- 1 La notion d’immersion imaginative, notamment, est essentielle dans la pratique des escape games ; s (...)
- 2 Arsenio Villar Lama, « Millennial Leisure and Tourism: The Rise of Escape Rooms », Cuadernos de Tur (...)
1Le Moyen Âge, dans toute son étendue temporelle, qu’il soit pensé de façon historique ou au prisme de la fantasy, fait partie des cadres régulièrement adoptés dans les salles d’escape games, ces jeux d’énigmes à résoudre en équipe et dans un temps imparti, dans un lieu généralement clos et thématisé. De plus en plus, les créateurs d’escape games cherchent à favoriser l’immersion1 et l’expérience ludique de leurs joueurs en intégrant les énigmes et manipulations – d’objets, de cadenas, etc. – à une trame narrative plus ou moins développée, qui permet aux joueurs de vivre une histoire à mesure qu’ils résolvent le mystère de la salle2. Lorsqu’on mène une session d’escape game, on accède donc à une expérience de jeu, fondée d’un point de vue humain sur la réflexion et l’entraide, mais aussi sur le dépaysement.
- 3 Le titre de cet article détourne justement celui de l’ouvrage d’Audrey Tuaillon Demésy et Justine B (...)
2Si le pouvoir escapiste du médiévalisme a déjà bien été étudié3, les escape games médiévalistes visent justement à articuler ce potentiel thématique avec la nature même de ces jeux, multipliant les enjeux d’évasion : les joueurs reproduisent un processus d’évasion dans le cadre du jeu, tout en suivant pour cela des codes médiévalistes qui contribuent également à une évasion ludique. Le choix d’une thématique en lien avec le Moyen Âge semble donc renforcer l’expérience proposée, mais il reste à en comprendre les enjeux. Quelles sont les implications ludiques de ce dépaysement lorsqu’il s’agit de prendre part spécifiquement à un escape game sur les Templiers, les croisades ou l’inquisition, par exemple ? Qu’est-ce qui est vendu au joueur comme une expérience médiévaliste ludique ?
- 4 Les utilisations pédagogiques de l’escape game, en particulier au collège, se multiplient depuis le (...)
3Cet article repose sur une étude thématique, croisant les enjeux narratifs, ludiques et, dans une certaine mesure, commerciaux et techniques, pour mieux comprendre la place qu’occupe le Moyen Âge lorsque l’on participe à un escape game. L’analyse s’appuie sur une observation participative du point de vue de la réception ludique, à partir d’un échantillon représentatif de trois salles à thème médiévaliste, sélectionnées parce qu’elles adoptent des démarches différentes pour traiter des sujets communs. Sont exclus de cette analyse les escape games à visée éducative, conçus par exemple dans un cadre scolaire4 – même si, comme nous le verrons, certaines salles à vocation ludique adoptent malgré tout une dimension pédagogique. En effet, puisque leur objectif premier est la transmission de contenus éducatifs, en particulier historiques, l’articulation ludique y est secondaire et constitue en réalité un prétexte à l’enseignement ; pour cette étude, ce sont au contraire les escape games à but ludique qui ont été privilégiés.
- 5 Olga V. Anton et Alexander M. Pakhalov, « Lock Me Again: The Influence of Escape Room Experiences o (...)
- 6 Farkhondeh Fazel Bakhsheshi, « Escape Rooms: A New Phenomenon in Tourism », 2019 International Seri (...)
4La première salle sélectionnée s’intitule « Le Fort » (Get Out, Reims). Elle est proposée par une entreprise spécialisée dans les escape games qui développe différents jeux autour de thématiques variées – ce qui leur permet notamment de fidéliser une partie de leur clientèle5, et de diffuser les salles entre leurs différentes succursales. Les deux salles suivantes sont proposées dans des châteaux, où elles participent de leur développement touristique6. Il s’agit de « La Dernière Croisade » (Château de Picquigny) et de « À la recherche de l’épée perdue » (Château Fort de Sedan). Les trois salles consistent en une activité d’une heure, et ont été menées avec des groupes différents, composés à chaque fois d’un équilibre entre joueurs habituels d’escape games (ayant pratiqué au moins vingt salles différentes), joueurs ponctuels (ayant pratiqué de 5 à 10 salles), et joueurs néophytes (découvrant leur premier escape game).
5À partir de l’étude thématique de ces trois salles, conçues indépendamment les unes des autres, cet article analyse dans un premier temps l’orientation du récit ludique, afin de déterminer les narrations qui sont construites autour du thème médiévaliste et comment ces récits contribuent à l’expérience à la fois de jeu et de confrontation au Moyen Âge. L’approfondissement de ces pratiques de jeu permet ensuite d’interroger les spécificités du médiévalisme dans le cadre des escape games, notamment à travers leur logique de juxtaposition plutôt que d’articulation.
