Navigation – Plan du site

AccueilNuméros22-2I. Le Moyen Âge fait-il vendre?Produire du Moyen Âge pour élèves...

I. Le Moyen Âge fait-il vendre?

Produire du Moyen Âge pour élèves
(didactique de la littérature médiévale dans le secondaire)

Gauthier Grüber

Résumé

Quel Moyen Âge est présenté aux collégiens dans les cours de français ? la naissance de l’enseignement secondaire, au XIXe siècle, c’est un univers médiéval patriotique et moral qui semble privilégié par l’institution, quand bien même les usages peuvent diverger dans les manuels. La situation ne va pas évoluer pendant près d’une cinquantaine d’années, avant que la réforme Haby (1975) du collège unique introduise de nouvelles méthodes dans l’enseignement et renouvelle le corpus médiéval, jusque-là centré sur la littérature épique et historiographique. On assiste dès lors à l’avènement de la figure tutélaire du chevalier courtois (de type Yvain) et de son opposé comique, Renart. Ce binôme occupe désormais une large place dans l’enseignement de la littérature médiévale, que ce soit dans les programmes ou les manuels. Une rapide enquête sur les pratiques concrètes d’enseignement montre cependant que c’est essentiellement par le biais de la littérature jeunesse que les collégiens découvrent l’univers médiéval.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Ivan Illich, Une société sans école, Paris, Seuil, 1971, p. 74-75.

1L’école vend-elle un savoir ? Nous ne saurions ici faire l’économie de citer les réflexions d’Ivan Illich : « L’école assure la vente des “programmes”, qui se présentent comme toute autre marchandise, dûment préparés et conditionnés. Avant d’en entamer la production, tout commence, bien entendu, par une “recherche” qualifiée de scientifique ; à partir de cette recherche, les “ingénieurs” en enseignement vont pouvoir établir les prévisions en matière de demande et d’approvisionnement […]. Le “service de vente” est assuré par l’enseignant qui livre le produit fini au consommateur, en l’occurrence à l’élève1…» Sans suivre les développements du philosophe sur sa « société sans école », nous pouvons du moins nous interroger sur la place du collège dans la formation du futur citoyen-consommateur. En lui donnant des repères qui guideront sa consommation culturelle à venir, l’enseignement secondaire prédispose selon nous l’adolescent à une certaine lecture du monde. Aussi nous semble-t-il intéressant d’examiner comment l’imaginaire médiéval est « vendu » par les différents acteurs du marché de l’enseignement, que ce soit l’institution, les manuels ou les professeurs.

  • 2 Régine Pernoud Pour en finir avec le Moyen Âge, Points Histoire, 2014 (1977), p. 7.

2Notre propos ne saurait cependant se limiter à un examen critique du Moyen Âge scolaire, dont il est facile de reconnaître le caractère réducteur. On relira, à ce propos, avec plaisir l’introduction de l’ouvrage classique de Régine Pernoud Pour en finir avec le Moyen Âge dans lequel l’historienne revient sur la conversation qu’elle a eue avec une documentaliste lui demandant si elle ne possédait pas des images « qui donnent une idée du Moyen Âge en général : des tueries, des massacres, des scènes de violence, de famines, d’épidémies […]. Visiblement cette documentaliste n’avait pas dépassé le niveau d’Amélie sur le point particulier de l’histoire du Moyen Age. Mais comment l’aurait-elle dépassé ? Où en aurait-elle appris davantage2 ? ».

  • 3 Qui consiste en un « travail disciplinaire spécifique pour adapter les genres à la forme scolaire e (...)
  • 4 André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du xviie au xixe siècle, Paris, Retz, 2006, p (...)
  • 5 Sur les enjeux de la didactique de la littérature médiévale, lire la thèse de Louis Gémenne, L’appr (...)

3Il faut ainsi considérer, avant tout jugement, le processus de « scolarisation3 », qui a permis l’introduction de l’univers médiéval complexe auprès des élèves. Comme le note André Chervel : « une œuvre littéraire sélectionnée pour faire partie du canon [scolaire] y pénètre rarement sous sa forme originelle et sans d’importantes modifications4 ». Reconnaissons que simplifier, en essayant d’éviter la caricature ou le mensonge pour enfants, n'est pas chose facile quand il s’agit d’aborder des notions problématiques comme celles de l’amour courtois ou encore de l’esprit de Croisades auprès des adolescents5. Il faudra se méfier du miroir déformant qu’une lecture globale pourrait donner ; rappelons qu’entre 1960 et 1990, notamment sous l’effet du collège unique, nous sommes passés de 45% d’élèves de primaire qui allaient dans le secondaire, à plus de 80%, démocratisation de l’enseignement secondaire qui a conduit à des modifications profondes des programmes.

  • 6 Lire à ce sujet l’ouvrage de Clémence Cardon-Quint, Des Lettres au français. Presses universitaires (...)

4Il nous paraît donc intéressant d’essayer de définir ce qui a pu conduire aux choix didactiques opérés dans cette présentation limitée du Moyen Âge, notamment en examinant l’évolution de l’imaginaire médiéval scolaire depuis la création de l’enseignement secondaire au xixe siècle jusqu’à l’imposition récente du chevalier courtois comme seule représentation littéraire du Moyen Âge auprès des collégiens6.

1880-1938. La littérature française en tant que discipline scolaire : littérature, patrie et morale

  • 7 Même si l’étude d’œuvres françaises apparaît dès 1803, mais dans une optique différente à partir de (...)
  • 8 André Mareuil, « Les programmes de français dans l'enseignement du second degré depuis un siècle (1 (...)
  • 9 Félix Hémon, Recueil des monographies pédagogiques publiées à l’occasion de l’Exposition universell (...)
  • 10 Bulletin administratif, 1890, p. 98.

