Okapi et Astrapi: précurseurs inattendus de la bande dessinée alternative ?
Résumé
Structure majeure de la presse jeunesse catholique, Bayard incarne un volet plus progressiste et innovant que ses concurrents. Porté par un fort rapport à l’image, la structure tente, après 1968, de renouveler son offre avec des propositions plus modernes et tournées vers les élèves de fin d’élémentaire et de collège, dans la continuité de sa création Pomme d’Api. Okapi, créé en 1971, puis Astrapi, créé en 1978, occupent cet espace et proposent des contenus parfois inattendus pour ce type de presse, naviguant entre classicisme édifiant et innovations. Cet article propose d’étudier cet étrange mouvement à travers les bandes dessinées publiées qui, même après le départ de l’iconique fondateur d’Okapi Denys Prache, continuent de surprendre. Au sein de ces deux magazines, des bandes dessinées d’auteurs aux aspects très classiques (Pommaux, Desprès…) côtoient des futures figures de la bande dessinée d’auteur, de Nicole Claveloux à Émile Bravo, en passant par Yves Chaland ou Emmanuel Guibert, accompagnant ainsi certains virages de l’édition jeunesse.
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- 1 Sur la stratégie de Bayard face à ses concurrents, voir notamment Françoise Hache-Bissette, « Bayar (...)
1Adversaire historique de Fleurus au sein de la presse catholique pour la jeunesse1, Bayard développe une politique de magazines particulièrement innovante, qui sectorise les publics avec un marketing pensé pour toucher tous les âges, tout en s’appuyant sur des auteurs ancrés dans des propositions graphiques rompant avec un certain conservatisme de la presse religieuse. Après le succès du lancement de Pomme d’Api, qui cible les 3-7 ans, en 1966, il est logiquement envisagé de lancer un titre s’adressant à la tranche d’âge suivante, plus adapté aux envies de lectures de préadolescents. D’abord pensé comme une suite directe sous le nom de Colegram, le projet est abandonné pour être repensé, et ne naît vraiment qu’en 1971. À sa sortie, Okapi s’affirme comme une révolution dans la presse pour la jeunesse, accompagné sept ans plus tard par la sortie d’Astrapi — divisant alors encore les segments de public.
2Ces deux titres sont encore vivants aujourd’hui, et parmi les plus connus du groupe Bayard, Astrapi ciblant les 7-11 ans, Okapi les 11-15. Chacun d’entre eux, voire chacune de leurs rubriques, pourrait faire l’objet d’un article d’étude. Celui-ci se propose d’aborder un angle transversal, mais particulièrement signifiant, à travers les bandes dessinées proposées par ces journaux.
- 2 Cécile Boulaire, « Okapi, un journal fantastinouï pour les jeunes dans l’esprit de 68 », Strenæ, 13 (...)
3En effet, alors que le groupe reste marqué par sa colonne vertébrale religieuse, ces deux journaux créés dans la suite de 1968 sont largement ouverts aux expérimentations et innovations graphiques, marquant une distance nette avec le conservatisme bon teint de leur concurrence. Une analyse réalisée par Cécile Boulaire sur les premiers temps du titre a déjà montré combien ces propositions originales côtoient des propositions beaucoup plus conservatrices, dans un étonnant melting-pot2.
4Cet article propose une approche à la fois chronologique et critique, ancrée dans l’histoire culturelle et l’étude médiatique, afin d’élargir cette première marche en observant l’évolution d’Okapi sur plusieurs décennies, tout en la croisant avec la naissance et l’évolution d’Astrapi. Après avoir rappelé les travaux effectués sur ces journaux, nous étudierions plusieurs séries et parcours d’auteurs, mettant en perspective et parallèle l’évolution de l’offre de bande dessinée des deux magazines. En s’appuyant sur cette promenade bibliographique, concentrée sur les productions mais aussi sur la vie de la structure éditoriale et son organisation, ainsi que sur deux entretiens inédits – avec Florence Terray, secrétaire de rédaction d’Okapi (1971-1977), et Benoît Marchon, journaliste puis responsable de la bande dessinée dans la presse jeunesse du groupe (1978-) –, nous mettrons en lumière certaines productions alternatives, qui peuvent surprendre dans le contexte éditorial de la presse catholique.
- 3 Il est tout à fait possible que cette réalité se soit maintenue ensuite mais face au corpus de maga (...)
5Nous questionnerons ainsi cette audace inattendue, qui témoigne autant d’une place importante de la bande dessinée, en dialogue avec les évolutions contemporaines et sachant les accompagner, voire les précéder. Par ailleurs, contrairement à ce qui peut être parfois pensé, nous tâcherons de montrer en quoi cette ouverture aux expérimentations ne se limite pas au début des années 1970, mais s’affirme et persiste comme une présence régulière de la production graphique de Bayard-Presse dans les années 1970 à 20003, tout en ne se positionnant pas dans un combat d’avant-garde mais bien de négociations permanentes entre bandes dessinées classiques et innovations.
Okapi : l’émergence de l’image éclatée
6C’est après plusieurs hésitations qu’Yves Beccaria, directeur du département Presse jeune de Bayard, décide de rompre avec les habitudes de la maison en recrutant quelqu’un de totalement extérieur comme rédacteur en chef de la revue à imaginer. Beccaria porte son choix sur Denys Prache, qui est sorti de HEC et n’a aucune expérience de la presse, mais est issu d’une famille de relieurs, a un œil certain pour l’art graphique et a gagné un concours d’affiche. Passionné par le monde de l’illustration, il phosphore une formule mêlant des dossiers d’actualité à une forte présence de l’image. Une des incarnations les plus claires de cette approche est sans doute le dossier « L’Univers Okapi », sorte d’encyclopédie détachable largement illustrée donnant à connaître le monde. L’autre marqueur identitaire est assurément une rupture graphique avec ce qui se fait alors dans la presse jeunesse, avec une forte influence des États-Unis et des innovations de la publicité.
- 4 Florence Terray, entretien avec l’auteur, par courriel et téléphone, janvier-mars 2023. Les informa (...)
- 5 Une image visible par exemple ici : http://www.resaclic.net/grabote/imagette/R%E9daction1976.jpg (c (...)