- 7 À défaut d’un meilleur terme, nous adoptons ici une terminologie empruntée au jeu de rôle. Selon le (...)
6Si les escape games constituent un ensemble d’énigmes, de fouilles et de manipulation regroupées autour d’un même objectif, celles-ci sont généralement adaptées à la thématique de la salle jouée, et servent ainsi à en développer l’atmosphère spécifique. La construction du récit ludique permet de créer le prétexte au jeu. Le ou la maître du jeu7 accueille les joueurs en leur racontant une histoire, à laquelle il ou elle les invite à prendre part. Le processus associe une dynamique de suspension consentie de l’incrédulité des participants – qui doivent, le temps du jeu, prétendre être enfermés dans la salle et accepter de franchir les étapes soigneusement orchestrées pour eux par le maître du jeu – et une part de théâtralisation, par laquelle les joueurs acceptent de prendre en charge une fonction dans le récit – sans nécessairement jouer un rôle à proprement parler. Le choix de cette fonction attribuée aux joueurs justifie leur implication dans le récit ludique, et vise à donner du sens à la mission qui leur est confiée.
7Dans la salle « Le Fort », les joueurs sont placés dans la position de chevaliers ayant pour mission d’infiltrer des geôles. La présentation synthétique de la salle, proposée sur le site de Get Out à Reims, indique : « En France, en plein cœur du moyen âge [sic], le grand maître des Templiers a été injustement emprisonné dans un cachot de Castelnau. Vous seuls, chevaliers, pouvez le libérer. Serez-vous assez forts pour sauver l’Ordre des Templiers8 ? » Ce résumé de la mission adopte déjà un discours similaire à celui tenu par le maître du jeu au début de l’escape game : l’adresse directe aux joueurs, avec l’apostrophe « Vous seuls, chevaliers », a une fonction d’enrôlement des joueurs ; ils et elles se voient attribuer un titre de « chevalier », visiblement lié à l’Ordre du Temple mais sans que cet aspect soit clairement établi, et ce statut reste largement vide de sens, que ce soit dans la présentation de l’escape game ou dans son déroulement. D’ailleurs, une fois sur place, le maître du jeu divise les participants, sélectionnant un « maître d’armes » qui est enfermé dans une cellule spécifique, et un ou plusieurs « apprentis » qui ont la tâche initiale de l’aider à s’échapper. Le jeu mêle ainsi les titres et les fonctions associés à un imaginaire médiévaliste, mais pensés de façon interchangeable et sans consistance narrative.
8Ce processus est approfondi dans la salle « La Dernière Croisade », afin d’accroître l’implication des joueurs dans le récit. La présentation de l’escape game, comme l’adresse du maître du jeu, attribuent également un titre aux participants dans une adresse directe : « Nouveaux chevaliers Templiers, vous avez comme mission de vous préparer pour la neuvième croisade. Dans la crypte macabre où reposent plusieurs seigneurs de Picquigny ayant participé aux croisades vous devrez prouver votre valeur et mériter de partir en croisade9. » Le statut est un peu plus précis : les chevaliers sont bien associés à l’Ordre du Temple, mais ils doivent surmonter une série d’épreuves qualifiantes pour pouvoir participer à une future croisade, pensée comme une mission d’élite. Le récit proposé associe donc un cadre historique relativement précis, renvoyant à la participation des Templiers à la croisade de 1271 à 1272, à des éléments traditionnels du parcours du héros mythique, dans l’interprétation de Joseph Campbell10 : l’entrée dans la salle d’escape game constitue le franchissement du seuil et l’entrée dans un monde à part, régi par ses propres règles et dont le héros doit ressortir transformé ; le déroulement de l’activité ludique est marqué par une succession d’épreuves, jusqu’à la résolution finale qui, seule, permet le retour au monde ordinaire – par la sortie de la salle. En accord avec le thème de la préparation aux croisades, l’escape game est présenté comme un camp d’entraînement, visant à vérifier la capacité des joueurs-chevaliers à prendre part à l’aventure.
9Ce cadre précis instauré par le château de Picquigny permet de situer clairement le récit ludique, renforcé par la mise en scène adoptée. Avant de débuter l’escape game, les joueurs sont en effet invités à revêtir par-dessus leurs vêtements une chasuble blanche, arborant la croix rouge de l’Ordre, et maintenue par une ceinture de cuir (Illustration 1).
Illustration 1.