5C’est en 1880 que l’enseignement de la littérature française, tel que nous le concevons, est instauré, en opposition à l’enseignement du latin, avec le remplacement de l’épreuve de composition d’un discours latin par celle de français7 « portant sur l’ensemble du programme littéraire », comprendre par-là « l’étude des chefs-d’œuvre8 ». L’objectif de cette approche de la littérature est triple si l’on en croit un enseignant de l’époque : « Le premier […] est surtout littéraire, le deuxième surtout national et français, pour ainsi dire ; le troisième surtout moral9 ». Soulignons ici que la littérature est conçue à l’époque comme une manière de « fréquenter les grands écrivains de tous les temps ; apprendre d’eux, par ce commerce familier, d’abord ce que l’esprit humain a pensé, senti, voulu aux siècles passés ; ensuite l’art de penser, de sentir, de vouloir soi-même, à leur exemple […]. Voilà le fond même de l’éducation10 ».

  • 11 Augustin Pellissier, Cours gradué de littérature française. Morceaux choisis des classiques françai (...)

6Si la littérature française supplante les lettres classiques, la conception de la culture littéraire comme modèle proposé à la formation de la jeunesse perdure, comme le résume parfaitement l’introduction de ce manuel dans la justification des extraits qu’il a choisis : « Plus les moyens de s’instruire sont aujourd’hui répandus et popularisés, plus il faut parer aux dangers d’une instruction malsaine et corruptrice ; plus les œuvres de l’esprit se multiplient, plus on doit choisir les passages à proposer en modèles. Savoir beaucoup est le propre d’un érudit ; savoir à fond ce qu’il y a d’excellent, voilà ce qui fait l’homme de goût, l’homme bien élevé, ce que nos pères appelaient si justement l’honnête homme11 ».

  • 12 Nous employons ici un terme qui n’existait pas encore à l’époque dans son sens contemporain.
  • 13 André Mareuil, Littérature et jeunesse d'aujourd'hui. La crise de la lecture dans l’enseignement co (...)

7L’acte de naissance de la didactique12 en littérature médiévale est à situer dans les programmes de lycée, et plus précisément de l’année de Seconde, avec la mention dès 1880 de la Chanson de Roland et de la Vie de Saint Louis de Joinville, deux œuvres qui pouvaient répondre au triple objectif littéraire, patriotique et moral sus-cités (au lendemain de la défaite traumatisante de 1870). Cependant, les programmes de collège voient rapidement apparaître la préconisation d’une étude de « récits extraits des poètes et prosateurs du Moyen Âge » pour l’année de 6e (en 1895) et 5e (en 1902). Comme l’analyse André Mareuil, cette extension du domaine médiéval est certainement « la conséquence du renouveau des études des médiévistes français, annoncée dans la seconde moitié du xixe siècle, notamment par Paulin Paris et son fils Gaston13 ».

  • 14 lbert Cahen, Morceaux choisis des auteurs français XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, publiés con (...)
  • 15 Idem.

8Si nous regrettons de ne pas avoir plus de précisions sur les textes à étudier, la lecture des manuels est ici éloquente. Le Moyen Âge est tout d’abord considéré comme une littérature à part et n’entre pas forcément dans le corpus de la littérature française dans certains manuels. L’introduction d’un ouvrage scolaire précise ainsi : « nous n’avons pas renoncé à mettre, comme nous l’avions toujours fait, sous les yeux de nos enfants quelques pages de notre ancienne littérature, de la Chanson de Roland à Villon et de Villehardouin à Commynes. Mais nous avons groupé ces extraits dans une introduction paginée à part : les plus anciens sont accompagnés d’une traduction ; ceux du XVe siècle, de notes nombreuses14 ». La diversité des textes proposés peut surprendre dans ce manuel destiné à l’ensemble des classes du secondaire15. Nous trouvons ainsi un extrait de la mort d’Aude dans la Chanson de Roland, « Le loup et l’agneau » de Marie de France, « La pêche aux anguilles d’Ysengrin » dans le Roman de Renart, les croisés devant Jérusalem dans les Chroniques de Villehardouin, deux extraits du Roman de la Rose (une reverdie et la plainte d’un mari), Saint Louis rendant la justice dans le récit de Joinville, l’épisode des six bourgeois de Calais chez Froissart, deux rondeaux (printemps et été) de Charles d’Orléans, deux poèmes de Villon (« ballade des dames du temps jadis » et « l’égalité dans la mort ») et enfin un extrait de P. de Commynes sur les précautions prises par Louis XI.

  • 16 Gustave Merlet, Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvi (...)

9Cette liste, qui devait s’adapter aux élèves de 6e, 5e et Seconde, évoque à la fois un assez large Moyen Âge d’un point de vue chronologique (de la Chanson de Roland à Villon) et un nombre important de thèmes, genres et tonalités. Si ce n’est dans les textes historiographiques (nombreux et qui correspondent essentiellement au programme de Seconde), nous pouvons nous demander où trouver l’articulation morale et patriotique prescrite par ailleurs ; notons par ailleurs l’absence remarquable de la littérature arthurienne parmi les « poètes et prosateurs du Moyen Âge » quand on pense à la place qu’elle occupe désormais dans les manuels. Un autre manuel16 nous permet d’affiner notre lecture ; celui-ci ne présente pas de textes antérieurs à la Renaissance, mais sa longue introduction fait la part belle à un Moyen Âge où « la ferveur religieuse s’alli[e] à la bravoure chevaleresque » (p. vii). Le genre épique semble ainsi avoir la préférence de l’auteur de ce manuel, qui rappelle le caractère oralisant, et surtout moralisant de cette première littérature « proposant les grands exemples du temps passé, et se déroulant majestueusement en vers de dix syllabes » (p. viii).

  • 17 Voir à ce sujet, la page consacrée à Chrétien de Troyes sur le site Arlima (Archives de la littérat (...)

10L’histoire, une fois encore représentée par Joinville, est également mise à l’honneur, et l’introduction de ce manuel s’intéresse surtout à la « gaieté française » (p. xii) du Moyen Âge, évoquant davantage les farces et fabliaux (dont le « chef d’œuvre impérissable » de Maitre Pathelin, p. xiii) que les romans de la Table Ronde, aussi rapidement évoqués qu’évacués. Si les prescriptions imposent donc un triple but littéraire, moral et patriotique, les manuels semblent quant à eux privilégier un Moyen Âge héroïque mais également heureux, fantaisiste, loin d’une vision assez misérabiliste du monde médiéval, dans lequel la littérature arthurienne n’a que peu de droit de cité. Il faudrait ici faire un parallèle avec les études littéraires pour le Moyen Âge à la même époque, étude qui dépasse le cadre de notre réflexion. Assurément, la littérature épique a reçu un traitement de faveur entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. Nous noterons cependant que les études arthuriennes n’étaient pas en reste, comme en témoigne l’importante bibliographie critique de l’époque17.