7Cette ligne et le titre trouvé – Okapi, car Prache est « fasciné depuis toujours par la lettre K4 » –, une équipe est recrutée et accompagne les premières années du magazine. Florence Terray, secrétaire de rédaction qui arrive des éditions Grasset, organise la vie d’une équipe composée de deux rédactrices, d’une documentaliste et de profils plus inattendus comme le jeune maquettiste Michel Rémondière, qui vient du milieu de la publicité et fera carrière comme directeur artistique chez Bayard avant de devenir fleuriste, et Danielle Oudar, présentée comme « courriériste » dans un portrait de la rédaction en oiseaux réalisé par Fernando Puig Rosado dans le n° 1005. Mère de famille, son rôle est directement de répondre aux jeunes et à leurs parents, une fonction plus importante qu’elle ne peut apparaître au premier abord car le courrier est abondant et est un véritable témoin du terrain, de ses enthousiasmes et de ses résistances. Rapidement, le journal est un succès : avec 18 700 préabonnés à sa parution, le bimensuel dépasse les 100 000 abonnés dès le n° 7.
- 6 Supplément détachable à vocation documentaire, largement illustré, qui fait partie de l’identité d’(...)
8Si Prache est rédacteur en chef, les différentes représentations de la rédaction publiées dans le journal (n° 44 en 1973, n° 100) montrent d’abord une effervescence, où chacun participe aux discussions globales, malgré des rôles officiellement définis. Premier journal de Bayard réalisé après Mai 68, Okapi est résolument marqué par cette vague de liberté. Florence Terray va jusqu’à parler d’« une tension créative permanente » et rappelle qu’il n’y a pas de rubriques attitrées. De fait, les récits illustrés, Univers d’Okapi6 et bandes dessinées scénarisées par des membres de la rédaction tournent entre les personnes selon les intérêts et compétences de chacune. Le journal a pourtant bien toujours une volonté pédagogique et religieuse marquée : une rubrique catéchétique est présente, mais un catéchisme post-Vatican 2 et révolution de Mai, soit un étrange mélange où Gérard Failly, célèbre pour ses couvertures de Folios, délivre d’étonnantes illustrations aux accents parfois franchement magrittiens (Illustration 1).

Illustration 1. Gérard Failly, illustration de la rubrique catéchétique, Okapi n° 121, 1er décembre 1976
- 7 Illustratrice jeunesse et autrice de bande dessinée, elle a notamment reçu le Prix Sorcières 1999, (...)
9Le contraste entre les rubriques (le catéchisme côtoie les reportages technologiques) est redoublé par des tensions dans le rapport à l’image, central dans Okapi : les approches graphiques font preuve d’une originalité semblant affirmer le lien à la création contemporaine, tout en naviguant entre un certain amateurisme et l’appel à des professionnels confirmés. Il est particulièrement curieux de voir des bandes dessinées clairement réalisées par des personnes n’en connaissant pas les codes, au trait parfois malhabile, fréquenter des réalisations d’auteurs venus de la publicité ou d’expériences éditoriales innovantes, qui tentent de véritables expérimentations en bande dessinée, en parallèle d’explosions qui ont lieu dans la presse adulte. La série phrase Chouette de classe, de Marie-Marthe Collin (alors débutante et qui fera une carrière d’illustratrice hors de la bande dessinée) et Claude Gaignière, publiée dès le n° 1, côtoie ainsi Grabote, série de Nicole Claveloux, aujourd’hui considérée comme une figure majeure de l’illustration jeunesse7, mais aussi de la bande dessinée adulte (elle participe aux expérimentations des revues Métal Hurlant et Ah Nana à partir de 1976). Dans une analyse fine de la mixité de ces premiers travaux, Cécile Boulaire et Loïc Boyer écrivent :
- 8 Cécile Boulaire et Loïc Boyer, « Quand la presse catholique fait pop ! Révolution par les bandes da (...)
Le magazine manifeste un rapport ambivalent à la bande dessinée. Celle-ci semble avoir […] une forme d’évidence. La BD est en effet présente dès le premier numéro, de manière abondante, pour des usages nombreux, de la fiction en épisodes au documentaire. Pour autant, le lecteur rétrospectif est surpris de la relative immaturité graphique des bandes dessinées publiées dans les premières années d’existence du journal. […] Réduire cette tension vers la BD à son aspect malhabile et amateur serait passer à côté de la volonté clairement expérimentale manifestée par le magazine. En effet, en plus de ces tentatives un peu maladroites (qui ont la faveur des jeunes lecteurs), Okapi publie aussi des planches qui trahissent un évident désir d’expérimentation graphique, stylistique et narrative8.
10Ce mélange (d)étonnant vient d’une approche très ouverte du dessin, Okapi ne se vivant pas comme un journal de bande dessinée mais d’abord comme une revue jeunesse largement ouverte à l’image. De ce fait, les voisinages atypiques se multiplient par la coexistence d’influences venues de l’édition jeunesse classique, de la publicité, ou des révolutions récentes du livre jeunesse, notamment portées par les éditions américaines Harlin Quist, une structure qui partagera plusieurs auteurs avec Okapi. Face à des récits très classiques, voire édifiants, Claveloux, qui a publié chez Quist et publie une série phare du journal, explose les codes mêmes de la bande dessinée (Illustration 2).
11De son côté, François de Constantin développe à partir du n° 15 les récits d’Okapus, avec un dessin minimaliste et des propos entre simplicité et protophilosophie, qui illustrent notamment les éditoriaux. Parmi les auteurs venus de la publicité, certains osent des découpages atypiques, pas forcément lisibles, mais marquants de cette création post 70’s.
- 9 En bande dessinée franco-belge, la notion de « gaufrier » désigne des cadres types avec 4 ou 3 lign (...)
12Philippe Kailhenn a été repéré en illustrant une BD sur Citroën, et entre rapidement dans le journal pour illustrer des jeux et le courrier. Rapidement, il lance Les Barneidors avec Colette Tournès, une série qui aurait tout pour dérouter la jeunesse et connaît huit histoires entre 1972 et 1979. Ouvertement fantastiques, les récits sont portés par un dessin étrangement raide mais puissant, pouvant rappeler Topor, aux couleurs très pop, le tout mis en scène dans des découpages très atypiques, loin du gaufrier classique9. La parution est étonnamment aléatoire pour un récit à suivre, plusieurs numéros passant parfois entre deux épisodes, et la série, selon l’aveu de Terray, désarçonne d’abord les lecteurs avant d’être largement soutenue dans le courrier des « Okapiens ». Une lettre en particulier en atteste, avouant avoir détesté la série avant d’être séduit. Si elle n’a pas la postérité d’une Grabote, cette série est notable par sa volonté évidente d’exploration, et sera évoquée des années plus tard par un lecteur comme Li-An.