10Si la tenue ne dissimule certes pas toutes les traces contemporaines – comme les lunettes, chaussures ou manches des vêtements –, elle contribue toutefois à renforcer l’illusion ludique en incitant les joueurs à la théâtralisation. Le choix d’une tenue identique mise à la disposition de tous les participants accentue par ailleurs l’effet de corps souhaité à la fois dans le cadre du thème médiévaliste – les Templiers doivent former un groupe uni et respectant des règles similaires – et dans la dynamique de l’escape game – où les joueurs doivent s’entraider pour pouvoir surmonter les épreuves.
11La particularité de « La Dernière Croisade », comme « À la recherche de l’épée perdue » proposé au château de Sedan, est de placer les joueurs au sein même d’un espace architectural médiéval. Le château de Picquigny remonte au viie siècle, et ses parties ouvertes au public donnent surtout à voir des vestiges du xive siècle – l’espace ayant pendant longtemps été laissé à l’abandon et ayant servi de carrière à la fin du xviiie siècle. Quant à la forteresse de Sedan, qualifiée de « plus grand château fort d’Europe11 », elle est bâtie à partir de 1424, mais très peu de ces constructions originelles sont visibles, et l’essentiel est le résultat d’une succession de constructions et renforts des époques moderne et contemporaine. Cependant, la mise en scène proposée dans l’escape game de Sedan renforce l’association de l’espace à la période médiévale. À Sedan comme à Picquigny, les joueurs mènent l’escape game au sein même du château, dont le décor complète le récit ludique. Par ailleurs, ces espaces castraux ne peuvent être entièrement aménagés pour correspondre au fonctionnement traditionnel des escape games, et ne peuvent par exemple pas aisément intégrer des caméras et des micros pour observer et communiquer avec les joueurs dans la salle. Or, les participants doivent pouvoir être guidés – et surveillés – le temps du jeu. Par conséquent, les escape games de Picquigny et de Sedan font le choix de placer le maître du jeu directement dans la salle avec les joueurs ; il ou elle porte alors une tenue médiévaliste afin de renforcer l’illusion.
12Cependant, dans l’escape game du château fort de Sedan, seul le cadre et cette présence costumée du maître du jeu contribuent véritablement à l’implication narrative des participants. Contrairement aux autres jeux proposés ailleurs, dans « À la recherche de l’épée perdue », aucun rôle n’est attribué aux joueurs, que ce soit une fonction médiévaliste ou non. La présentation de la salle indique : « Le Seigneur de la Marck a fait cacher son épée légendaire, garante de sa puissance, dans le bastion du Roy. Tentez d’y pénétrer pour la retrouver. Attention, de nombreuses énigmes et pièges vous y attendent12 ! » L’adresse directe n’implique pas de théâtralisation du rôle des participants, et le même processus est adopté sur place par le maître du jeu. Pour lancer le jeu, un plan est confié aux joueurs, qui doivent en comprendre l’interprétation et résoudre une première énigme afin de pénétrer dans la salle ; mais leur fonction, ou les raisons pour lesquelles ils doivent trouver la salle, ne sont pas indiquées. Seul l’objectif de retrouver l’épée dissimulée est rappelé une fois les joueurs à l’intérieur de l’escape game lui-même, en compagnie du maître du jeu costumé.
13Ainsi, le Moyen Âge n’est pas toujours convoqué de la même façon pour impliquer les joueurs dans le récit ludique. L’escape game de Sedan ne fait ni appel au médiévalisme, ni même à une quelconque narration pour justifier le lancement du jeu, s’appuyant sur la seule volonté des joueurs de participer à la résolution des énigmes. Les autres escape games étudiés s’appuient plus ou moins précisément sur un même imaginaire médiévaliste, associé aux Templiers, en attribuant des fonctions aux participants afin de stimuler leur implication dans le récit et de former ainsi une trame narrative complète, du lancement du jeu à sa résolution.
- 13 Gérard Chandès, « Réplicateurs visuels et sonores du monde néo-médiéval », Itinéraires [En ligne], (...)
- 14 Sur l’utilisation médiévaliste de cette série de tapisseries, voir Yohann Chanoir, « Un Moyen Âge e (...)
14Le récit proposé aux joueurs les invite à résoudre une série d’énigmes, conçues de façon à la fois linéaire et complémentaire, pour parvenir à un objectif final, qui constitue la raison d’être de l’escape game. Les trois salles testées proposent des buts différents : dans « Le Fort », il s’agit de s’évader des geôles après avoir libéré quelqu’un ; dans « La Dernière Croisade », les participants doivent prouver leur valeur en résolvant des énigmes en lien avec les croisades ; et dans « À la recherche de l’épée perdue », comme son titre l’indique, il s’agit de pénétrer dans la salle pour retrouver un objet médiévaliste par excellence, une épée. Chaque fois, la construction narrative de ces escape games repose principalement sur l’usage de réplicateurs13 visuels et matériels communs aux secteurs de l’audiovisuel, notamment. Les salles sont décorées de fanions et de tapisseries – dont la célèbre et pourtant non-médiévale Dame à la Licorne14 –, de coffres, tonneaux, d’armes et objets métalliques divers, et de bougies, soit réelles mais éteintes, soit artificielles et proposant un éclairage électronique (Illustrations 2 et 3).