11Étonnant Moyen Âge donc, que ce premier Moyen Âge scolaire, conçu et pensé dans des programmes littéraires qui privilégient idéologiquement l’épopée et l’historiographie (dans ce qu’elle a de plus hagiographique) mais ouvert au lyrisme et à la littérature satirique dans les manuels. Ce Moyen Âge, aussi étonnant soit-il, va cependant se scléroser en quelque sorte pendant près d’un demi-siècle. En effet, à compter des instructions de 1925 et de 1937-38, la littérature médiévale disparaît des programmes de lycée ; ne restent donc que les classes de 6e et de 5e du collège dont le programme ne variera pas pendant près de cinquante ans... Cette place succincte de la littérature médiévale éclaire le faible nombre de pages que consacre l’ouvrage de référence de l’époque, les Textes français de Chevaillier et Audiat, à savoir 128 pages pour le Moyen Âge, contre 414 pour le xviie et presque 500 pour le xixe siècle.

1945-1976. Au Moyen Âge, rien de nouveau ?

  • 18 Les textes « sont […] un des moyens, parmi les meilleurs, dont le professeur dispose pour donner à (...)
  • 19 Instruction du 5 juin 1953 concernant la formation morale par l’explication des textes français, BO (...)
  • 20 Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale, n° 23, 1953, p. 1688-89.

12Si un changement didactique s’opère dans l’éducation nationale à partir des années 1950 (notamment sous la pression démographique dans le secondaire), l’enseignement du français reste quant à lui tributaire des idées du début du siècle. Le texte littéraire est avant tout un texte historique18, lieu de rencontre avec un grand homme qu’est l’auteur, dans un objectif d’édification de la jeunesse : « Le but de l’explication française est de reconstituer, à l’aide des mots, les idées, les sentiments, les intentions qui animaient l’auteur. […] c’est par leur association que ces éléments vivent, comme ils vivaient, inséparables, dans un cœur et une pensée d’homme au moment où l’écrivain créait son œuvre19 ». Ce qui explique qu’en 1953, une demi-heure de français soit ajoutée aux élèves de 3e, en remplacement d’un cours d’instruction civique car « au lieu que la leçon de morale faite à heure fixe suscite généralement un réflexe de défense qui la rend vaine – sans parler de l’allure dogmatique qui la rend ennuyeuse – l’atmosphère de beauté morale liée à la beauté littéraire où il est aisé de situer l’enseignement des Lettres, cette suggestion diffuse et comme invisible qui se fait sentir à tout moment dans l’étude d’un grand texte, dirigée par un grand professeur, ont un pouvoir d’autant plus puissant que leur action est plus discrète20 ». Rappelons enfin cet aphorisme du Memento de 1953 : « l’enseignement des lettres [doit] viser à affiner le goût » des élèves.

13Quant à la littérature médiévale, nous l’avons déjà dit, elle n’occupe plus à partir de 1938 qu’une place assez anecdotique dans les programmes, sous les termes de « Contes et récits extraits des poètes et prosateurs du Moyen Âge ». Ceci explique certainement que le canonique volume de la collection Lagarde et Michard pour le Moyen Âge n’occupe que 250 pages, à égalité avec le xvie siècle (qui n’est guère favorisé par les programmes), loin des 400 pages consacrés au xviie et plus encore des près de 600 pages pour le xixe siècle… On retrouve finalement ici les mêmes proportions que pour les Textes français de Chevaillier et Audiat.

  • 21 André Lagarde et Laurent Michard, Moyen Âge, les grands auteurs français du programme, Bordas, 1948

14La lecture du Lagarde et Michard21 est très instructive sur la représentation de l’imaginaire médiéval dans les années 1950 à 1970. Si l’on s’en tient au seul sommaire, on constate que la littérature épique occupe, encore une fois, la part la plus importante de l’ouvrage, notamment la Chanson de Roland qui représente à elle seule une trentaine de pages, c’est-à-dire autant que toute la littérature courtoise. C’est que la Chanson de Roland apparaît comme un « poème moral » (p. 6), qui met en valeur « l’honneur national » et « la piété des héros ». On « sentira [ainsi par rapport aux autres gestes] la supériorité de la Chanson […] par son art, par sa valeur humaine, par sa spiritualité plus grande » (p. 6).

15L’éloge est plus mesuré pour Chrétien de Troyes, dont les « romans manquent d’unité » et sont « sans analyse de la passion comme Tristan et Iseult » (p. 58). Pour le reste, on retiendra surtout la place toujours importante consacrée aux textes historiques, notamment à Joinville et à sa peinture d’un « grand roi et héros chrétien » (p. 123), et surtout celle de la littérature satirique, avec de nombreux extraits du Roman de Renart, œuvre, certes, « bien faite pour séduire l’esprit populaire » – et on a du mal à ne pas lire ici un jugement de valeur dans le choix de cet adjectif qui s’oppose à un certain esprit scientifique – mais aussi « peinture malicieuse », dessinée d’un « crayon sobre et précis » (p. 79). Nous retrouvons ainsi dans ce manuel de 1948 (pour la première édition) les mêmes appréciations et le même imaginaire médiéval que celui des manuels de 1913, même si la littérature arthurienne y gagne quelques – modestes encore – lettres de noblesse.

  • 22 Plaisir de lire 6e et Plaisir de lire 5e, Armand Collin, 1962.
  • 23 Plaisir de lire 6e, p. 221.