- 10 Li-An, « Les Barneidor (Kailhenn & Tournès – Okapi) », Site de Li~An, 1, 4 février 2018, https://ww (...)
13Cet auteur réunionnais, notamment dessinateur du Cycle de Tschaï (avec Morvan, Delcourt) et, plus anecdotiquement, d’une vie de Jésus en BD pour Bayard (scénario de Bénédicte Jeancourt-Galignani), tient un site depuis des années où il partage son travail mais aussi ses découvertes et pensées sur la bande dessinée. En 2018, il y publie un petit texte nostalgique qui évoque sa lecture d’enfant « un peu interloqué » et impressionné par « le côté très géométrique des constructions des cases » et « la douce folie onirique de l’univers10 ». Tout autant que ce témoignage d’un auteur important, l’abondance des commentaires qui le suivent (plus de 80) est aussi notable, et montre combien ce titre avait tout de la pépite oubliée. Parmi les intervenants, les co-auteurs détaillent le contexte et Colette Tournès affirme sans détour n’avoir dû la survie des aventures qu’à Denys Prache, qui soutenait la série non contre les enfants, mais contre les parents et maîtres d’école déchaînés face à cet inhabituel récit (Illustration 3).

Illustration 3. Philippe Kailhenn et Colette Tournès, L'Île de la Momie épisode n°2 : « Le Rayon jaune de l'œil de verre », page 1, Okapi n° 34, 1er avril 1973
- 11 « Vive Grabote ! », nommé d’après la série de Claveloux, couvre en réalité des centaines d’auteurs (...)
14Il n’est donc pas étonnant de relever que pour certains analystes, notamment un fan très actif qui a créé un site extrêmement complet sur les BD et dessins d’Okapi11 et apporte ainsi une incontestable masse documentaire, le départ en 1978 du rédacteur en chef, et de la quasi-totalité de son équipe, marque une rupture certaine dans l’histoire de la revue. Cette rupture comme borne chronologique semble reprise par Boulaire et Boyer, et faire apparaître comme un consensus un possible retour au classique de l’éditeur. Cependant, ces changements ne mettent pas fin aux innovations formelles et narratives. Pour ce qui est de la bande dessinée, elle continue même de s’affirmer de plus en plus franchement.
Astrapi et Okapi : redéfinir sans brider
15On ne peut comprendre l’évolution d’Okapi en 1978 sans prendre en compte la création, la même année, d’Astrapi. La naissance de ce journal pour grands enfants, pensé pour se lire entre Pomme d’Api et Okapi, recalibre nécessairement la tranche d’âge de ce titre. Originellement destiné aux 8-12 ans, Okapi s’adresse alors aux collégiens (10-15 ans), ce qui influe nécessairement sur le contenu. Certaines séries dont la cible était clairement plus jeune, comme Couscous et Cannelle d’Édith Raymond et Anne-Marie Chapouton, qui occupaient depuis huit ans une place de choix dans le journal (sa quatrième de couverture), n’y survivent pas. La dessinatrice, qui a rapidement travaillé en parallèle pour Pomme d’Api, à côté d’une carrière dans l’art textile, ne colle plus à la tranche d’âge visée et quitte donc le journal.
- 12 Benoît Marchon, entretien avec l’auteur, par téléphone, 14 janvier 2023. Sauf mention contraire, le (...)
- 13 Elles finiront par disparaître avec la création de Grain de soleil (1988) et des magazines religieu (...)
16Alors que Prache quitte Okapi, une nouvelle équipe est recrutée pour s’occuper d’Astrapi (dont une version projet est travaillée sous le nom de Charabia). Parmi eux, Benoît Marchon, un jeune diplômé en histoire de l’art, militant dans les communautés de base catholique, qui deviendra responsable de la bande dessinée chez Bayard Presse. En 1978 toutefois, il est d’abord recruté pour rédiger les pages de catéchèse. Dans la continuité de Vatican II, il s’agit alors de proposer des pages plus ludiques, moins dogmatiques et plus tournées vers la vie quotidienne, face à des éditions Fleurus jugées plus conservatrices12. Toutefois, comme à Okapi auparavant, cette rubrique religieuse n’est pas centrale13, et chaque rédacteur s’occupe un peu de tout, dans un magazine où, là aussi, la bande dessinée a une place importante au milieu des rédactionnels.
- 14 Chaque année, le baromètre des prêts en bibliothèques confirme ce statut en publiant un Top 100 jeu (...)
17Marchon, qui n’a jusqu’ici été qu’un lecteur de BD classique, se retrouve à suivre certaines séries de bande dessinée, comme les Jacopo de Jean-Louis Floch et Colette Tournès, la scénariste des Barneidor. Il découvre alors l’envers du décor, fréquentant au sein des bureaux de Bayard différents auteurs qui occupent des postes de maquettistes à temps partiel, comme Martin Berhomier, qui dessine en parallèle Touffu, une série phare du journal. En proposant à de jeunes auteurs des contrats assurant un salaire fixe tout en laissant du temps pour la création, Astrapi voit s’installer d’autres auteurs importants comme Manu Boisteau (Maudit Manoir, James Bonk) ou Serge Bloch, dont les Max & Lili sont aujourd’hui un classique indétrônable de la bande dessinée jeunesse14.
- 15 Alors que Pommaux a cessé de dessiner les aventures au tome 8, puis de les scénariser au tome 20, i (...)
18Marchon repère aussi Yvan Pommaux (Illustration 4), qui a publié ses premiers albums à l’École des Loisirs et réalise de temps à autre des illustrations chez J’aime Lire. Si chaque magazine veut garder une certaine identité, le transfert d’auteurs ponctuels est une chose récurrente. Et celui-ci est particulièrement réussi, attachant durablement Pommaux à la maison Bayard, puisque la série Marion Duval connaît 29 tomes entre 1983 et 202215.