Illustration 2.
Illustration 3.
15Les trois salles étudiées font appel à un imaginaire militaire, où des armes – en particulier des épées – sont utilisées dans certains mécanismes de jeu en plus de servir d’éléments de décoration. Mais ces escape games vont également plus loin dans la convocation de l’idée d’un Moyen Âge violent, en s’appuyant sur des images judiciaires liées à l’emprisonnement, la torture, voire la mort. « Le Fort » est une salle à destination d’un public plutôt familial, notamment adolescent, et propose donc peu d’images particulièrement explicites. La violence judiciaire apparaît plutôt dans l’objectif proposé, visant à faire évader une personne injustement emprisonnée. « La Dernière Croisade » et « À la recherche de l’épée perdue » vont jusqu’à utiliser une esthétique morbide au sein même des énigmes : une partie de ces salles se déroule soit dans une crypte, pour le château de Picquigny, soit dans une salle de torture extrêmement sombre, dans le cas du château de Sedan.
16Les deux escape games demandent aux joueurs de se familiariser avec la présence de la mort, représentée par des squelettes en plastique et des corps plus ou moins décomposés, qu’il s’agit d’observer, voire de manipuler, pour résoudre des énigmes. Par exemple, dans la salle « À la recherche de l’épée perdue », les participants doivent identifier à la fois des cadavres et leurs organes regroupés dans des tonneaux, en s’appuyant pour cela sur la façon dont les victimes ont été torturées et exécutées. Comme à Picquigny, où plusieurs (faux) tombeaux de seigneurs sont mis à la disposition des joueurs, le macabre contribue non seulement à l’ambiance inquiétante des salles, mais devient également une part du processus de jeu en servant à la résolution des énigmes. Dans deux escape games sur trois testés ici, l’orientation ludique s’adresse à un public résolument averti, en convoquant l’image
17spécifique d’un Moyen Âge où la mort est à la fois omniprésente et banalisée.
- 15 Marie-Emmanuelle Torres, « Ça sonne médiéval ! Du fantasme à la reconstitution sonore dans les séri (...)
18Dans cette mise en scène du Moyen Âge à des fins ludiques, quelques réplicateurs sonores sont également employés, notamment par l’utilisation de bandes son diffusant des bruits de métal, rappelant une forge ou un entraînement de chevaliers, et des accompagnements musicaux médiévalistes15. Dans « Le Fort », ces sonorités traditionnelles servent à renforcer le cadre diégétique, tandis que dans « À la recherche de l’épée perdue », elles sont intégrées aux dynamiques ludiques : l’une des énigmes repose en effet sur l’audition et la reconnaissance de sons spécifiques, associés au Moyen Âge de fantasy – cloches, bruits de forge et hurlement de dragon. Cependant, les éléments de fantasy sont rares, ne se résumant qu’à un son spécifique. Le reste du temps, l’objectif et le déroulement des escape games étudiés ici font appel à un imaginaire historique du Moyen Âge, certes souvent anachronique et déformé, mais sans convoquer d’éléments magiques.
19Par ailleurs, l’objectif donné aux joueurs constitue un prétexte plus ou moins assumé. Dans « Le Fort », le but annoncé, visant à la libération du « Grand Maître », intervient en réalité au tout début de l’escape game, et permet de réunir les joueurs initialement enfermés dans deux espaces distincts. Par la suite, le jeu consiste en une fouille de la salle, en l’ouverture de cadenas et de coffres, et en diverses manipulations – plus que des énigmes à proprement parler – sans réelle articulation logique. La même salle, développée à Lille dans le cadre de la chaîne d’escape games Get Out, suscite d’ailleurs des commentaires en ce sens. Les activités proposées aux joueurs ne suivent aucune linéarité et reposent sur « une cohérence inexistante16 », si bien qu’un critique indique : « Oubliez le scénario, vous n’en découvrirez pas davantage sur l’histoire de vos personnages ou des lieux17 ». L’absence de narration est perçue comme un manque, qui nuit à l’expérience immersive malgré l’élégance des décors et la cohérence des énigmes et manipulations proposées : les joueurs accèdent certes à une vague mission initiale, mais sont ensuite libres d’explorer comme ils le souhaitent et sans raison autre que celle du plaisir ludique. Plus qu’un cadre narratif, le Moyen Âge devient donc ici un simple décor, qui conditionne l’apparence des objets et des énigmes, mais peu voire pas leur articulation et le récit qu’ils forment.