16La situation, une fois encore, ne va pas évoluer pendant une vingtaine d’années. Un manuel de 196222 montre ainsi, outre la place réduite – mais logique par rapport aux programmes – consacrée à la littérature médiévale, des traits communs avec les manuels déjà étudiés. On souligne surtout la vaillance des héros du temps de Charlemagne à travers plusieurs extraits d’Aymeri de Narbonne, de la version hugolienne de la Légende des siècles, ou encore de la littérature historiographique (Joinville, Froissart). Quant à la littérature arthurienne, elle n’est représentée que dans un extrait de Perceval au sujet des « forêts enchantées »… En revanche, la peinture joyeuse, satirique du Moyen Âge laisse sa place à celle plus noire de ces temps « de tristesses, de défaites et de misères23» avec des extraits du Journal d’un bourgeois de Paris, évocation qui n’est pas sans rappeler celle dénoncée par Régine Pernoud.

1977-1996 : la réforme du collège unique

  • 24 Langages et textes vivants, expression personnelle 6e, Arnaud/Magnard, 1977.

17Il faudra attendre le tournant des années 70 pour voir évoluer les lignes dans l’enseignement du français et donc de la littérature médiévale. C’est surtout l’introduction d’une dimension personnelle dans la lecture qui va marquer l’esprit de la réforme Haby du « collège unique ». Déclarant vouloir dépasser une « conception ancienne de la littérature », ces nouveaux programmes veulent désormais donner accès à « une culture accordée à la société de notre temps », avec notamment des « textes non littéraires ». C’est ainsi qu’un manuel de 6e24 pourra proposer l’étude de textes scientifiques traitant des volcans, de textes historiques sur la conquête des champs sur la forêt, d’essais sur le cinématographe…

  • 25 Brochure CNDP n°6092 : Français, langues anciennes, classes des collèges, 1981.
  • 26 Programme dans l'arrêté du 14 novembre 1985 concernant les auteurs au programme.

18Un changement complet de paradigme a également lieu face aux textes patrimoniaux puisqu’il faut éviter désormais de « conditionner l’individu pour le subordonner à des normes qui lui ôtent toute possibilité de s’affirmer » : « en présence d’un texte littéraire, [l’enseignant] ne leur impose pas une admiration de principe » au profit d’une lecture plus personnelle25 (il convient de préciser que ce changement de paradigme reste idéologique). Que devient donc la littérature médiévale sans ses oripeaux de début de siècle et débarrassée de toute ambition patriotique ou moralisatrice ? Le programme de 1977 (qui sera repris en 1985) innove : exeunt La Vie de Saint Louis et La Chanson de Roland, place au Roman de Renart et aux fabliaux, aux « prosateurs » et aux « poètes du Moyen Âge26 »… propositions qui ne font que confirmer, on le voit bien, l’usage des manuels.

  • 27 À travers l’étude de la scène de débat entre Roland et Olivier, extrait qui fait assurément figure (...)
  • 28 Avec un autre passage classique des manuels : « Renart et les anguilles ». Voir, par exemple, Langu (...)
  • 29 Par exemple : Le Français en 5e, Nathan, 1991.
  • 30 Sur la vitalité des études arthuriennes à partir des années 70, voir la notice de Thierry Delcourt, (...)

19Ces manuels, justement, éclairent bien cette nouvelle situation de la littérature médiévale dans le secondaire. Davantage tournées vers le monde contemporain, les éditions scolaires n’accordent tout d’abord qu’une place très restreinte au Moyen Âge. S’il n’y a pas lieu de parler d’omerta sur la littérature médiévale, comme ce sera le cas pour les manuels de lycée à la même époque, l’imaginaire médiéval ne trouve guère à s’épanouir. Nous notons cependant que certains textes « classiques » demeurent au poste, comme la Chanson de Roland27 ou le Roman de Renart, qui fait ici une apparition « officielle » en lien avec les programmes28. Mais si les manuels n’accordent que peu de place à la littérature médiévale, elle fait cependant la promotion d’une figure culturelle appelée à régner par la suite : celle du chevalier arthurien. En effet, les romans de chevalerie font désormais jeu égal avec leurs concurrents épiques, notamment grâce aux exploits d’Yvain ou de Tristan29. Sans doute, la disparition de l’aspect patriotique dans les programmes y est pour quelque chose. Il est en effet plus difficile de travailler sur des textes comme la Chanson de Roland, perçue comme étendard littéraire d’une politique de reconquête. Précisons que les années 1970 sont remarquables par la densité des études arthuriennes, qui semblent prendre le pas sur les études épiques, même si ce point mériterait d’être discuté plus finement. La situation dans le secondaire pourrait ainsi se faire l’écho de la situation à l’université30.

20En dehors des contenus, nous constatons également que les notices explicatives des textes, toute période confondue, tendent à se réduire au minimum (lorsque l’on compare avec le Lagarde et Michard par exemple). Il s’agit ici d’un mouvement de fond qui perdure et qui doit pouvoir s’expliquer avec la volonté de ne pas imposer de « lecture officielle » aux élèves. Quoi qu’il en soit, la présentation de l’univers médiéval s’en trouve fortement réduite, avec la survivance néanmoins d’une thématique que l’on retrouve dans de nombreux paratextes : celle d’une lecture oralisée (« conte transmis à la veillée », diffusion des textes « par les jongleurs »…). Ce positionnement fragile pour la didactique de la littérature médiévale des années 1970 va finalement être contrebalancé par l’épanouissement des années 1990.

1996-2016. L’âge d’or de la littérature médiévale ?

  • 31 Voir à ce sujet : Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 18-19.