- 16 Souvent rattaché à la ligne claire, Pommaux récuse cependant cette filiation : « J’aimerais faire u (...)
- 17 Benoît Marchon, « Angelot du Lac », Les Arts dessinés, octobre 2022, n° 20, p. 99.
19Avec son trait de facture très classique, il est difficile de voir en lui un expérimentateur, il a pourtant dans son trait une originalité qui le rend parfaitement reconnaissable. Au fil des ans, il s’impose comme un auteur majeur de la littérature jeunesse, avec une approche qui traverse les années et apparaît comme indémodable. Il prouve qu’une série semi-réaliste s’inscrivant dans la continuité de certaines écoles canonique de la bande dessinée16 peut réussir à apparaître comme une bande dessinée d’auteur. En créant une héroïne au fort caractère, dont la coupe garçonne se fige au bout de quelques volumes, il accompagne le magazine durant quasiment toute son existence. En 1990, Astrapi accueille une courte série du même auteur, Angelot du Lac, rapidement devenue culte. Dans un format atypique de 70 pages pensé pour être publié en noir et blanc, cette fresque médiévalisante a été envoyée à la rédaction presque par dépit, l’auteur accompagnant les planches d’une note disant « Décidément, ce n’est pas du tout pour Astrapi ! ». La rédaction et les lecteurs en décideront autrement, après avoir accepté une mise en couleur et un redécoupage en 54 pages contre l’assurance de voir le récit publié par tranche de six et non quatre pages. Le jeune orphelin devient aussitôt un classique17. Il est depuis régulièrement republié en albums, une édition noir et blanc ayant d’ailleurs vu le jour en 2022.
20Du côté d’Okapi, la bande dessinée n’est pas en reste. Après un petit flottement, Patrick Couratin devient directeur artistique du journal en 1978. Moins connu que Claveloux, Il est pourtant une pure incarnation des éditions Harlin Quist : comme elle, il est publié assez tôt par l’éditeur américain avant d’en devenir directeur artistique en 1974, et amène donc avec lui une forte empreinte graphique. Radicalement connecté aux expérimentations graphiques, il repense les typographies et la maquette, et ouvre la porte à des entrées inattendues. Le collectif Bazooka, ouvertement punk et n’hésitant pas à mettre en scène une imagerie trash et provocante, popularisée par Regard moderne dans le journal Libération en 1977-1978 arrive dans le journal. Les membres, qui s’expriment désormais en leurs noms, y sont évidemment bien plus sages, mais on reconnaît nettement les styles de Loulou et Kiki Picasso dans des « Univers d’Okapi » et sur des couvertures de la moitié des années 1980 (Illustration 5).
21Un responsable de la bande dessinée est nommé dans l’ours, Xavier Séguin, qui avait scénarisé plusieurs récits et recrute notamment Tito, dont l’assez édifiant Tendre banlieue deviendra la série identitaire du journal, ou Frédéric Boilet. Ce dernier publie en 1982 La Nuit des Archées sur un scénario de Guy Deffreyes, une sympathique série préhistorique qui n’augure cependant rien des innovations photo/graphiques à venir du dessinateur ni de son rôle majeur dans la légitimation du manga en France.
22Au rang des surprises, voire des audaces, Yves Chaland, qui vient de publier son premier album aux Humanoïdes associés, fait une brève apparition en (tout petit) format en décembre 1979. Associé à Serge Clerc, il publie Le Plouqueur, une série de gags de 2 cm de hauteur tout au long d’un dossier jeu. Si Chaland produit déjà pour Bayard dans d’autres journaux, c’est là une preuve de l’attention forte portée par les rédacteurs à la création innovante, qui s’exprime alors dans Métal Hurlant. Plus classique mais tout aussi surprenant, le n° 243 de janvier 1982 accueille une adaptation de l’Illiade par Hugo Pratt. L’auteur, qui a déjà acquis une très solide réputation dans le milieu et est une des têtes de proues d’(À suivre), ne l’a pas réalisée pour Bayard : c’est un récit paru en Italie, avant même qu’il ne commence sa série phare, Corto Maltese, dans Pif Gadget, un journal concurrent et communiste…
- 18 La ligne claire définit le style graphique formalisé par Hergé et qui a largement influencé derrièr (...)
23Alors qu’Okapi transforme peu à peu son offre graphique, Astrapi grandit et fait coexister – une constante chez Bayard – du très classique, voire du didactique, avec des approches innovantes. Ainsi, à côté des Copains des Tilleuls, de Christine Rohmer et Jacqueline Cohen, récit de bande d’enfants sympathiques mais déjà largement lu et relu, on retrouve plusieurs auteurs représentant la seconde vague de la ligne claire18. Ces auteurs sont marqués par l’héritage d’Hergé, mais conscients de ce que le travail ce dernier comporte de valeurs conservatrices, en interrogent les codes avec une posture plus ou moins ironique. Jean-Louis Floch, déjà cité, est de ceux-là. Parallèlement à Astrapi, il publie dans Rigolo (émanation humoristique de Métal Hurlant), L’Écho des savanes ou Viper, magazine consacré à la légalisation des drogues. Yves Chaland, repéré dans le numéro d’Okapi précité, est contacté pour produire un récit de bas de page sous forme de strips et entre chez Astrapi à l’occasion d’un numéro spécial d’été (n° 42, juillet 1980).
24Pour cette livraison, il invente un héros de western nommé John Bravo qui vit une aventure en 25 strips, pouvant être lu indépendamment ou par bribes. Malgré une petite erreur éditoriale – 26 strips avaient été commandé et il a fallu en faire sauter un, restauré dans l’album paru chez Carton en 1987 – l’auteur apprécie l’expérience et collabore alors régulièrement avec Bayard. La marque la plus visible en sera la série de science-fiction Adolphus Claar (Illustration 6), directement reprise d’un personnage de Métal Hurlant, qui magnifie le trait de Chaland en lui permettant d’épouser des designs futuristes et des lignes robotiques menaçantes.

