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III. Comptes-rendus

Alexandre Dumas, Création et Rédemption

Maxime Prévost
Référence(s) :

Alexandre Dumas, Création et Rédemption, éd. de Julie Anselmini, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2024, 1104 p.

Texte intégral

1La première édition critique du testament d’Alexandre Dumas, Création et rédemption, est un événement éditorial discret. En effet, dans la rumeur associée aux nouveautés ou à telle ou telle ainsi nommée « rentrée littéraire », les initiatives éditoriales visant à combler d’importantes lacunes, comme c’est manifestement le cas ici, risquent toujours de passer inaperçues. Cette œuvre, publiée dans Le Siècle de décembre 1869 à mai 1870, est l’un des grands romans du dernier Dumas, celui des Blancs et des Bleus et du Chevalier de Sainte-Hermine ; celui, aussi, du Grand Dictionnaire de cuisine.

2Par rapport à ces derniers titres, Création et Rédemption se distingue toutefois par sa longue gestation, s’échelonnant de 1852 aux derniers mois de vie de l’auteur. Travaillant initialement en collaboration avec l’occultiste Alphonse Esquiros, Dumas en aurait en effet commencé la conception dès le séjour bruxellois de 1852. En 1853, le roman est annoncé par La Revue de Paris qui, selon l’auteur, en avait reçu « les cent première pages – cent pages de mon écriture, bien entendu, c’est à dire le premier volume d’un livre que je lui avais promis, intitulé Création et Rédemption » (p. 987). Mais cette première partie, correspondant à la section occultiste du roman, celle décrivant la (re)création d’Éva à partir de la matière première brute qu’était l’abandonnée, inintelligente et inintelligible Hélène de Chazelay, demeure pour l’instant sans suite, Dumas étant mobilisé par la rédaction de ses Mémoires et l’entreprise journalistique du Mousquetaire, de même que par une autre amorce romanesque restée inachevée, celle d’Isaac Laquedem. 1853 est l’année de grands projets avortés.

3Lorsque Dumas reprend la rédaction, à plusieurs années de distance, la tonalité du roman change sensiblement, son principal accompagnateur n’étant plus désormais Esquiros, mais bien Michelet, dont l’Histoire de la révolution française continue de l’émerveiller et l’inspirer (Dumas s’inspire aussi, quoique dans une moindre mesure, de l’Histoire de Girondins de Lamartine et de l’Histoire de la Révolution française de Thiers). Le roman est sans doute achevé « fin 1868 » (p. 990) et paraîtra en feuilleton du 29 décembre 1869 au 22 mai 1870 (« à un rythme régulier et sans interruption de plus de quelques jours entre chaque livraison », p. 991). Alexandre Dumas meurt le 5 décembre 1870. Le roman ne sera publié par Michel Lévy qu’en 1872 sous la forme de deux parties intitulées Le Docteur mystérieux et La Fille du marquis (« cette scission de l’œuvre en deux volumes, au détriment de l’architecture originelle, semble avoir été déterminée par des motifs purement matériels », p. 993). C’est sous ces titres et cette forme que l’œuvre fut éditée chez Nelson (1951 et 1962), au Cercle du bibliophile (1969) et aux Éditions Archipoche (2014 et 2015). Comme l’écrit l’éditrice : « Il était temps que cette œuvre majeure, où aboutit la pensée historique, politique et sociale de l’auteur, soit publiée dans sa ferveur originelle et son unité retrouvée » (p. 28).

4Le protagoniste de Création et Rédemption, Jacques Merey, « chimiste et même alchimiste » (p. 45), est un adepte du magnétisme, et plus précisément du magnétisme relatif à la « physique occulte » (p. 129) du marquis de Puységur (« car on sait que Mesmer, tout ébloui des premières manifestations de cette force inhérente qu’il rêva, qu’il reconnut, mais qu’il ne perfectionna point, s’était arrêté devant les convulsions, ses spasmes et les merveilles du baquet enchanté ; mais qu’il n’avait point poussé ses recherches jusqu’au somnambulisme », p. 45). C’est dire que ce roman, dans sa première partie du moins, s’inscrit dans la continuité épistémologique de la tétralogie Les Mémoires d’un médecin (et plus particulièrement de Joseph Balsamo, le grand roman ésotérique de Dumas).

  • 1 Voir notamment Amand Marc Jacques de Chastenet, marquis de Puységur, Un somnambule désordonné ? Jou (...)
  • 2 Sur ces « Lettres magnétiques », voir Maxime Prévost, Alexandre Dumas mythographe et mythologue. L’ (...)

5Tel un Pygmalion magnétique, Jacques Merey recueille une enfant apparemment sourde et muette abandonnée à la garde de pauvres campagnards. Tel le marquis de Puységur à Busancy avec le somnambule Alexandre Hébert et d’autres patients1, il l’héberge et lui prodigue des soins longs et patients (passant notamment par des formes de zoothérapie, voire de musicothérapie) à la suite desquels l’intelligence de l’enfant, devenant progressivement jeune femme, s’éveille puis se déploie dans toutes ses ramifications. Ce premier quart du roman, absolument captivant, n’est pas sans rappeler la transformation d’Edmond Dantès sous l’influence de l’abbé Faria, et figure à ce titre parmi les sommets de l’œuvre dumasienne. La trace d’Alphonse Esquiros, auteur du roman Le Magicien (1837), puis « entré au journal La Presse en tant que spécialiste des sciences occultes » (p. 986) et participant aux séances de magnétisme relatées par Dumas dans deux lettres à ce même quotidien les 16 septembre et 17 octobre 18472, y est sensible.