21Rappelons que l’importante réforme menée entre la loi Jospin de 1989 et le collège Bayrou de 1996 voit émerger, dans la didactique du français, la notion de « discours »31 qui marquera durablement l’enseignement des lettres. À cette méthodologie de la lecture qu’on a pu qualifier de « techniciste », s’ajoute l’alignement des programmes de français et de ceux d’histoire en ce qui concerne leur temporalité. L’enseignement de la littérature médiévale sera désormais circonscrit à l’année de 5e. Parmi les œuvres conseillées, nous retrouvons le Roman de Renart, mais nous notons surtout l’apparition d’œuvres intégrales comme Perceval, Yvain, Érec et Énide de Chrétien de Troyes, Tristan et Iseut de Béroul et Thomas, ainsi que deux farces : la Farce de Maître Pathelin et celle du cuvier. Si le comique médiéval était déjà cité depuis 1977, il s’agit de la première apparition des romans médiévaux dans les programmes… concomitante à la disparition de la chanson de geste. Dernier point, et non des moindres, la littérature jeunesse, déjà présente dans les programmes depuis 1977, se voit conforter avec l’adjonction dans les annexes aux textes officiels d’une importante liste indicative parmi lesquels figurent quelques ouvrages classiques dans les CDI : Le Chevalier au bouclier vert, Le Faucon déniché, Sans nom ni blason

  • 32 BOEN spécial n°6 du 28 août 2008.

22En 2008, les nouveaux programmes confirment l’alignement du français et de l’histoire mais la lecture s’inscrit de nouveau dans une dimension dite « humaniste » capable d’initier chez l’élève une « réflexion sur la place de l’individu dans la société et sur les faits de civilisation ». De fait, deux approches sont exigées du professeur en lecture : la première, en lien avec le programme d’histoire, est de « situer [les œuvres] dans un contexte historique et culturel », la seconde est de les étudier « en fonction des genres et des formes auxquels elles appartiennent », et ce afin de « percevoir de manière vivante les échos que les œuvres entretiennent entre elles à travers le temps32 ». Si l’approche technique des textes (étude des genres) est encore un axe important, leur réinscription dans le temps apporte un développement intéressant dans le cadre de notre étude car elle suppose pour les enseignants de français une vraie réflexion sur l’imaginaire médiéval en 5e. Une liste de lecture recommandée nous permet de retrouver les ouvrages conseillés dans les précédents programmes (Roman de Renart, romans de Chrétien de Troyes, Tristan et Iseut, fabliaux et farces) auxquels s’ajoutent d’une part la Chanson de Roland (qui fait là son grand retour) mais également Marco Polo (pour les « récits d’aventures ») et Charles d’Orléans (pour la « poésie).

  • 33 Textocollège, Hachette, 2001, p. 163.

23C’est donc en 1996 et 2008 que vont apparaître, dans les manuels, des chapitres désormais canoniques dans les cours de français notamment avec le binôme récits chevaleresques/récits satiriques (ou, pour le dire autrement, Yvain/Renart). Nous distinguerons tout de même deux approches différentes selon les réformes : alors que les manuels de 1996 sont avant tout axés autour de compétences et d’objectifs techniques, sans que l’univers médiéval soit étudié en tant que tel, les manuels de 2008 sont davantage orientés vers une connaissance du Moyen Âge. Si l’on étudie donc le Roman de Renart dans un manuel de 2001, c’est avant tout pour « savoir prendre position et expliquer ses choix » à travers la lecture d’un « texte de dérision critique33 ». Nous remarquons, au détour d’un paratexte, qu’une rapide présentation de l’œuvre est envisagée, mais celle-ci est surtout prétexte à travailler l’argumentation. Aussi, le Moyen Âge qui est présenté aux élèves est-il celui des chevaliers – en lien avec le merveilleux – et des animaux rusés.

  • 34 La grande nouveauté de ces manuels à compter de l’an 2000 est de recourir à des enluminures en lieu (...)
  • 35 Fleur d’encre 5e, Hachette, 2013, p. 108.

24La situation à compter de 2008 est bien différente : les textes médiévaux occupent désormais la moitié des manuels avec des séquences portant sur les romans de Chrétien de Troyes, le mythe de Tristan et Iseult, le Roman de Renart, les fabliaux, la Farce de Maître Pathelin, Marco Polo… sans oublier quelques excursus dans la poésie de Charles d’Orléans. Au-delà de cette densité médiévale, c’est l’approche même des textes qui change. Un chapitre consacré à la chevalerie abordera les différentes caractéristiques du chevalier (parmi lesquels la prouesse, l’« obéissance à la dame », la lutte contre les félons, l’aide aux plus faibles et la quête du Graal). Si ce portrait du héros de roman chez Chrétien de Troyes est quelque peu réducteur (encore qu’adapté d’un point de vue didactique à des collégiens), on appréciera la richesse des textes, des illustrations34, le travail sur l’oralité35, les références courantes au vocabulaire médiéval, des synthèses sur la culture médiévale et les citations en ancien français : autant de traits que nous retrouvons dans les chapitres consacrés à l’étude des fabliaux et des textes satiriques. La chanson de geste peut encore apparaître çà et là, mais elle occupe désormais la place mineure qu’avaient les romans auparavant. Ce qui se comprend parfaitement avec l’évolution de la société : les romans sont inscrits par les manuels dans une seule trame courtoise assez caricaturale mais bien innocente – celui du service à la Dame – là où les épopées s’inscrivaient dans une trame morale et patriotique. Autres temps, autres mœurs, autres manuels… Période charnière de l’enseignement de la littérature médiévale, les années 1990-2000 sont marquées essentiellement par la consolidation de la figure centrale du héros romanesque de type arthurien, qui devient en quelque sorte la clé de voûte de l’univers médiéval.

2016 à aujourd’hui. Le chevalier schématique

  • 36 Agnès Joste, « Aperçu synthétique de l’enseignement du français 1880-2010 », 2017, [en ligne] https (...)
  • 37 BOEN n° 31 du 30 juillet 2020.

25Les derniers programmes de littérature pour le collège datent de 2016 et sont marqués tout d’abord par la fin de la corrélation systématique entre les programmes de français et d’histoire. Cela signifie donc que les enseignants sont libres de ne plus puiser dans les textes du Moyen Âge en 5e. Ajoutons à cela une nouvelle manière d’aborder les textes, en opposition avec la recherche du sens par le texte, telle qu’elle était jusqu’ici envisagée (avec le refus des « sens préexistants ») : désormais, l’étude en classe doit se faire dans le cadre d’entrée du type « socialisant de développement de la personne36 » comme « se chercher, se construire », « vivre en société, participer à la société », « regarder le monde, inventer des mondes » et « agir sur le monde ». Les textes littéraires sont considérés comme « des ouvertures sur le monde qui nous entoure, proposent des réponses aux questions que se pose l’être humain et permettent d’aborder les enjeux proprement littéraires37 ». Nous constatons au passage l’intéressante inversion des objectifs fixés en 1880 qui plaçait le but littéraire en première position.

