Évanghélia Stead, Goethe’s Faust I Outlined – Moritz Retzsch’s Prints in Circulation
Évanghélia Stead, Goethe’s Faust I Outlined – Moritz Retzsch’s Prints in Circulation, Library of the Written Word, Volume 113, 2023
Texte intégral
1Évanghélia Stead retrace, dans Goethe’s Faust I Outlined – Moritz Retzsch’s Prints in Circulation, les métamorphoses successives – entre médiums et cultures – des vingt-six eaux fortes de Faust 1, réalisées par l’artiste Moritz Retzsch selon la technique du dessin au trait (outline, en anglais), et publiées en 1816 en Allemagne. Avec une extrême minutie historique, fondée sur un retour aux sources primaires, et aux archives, l’auteure y démêle – autant que faire se peut – les circulations européennes de ces estampes, entre leur apparition et le début du XXe siècle.
2Cet ensemble restreint de gravures – qui semblent porter en elles-mêmes, par leur économie de moyens, toutes les potentialités de mouvement et de résilience – est étudié selon une alternance de perspectives : entre de vastes horizons spatio-temporels – de multiples pays, sur des décennies –, et une attention scrupuleuse aux détails – au plus près des objets, de leur matérialité. Dans leur diffusion, ces images sont copiées, transférées, rendues hybrides, comme emportées par la culture imprimée, et médiatique, de l’Europe du XIXe siècle.
- 1 Selon la théorie de Friedrich Schlegel, exposée par Évanghélia Stead, les dessins au trait se rappr (...)
- 2 Dans la continuité d’explorations précédentes de l’auteure. Voir : Évanghélia Stead et Hélène Vedri (...)
3Le parti pris consiste donc – par-delà la réhabilitation d’un artiste relativement oublié – à étudier les reproductions de Retzsch de la façon la plus large possible – les copies constituant, plus que les estampes originales, le véritable sujet de l’ouvrage. Les éditions pirates peuvent être luxueuses ou populaires, mais elles sont ce par quoi ces dessins au trait circulent. L’auteure étudie ainsi leurs ré-inventions, dans différents contextes culturels (en particulier : en Allemagne, en Grande Bretagne et en France), et dans différents rapports, bidirectionnels, au texte de Goethe, que ces estampes accompagnent et traduisent, schématisent et fixent. Cette proximité, et cette forme de perméabilité, presque de concurrence, dans l’esprit des lecteurs, entre les dessins de Retzsch – qui se rapprochent, par leur forme et technique, du geste de l’écriture1 –, et le Faust de Goethe, constitue l’un des axes théoriques de l’ouvrage.2
- 3 Dans la continuité de l’ouvrage collectif : Évanghélia Stead (dir.)., Reading Books and Prints as C (...)
4Mais c’est avant tout une lecture de ces estampes comme objets culturels – terreau d’affirmations nationales, de projections et de ré-orientations de la part de leurs éditeurs – que propose Évanghélia Stead3. La matérialité – ou ce que l’on pourrait appeler la médialité – des objets étudiés ouvre la porte à leur interprétation comme acteurs culturels. Ces images sont précisément replacées au sein de réseaux de sociabilité, de pratiques éditoriales et médiatiques, de circuits de publication, et d’histoires intimes de collectionneurs et de lecteurs. La plasticité extraordinaire des estampes de Retzsch – elles se transforment, changent d’aspect et de médium, sont au cœur de stratégies commerciales virulentes, se prêtent à divers rituels sociaux, s’insinuent dans les imaginaires – permet leur large diffusion, et la multiplicité de leurs significations.
5L’ouvrage, agrémenté de très nombreuses et larges illustrations – qui ajoutent un véritable plaisir à la lecture, tout en donnant matière au propos –, est divisé en deux grandes parties. Les sept premiers chapitres présentent Retzsch, ses estampes de Faust, et leurs copies successives, principalement en Allemagne, en Angleterre et en France. Les chapitres suivants concernent le débordement des dessins originaux en dehors du champ de l’imprimé à proprement parler, et leur diffusion dans l’univers de la caricature, du théâtre, de l’écriture, et des objets du quotidien.
6Le livre s’ouvre sur une reproduction des vingt-six estampes de Retzsch, telles que publiées par Cotta en 1816 – auxquelles s’ajoutent trois planches complémentaires, publiées en 1834. Dès l’entrée, une place essentielle est accordée aux estampes originales, auxquelles l’auteure se réfère tout au long de son étude.