6Le ton change du tout au tout après le premier quart du roman, Esquiros et le magnétisme (dont il ne sera à toute fin utile plus question) cédant le pas à la vénération de Michelet et à la peinture de la Terreur venant compléter le xviiie siècle du Drame de la France dumasien. Les chapitres d’exposition historiques y deviennent nombreux, longs et – oserais-je l’écrire? – parfois ennuyeux ; ils rappelleront aux dumasiens certaines longueurs de La Comtesse de Charny et des Blancs et les Bleus. Dumas s’en explique (voire s’en justifie) ainsi : « Certes nous eussions pu passer plus rapidement que nous ne l’avons fait sur ces époques terribles. Mais quel est l’homme de cœur, le vrai patriote qui, penché, la plume à la main sur ces deux années 92 et 93, sur ces deux abîmes, ne sera pas pris du vertige de raconter? » (p. 488). Julie Anselmini rapproche avec à-propos cette volonté de « venir à bout de la Montagne révolutionnaire, Terreur comprise » (p. 993) de celle du Hugo de Quatrevingt-treize, les deux grands romanciers romantiques se sentant en quelque sorte le devoir de terminer leur carrière romanesque en se colletant à l’héritage de la Terreur. Dumas résume la chose ainsi : « Que l’on ne s’étonne pas que celui qui écrit ces lignes s’étende avec une si profonde vénération sur tous les détails de notre grande, de notre sainte, de notre immortelle révolution ; ayant à choisir entre la vielle France, à laquelle appartenaient ses aïeux, et la France nouvelle, à laquelle appartenait son père, il a opté pour la France nouvelle ; et, comme toutes les religions raisonnées, la sienne est pleine de confiance et de foi » (p. 298). La vénération dumasienne envers Michelet s’exprime en outre dans un autre passage réflexif du roman, bien connu et souvent cité de seconde main :

Qu’on me permette d’ouvrir ici une parenthèse que je n’ouvrirais pas dans un autre roman que celui-ci, ni dans un autre journal que Le Siècle.

On a dû remarquer, ceux du moins qui nous ont lu avec attention, combien nous avions pris à tâche d’introduire l’histoire nationale dans nos livres, et combien la popularité qu’on nous a faite a été mise au service de l’éducation publique.

Michelet, mon maître, l’homme que j’admire comme historien, et je dirai presque comme poète au-dessus de tous, me disait un jour :

– Vous avez plus appris d’histoire au peuple que tous les historiens réunis.

Et ce jour-là j’ai tressailli de joie jusqu’au fond de mon âme ; ce jour-là j’ai été orgueilleux de mon œuvre. (p. 371)

7Création et Rédemption s’impose ainsi comme une lecture essentielle pour quiconque s’intéresse à Dumas, à l’occultisme en littérature, à la représentation de la Terreur ou à un mélange des trois. Toute exploration de l’œuvre de Dumas demeure incomplète sans aborder ce roman par lequel le maître paie tribut tant à la Révolution française qu’à son grand historien.

  • 3 Julie Anselmini, Le Roman d’Alexandre Dumas père, ou la réinvention du merveilleux, Genève, Droz, « (...)

8La curiosité de plusieurs lecteurs de l’étude de Julie Anselmini, Le Roman d’Alexandre Dumas père, ou la réinvention du merveilleux3, a depuis 2010 été attisée par l’attention soutenue et la part importante qu’elle consacrait à Création et Rédemption dans son analyse. Il est donc particulièrement heureux et pertinent qu’elle ait choisi de l’éditer ; il s’agit en quelque sorte d’un rendez-vous préparé de longue date. Outre un riche appareil de notes (p. 1028-1102), qui présente notamment l’intérêt de signaler la division par livraisons du Siècle, cette édition comprend une « Notice sur la genèse et la première publication du roman » ainsi qu’un utile « Dictionnaire des principaux personnages historiques présents dans le roman ».

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Notes

1 Voir notamment Amand Marc Jacques de Chastenet, marquis de Puységur, Un somnambule désordonné ? Journal du traitement magnétique du jeune Hébert, éd. de Jean-Pierre Peter, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1999.

2 Sur ces « Lettres magnétiques », voir Maxime Prévost, Alexandre Dumas mythographe et mythologue. L’aventure extérieure, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernités », 2018, p. 167-180.

3 Julie Anselmini, Le Roman d’Alexandre Dumas père, ou la réinvention du merveilleux, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2010.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maxime Prévost, « Alexandre Dumas, Création et Rédemption »Belphégor [En ligne], 22-2 | 2024, mis en ligne le 11 décembre 2024, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/6626 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/130vt

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Auteur

Maxime Prévost

Maxime Prévost est professeur titulaire au Département de français de l’Université d’Ottawa. Auteur, notamment, de Rictus romantiques. Politiques du rire chez Victor Hugo (Presses de l’Université de Montréal, 2002) et d’Alexandre Dumas mythographe et mythologue. L’aventure extérieure (Paris, Honoré Champion, 2018), il s’intéresse aux mythologies de la modernité. Il codirige la collection « Littérature et imaginaire contemporain » aux Presses de l’Université Laval.   

 

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