  • 38 Nous renvoyons, pour une analyse fine de ces programmes, au très bel article de Philippe Haugeard : (...)

26À l’intérieur des nouvelles listes de lecture, il n’est plus proposé d’indications d’œuvres, mais de corpus, conception plus large qui offre une grande liberté aux enseignants. À ce titre, il est possible d’étudier la littérature médiévale dans presque toutes les entrées, avec un focus plus spécifique tout de même pour l’entrée « Héros / héroïnes et héroïsmes » en 5e où figurent obligatoirement, en lien avec le programme d’histoire, l’étude d’« extraits d’œuvres de l’époque médiévale, chanson de geste ou romans de chevalerie ». La découverte du Moyen Âge peut donc se limiter actuellement pour les collégiens à la seule figure du héros médiéval, et plus précisément du chevalier. En 6e, nous rencontrons de nouveau notre binôme littérature chevaleresque/littérature satirique, l’enseignant étant invité à travailler la notion de « ruses, mensonges et masques » avec les fabliaux, farces et soties38.

  • 39 On lira avec profit les réflexions de l’adaptatrice dans « De Lancelot à Renart : comment adapter s (...)
  • 40 Ou lui consacre un chapitre, comme dans Nathan 5e, 2022.
  • 41 Il en va de même avec la définition sommaire de la courtoisie : « le chevalier voue à sa Dame un am (...)

27Cette place réduite de la littérature médiévale dans les programmes a des répercussions logiques dans les manuels avec un nombre lui aussi réduit de chapitres consacrés au Moyen Âge. Il est cependant notable que les chapitres consacrés aux chevaliers en 5e présentent de fortes ressemblances avec ceux des manuels de 2008. Nous retrouvons donc une prédominance très nette de la littérature arthurienne (Yvain en tête, suivi de près par Lancelot), souvent dans une version adaptée (notamment celle d’Anne-Marie Cadot-Collin39). Si certains manuels étudient encore la scène du cor dans la Chanson de Roland40, ce sont surtout des parcours d’œuvres intégrales romanesques qui sont proposés aux élèves, avec pour principal objectif l’étude d’un héros en construction (Yvain, Perceval, Lancelot…). De fait, les manuels d’aujourd’hui présentent aux élèves un univers médiéval toujours centré sur le chevalier romanesque, mais de manière beaucoup plus schématique. Le héros épique y est ainsi présenté comme un bloc (« héros d’un courage exceptionnel et d’une fidélité sans faille à leur Dieu et à leur souverain »), quand le héros de roman doit faire un « apprentissage […] qui lui permet de grandir, d’acquérir les qualités nécessaires au chevalier, de trouver sa place et de mériter l’amour de sa dame41 ».

  • 42 Le Livre scolaire, Français 6e, 2016, p. 180.

28Dans les manuels de 6e, le Moyen Âge apparaît encore, mais essentiellement à travers le Roman de Renart et l’adaptation en bande dessinée de Bruno Heitz. La thématique étant celle de la ruse, on ne retrouve que peu de réflexion sur le Moyen Âge en lui-même, qui apparaît par les textes et les rares paratextes comme une période essentiellement de disette (« la vie est dure à cause des conflits et du manque de nourriture42 »). Signalons tout de même, dans ces mêmes manuels de 6e, la place de Charles d’Orléans dans des chapitres consacrés à la poésie, rappelant l’usage des manuels du siècle passé.

29Pour ce qui est de l’image enfin, nous retrouvons, dans les manuels de 5e, les mêmes illustrations que dans les années 2000, notamment avec le Codex Manesse d’une part et les peintures pré-raphaélites de l’autre, choix qui renforcent encore la perception idéalisée de la chevalerie. Dans les manuels de 6e, en dehors des adaptations de Renart déjà citée, nous remarquons un recours fréquent aux enluminures pour illustrer le chapitre consacré à une question qui ne fait pourtant pas référence au Moyen Âge : les récits de création.

30Un questionnaire envoyé à des collègues de collège nous permet d’affiner notre réflexion sur l’utilisation didactique de la littérature médiévale, notamment dans les programmes actuels. Il apparaît tout d’abord, pour la majorité des enseignants qui ont répondu, que très peu de séquences sont consacrées aux seuls textes médiévaux, contrairement aux propositions des manuels (ce qui nous invite à la prudence quant à l’usage qui est fait desdits manuels). Dans le même ordre d’idée, le choix des enseignants se porte avant tout sur la littérature satirique (notamment les Fabliaux ou le Roman de Renart), malgré la présence remarquée d’Yvain dans les lectures conseillées. La chanson de geste est citée à l’occasion (c’est d’autant plus vrai pour des collègues ayant travaillé sur les anciens programmes) ; quant à la poésie, elle est quasi absente des réponses qui nous sont parvenues.

  • 43 On notera au passage que les collègues interrogés ne font pas de distinctions entre littérature jeu (...)

31La belle vitalité de la littérature jeunesse d’inspiration médiévale est remarquable, puisqu’elle apparaît dans la majorité des réponses qui nous ont été adressées. Non seulement cette littérature semble davantage étudiée par les collègues, mais elle est surtout représentée par des œuvres très diverses (romans de Michael Morpurgo, Double meurtre à l’Abbaye de Jacqueline Mirande, Le Faucon déniché de Jean-Côme Noguès, Le Fantôme de maître Guillemin d'Évelyne Brisou-Pellen, Meurtres à la cathédrale de Martine Pouchain, Les Aventures du Chevalier Silence de Fabien Clavel43…). Un dernier point mérite d’être signalé : la moitié des enseignants consultés précisent avoir déjà recouru ponctuellement à de très courts extraits en ancien français, part non négligeable quand on constate leur quasi-absence dans les manuels actuellement.

