- 1 L’exposition itinérante d’Alessia Trivelonne de l’Université de Montpellier est décrite sur le carn (...)
1Le catharisme est un médiévalisme : on le considère aujourd’hui davantage comme une idée reçue, c’est à dire une construction culturelle, que comme un phénomène historique avéré. Des expositions temporaires ont récemment fait le point sur son historiographie en effectuant la distinction entre les données historiques et archéologiques et leurs interprétations1. Pourtant d’autres écritures circulent encore de manière dynamique, diffusant soit les erreurs historiographiques anciennes, soit des mythographies médiatiques, ou bien encore se servant du mythe dans une stratégie de communication et de marketing territorial. C’est le cas dans le département de l’Aude qui, en inventant dès le début des années 1990 sa marque de territoire intitulée « Pays cathare », souhaitait diversifier ses ressources touristiques et économiques.
2La création de cette marque « Pays cathare » avait pour objectif d’attirer l’attention sur l’intérieur du département et son patrimoine culturel fait de châteaux, d’abbayes et de cités médiévales. Il convenait ce faisant d’engager une professionnalisation de l’accueil dans ces sites patrimoniaux mais aussi de dynamiser un réseau de producteurs et une filière touristique. Aujourd’hui, après 30 ans de développement cette marque départementale s’est réinventée et propose désormais un réseau de sites bien équipés, une marque de destination touristique et une signature marketing pour des produits locaux et des hébergements. Mais en utilisant ce mot de « cathare » dans cette stratégie marketing de développement touristique, le département de l’Aude a brouillé le message culturel et scientifique. Comment en effet comprendre un « pays cathare » actuel quand les historiens nous disent aujourd’hui que le catharisme n’a pas existé en Occitanie au Moyen Âge et que cette idée reçue est une construction mythologique issue de réécritures médiatiques successives ? C’est pourquoi d’autres initiatives labellisantes, abandonnant ce vocable de « cathare » sont apparues récemment. Une candidature du département de l’Aude à l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco vise à promouvoir Carcassonne et « les châteaux sentinelles de montagne », construits par le pouvoir royal au milieu du XIIIe siècle, après la croisade contre les Albigeois. Et tout récemment, en 2024, une nouvelle marque de destination touristique intitulée « L’Aude, L’Âme Sud » vient recouvrir la marque « Pays cathare » qui pendant trois décennies a su vendre le territoire audois tout en détournant son histoire médiévale.
3Nous nous proposons d’approfondir notre analyse des médiations du patrimoine médiéval à partir d’une approche info-communicationnelle du contenu de l’offre commerciale dans les boutiques des sites du Pays cathare. Il s’agira tout d’abord de présenter le contexte de l’étude en rappelant comment les sciences de l’information et de la communication (SIC) envisagent les mises en scène de l’histoire et les différents processus de communication à l’origine de la fabrique du patrimoine (information scientifique, médiation culturelle et communication marketing). Ensuite, nous présenterons les exemples de notre étude empirique réalisés dans l’Aude, l’Ariège et à Toulouse en janvier 2024. Ainsi nous interrogeons le rôle du marketing territorial et du commerce de produits dérivés dans la circulation des signes de médiévalité, dans les boutiques des monuments et des musées évoquant le catharisme, pour in fine essayer de comprendre si, et comment, le Moyen Âge fait vendre.
- 2 Jean Davallon, Des traces patrimoniales en devenir : une analyse communicationnelle des modes de pa (...)
4En adoptant une grille de lecture infocommunicationnelle, nous allons questionner les notions d’information, de médiation et de communication afin de mettre au jour un écosystème territorial qui conjugue histoire médiévale et usages médiévalistes du passé. C’est en effet tout autant l’étude des traces du patrimoine que celle des traces d’usages2 de ce même patrimoine qui nous permettront de comprendre comment le département de l’Aude, avec sa marque « pays cathare », promeut un territoire médiévaliste, c’est-à-dire ancré dans une histoire médiévale controversée, à partir de points d’accès, principalement des châteaux mais aussi des abbayes et des cités. Ces différents pôles (le « pays » en compte une vingtaine) accueillent désormais les visiteurs dans des espaces hybrides combinant billetterie, point d’information touristique et boutiques-librairies.
- 3 Marie-Carmen Garcia, William Genieys, L’invention du Pays Cathare : essai sur la constitution d’un (...)
5Rappelons d’abord que le catharisme est une invention historiographique et mythographique3. Les châteaux cathares n’ont pas existé au Moyen Âge et ceux qui se dressent fièrement aujourd’hui, dans les Corbières audoises, dans la montagne noire et sur les contreforts des Pyrénées sont des châteaux royaux disposés après la croisade contre les albigeois (de 1209 à 1229) sur la frontière avec l’Espagne. C’est à partir de ce patrimoine castral magnifique que le mythe cathare s’est forgé dès le XIXe siècle. L’hérésie dite cathare ou albigeoise a été combattue par les armes pendant 20 ans (la croisade), par la parole des Dominicains à partir de 1215 et enfin par les enquêtes et le tribunal de l’Inquisition à partir de 1231. Ces faits historiques sont discutés aujourd’hui par des historiographies concurrentes, mais aussi par un discours mythographique plus ou moins ésotérique qui charrie des secrets et des mystères supposés (un trésor, une église indépendante…).