Illustration 6. Yves Chaland, couverture et 4e de couverture du livret Astrapan « Adolphus Claar : Vacances sur Proxima », Astrapi n° 166, 1er août 1983
- 19 Ce qui n’arrête pas Léo, futur auteur des best-sellers Bételgeuse et Aldébaran, dont le premier alb (...)
25Lancé pour le numéro de vacances de 1982, il reprend le personnage pour un autre épisode en 1983, tout en réalisant régulièrement des illustrations. Si la chose surprend parfois les amateurs, il signe également plusieurs illustrations religieuses pour Grain de soleil, ce qui pousse Marchon à lui proposer d’illustrer une vie de Saint-Pierre en bande dessinée, ce que le dessinateur, sans doute un peu gêné par la trop grande visibilité d’un travail étiqueté catholique, décline19. Étant donné la place de ces héritiers de la « ligne claire », il peut sembler naturel de voir arriver dès 1981 dans le magazine Joost Swarte, qui en a forgé le concept et en a théorisé la réappropriation. Figure marquante de l’underground néerlandais, publié dans le journal Tante Leny Presenteert, il a acquis une solide réputation internationale d’illustrateur. Si Joost Swarte est alors majoritairement publié par Futuropolis, Astrapi traduit son inattendu Coton et Piston : un journal phénoménal (n° 53 à 62), qui n’est repris en album que quinze ans plus tard.
- 20 Il s’agit de Force 9, qui paraît en album en 1986.
26En face, et en peut-être en réaction, Okapi muscle son secteur BD en s’offrant les services d’une personnalité dont la légitimité dans le 9e art est difficilement contestable : Jean-Claude Forest. L’auteur de Barbarella, Hypocrite ou des Naufragés du temps est un auteur reconnu de bande dessinée. Outre ses œuvres, il a déjà dirigé un journal, Chouchou, en 1964, et a reçu en 1983 le Grand prix de la ville d’Angoulême. Il reste que s’il a dessiné dans son début de carrière de nombreuses séries jeunesse, sa présence dans un journal pour adolescents n’est pas si évidente. Son projet est clair et passe par l’arrêt d’une grande partie des séries en cours, à l’exception de Tito – intouchable – et des histoires vraies, qu’il va cependant confier à plusieurs proches faisant figures de grands anciens du dessin réaliste – Poïvet, Gillon, Gigi… La plupart des auteurs recrutés par son prédécesseur, y compris les plus anciens comme Colette Tournès, disparaissent du sommaire. Même Philippe Sternis, récipiendaire du prix jeunesse du Festival d’Angoulême 1985 pour l’album Trafic, scénarisé par Patrick Cothias et paru dans Okapi, est remercié. Ce n’est qu’en 1989 qu’il reviendra dans Okapi, après le départ de Forest, alors que Cothias publie un autre scénario dans le magazine durant la période, mais pour Daniel Billon, un collaborateur régulier du directeur artistique20.
- 21 Voir Bernard Barral, « L’Aventure d’Okapi », site Vive Grabotte, non daté, http://www.resaclic.net/ (...)
27Forest forge une section, « L’Aventure d’Okapi », portée par sa propre couverture interne, et impose ce rendez-vous comme un incontournable. Selon Marchon, le projet de Forest peut se résumer en « Une aventure, un personnage, un album », un principe assez peu commercial, mais qui permet à de nombreux auteurs de réaliser un épisode, même si plusieurs séries sont lancées. Le dynamisme est réel et le saut notable, alternant habilement la convocation d’une certaine mémoire du médium à la pointe de la création. Il propose ainsi à Wasterlain de reprendre son onirique Docteur Poche, paru dans Spirou, ce qui n’est pas possible pour des raisons de droit. Le dessinateur propose donc une série toute neuve, Gill et Georges21.
- 22 Pour les premiers cercles de bédéphiles, l’« Âge d’or » de la bande dessinée désigne l’avant-guerre (...)
28Dans le même esprit, mais remontant plus loin encore, Forest s’attache à rééditer de vieilles séries américaines, en les contextualisant, cependant Les Aventures de Jojo (Ming Foo), de Nicholas Afonsky et Brandon Walsh, et Mandrake, de Phil Davis et Lee Falk, restent sans doute un peu arides pour des lecteurs n’ayant pas la nostalgie du prétendu « âge d’or » de la bande dessinée22. Au rang des séries nouvelles, Forest scénarise lui-même pour Didier Savard Léonid Beaudragon, un étrange détective chasseur de fantômes, et ouvre la rédaction à Jacques Lob, grand scénariste des années 70, ainsi qu’à des auteurs marquants d’une nouvelle génération comme Jean-Marc Rochette, qui a déjà publié Edmond le cochon dans L’Écho des Savanes, ou marqué la SF avec Le Transperceneige, justement scénarisé par Lob. Dans Okapi, il profite de l’habitude des récits littéraires adaptés pour offrir en 1987 une originale adaptation animalière de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne sur un scénario de Hugot. La plus notable de ces ouvertures reste cependant sans doute la publication du Timbre maudit, premier album de David Beauchard comme auteur complet (Illustration 7).

Illustration 7. David Beauchard [alias David B.], Le Timbre maudit p. 17, Okapi n° 345,1er avril 1985
29Celui qui n’avait pas encore cofondé L’Association, maison d’édition majeure de la rénovation de la bande dessinée des années 1990, ni publié la monumentale œuvre autobiographique L’Ascension du haut mal, a sans doute été repéré par Forest dans (À suivre) ou Chic, éphémère revue semi-érotique dirigée par Lob en 1984-85. Dans Okapi, il trouve le moyen de déployer ce qu’il n’avait encore exploré qu’en récits courts, et s’assure un support et un revenu avec une longue aventure fantasmagorique nimbée de musique et d’animaux (voire d’objets) parlants. David B., qui n’a pas encore pris ce nom, illustre de temps en autres des rubriques et annonce une ouverture qui continue vers d’autres membres clefs de la structure.
- 23 Malgré son classicisme formel, la série reste une des premières à aborder certains sujets dans la b (...)
- 24 Qui joue toutefois sur des vecteurs nostalgiques.