  • 44 Vingt-deux ouvrages du Moyen Âge seulement, essentiellement satiriques (Roman de Renart…).
  • 45 Cécile Boulaire, Le Moyen Âge dans la littérature pour enfants, Presses universitaires de Rennes, 2 (...)

32Pour conclure, une rapide enquête menée sur les bases d’une dizaine de CDI répartis dans toute la France confirme les quelques remarques que nous venons de formuler. Les ouvrages de littérature médiévale (textes traduits ou d’inspiration médiévale) ne représentent ainsi, en moyenne, que 3,5% des fonds d’un CDI de collège. Si nous regardons de plus près à ces chiffres, nous constatons cependant une grande diversité d’ouvrages, avec plus de 160 titres différents, et pour majorité des titres jeunesses contemporains44. Parmi les bestsellers des documentalistes, on trouvera donc Le Chevalier au bouclier vert d’Odile Weulersse, le cycle du Graal de Christian de Montella, le Seigneur sans visage de Viviane Moore, Sans nom ni blason de Jacqueline Mirande, le Vœu du Paon de Jean-Côme Noguès et surtout les différents romans de Evelyne Brisou-Pellen (le cycle de Garin Trousseboeuf en tête) qui représentent près de 15% des titres référencés dans les fonds… La plupart de ces romans, pour ce que nous avons pu en lire, semblent correspondre aux codes étudiés par Cécile Boulaire dans sa thèse Le Moyen Âge dans les livres pour enfants, 1945-199945.

  • 46 Sans doute faut-il mettre ici en rapport cette position dominante de la littérature romanesque médi (...)
  • 47 Terre de lettres, 5e, Nathan, 2022, p. 183.

33Quel Moyen Âge a donc été présenté aux élèves de secondaire depuis l’instauration des cours de littérature française en 1880 ? Deux périodes semblent à distinguer : jusqu’en 1977, l’univers médiéval est en partie lié, si l’on en croit les programmes, à une conception morale et patriotique. Les manuels, s’ils s’accordent sur ce dernier aspect (notamment à travers la figure de Saint Louis ou celle fictive de Roland), n’en oublient pas de célébrer la gaieté d’une époque pas toujours morale ou du moins moralisatrice. À partir de 1977, on n’envisage plus de modèle littéraire, mais des rencontres qui vont privilégier un duo Chrétien de Troyes / Roman de Renart ; d’un côté donc le héros courtois au service de sa Dame, de l’autre le contre héros rusé. Cette représentation du Moyen Âge, malgré le travail des professeurs, constitue ainsi l’horizon d’attente du futur consommateur en médiévalisme : peu ou pas de poésie, un théâtre purement farcesque, des jongleurs et un rapport fort à l’oralité (« oyez oyez »), des animaux cruels mais rusés et surtout d’innombrables chevaliers toujours en quête de gloire et d’amour46. On peut sûrement regretter les limites actuelles de cet horizon, mais, pour parodier des auteurs de manuels dans leur synthèse sur l’apprentissage des chevaliers : « l’on peut toujours progresser, et c’est pourquoi les efforts du [professeur] n’ont jamais de fin47 ».

Haut de page

Notes

1 Ivan Illich, Une société sans école, Paris, Seuil, 1971, p. 74-75.

2 Régine Pernoud Pour en finir avec le Moyen Âge, Points Histoire, 2014 (1977), p. 7.

3 Qui consiste en un « travail disciplinaire spécifique pour adapter les genres à la forme scolaire et disciplinaire ». Nathalie Denizot, « Genres littéraires et genres textuels dans la discipline français », Pratiques, 2010, p. 211-230.

4 André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du xviie au xixe siècle, Paris, Retz, 2006, p. 478.

5 Sur les enjeux de la didactique de la littérature médiévale, lire la thèse de Louis Gémenne, L’appropriation littéraire des textes médiévaux en classe de français, thèse de doctorat, Université catholique de Louvain, 1999. On consultera également avec grand intérêt le volume 39 de Perspectives médiévales (2018) : « Enseigner la langue et la littérature du Moyen Âge en France aujourd'hui. Histoire, expériences, perspectives », sous la direction de Véronique Dominguez et Sébastien Douchet. [en ligne] https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.13779 (consulté le 6 octobre 2024).

6 Lire à ce sujet l’ouvrage de Clémence Cardon-Quint, Des Lettres au français. Presses universitaires de Rennes, 2015.

7 Même si l’étude d’œuvres françaises apparaît dès 1803, mais dans une optique différente à partir de 1880.

8 André Mareuil, « Les programmes de français dans l'enseignement du second degré depuis un siècle (1872-1967) », Revue française de pédagogie, volume 7, 1969. p. 31-45.

9 Félix Hémon, Recueil des monographies pédagogiques publiées à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889, Paris, ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, 1890, t. 3, p. 381. L’auteur de cette citation était professeur de rhétorique au lycée Louis-le-grand ; si le texte cité concerne l’enseignement primaire, il s’appliquait donc également pour le secondaire.

10 Bulletin administratif, 1890, p. 98.

11 Augustin Pellissier, Cours gradué de littérature française. Morceaux choisis des classiques français (prose et vers), par A. Pellissier (Professeur de l’Université). Recueil composé d’après les programmes officiels pour la classe de troisième, nouvelle édition, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1883. 

12 Nous employons ici un terme qui n’existait pas encore à l’époque dans son sens contemporain.

13 André Mareuil, Littérature et jeunesse d'aujourd'hui. La crise de la lecture dans l’enseignement contemporain, Paris, Flammarion, 1971, chapitre 3 « L’enseignement secondaire : une culture morte ? », § « Les préoccupations scientifiques et humanistes ». On lira également avec profit : Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « Les études médiévales dans les enseignements en France. Une rétrospective », Perspectives médiévales, 39 | 2018, [En ligne] https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.13785

(consulté le 25 avril 2024).

14 lbert Cahen, Morceaux choisis des auteurs français XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, publiés conformément aux programmes de l’enseignement secondaire classique avec des notices, des notes et un choix de textes antérieurs au XVIe siècle. Premier cycle, Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1912.