- 18 Roger Caillois, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 2003, p. 42-43.
20Le dernier point permettant de développer le récit ludique de l’escape game repose sur les raisons de ses contraintes temporelles. Un escape game en intérieur fonctionne généralement en une heure, ce qui est le cas pour les trois salles étudiées ici, ce qui signifie que l’objectif donné aux joueurs doit être atteint en une heure maximum. Dans le cadre de l’organisation matérielle, cela répond à des contraintes pratiques : par sa nature même, le jeu est soumis à des règles et à une nécessaire limite dans le temps18, qui permettent par ailleurs aux organisateurs de multiplier les participants et les expériences de jeu, rentabilisant ainsi la mise en place de la salle. Mais dans le cadre du récit ludique, cette contrainte doit trouver une justification afin de constituer un défi pour les joueurs. Comme dans le cas de l’objectif, la raison attribuée est plus ou moins mise en évidence.
21« La Dernière Croisade », par exemple, constitue un supposé entraînement ou défi qualifiant, par lequel de nouveaux templiers doivent prouver leur valeur avant la future croisade ; la limite de temps est entièrement arbitraire et assumée. Cette contrainte n’est d’ailleurs jamais évoquée dans l’escape game de Sedan, « À la recherche de l’épée perdue ». Les participants sont invités à retrouver l’arme dissimulée dans le bastion, mais sans que d’éventuelles raisons temporelles soient mentionnées. D’ailleurs, si la réussite – ou non – est indiquée à la fin, les détails de chronomètre ne sont pas mentionnés, là où des salles plus traditionnelles mettent au contraire en avant le temps qui a été nécessaire aux joueurs pour accomplir leur mission, les prenant éventuellement en photo avec leur « score » à l’issue de la salle et valorisant les « temps records » pour chaque mission.
22Les salles établies dans des châteaux semblent donc peu insister sur ces éléments de contrainte temporelle, peut-être parce qu’il ne s’agit que d’une activité annexe dans le cadre du château : à Picquigny et surtout à Sedan, d’autres formes d’exploration des espaces sont proposées, à travers des visites guidées et des événements festifs et ludiques. L’escape game touristique constitue une activité parmi d’autres, gérée par des guides ou bénévoles des châteaux, et non par des professionnels de l’escape game. Si, à Sedan, la salle elle-même est conçue par une entreprise spécialisée dans les jeux d’évasion, chaque session est toutefois menée par un employé ou bénévole, de même que les visites et la gestion de la boutique-souvenirs.
23Le fonctionnement suit plus étroitement les limites de temps dans le cadre de la salle « Le Fort », qui reproduit les enjeux traditionnels des escape games ludiques. Là, les participants bénéficient d’une heure pour libérer quelqu’un et explorer la salle avant le retour de gardes : c’est une vacance d’autorité qui justifie la liberté conditionnelle accordée aux joueurs. En l’absence temporaire de gardiens, les prisonniers peuvent tenter de s’évader et disposent d’une certaine latitude, mais qui est nécessairement contrainte au supposé retour des geôliers au bout d’un temps prédéfini. Dans cette salle, le récit ludique, bien que limité, est construit à partir des codes traditionnels des escape games : il s’agit initialement de jeux d’évasion, comme leur nom l’indique. Pour les joueurs, le but est d’échapper à une forme d’autorité, pensée comme légitime ou non, d’enfreindre des limites imposées ou de mettre au jour des informations dissimulées.
24C’est en partie ce qui est mis en place dans « À la recherche de l’épée perdue », où les participants doivent retrouver une « épée légendaire » dont l’existence même et l’emplacement constituent des mystères. Une seconde salle proposée au château de Picquigny, intitulée « Le mystère des Templiers », reprend en ce sens une structure plus habituelle des escape games, puisque les joueurs doivent s’évader de la salle de torture avant le retour des Inquisiteurs et du bourreau. Ces salles s’appuient sur une logique d’ouverture, entendue au sens à la fois d’accessibilité des espaces – les joueurs doivent ouvrir des cadenas et des portes pour s’échapper – et d’accessibilité des informations – les joueurs doivent dévoiler des données secrètes.