30Malgré cette forte rénovation, le label « L’Aventure d’Okapi » semble un rien détourné puisque les tomes 2 et 3 de Tendre Banlieue y sont publiés, sans doute contre le goût de Forest23. De la même manière, trois tomes de Médecins sans frontières, bande dessinée clairement construite sur un partenariat négocié par l’éditeur, sont publiés à partir de 1988. Même si le dessinateur, Jean-Pierre Gibrat, deviendra un des plus célèbres dessinateurs réalistes des années 2000, l’aspect communicationnel de la série reste prégnant. En 1988 Forest a cependant de forts soucis de santé, et son départ est proche puisqu’il quitte la rédaction l’année suivante. L’émulation entre Okapi et Astrapi a cependant laissé des traces, qui débordent d’ailleurs dans d’autres magazines du journal, et si l’originalité de certaines œuvres de Claveloux ou Chaland24 n’est pas atteinte, il ne faudrait pas conclure à une fin de toute exploration avec ce départ.
Bayard et ses avant-gardes, un compagnonnage intermittent mais constant
- 25 Bruno Canard, « La fille du professeur : retour sur la naissance d’un récit… Entretien avec Sfar et (...)
31Les graines semées durant près de vingt ne sont pas restées sans fruit, et le fort apport du graphisme comme de la bande dessinée restent marquants chez Bayard. Après le départ de Forest d’Okapi, Alain Bouton y prend la responsabilité de la bande dessinée. Si l’approche graphique semble assagie, il accepte cependant des productions assez originales comme une version courte de La Fille du professeur, d’Emmanuel Guibert et Joann Sfar, qui participent déjà ponctuellement aux revues de Bayard, et profitent de cette connexion pour développer une version alternative de leur récit, en douze page25.
32Quelques années plus tard, Benoît Marchon devient responsable de la bande dessinée chez Bayard Presse de manière transversale. S’il garde un attachement pour Astrapi, c’est d’ailleurs à ce moment qu’il accompagne Angelot du Lac, il s’occupe alors du neuvième art dans la plupart des titres, à l’exception de la petite enfance.
33Si au fil du temps Okapi laisse de plus en plus de place à des séries publiées par d’autres éditeurs, des tentatives remarquables sont toujours présentes. Ainsi après que Slalom, premier album des aventures de Lapinot de Lewis Trondheim, a obtenu l’Alph-Art coup de cœur du festival d’Angoulême 1994, Benoît Marchon va le rencontrer sur le stand de l’Association (dont Trondheim est cofondateur avec notamment David B.) pour le convaincre de publier des planches dans Astrapi. Comme Chaland reprenant un personnage de Métal Hurlant, Trondheim reprend Patrick et Félix, personnages de testeurs de jeux vidéo créés pour SVM Mac, une revue spécialisée dans l’informatique. S’ils n’y vivent que quelques aventures, c’est encore une main tendue notable vers l’édition alternative, même s’il s’agit toujours d’auteur plus « mainstreamable » : des fondateurs de L’Association, Patrice Killoffer et Mattt Konture n’apparaissent pas du tout, ou alors de manière très ponctuelle, dans les magazines. Ils sont de fait à l’époque, même si Killoffer a aujourd’hui une activité très vaste en jeunesse et dans la publicité, les auteurs au graphisme les plus underground de la bande. Aujourd’hui encore, ce sont ceux qui ont publié le moins de bande dessinée chez des éditeurs grand public.
- 26 Dominique Hérody, « En atelier », neuvième art 2.0 [En ligne], dossier « La vie d’atelier », mis en (...)
- 27 Il y aurait assurément à explorer de ce côté pour une étude poussée des années 1990 chez Bayard
34Plus important pour Okapi, la publication de la série Jules d’Émile Bravo, qui n’avait alors publié que quelques albums au succès d’estime mais sans grand succès. Le journal publie les quatre premiers volumes de cette série à gros succès, qui naît vraiment dans Okapi et installe Bravo comme un auteur important de bande dessinée jeunesse, un succès confirmé depuis par sa reprise de Spirou. Au-delà du name-dropping, il est intéressant de constater qu’un grand nombre de noms cités ici ont partagé – certes pas tous en mêmes temps – un même lieu : le mythique atelier Nawak. Il accueille notamment en ses murs Lewis Trondheim (un des plus constants locataires), Émile Bravo, Frédéric Boilet, Joann Sfar, David B. ou Emmanuel Guibert, soit une impressionnante liste d’auteurs d’Okapi 26! Si Boilet et David B. y sont publiés bien avant que l’atelier n’existe, il y a forcément dans ce contexte une circulation des adresses, contacts et possibilités de publication27.
- 28 Maël Rannou, « Titeuf, de l’interdit au classique », Bédéphile n° 6, novembre 2021.
35Dans un autre genre, alors qu’Okapi cherche une série de gags en une planche de type « vie quotidienne », le magazine contacte Zep, qui a alors sorti trois Titeuf. Avant la création de Tchô, c’est donc bien la revue pour adolescent de Bayard, vénérable maison d’édition catholique, qui prépublie les pages du personnage alors considéré très irrévérencieux28. Dans le même esprit, il recrute Téhem, lui aussi issu de la bande de Tchô (où il réalise Malika Secouss), qui lance Zap Collège dans Okapi en 2001 (Illustration 8).
36La série obtient d’ailleurs un prix à Angoulême en 2003, alors que l’Inspecteur Bayard, série fétiche d’Astrapi signée Olivier Schwartz et Jean-Louis Fonteneau, en obtient un autre. Un beau doublé pour un éditeur malgré tout assez peu reconnu pour son apport à la bande dessinée. Il est à ce titre notable que Zap Collège soit édité par Glénat et Jules par Dargaud, témoignant d’une stratégie d’album assez erratique. Si l’édition de librairie a aussi toujours eu une grande place chez Bayard, la bande dessinée n’y est longtemps traitée qu’en demi-teinte, au-delà de certaines séries (Marion Duval, Inspecteur Bayard…), pouvant rappeler les difficultés à passer à l’album de revues comme Pif Gadget ou Le Journal de Mickey, à ceci près que Bayard possède un puissant outil pour l’édition de librairie. Ce n’est réellement qu’en 2011 avec la création de la collection « BD Kids » que Bayard va devenir absolument incontournable dans l’édition de bande dessinée.