15 Idem.

16 Gustave Merlet, Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices, par Gustave Merlet… Cours moyens. Première partie : prose, Paris, A. Fouraut, 1897.

17 Voir à ce sujet, la page consacrée à Chrétien de Troyes sur le site Arlima (Archives de la littérature du Moyen Âge) [en ligne] https://arlima.net/no/7 (consulté le 4 octobre 2024)

18 Les textes « sont […] un des moyens, parmi les meilleurs, dont le professeur dispose pour donner à des élèves ces notions suivies d’histoire de la littérature française qu’on lui recommande d’enseigner à propos des textes et par les textes, et non point par des cours proprement dits », Mémento à l’usage des Professeurs et Élèves Professeurs de lettres et grammaire, rédigé par l’Inspection générale, CNDP, 1950, p. 6.

19 Instruction du 5 juin 1953 concernant la formation morale par l’explication des textes français, BOEN no 23, 11 juin 1953.

20 Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale, n° 23, 1953, p. 1688-89.

21 André Lagarde et Laurent Michard, Moyen Âge, les grands auteurs français du programme, Bordas, 1948.

22 Plaisir de lire 6e et Plaisir de lire 5e, Armand Collin, 1962.

23 Plaisir de lire 6e, p. 221.

24 Langages et textes vivants, expression personnelle 6e, Arnaud/Magnard, 1977.

25 Brochure CNDP n°6092 : Français, langues anciennes, classes des collèges, 1981.

26 Programme dans l'arrêté du 14 novembre 1985 concernant les auteurs au programme.

27 À travers l’étude de la scène de débat entre Roland et Olivier, extrait qui fait assurément figure de « best reader » des manuels.

28 Avec un autre passage classique des manuels : « Renart et les anguilles ». Voir, par exemple, Langue et textes vivants, Magnard, 1977.

29 Par exemple : Le Français en 5e, Nathan, 1991.

30 Sur la vitalité des études arthuriennes à partir des années 70, voir la notice de Thierry Delcourt, « Les études arthuriennes », La Littérature arthurienne, PUF, 2000, p. 3-7.

31 Voir à ce sujet : Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 18-19.

32 BOEN spécial n°6 du 28 août 2008.

33 Textocollège, Hachette, 2001, p. 163.

34 La grande nouveauté de ces manuels à compter de l’an 2000 est de recourir à des enluminures en lieu et place des illustrations des années 1970 à 1990.

35 Fleur d’encre 5e, Hachette, 2013, p. 108.

36 Agnès Joste, « Aperçu synthétique de l’enseignement du français 1880-2010 », 2017, [en ligne] https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article242 (consulté le 4 octobre 2024).

37 BOEN n° 31 du 30 juillet 2020.

38 Nous renvoyons, pour une analyse fine de ces programmes, au très bel article de Philippe Haugeard : « Réflexions sur la place du Moyen Âge dans les programmes de français au collège », Perspectives médiévales [En ligne], 39 | 2018, op. cit.

39 On lira avec profit les réflexions de l’adaptatrice dans « De Lancelot à Renart : comment adapter sans trahir ? », Perspectives médiévales [En ligne], 39 | 2018, op. cit.

40 Ou lui consacre un chapitre, comme dans Nathan 5e, 2022.

41 Il en va de même avec la définition sommaire de la courtoisie : « le chevalier voue à sa Dame un amour passionné et dévoué, une véritable adoration dans laquelle il va puiser la force de réaliser ses exploits » Français, terre des lettres 5e, Nathan, 2022, p. 183. Sur ce type de définition de la courtoisie, voir l’ouvrage d’Alain Corbellari, Prismes de l’amour courtois, Dijon, Éditions universitaires de Dijon (Essais), 2018.

42 Le Livre scolaire, Français 6e, 2016, p. 180.

43 On notera au passage que les collègues interrogés ne font pas de distinctions entre littérature jeunesse d’inspiration médiévale et littérature fantasy jeunesse (qui est pour le moins peu utilisée, à l’exception de Tolkien avec le Hobbit).

44 Vingt-deux ouvrages du Moyen Âge seulement, essentiellement satiriques (Roman de Renart…).

45 Cécile Boulaire, Le Moyen Âge dans la littérature pour enfants, Presses universitaires de Rennes, 2003, disponible en ligne : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pur/40835?lang=fr (consulté le 4 octobre 2024). L’auteure montre dans cet essai que les récits d’inspiration médiévale pour la jeunesse s’efforcent de créer des histoires qui sont à la fois intelligibles et éthiques, répondant aux attentes de leur jeune public. Leurs auteurs utilisent ainsi des éléments récurrents et familiers, comme la figure du chevalier, pour construire un Moyen Âge cohérent et sans surprises, facilitant l’identification et la compréhension pour les enfants.

46 Sans doute faut-il mettre ici en rapport cette position dominante de la littérature romanesque médiévale dans le secondaire avec la position dominante qu’elle occupe également dans le monde universitaire.

47 Terre de lettres, 5e, Nathan, 2022, p. 183.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Gauthier Grüber, « Produire du Moyen Âge pour élèves
(didactique de la littérature médiévale dans le secondaire) »
Belphégor [En ligne], 22-2 | 2024, mis en ligne le 19 décembre 2024, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/6522 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/130vl

Haut de page

Auteur

Gauthier Grüber

PRAG au département Lettres Modernes de l’université de La Rochelle ; unité de recherches PoLiCÉMIES.

gauthier.grüber@gmail.com

Gauthier Grüber est professeur agrégé à l’université de La Rochelle et membre de l’unité de recherches PoLiCÉMIES. Son domaine de recherche est la chanson de geste (plus particulièrement Girbert de Metz dont il est en train de préparer une nouvelle édition).  Parmi ses publications, on peut citer : « Explicit la mort de Fromondin : hypothèses sur la composition de la fin de Girbert de Mez », Le Moyen Âge, n° 126, 2020, p. 457-467 et « La mort Gerin. Un épisode à la tradition bouleversée dans Girbert de Metz », PECIA, n° 23 : « Le manuscrit médiéval : texte, objet et outil de transcription », Brepols, 2021, p. 243-264.  

 

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search