25La limite de temps permet de précipiter ce processus d’évasion, mais dans le cadre des escape games médiévalistes sa raison ne constitue donc pas un élément systématique, en particulier dans le cas des salles à visée touristique. De même, ces contraintes temporelles, qui restent nécessaires pour ce type spécifique de jeu, dépendent à la fois de l’organisation de la salle et de l’intervention du maître du jeu. Pour stimuler l’implication des participants et les faire accélérer, ou au contraire pour les rassurer, le maître du jeu peut à tout moment rappeler les limites de temps : « La relève de la garde passera d’ici une heure » (« Le Fort »), « Ça va, il vous reste un peu plus de 40 min » (« La Dernière Croisade »). Cette donnée n’est pas toujours rattachée à la narration ludique, mais repose de nouveau sur la suspension consentie d’incrédulité des participants, qui acceptent de croire, le temps du jeu, que leurs actions sont soumises à une contrainte temporelle, liée au passage de gardes ou à une limite fixée par les Templiers.
26Le Moyen Âge constitue certes un thème parmi d’autres des escape games, mais il entraîne toutefois un certain nombre de spécificités, voire de contraintes, qui influent sur le jeu au-delà du seul récit ludique. Les escape games étudiés ici doivent prendre en compte des ambivalences spécifiques au cadre médiévaliste. Outre les questions pratiques liées à la mise en place d’un jeu dans un espace castral, comme c’est le cas à Picquigny et à Sedan, le choix d’un contexte médiéval vient chaque fois interroger la place des mécaniques de jeu et la visibilité de la technologie. A priori, les escape games médiévalistes adoptent une dynamique de jeu similaire aux salles sur des thèmes différents : les salles proposent un usage plus ou moins immersif des décors et des accessoires thématiques, ce qui ne constitue pas une variante spécifique au Moyen Âge.
27Dans les trois escape games analysés ici, une partie des objets servent simplement d’éléments de contextualisation étoffant l’ambiance : une cotte de maille disposée en décoration dans « La Dernière Croisade », une tapisserie illustrée de blasons dans « Le Fort », ainsi que des coupes issues des produits dérivés de Game of Thrones dans « À la recherche de l’épée perdue ». Ces accessoires sont manipulables et mis à disposition des participants, au même titre que des objets nécessaires à la résolution de l’intrigue. Les joueurs trouvent par exemple un dictionnaire latin-français dans « La Dernière Croisade », une épée dans « Le Fort », et des chopes dans « À la recherche de l’épée perdue ». Les objets et décors servent donc à la fois à créer une ambiance médiévaliste, à résoudre les énigmes, et à brouiller les pistes pour les joueurs, qui doivent discerner quels éléments sont utiles à la résolution de leur mission et lesquels appartiennent simplement à la décoration de la salle. Sur ce point, le médiévalisme ne diffère pas d’autres thématiques proposées dans différentes salles d’escape games.
28Une distinction apparaît toutefois dans le rapport ambivalent que les salles étudiées entretiennent à la technologie contemporaine. Pour entretenir l’illusion médiévaliste, les escape games doivent limiter au maximum l’usage d’électricité ou de procédés numériques, là où ils peuvent au contraire constituer des éléments centraux dans nombre d’autres salles à thème contemporain ou futuriste. La limite n’est pas propre aux salles médiévalistes, puisque tout décor renvoyant à une période historique antérieure au xxe siècle implique ce risque anachronique. Cette réduction de la technologie à des fins d’immersion est toutefois encore plus stricte dans les escape games construits dans des châteaux médiévaux : la préservation des bâtiments rend impossible l’installation des équipements nécessaires au bon déroulement des jeux, à l’instar des micros, des enceintes et des détecteurs.
29En conséquence, les salles qui proposent un thème lié au Moyen Âge adoptent principalement des énigmes de manipulation mécanique : cadenas à clé, cadenas à code numérique ou alphabétique (cryptex), coffres, systèmes de poids, transvasement d’eau. Les objets manipulés sont en grande majorité en métal et en bois, tandis que la présence de plastique, notamment, est fortement réduite. Les usages électroniques ou numériques peuvent également être remplacés par un fonctionnement humain : les joueurs doivent prononcer à voix haute un mot de passe pour pouvoir entrer ou sortir de la salle, et la résolution est alors soumise à l’approbation du maître du jeu.
30Le fait de dissimuler la technologie ne signifie pas qu’aucun élément électrique ou électronique n’est employé. C’est le cas notamment des serrures électromagnétiques parfois utilisées pour verrouiller des portes ou des coffres. Ces éléments peuvent d’ailleurs renforcer l’illusion médiévaliste, en particulier lorsqu’il s’agit de reproduire dans la salle des phénomènes supposés magiques : la technologie est alors détournée au service de la fantasy, et une porte secrète peut ainsi s’ouvrir grâce à un système d’électroaimant lorsqu’une action spécifique est accomplie, comme par exemple la prononciation d’un code pensé comme une « formule magique ». Mais la gestion de la technologie est particulièrement problématique dans le cas de l’éclairage des escape games médiévalistes.