Conclusion
37Ce balayage transversal aura, je l’espère, permis a minima de montrer les tensions parfois contradictoires mais profondément riches entre mais aussi au sein de deux revues phares de Bayard Presse. À travers elles, c’est aussi une part des débats internes à la bande dessinée des années 1970/80 qui se joue, avec cette lutte entre la bande dessinée franco-belge classique et ce qui s’appellera la bande dessinée indépendante, puis alternative. Au-delà de ces ruptures, les parcours des auteurs et les voisinages marquants illustrent aussi combien la séparation a une part d’artificiel, la majorité des auteurs alternatifs ayant une forte culture de la bande dessinée classique. L’artificialité de ces fractures existe aussi entre les revues : si j’ai été tenté de les observer en parallèle, ni Astrapi ni Okapi n’étaient des forteresses. Logés chez le même éditeur, les auteurs n’avaient parfois qu’à traverser un couloir pour entrer dans un nouveau titre, et se retrouvent d’ailleurs dans d’autres titres. Si nous avons évoqué Grain de soleil et cette presse religieuse spécialisée, complètement minorée dans la littérature professionnelle et sur laquelle il serait intéressant de se pencher, le rôle de Je Bouquine, créé en 1984 avec un focus littéraire affirmé (chaque numéro comprend un roman inédit fortement illustré et une adaptation de classique en bande dessinée) est également à évaluer.
- 29 Du titre d’un ouvrage d’Hugues Dayez publié en 2004 par Niffle qui met en avant par des entretiens (...)
38Feuilleter les numéros de sa première décennie démontre nombre de transferts, Pommaux et Chaland illustrent par exemple des romans, et dès juillet 1994 un supplément d’été nommé Les vacances de Cochonot permet à Lewis Trondheim de publier chez Bayard. L’année suivante, une pleine page de strips, format relativement rare en France, offre à quatre auteurs une rubrique régulière : Manu Boisteau avec James Bonk, Jean-Claude Götting, figure marquante de la bande dessinée alternative des années 1990 (avant d’être célèbre comme illustrateur des couvertures françaises d’Harry Potter), avec Rébecca, Trondheim avec Les Aventures sur Mars et Stanislas, encore un cofondateur de l’Association, avec Le Savant fou. Si au fil du temps seul James Bonk se maintient, Les Aventures sur mars s’achevant en plein suspens, le magazine ouvre ses pages en 1996 à Henriette, reprise d’un personnage que Dupuy et Berbérian avaient créé dans une version bien plus noire pour Fluide glacial. Là encore, ce duo d’auteurs incarne une vague importante de la « nouvelle bande dessinée29 », une orientation qui sera une fois encore confirmée par l’arrivée de Grand Vampire, de Joann Sfar, au tournant de l’an 2000.
39Si l’on a souvent réduit l’innovation en bande dessinée chez Bayard à Okapi, il est à espérer que cette rapide étude ait pu convaincre qu’il s’agissait d’un arbre certes foisonnant, mais cachant une forêt toute aussi importante à défricher. Surtout, après des décennies de relatifs tâtonnements, la place de la bande dessinée semble s’être affirmée dans les revues Bayard pour la jeunesse, et s’être affinée dans ses goûts, de plus en plus connectés aux évolutions de la bande dessinée franco-belge. Un ancrage subtil, qui s’installe de moins en moins brutalement, et conserve bien l’esprit largement ouvert des origines, malgré une professionnalisation de plus en plus sensible.
Notes
1 Sur la stratégie de Bayard face à ses concurrents, voir notamment Françoise Hache-Bissette, « Bayard et Milan : deux marques concurrentes de presse éducative au sein d’un même groupe », Le Temps des médias, n° 21, automne-hiver 2013, p. 54. DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/tdm.021.0053
2 Cécile Boulaire, « Okapi, un journal fantastinouï pour les jeunes dans l’esprit de 68 », Strenæ, 13, mai 2018, consulté le 21 avril 2023. DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/strenae.1823
3 Il est tout à fait possible que cette réalité se soit maintenue ensuite mais face au corpus de magazines paraissant encore il a paru pertinent de fixer une borne.
4 Florence Terray, entretien avec l’auteur, par courriel et téléphone, janvier-mars 2023. Les informations sur la vie interne de la rédaction et les chiffres donnés dans cette partie proviennent de cet entretien, sauf source distincte. Il peut être consulté ici : https://zenodo.org/doi/10.5281/zenodo.10849175
5 Une image visible par exemple ici : http://www.resaclic.net/grabote/imagette/R%E9daction1976.jpg (consulté le 19 mars 2023).
6 Supplément détachable à vocation documentaire, largement illustré, qui fait partie de l’identité d’Okapi.
7 Illustratrice jeunesse et autrice de bande dessinée, elle a notamment reçu le Prix Sorcières 1999, le Prix Goncourt du Livre pour la jeunesse en 2006 et un Fauve d’honneur au Festival d’Angoulême en 2020.
8 Cécile Boulaire et Loïc Boyer, « Quand la presse catholique fait pop ! Révolution par les bandes dans le magazine Okapi », neuvième art 2.0 [En ligne], dossier « Mai 68 et la bande dessinée », mis en ligne en septembre 2018. Consulté le 28 mars 2023. URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1213
9 En bande dessinée franco-belge, la notion de « gaufrier » désigne des cadres types avec 4 ou 3 lignes et des cases aux formats relativement normés. La série ci-dessous n’hésite pas à rompre ce code, à laisser plage à des images larges, etc.
10 Li-An, « Les Barneidor (Kailhenn & Tournès – Okapi) », Site de Li~An, 1, 4 février 2018, https://www.li-an.fr/histoire-bd/barneidor-kailhenn-tournes-okapi (consulté le 28 mars 2023).
11 « Vive Grabote ! », nommé d’après la série de Claveloux, couvre en réalité des centaines d’auteurs et de titres et est indispensable à tous curieux de la revue : http://www.resaclic.net/grabote/ (consulté le 15 mars 2023).
12 Benoît Marchon, entretien avec l’auteur, par téléphone, 14 janvier 2023. Sauf mention contraire, les références à la vie interne de la rédaction s’appuient sur cet entretien.
13 Elles finiront par disparaître avec la création de Grain de soleil (1988) et des magazines religieux pour enfants spécifiques de Bayard.