7Le chapitre 1 s’attache à déterminer le Moritz Retzsch historique. En se basant sur de multiples sources primaires, Évanghélia Stead introduit Retzsch comme un homme de contrastes, entre une réputation d’ermite, et un individu bien inscrit dans la sociabilité artistique de sa ville, Dresde, carrefour culturel de l’époque. Sa jeunesse, ainsi que ses amitiés romantiques, y sont retracées. L’auteure y décrit son attrait pour la littérature, la finesse de sa technique, et, loin des seules allégories morales qui lui seront par la suite attachées, son goût pour le grotesque, l’image hybride, la transformation. Si la critique allemande du XIXe siècle le négligea – contrairement à la critique anglaise, ou française –, avant de timidement le réhabiliter au XXe siècle, ses estampes, plus encore que celles d’artistes auxquels il est régulièrement rattaché (Gustav Heinrich Nake, et Peter Cornelius, auxquels l’auteure le compare visuellement, p. 46-47), sont adaptées au mouvement – à la transformation, au transfert, à la reproduction –, et à la culture imprimée européenne en plein développement, dans les premières décennies du XIXe siècle.
8Le chapitre 2 étudie l’édition originale des estampes de Retzsch – Umrisse zu Goethe’s Faust gezeichnet von Retsch –, publié en 1816 par Cotta. Un intérêt particulier est porté à la matérialité de cette première édition, à son agentivité, et à son emploi comme cadeau, par Goethe même – qui, en l’utilisant comme vecteur de sociabilité, en favorisa la circulation. L’avis changeant de Goethe au sujet de ces estampes – qui les apprécia d’autant plus qu’elles plaisaient au public anglais, et encourageaient ainsi la diffusion de son Faust à l’international – y est habilement analysé. La correspondance de Retzsch est également scrutée en détail par l’auteure, afin de rétablir la chronologie précise de la création des gravures. Mais c’est surtout dans l’analyse des dessins préparatoires de Retzsch – reproduits en grand dans l’ouvrage – que le chapitre trouve sa force : l’auteure nous y décrit comment, matériellement, des types visuels se dessinent, et se fixent – avant d’être mis en circulation. La scène du baiser – qui deviendra l’une des plus iconiques – fait l’objet de recherches particulièrement poussées de la part de Retzsch. Après un détour par les théories de Friedrich Schlegel sur les dessins au trait, l’étude d’estampes de Retzsch en couleur est l’occasion de parallèles stimulants avec la culture visuelle de l’époque et, en particulier, avec le développement de l’éclairage théâtral au gaz, et la popularité des lanternes magiques.
- 4 Dans une référence à Georges Roque et Luciano Celes (dir.), « L’image recyclée », édition spéciale, (...)
9Le chapitre 3 s’intéresse aux différentes éditions, et copies des estampes de Retzsch en Allemagne. Les publications successives de Cotta y sont re-datées avec précision, par un travail en archives – qui prend toujours en compte la matérialité des objets étudiés. Puis, minutieusement, l’auteure étudie – ce qui constitue le cœur de l’approche de ce livre – la prolifération des copies pirates de Retzsch, vecteurs transculturels des gravures originelles. Selon son procédé usuel, Évanghélia Stead analyse les exemplaires survivants, et leurs éditeurs, en suivant les métamorphoses des estampes, lors de leurs circulations d’un lectorat à l’autre. Ici pointe l’une des qualités fascinantes de ces images : elles changent de formes, et d’aspect, dans leurs re-médiations successives, mais restent toujours latentes, reconnaissables. Elles se plient à de nouvelles contraintes – elles se voient détournées, dans des œuvres hybrides, tels que des almanachs moralisateurs –, mais gardent en quelque sorte leur essence. L’œuvre de Retzsch, qui transforme Faust en une séquence narrative continue, favorise également son “recyclage” en images4, sa diffusion massive dans la production visuelle du XIXe siècle.
10Le chapitre 4 enquête sur les premiers pas des gravures de Retzsch en Grande Bretagne. Les estampes y sont spécifiquement analysées comme des objets culturels qui s’offrent, s’échangent, se recombinent, révèlent les personnalités de leurs propriétaires, et leurs réseaux de sociabilité. L’auteure y retrace – en retournant aux sources primaires – la façon dont l’édition de Cotta fut, dès Janvier 1817, offerte, à Londres, à Henry Crabb Robinson – chaînon essentiel dans la diffusion de la culture allemande en Angleterre. La mise sur le marché de Retzsch en Grande Bretagne – par l’intermédiaire d’un libraire allemand, et selon une forme hybride, allemande et anglaise – y est ensuite retracée. Évanghélia Stead détaille, en particulier, la campagne médiatique accompagnant cette introduction. Deux objets sont finalement décrits, et interprétés : une reliure remarquable, reliant Faust au Saint Jérôme de Dürer, vient souligner le travail d’interprétation transculturelle d’un artisan d’exception, tandis qu’un assemblage des estampes de Retzsch, dans un livre de voyage autobiographique, illustre l’extraordinaire plasticité des inventions retzschiennes.