31Les salles sont traditionnellement closes et n’incluent aucune fenêtre ou ouverture sur l’extérieur, ce qui permet d’entretenir l’illusion narrative spécifique à chaque salle et de renforcer la dimension ludique en incitant à l’évasion des participants. Cependant, sauf exception, les joueurs ont besoin de lumière pour pouvoir résoudre les énigmes et, dans le cas d’un thème médiévaliste, utiliser des appliques murales ou des néons rompt l’illusion diégétique. Pour pallier cette difficulté, plusieurs escape games font appel à des appliques murales métalliques, d’inspiration médiévaliste, surmontées d’ampoules en forme de bougie ou de flammes, ou de forme cylindrique mais reproduisant le mouvement et la luminosité variable des flammes. Le processus est certes artificiel, mais il permet un compromis entre les enjeux pratiques, narratifs, et de sécurité. Prolongeant cette dynamique, la salle « À la recherche de l’épée perdue » utilise de petites bougies électroniques portatives, qui permettent aux joueurs de se déplacer de façon indépendante (Illustration 4), et des bougies électroniques fixes, qui sont intégrées à la mécanique de jeu en devenant l’objet d’une énigme (Illustration 5).
Illustration 4.
Illustration 5.
32Puisque la technologie ne peut être entièrement effacée, elle peut toutefois être détournée et mise à disposition du récit ludique et du cadre médiévaliste.
- 19 L’escape game « Le Fort » n’est actuellement plus proposé à Lille, mais est disponible à Tours, Bru (...)
- 20 Arsenio Villar Lama et Miguel García Martín, « Decoding Escape Rooms from a Tourism Perspective: A (...)
33Enfin, le Moyen Âge devient un sujet clivant dès lors qu’il s’agit d’aborder la part d’histoire incluse dans les escape games médiévalistes. Une nette distinction apparaît alors entre les salles conçues par une entreprise d’escape games pour pouvoir être reproduites à l’identique en différents endroits, et les salles ancrées dans un espace touristique, conçues spécifiquement pour enrichir la visite d’un lieu précis. Dans le cas de la salle « Le Fort », développée par l’entreprise Get Out, le même jeu, avec le même but, le même fonctionnement et le même récit ludique est proposé de façon similaire à Reims et dans d’autres villes où l’entreprise est implantée19. Chaque fois, le récit ludique mentionne « un cachot de Castelnau », si bien que les objectifs établis ne sont pas en lien avec des spécificités locales. L’exploitation de contextes particuliers – culturels, historiques ou légendaires – est traditionnellement assez faible dans les escape games20, ce qui se retrouve nettement dans cette salle. En revanche, ce principe est à fortement nuancer dans le cas d’escape games construits dans des châteaux. En effet, la salle « La Dernière Croisade » met par exemple en scène des reproductions de tombeaux de « seigneurs de Picquigny ».
34Dans la seconde salle du château, « Le mystère des Templiers », les participants occupent de même une fonction de chevaliers de l’Ordre du Temple, mais cette fois à la veille du vendredi 13 octobre 1307. Cet escape game s’appuie sur des données historiques avérées, bien que déformées pour les besoins du jeu, puisque les Templiers du baillage d’Amiens ont été incarcérés à Picquigny en 1307 sur ordre de Philippe le Bel. L’histoire locale devient un prétexte au jeu et est intégrée, de façon plus ou moins développée, dans la mécanique de jeu : dans « La Dernière Croisade », il est attendu des aspirants Templiers qu’ils connaissent l’histoire dans laquelle ils prétendent s’inscrire, si bien que l’un des coffres n’est accessible qu’en classant par ordre chronologique les dates des croisades précédentes.
- 21 Patrick Fraysse et Muriel Molinier, « Médiations ludiques et réceptions médiévalistes : comment s’é (...)
35Ces salles à visée touristique, conçues en lien étroit avec un château particulier, imbriquent l’histoire médiévale dans le jeu – et inversement. Une dimension pédagogique au moins partielle préside d’ailleurs à la conception des escape games dans des lieux touristiques, puisque le but premier du jeu est d’attirer du public et de le renseigner sur le lieu en question21. La salle peut alors inclure des éléments d’histoire médiévale ou d’histoire locale, y compris au milieu d’aspects purement fictionnels. Dans « À la recherche de l’épée perdue », les joueurs doivent par exemple ouvrir des coffres grâce aux informations recueillies sur des panneaux biographiques, synthétisant la vie de figures illustres de l’histoire de Sedan (Illustrations 6 et 7).
Illustration 6.
Illustration 7.
