman noir ne possède pas de cadre thématique spécifiquement criminel : absence de crime, d’enquête policière et de résolution. En revanche, il nous plonge dans des situations de crise d’ordre psychologique, personnel et politique, qui se rapprochent du milieu criminel. Explorer le roman noir à travers différentes époques, comme le fait Natacha Levet, revient à tenir compte de l’hybridité des genres, qui s’entremêlent, et s’assemblent, toutefois, en un schéma parfaitement compréhensible. La résolution de l’enquête n’est donc pas toujours envisageable, et l’étude laisse le champ d’investigation ouvert : « Ils [les auteurs] sont en tout cas nombreux à faire exister le roman noir avec une diversité inédite, et beaucoup n’ont pas trouvé en ces pages la place qu’ils mériteraient. Les lecteurs sauront à n’en pas douter faire leurs propres choix pour illustrer la richesse du roman noir, telle qu’elle se donne à lire ici » (p. 342).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Tereza Křížová, « Natacha Levet, Le Roman noir. Une histoire française »Belphégor [En ligne], 22-2 | 2024, mis en ligne le 18 décembre 2024, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/6651 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/130vx

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Auteur

Tereza Křížová

 Doctorante au Département d'études romanes de l'Université Palacký d'Olomouc et au CSLF de l'Université Paris Nanterre au sein de la cotutelle, Tereza Křížová, travaille à une thèse intitulée « Esthétique et culture du best-seller : Guillaume Musso, Joël Dicker et Maxime Chattam », sous la direction de Matthieu Letourneux (UPN) et de Marie Voždová (UPOL).  

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