11Le chapitre 5 prolonge le chapitre précédent, en se concentrant sur les éditions pirates des gravures de Retzsch en Angleterre. Une édition en particulier, publiée par Thomas Boosey & Sons, et contenant des estampes copiées par Heny Moses, vient — par son prix abordable – rendre les dess(e)ins faustiens accessibles à un vaste public bourgeois. Les copies de Moses – accompagnées d’une analyse textuelle, qui les subordonne en quelque sorte – s’adaptent culturellement. La représentation de Dieu, dans la première planche, y est supprimée, tandis que l’érotisme continu des dessins de Retzsch y est gommé : les nombreuses braguettes, protubérantes, disparaissent des gravures de Moses – qui glisse néanmoins, de planche en planche, par légères touches, ses propres détails sensuels. Une édition ultérieure de Faust, par Boosey, introduit une mise en page qui fera date, et sera abondamment reprise : des textes densifiés répondent aux gravures, qui semblent acquérir une dimension cinétique. Évanghélia Stead étudie ici une nouvelle tension, entre la standardisation croissante des planches de Retzsch, et ce que cette standardisation dit de ces dessins au trait – de leur fluidité, de leur potentiel d’hybridation. Se met alors en place une étroite corrélation, entre circulation et recombinaison : les gravures sont utilisées, sous la forme d’assemblages, afin de composer des couvertures d’albums, ou des reliures, qui attirent l'œil, font sens, et invitent à la lecture. Peu à peu, pourtant, en Angleterre, les inventions de Retzsch sont reléguées au simple rang d’illustrations, produites en série, à la gravure sur acier.
- 5 Dans la continuité, en particulier, des travaux d’Antony Griffiths.
12Le chapitre 6 étudie la réception de Retzsch en France et en Belgique. L’auteure y relève l’influence de Retzsch sur Delacroix – influence analysée par l’intermédiaire d’esquisses de Delacroix, reproduites dans l’ouvrage. Contrairement aux éditions pirates anglaises, qui favorisèrent des processus de traduction du Faust de Goethe, les copies françaises viennent en quelque sorte escorter des traductions existantes, et des représentations théâtrales. L’auteure affine, dans ce chapitre, son ancrage méthodologique, dans le champ de recherche des cultures imprimées comparées5, – la première édition française combinant, par exemple, des caractéristiques allemandes et anglaises, dans un jeu d’influences culturelles démêlé par l’auteure. Les lithographies françaises, inspirées de Retzsch, sont alors conseillées comme modèles à copier, pour artistes débutants – y révélant, par là même, la nature archétypale des planches originales. Le cœur du chapitre étudie les éditions successives des copies de Retzsch par Audot, qui deviennent – de par leur petit format – l’accessoire idéal des sorties théâtrales faustiennes. Après l’examen d’une édition hybride, émanant du milieu de la contrefaçon belge, l’auteure s’attache à évoquer les survivances de Retzsch, sur plus d’un siècle de culture visuelle française – de 1840 à 1940. Des salles de lectures, aux romans à quatre sous, en passant par les livres scolaires, les estampes originales témoignent, une nouvelle fois, de leur pouvoir de métamorphose.
- 6 Cette terminologie provient du travail de Ségolène Le Men sur le peintre Jean-François Millet — voi (...)
13Le chapitre 7 synthétise les chapitres précédents, en analysant les grandes tendances culturelles propres aux reproductions de Retzsch en Europe. La question de la copie – comme processus intime ou commercial – y est abordée – Retzsch ayant, notamment, lui-même copié certains de ses dessins au trait, dans d’autres médiums. Le sort de deux planches, qui devinrent des icônes du goût bourgeois européen – Marguerite, dans le jardin, effeuillant la pâquerette, et la scène du baiser –, est ensuite évoqué. L’auteure en dresse les grandes caractéristiques : les sentiments y priment sur la métaphysique, il est aisé de s’y identifier (dans le cas de la scène du jardin, en particulier), le danger et le désir s’y mêlent – autant d’éléments qui font vendre. Évanghélia Stead articule alors une opposition, entre iconographie extensive – des flux d’images recopiées, s'immisçant dans la culture visuelle, efficaces par leur multiplicité – et iconographique intensive – consistant en des réinterprétations singulières de types visuels6. Dans la catégorie de l’iconographie intensive, Stead se focalise sur les lithographies faustiennes de Delacroix, et sur le tableau Il Bacio, peint en 1859 par l’artiste Francesco Hayez. Emblème national italien – toujours en circulation aujourd’hui, par l’intermédiaire d’emballages de chocolats –, l’auteure en démontre les connections probables avec la scène du baiser de Retzsch.
