Kastelnik, Christian, Patrick Gaumer, Clément Lemoine, Michel Lebailly. Pilote. La Naissance d’un journal
Kastelnik, Christian, Patrick Gaumer, Clément Lemoine, Michel Lebailly. Pilote. La Naissance d’un journal. La Villedieu : La Déviation, 2024. 318 p. ISBN : 979-10-96373-581
Texte intégral
1Dans l’histoire de la bande dessinée franco-belge, de son évolution et de ses transformations, le journal Pilote a occupé une place dont l’importance ne saurait en aucun cas être sous-estimée. Le « journal d’Astérix et d’Obélix » (mais aussi « le journal qui s’amuse à réfléchir », autre sous-titre iconique de ce magazine qui en connut plusieurs), dont le parcours s’étend sur trente ans ans, de 1959 à 1989, a représenté un véritable monument dans la scène éditoriale française et a fait l’objet de très nombreuses études et analyses qui en ont mis en lumière l’originalité et le rôle de vivier pour toute une génération de créateurs qui ont marqué durablement l’univers de la bande dessinée. On pourrait dès lors se demander quelle est l’utilité de consacrer encore un nouveau volume – qui est plus, de grand format et fort épais – à une épopée sans doute fascinante mais dont les replis ont été tant de fois illuminés, sous divers angles, par une légion de critiques pleins de bonne volonté.
2Ce doute s’évapore très rapidement à la lecture de ce livre, fruit de recherches minutieuses et excellemment produit, qui fournit pratiquement d’entrée de jeu une série d’informations nouvelles qui réécrivent l’histoire de la conception du magazine et de l’équipe qui en a été à l’origine, reconstituant un parcours complexe où la collaboration – et parfois la compétition – entre des personnalités fortes, porteuses d’idées et d’initiatives brillantes mais pas toujours facilement compatibles, permet petit à petit l’émergence d’un produit éditorial tel qu’on n’en avait jamais vu auparavant et dont le succès médiatique fut formidable.
3Parmi ces personnalités qu’on ignore ou qu’on considère parfois à tort comme secondaires par rapport aux grands noms auxquels on associe d’habitude automatiquement l’histoire de Pilote, tels Jean-Michel Charlier et René Goscinny, figure François Clauteaux, le fondateur du journal, qui eut le premier l’idée (y compris du titre) d’un « Paris-Match des enfants ». Le volume restitue avec brio et précision les influences, esthétiques et idéologiques, qui ont porté Clauteaux à fignoler progressivement, jusque dans ses moindres détails, l’aspect et le contenu du nouveau journal, et montre l’évolution de la conception initiale sous l’influence des collaborateurs qui se joignent graduellement à l’équipe.
4Parmi ceux-ci on relève l’importance du rôle de Jean Hébrard, chargé d’assurer le financement du projet, qui sert de lien avec Radio-Luxembourg et divers journaux, et Remo Forlani, qui aurait bien voulu garder une place dans la nouvelle publication pour les grands des comics américains qui avaient fait le bonheur des lecteurs de l’immédiat après-guerre… Une des grandes qualités de ce volume, superbement illustré, est justement de montrer, preuves à l’appui, l’évolution qui mène des premières maquettes (entièrement reproduites, y compris celle du numéro 0), encore influencées par le look des suppléments illustrés du dimanche des journaux américains, au résultat final que l’on sait, tout en inventant et en préservant des équilibres délicats entre diverses sortes de contenus : jeux, concours, science, sport, mécanique, interaction avec les lecteurs, bandes dessinées, bien sûr… et le célèbre « Pilotorama », deux grandes pages illustrées en couleurs consacrées à l’exploration d’événements historiques (la bataille de Poitiers, Solferino, Gettysburg…), de lieux exotiques (la cité interdite de Pékin, le Kremlin, le canal de Panama…) ou de merveilles techniques (Cap Canaveral, les sous-marins français, une centrale nucléaire…).
5Des pages particulièrement intéressantes sont consacrées au lancement du magazine, marqué par un mix original de « com’ » à l’américaine et de « vieilles techniques de fidélisation européennes » (219), ainsi que par une « enquête » promotionnelle dans le magazine de Radio-Luxembourg, l’associé indispensable. L’image de modernité absolue que projette le magazine repose en grande partie en effet sur une stratégie de communication cross-média où Radio-Luxembourg joue un rôle crucial, qui permet d’en faire un phénomène, discuté et attendu avec impatience, même avant son apparition dans les kiosques.