14 Chaque année, le baromètre des prêts en bibliothèques confirme ce statut en publiant un Top 100 jeunesse « avec Max et Lili » et « sans Max et Lili », tant leur présence fausse la lecture. En 2021, la série y occupe 82 places et les deux auteurs sont n° 1 du taux d’emprunt. Voir « Baromètre des prêts et des acquisitions en bibliothèque – 2021 », Ministère de la Culture, 30 mai 2022, https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Livre-et-lecture/Actualites/www.culture.gouv.fr-Sites-thematiques-Livre-et-lecture-Actualites-Barometre-des-prets-et-des-acquisitions-en-bibliotheque-2021 (consulté le 28 mars 2023).
15 Alors que Pommaux a cessé de dessiner les aventures au tome 8, puis de les scénariser au tome 20, il décide de réaliser seul le dernier volume, La Couleur des secrets, expliquant dans son avant-propos avoir souhaité dire au revoir à son héroïne.
16 Souvent rattaché à la ligne claire, Pommaux récuse cependant cette filiation : « J’aimerais faire une petite mise au point : j’ai souvent lu, ici ou là, que j’utilisais toujours la « ligne claire ». [...] C’est un peu vrai pour quelques albums, mais faux pour la plupart ». Entretien avec Lucie Cauwe, Yvan Pommaux, tout sur votre auteur préféré, Paris, L’École des loisirs, 2004, p. 39. De facto, les décors de Pommaux sont bien plus détaillés que dans la ligne claire classique, mais ses personnages comme les couleurs en aplats très lisibles peuvent l’évoquer.
17 Benoît Marchon, « Angelot du Lac », Les Arts dessinés, octobre 2022, n° 20, p. 99.
18 La ligne claire définit le style graphique formalisé par Hergé et qui a largement influencé derrière lui : décors précis, personnages aux traits plus simples et fermés, couleurs en aplats, etc. Conceptualisé après la création de Tintin par l’auteur néerlandais Joost Swarte, il a été réinvesti dans les années 1970 et 1980 par des auteurs comme Swarte, Yves Chaland, Ted Benoît ou Jean-Louis Floch, qui reprennent des codes en les chargeant d’une dimension plus moderne, parfois ironique, jusque dans les scénarios et thèmes pour Chaland. Pour plus d’informations voir Julien Baudry, « La Ligne Claire : un style historique », Benoît Berthou et Jacques Dürrenmatt, Style(s) de (la) Bande Dessinée, Classique Garnier, 2019.
19 Ce qui n’arrête pas Léo, futur auteur des best-sellers Bételgeuse et Aldébaran, dont le premier album est une vie de Gandhi scénarisée par Benoît Marchon et prépubliée dans Astrapi.
20 Il s’agit de Force 9, qui paraît en album en 1986.
21 Voir Bernard Barral, « L’Aventure d’Okapi », site Vive Grabotte, non daté, http://www.resaclic.net/grabote/?action=laventuredokapi (consulté le 27 mai 2023)
22 Pour les premiers cercles de bédéphiles, l’« Âge d’or » de la bande dessinée désigne l’avant-guerre, soit la période de leur enfance. Forest était membre du premier club d’étude de la bande dessinée, créé en 1962, largement consacré à la réédition et à la discussion autour de ce type de séries. Voir Julie Demange, « Bédéphilie », Dictionnaire thématique de la bande dessinée, neuvième art 2.0, juillet 2017, http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1169 (consulté le 28 mars 2023).
23 Malgré son classicisme formel, la série reste une des premières à aborder certains sujets dans la bande dessinée grand public, comme celui du SIDA dans Le Prof, qui est publié en 1995.
24 Qui joue toutefois sur des vecteurs nostalgiques.
25 Bruno Canard, « La fille du professeur : retour sur la naissance d’un récit… Entretien avec Sfar et Guibert », L’Indispensable n° 2, octobre 1998, p. 58-63. Repris sur Du9 : https://www.du9.org/entretien/sfar-guibert-la-fille-du/ (consulté le 21 avril 2023)
26 Dominique Hérody, « En atelier », neuvième art 2.0 [En ligne], dossier « La vie d’atelier », mis en ligne en janvier. Consulté le 28 mars 2023. URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article119
27 Il y aurait assurément à explorer de ce côté pour une étude poussée des années 1990 chez Bayard
28 Maël Rannou, « Titeuf, de l’interdit au classique », Bédéphile n° 6, novembre 2021.
29 Du titre d’un ouvrage d’Hugues Dayez publié en 2004 par Niffle qui met en avant par des entretiens huit auteurs qu’il considère comme incarnant ce terme, dont le duo Dupuy-Berbérian. Le duo, dont les membres ont depuis développé une carrière solo, a reçu le Grand prix de la ville d’Angoulême en 2008.
Haut de pageTable des illustrations
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Légende | Illustration 1. Gérard Failly, illustration de la rubrique catéchétique, Okapi n° 121, 1er décembre 1976 |
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Légende | Illustration 2. Nicole Claveloux, Grabote épisode n° 253, Okapi n° 213, 1er octobre 1980 |
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Légende | Illustration 3. Philippe Kailhenn et Colette Tournès, L'Île de la Momie épisode n°2 : « Le Rayon jaune de l'œil de verre », page 1, Okapi n° 34, 1er avril 1973 |
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Légende | Illustration 4. Yvan Pommaux, couverture d’Okapi n° 119, 1er octobre 1983 |
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Légende | Illustration 5. Loulou Picasso, couverture d’Okapi n° 149, 1er février 1978 |
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Légende | Illustration 6. Yves Chaland, couverture et 4e de couverture du livret Astrapan « Adolphus Claar : Vacances sur Proxima », Astrapi n° 166, 1er août 1983 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/docannexe/image/6607/img-6.png |
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Légende | Illustration 7. David Beauchard [alias David B.], Le Timbre maudit p. 17, Okapi n° 345,1er avril 1985 |
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Légende | Illustration 8. Téhem, couverture de l’Okapi n° 1117, 1er décembre 2020 |
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Pour citer cet article
Référence électronique
Maël Rannou, « Okapi et Astrapi: précurseurs inattendus de la bande dessinée alternative ? », Belphégor [En ligne], 22-2 | 2024, mis en ligne le 11 décembre 2024, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/6607 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/130vr
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