14Les chapitres suivants, plus courts, s’intéressent aux circulations des estampes de Retzsch en dehors du champ strict de l’imprimé, jusque dans les corps des acteurs de théâtre, et dans les objets du quotidien.
15Le chapitre 8 examine un livre de caricatures, issu des dessins au trait de Retzsch, et aujourd’hui à peu près oublié. Il s’agit du Faust de Alfred Crowquill, publié en 1834 à Londres, et en 1841, sous une forme transformée, en Allemagne. Évanghélia Stead décèle – dans ces corps rendus burlesques, dans ces jeux iconographiques, pleins d’amusement, entre références allemandes et anglaises – une façon de désamorcer les tentatives de réorientations nationalistes du Faust de Goethe. Cet ouvrage, accompagné, dans sa version anglaise, d’un texte élaboré, suivant une structure poétique ambitieuse, raviverait ainsi – paradoxalement – l’esprit du Faust original. Sa version allemande, citant directement le texte de Goethe, ferait preuve d’une ironie encore plus directe, résistant par là même – en particulier, à travers le personnage de Méphistophélès – à toute tentative de canonisation. Écho lointain aux figures faustiennes populaires, des carnavals et des théâtres de marionnettes, ces éditions caricaturales feraient ainsi preuve d’une grande efficacité politique, et idéologique.
16Le chapitre 9 explore les relations entre les dessins au trait de Retzsch, et le théâtre. Par-delà les proximités formelles, entre les gravures de Faust, et des vues théâtrales, l’auteure étudie la façon dont, de la première moitié du XIXe siècle aux années 1930, les estampes de Retzsch sont venues sous-tendre – dans des régimes esthétiques très divers, notamment romantiques et néo-classiques – une variété de représentations dramatiques. Par leur clarté, les dessins au trait peuvent être efficacement réinterprétés sur scène – se transmuant dans les corps des acteurs, dans leurs costumes, leurs accessoires. Ils deviennent la matrice – en Allemagne, en Grande Bretagne, en France, et jusqu’à Saint Pétersbourg – de tout un ensemble de pièces, et spectacles visuels. Évanghélia Stead étudie ainsi la façon dont les gravures de Retzsch ont inspiré des esquisses scéniques de Goethe, des représentations sous la forme de tableaux vivants, et des mises en scène devenues iconiques. Les relations existant entre les dessins au trait – statiques –, et les mouvements des acteurs, sur scène, sont évoquées, avant que ne soit abordée la question des costumes. Retzsch fut une source d’inspiration essentielle dans la fixation de certains types de costumes – et, en particulier, dans la fixation de l’iconographie de Méphistophélès. Avec sa couleur rouge, sa plume et son épée, son apparence, stéréotypée, a abondamment circulé, dans les théâtres et dans la presse, marquant durablement les cultures visuelles des XIXe et XXe siècles – jusqu’à ressurgir dans la bande dessinée, et dans le cinéma des années 1970.
17Le chapitre 10 examine l’influence des estampes de Retzsch sur la création littéraire. Les gravures s’y transforment, notamment, en éléments narratifs, et stimulent l’imagination des écrivains. L’auteure expose la façon dont les dessins de Retzsch sont venus fixer, dans l’esprit de Théophile Gautier, l’image de Marguerite – jeune femme allemande, pure et idéale. Le style d’Edgar Allan Poe y est relié à l’économie formelle de Retzsch – auquel l’auteur américain fait référence dans sa nouvelle « L’homme des foules ». Mais les dessins au trait s’immiscent aussi dans les illustrations des romans – comme dans une scène de David Copperfield, de Charles Dickens, illustrée par Phiz, où la planche du jardin, de Retzsch, apparaît comme un indice métapictural, quant au dénouement de l’intrigue narrative. Ce dernier cas d’étude est l’occasion de développements précis – et sourcés, basés sur la matérialité de croquis préparatoires – à propos des échanges complexes, et pleins d’intelligence, qui existaient entre Dickens et son illustrateur.