6Mais si les débuts sont fort prometteurs, le journal, dont l’équipe se forme au fur et à mesure en fonction des disponibilités de tout un chacun, mais aussi des pressions auxquelles les collaborateurs potentiels doivent faire face de la part des publications concurrentes, ressemble peu pour finir aux premières maquettes, où on retrouvait notamment les signatures de Peyo, Morris ou Franquin. Le « noyau dur » réunit Charlier, écrivain prolifique par excellence et scénariste de séries vedettes historiques, comme Tanguy et Laverdure, Blueberry ou Barbe-Rouge, nommé directeur artistique, Goscinny, secrétaire de rédaction, Victor Hubinon, Albert Uderzo, Sempé, Martial, et un jeune Christian Godard. À eux, également épaulés au début par des célébrités établies de la bande dessinée française comme Raymond Poïvet ou Robert Gigi, s’associeront avec le passage du temps quantité de créateurs originaux qui aideront à infléchir le caractère du journal, visant de plus en plus un public plus âgé, et aidant à faire de la bande dessinée une forme d’expression adulte dans tous les sens du terme.
7Après la naissance « improvisée » (168) d’Astérix, personnage qui suscite un engouement inimaginable qui surprend en premiers ses auteurs, l’équipe s’agrandit, incluant de futures célébrités tels Jean Giraud, Marcel Gotlib, Claire Bretécher ou Nikita Mandryka. En 1960, suite à une crise financière, le journal est repris par Georges Dargaud (qui publiait alors seulement la version hexagonale du journal de Tintin), malgré le fait que bien des membres du comité auraient préféré le voir rejoindre l’écurie de Dupuis. Et alors Pilote, sous l’impulsion de Goscinny et Charlier, devient proprement un journal français, pas une publication belge ou un véhicule pour des productions américaines. La place de la bande dessinée y devient prépondérante et le magazine ouvre le chemin à la consécration du neuvième art, que d’autres publications ultérieures qui lui doivent beaucoup (À suivre, L’Écho des savanes, Fluide glacial, Métal hurlant…) achèveront.
8Nul projet, aussi novateur soit-il, ne sort des flots complet et parfait telle Vénus. Une des grandes qualités de ce volume est de montrer comment des séries d’influences, esthétiques et de contenu, infléchies et modifiées pour les besoins de la cause, ont pu faire de Pilote ce qu’il est devenu, et cela depuis Benjamin (un journal des années vingt qui a fortement marqué Clauteaux) jusqu’à Eagle, le célèbre magazine anglais où parurent les aventures de Dan Dare, le « pilote du futur », dont le graphisme de couverture rappelle celui du premier Pilote. Et c’est justement sur le premier numéro du journal, décliné dans toutes ses versions préliminaires, soigneusement décortiquées et commentées, que se termine à juste raison ce volume, exclusivement consacré à la naissance de Pilote. Et on connaît la suite… La dernière section retrace l’éparpillement de l’équipe initiale.
9Le départ en 1963 du fondateur, François Clauteaux, guère plus véritablement intéressé à un journal qui est devenu au fil des ans bien différent de celui qu’il avait tout d’abord envisagé. La triste fin de Raymond Joly, l’homme de Radio-Luxembourg, qui avait tant fait pour le succès du projet. La nouvelle vie de Jean Hébrard, qui supportait mal de travailler sous un nouveau patron et qui part en 1966, se réinvente totalement et devient antiquaire… Car l’histoire du journal est avant tout l’histoire de ceux qui l’ont imaginé et qui l’ont construit, une épopée inattendue et surprenante que ce livre reconstruit avec une attention toute particulière à sa dimension humaine, aux rapports des uns et des autres, aux sympathies, aux rivalités.
10Des interviews, avec Philippe Charlier, le fils de Jean-Michel, ou avec Christian Godard, aident ultérieurement à reconstruire une époque et un état d’esprit. On doit généralement se méfier des annonces publicitaires des éditeurs, dont l’objectivité s’avère habituellement (on aurait tort de s’en offusquer) peu fiable. L’éditeur de ce volume le présente en ces termes : « Par la richesse de son contenu, l’originalité de son approche et sa liberté de ton, Pilote – la naissance d’un journal est un ouvrage hors norme qui fera date ».
11Une fois n’est pas coutume, nous sommes bien obligés de nous montrer pleinement d’accord avec ce jugement. Les quatre auteurs de cette belle étude, innovante et précise en plus d’être très agréable à lire, ont en effet fourni ici un volume qui donne l’exemple de ce que peut (ou doit) être l’histoire de la presse quand on la prend du bon bout. Ils méritent toutes les félicitations que leur beau travail leur vaudra sûrement.
Pour citer cet article
Référence électronique
Vittorio Frigerio, « Kastelnik, Christian, Patrick Gaumer, Clément Lemoine, Michel Lebailly. Pilote. La Naissance d’un journal », Belphégor [En ligne], 22-2 | 2024, mis en ligne le 11 décembre 2024, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/6646 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/130vw
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