36Les éléments de décoration et de manipulation ne sont pas les seuls à nourrir le propos historique des salles médiévalistes. En étant présent dans la salle avec les joueurs, le maître du jeu dans le château de Picquigny et celui de Sedan devient une ressource historique supplémentaire, en particulier par rapport aux escape games « traditionnels » situés dans des espaces conçus spécifiquement, et où le maître du jeu observe les joueurs depuis une salle annexe. Avant le lancement de la mission, le maître du jeu intègre des éléments informatifs à la phase initiale d’explication et de présentation de la salle, par exemple au sujet de la date de construction ou de restauration du château, comme c’est le cas pour « La Dernière Croisade ». Pendant le jeu, il peut également orienter la résolution d’énigmes en apportant des rectifications dans les réponses des participants. Dans « À la recherche de l’épée perdue », les joueurs doivent par exemple transvaser du liquide dans un tonneau, et cherchent pour cela une source d’eau ; à l’un des participants qui se met en quête de « toilettes », le maître du jeu indique ainsi : « au Moyen Âge on n’a pas d’eau dans les latrines, puisqu’il n’y a pas de chasse d’eau ».
- 22 Tomaz Kolar, « Conceptualising Tourist Experiences with New Attractions: The Case of Escape Rooms » (...)
37Des éléments historiques ponctuels viennent aiguiller la réflexion des joueurs et enrichir leurs connaissances personnelles. Le déroulement du jeu s’appuie ici sur une recherche d’« authenticité22 » particulièrement prégnante dans ces expériences ludiques, et plus encore dans le cas des escape games conçus à des fins touristiques ou pédagogiques. Le maître du jeu constitue également une ressource essentielle lors de la phase finale de débriefing, qui permet notamment de démêler le vrai (historique) du faux (ludique) : à Picquigny, le maître du jeu commente certaines inscriptions présentes dans la salle ou l’usage d’instruments de torture ; à Sedan, il apporte des informations supplémentaires sur l’architecture de la salle et les affiches proposées. Parce que les maîtres du jeu sont également des guides, des employés ou des bénévoles des châteaux, ils disposent de renseignements sur l’histoire des lieux qui peuvent ainsi enrichir l’expérience des participants. Les informations ne sont alors livrées que de façon ponctuelle, soit en réaction aux erreurs d’interprétation des joueurs, soit en réponse à leurs questions ou manifestations d’intérêt.
38L’étude thématique proposée ici met en évidence les enjeux esthétiques, plus que narratifs et ludiques, du contexte médiévaliste employé dans les escape games à destination du grand public. Le Moyen Âge convoqué est chaque fois celui de la chevalerie, des Templiers et des seigneurs, qui puise dans un imaginaire féodal restreint : la dimension religieuse et les implications politiques ou sociales n’apparaissent pas, si bien que le contexte se résume à quelques mots-clés et des éléments de décor communs aux différentes salles. Si des touches de fantasy ne sont pas exclues, elles sont toutefois anecdotiques lorsqu’il ne s’agit pas ouvertement du thème de la salle – comme dans le cas de la salle « Merlin » proposée dans certaines villes par l’entreprise Get Out. Les joueurs sont invités à prendre part à un Moyen Âge peu ou pas délimité sur le plan historique et géographique, même si les escape games conçus à des fins touristiques dans des châteaux mettent bien plus en avant l’ancrage local dans la conception de leur récit ludique.
39Les salles de divertissement, comme « Le Fort », adoptent un fonctionnement identique aux jeux construits autour d’autres thématiques, historiques ou non. Le Moyen Âge y est davantage une ambiance qu’un sujet narratif : les objets et mécanismes sont sélectionnés de façon à dissimuler au mieux la présence du contemporain, mais ils ne s’articulent pas autour d’un récit médiévaliste, ce qui contribue à limiter l’implication narrative des joueurs. L’expérience ludique est en partie fragmentée, car elle est privée de sens mais entièrement orientée vers le plaisir du divertissement : le médiévalisme constitue un moyen au service de l’évasion. À l’inverse, les salles touristiques, comme « La Dernière Croisade » et « À la recherche de l’épée perdue », adoptent généralement un récit plus développé, qui ne stimule pas nécessairement l’implication des participants mais valorise surtout l’implantation spécifique dans un château. Plus encore que la décoration ou les mécanismes de jeu, qui puisent pourtant dans l’histoire locale et ses particularités, c’est la présence de maîtres du jeu qui connaissent le château qui contribue à nourrir l’expérience des joueurs. La dimension pédagogique est secondaire, voire anecdotique selon les participants, mais elle constitue une possibilité sous-jacente. Dans les escape games, l’expérience médiévaliste est ainsi modulable, même si le jeu prime toujours sur le cadre. Le médiévalisme convoqué va du divertissement décontextualisé à la transmission de savoirs historiques et géographiquement situés, à des degrés variés en fonction des envies des participants.