18Le chapitre 11 étudie deux exemples particuliers d’utilisation des gravures de Retzsch, comme cadeaux, offerts par Goethe, et Lord Byron, à des femmes dont ils étaient proches (dans le cas de Goethe), ou qu’ils courtisaient (dans le cas de Byron). L’auteure y conçoit les estampes de Retzsch comme des symboles visuels complexes, et efficaces, vecteurs de désir, et d'ambiguïté. Dans les deux cas, les destinataires des cadeaux sont des femmes de talent, dont la parole n’a laissé que peu de traces. En étudiant, par l'intermédiaire d’une lettre conservée, les réactions de Marianne Jung – proche de Goethe – à la réception des gravures de Retzsch, Évanghélia Stead ouvre une porte passionnante – et rare –, sur les interprétations esthétiques, et sensibles, d’une femme du XIXe siècle, issue d’un milieu populaire. Marianne Jung décèle chez Retzsch, plus que chez Cornelius, une grande humanité.
19Le chapitre 12, et final, s’intéresse à la diffusion des estampes de Retzsch dans les objets du quotidien – par l’intermédiaire des arts décoratifs. Les artéfacts qu’Évanghélia Stead étudie sont autant d’indices de la perméabilité de l’œuvre de Goethe dans les foyers européens – foyers composés d’objets, autour desquels gravitent, au jour le jour, des gestes, des habitudes, des émotions, des projections, des réappropriations. L’auteure esquisse une approche anthropologique de ces objets-marchandises, soutenue, notamment, par les écrits de Karl Marx. Des assiettes, destinées à l’aristocratie, ou des pipes en porcelaine, bourgeoises, viennent remettre en mouvement l’œuvre de Retzsch, selon leurs histoires propres, et leur agentivité spécifique, d’objets tridimensionnels, au cœur d’interactions sociales codifiées. L’évocation de l’industrie allemande des lithophanies – qui reproduisit abondamment la scène retzschienne du baiser –, et de figurines en étain dérivées des planches originelles, complète ce panorama des diffusions faustiennes dans le quotidien d’individus de toutes classes sociales. Ces marchandises, qui peuvent prendre l’allure de bibelots, sont autant de vecteurs poétiques disséminés au plus près des corps, et des esprits.
20Dans une approche essentiellement interdisciplinaire – entre histoire de l’art, histoire du livre, culture de l’imprimé – Évanghélia Stead développe une recherche foisonnante, d’une grande érudition, qui vient re-dater les variations des gravures de Retzsch, les recontextualiser, et méticuleusement comparer leurs circulations. En annexe, un tableau synthétise l’ensemble des éditions – originales, et copiées – des estampes de Faust par Retzsch, sur lesquelles sont basées les six premiers chapitres. Une deuxième annexe liste les objets dérivés de l’iconographie retzschienne, découverts par l’auteure.
21En accompagnant les gravures de Retzsch, qui se recoupent, s’hybrident, se juxtaposent – mais pourtant survivent toujours –, le lecteur est mis en contact avec de multiples milieux et champs de recherches, analysés en profondeur par Évanghélia Stead. Si chaque chapitre se conclut par un résumé clair, cette enquête au long cours, introduisant de très nombreux artistes, éditeurs, collectionneurs, exige une lecture attentive. Suivre ainsi, au plus près des archives, un corpus restreint d’images, dans tous ses détournements interculturels, toutes ses métamorphoses, remédiations, incarnations, projections sensibles – sur près d’un siècle, et sur plus d’un continent – constituait un pari ambitieux, rigoureusement réussi.
Notes
1 Selon la théorie de Friedrich Schlegel, exposée par Évanghélia Stead, les dessins au trait se rapprocheraient de « hiéroglyphes », favorisant, par leur économie expressive, l’imagination de l’observateur – voir p. 87.
2 Dans la continuité d’explorations précédentes de l’auteure. Voir : Évanghélia Stead et Hélène Vedrine (dir.), « Imago & Translatio », édition spéciale, Word & Image 30, n° 3 (July - Sept 2024).
3 Dans la continuité de l’ouvrage collectif : Évanghélia Stead (dir.)., Reading Books and Prints as Cultural Objects, Palgrave / Macmillan, 2018.
4 Dans une référence à Georges Roque et Luciano Celes (dir.), « L’image recyclée », édition spéciale, Figures de l’art, n° 23 (2013), p. 87.
5 Dans la continuité, en particulier, des travaux d’Antony Griffiths.
6 Cette terminologie provient du travail de Ségolène Le Men sur le peintre Jean-François Millet — voir p. 242. Ce cadrage théorique est l’occasion d’une confrontation avec la conception de l’aura, selon Benjamin.
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Référence électronique
Tristan Dot, « Évanghélia Stead, Goethe’s Faust I Outlined – Moritz Retzsch’s Prints in Circulation », Belphégor [En ligne], 22-2 | 2024, mis en ligne le 12 décembre 2024, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/6616 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/130vs
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