6La réalité de ces croyants chrétiens est aujourd’hui difficile à appréhender tant les sources documentaires historiques ou archéologiques font défaut. Les documents historiques conservés aujourd’hui dans les archives ont été produits par les vainqueurs de la croisade. Les données archéologiques issues des fouilles des villages de Lastours (castrum de Cabardet) ou des quelques maisons retrouvées aux pieds des châteaux de Montségur ou de Montaillou ne permettent pas de distinguer des populations différentes des autres. Que mangeaient-ils ? Comment s’habillaient-ils ? Que dire de leur vie quotidienne ? Les scénographies des châteaux, des abbayes ou des musées actuels permettent-elles de répondre à ces questions et le marketing des produits dérivés vendus dans les boutiques est-il en mesure de créer un sentiment de rapprochement avec le Moyen Âge en général et les cathares en particulier ?
- 4 Voir « Les mystères du Pays cathare » émission diffusé en 2017 et présentée par Stéphane Bern : htt (...)
- 5 Voir « Occitanie, les châteaux cathares », diffusé le 18 mai 2022 sur France 3 https://www.france.t (...)
7Des bribes de réponses ont été esquissées dans les nombreuses publications éditoriales qui ont envahi les rayons des librairies généralistes ou spécialisées. Le catharisme a en effet commencé par faire vendre du papier. Les travaux de Michel Roquebert et d’Anne Brenon ont trouvé preneurs chez nombre d’éditeurs et donc aussi de lecteurs qui ont contribué à transformer les livres de Zoé Oldenbourg (Le Bûcher de Montségur, 1959) ou d’Emmanuel Le Roy Ladurie (Montaillou, village occitan, 1975) en best-sellers. Par ailleurs le tourisme éditorial a multiplié les titres des guides régionaux et locaux qui promettent aux visiteurs pressés de découvrir les éléments principaux des châteaux et abbayes. Les éditions Sud-Ouest, les éditions Gisserot ou encore les éditions Milan avec la revue Pyrénées magazine, éditent et rééditent ces titres de consommation rapide. Ce sont d’ailleurs souvent ces auteurs, dont on vient de citer les noms ci-dessus, issus du groupe de chercheurs réunis autour du Centre d’études cathares de Carcassonne, qui ont produit cette histoire publique (livres et magazines de vulgarisation). Ces derniers sont alors relayés, dans une boucle transmédiatique, par les documentaires télévisés diffusés dans des émissions des chaines publiques comme Visites privées4 ou Des Racines et des Ailes5.
- 6 Du 5 avril 2024 au 5 janvier 2025.
8À ce stade il nous faut constater que les résultats des recherches les plus récentes de l’histoire scientifique n’ont pas encore donné lieu à une diffusion très importante auprès du grand public. La transposition médiatique du discours scientifique de la génération actuelle d’historiens est en cours de déploiement et a choisi le média exposition pour partager ses découvertes ou plutôt ses interprétations des sources historiques et des traces archéologiques. L’exposition intitulée « Cathare », Toulouse dans la croisade6 constitue la plus récente contribution de médiation historique et culturelle. Le discours scientifique est en effet traduit dans un discours de médiation mobilisant les dernières découvertes archéologiques et documentaires. Une panoplie de dispositifs est déployée pour se mettre au niveau de chaque public, mêlant le jeu, l’immersion et la participation, permettant aux plus jeunes d’expérimenter et d’être en activité et aux autres de lire et de voir bien sûr, mais aussi d’écouter, de toucher.
- 7 Jeff Rider, « L’utilité du Moyen Âge », dans Ferré Vincent « Médiévalisme, modernité du Moyen Âge » (...)
9En jouant sur les mécanismes de la mémoire par la création d’images visuelles du Moyen Âge7, ces médiations ludiques, expérientielles, immersives et sensorielles distribuent tout au long du parcours d’exposition et sur les deux lieux (musée Saint-Raymond et Couvent des Jacobins) des bribes de savoirs et des clés de compréhension de manière à construire de la connaissance et à déconstruire des idées reçues, notamment celle de l’existence d’une Église cathare constituée et concurrente de l’Église catholique romaine. Il est même question de l’utilisation d’un médiévalisme débridé qui va jusqu’à afficher le portrait de Blanche de Castille sur un maillot de Rugby du Stade français ou, encore plus éloigné de l’histoire, les dérives de la marque « Pays cathare » qui a laissé labelliser un vendeur de « barbecue cathare » !
- 8 L’acte II du Pays cathare, voir : Valentine Chatelet Valentine, Sylvie Couralet, Patrick Fraysse, « (...)
10Cette exposition toulousaine avait été précédée dès 2018 par une autre exposition pédagogique et itinérante produite par l’Université de Montpellier par les professeurs d’histoire médiévale et leurs étudiants de master. L’exposition intitulée Le catharisme, une idée reçue avait pour but de rectifier les erreurs historiographiques et les errements médiatiques circulant depuis longtemps dans l’espace public, notamment en Occitanie du fait, entre autres, du marketing territorial du département de l’Aude. Ce dernier a d’ailleurs eu rapidement conscience de l’importance de corriger certaines dérives de la marque en engageant à partir de 2011 une refonte de son contenu8. Cela a abouti à un recentrage de l’aspect commercial sur les produits du terroir et l’œnologie d’un côté et sur un immense travail de redéfinition éditoriale du contenu culturel distribué par les guides sur place dans les sites labellisés des châteaux, des abbayes et des cités médiévales d’un autre côté. Les deux applications numériques qui accompagnent désormais les visiteurs sur les sites ont bénéficié de ce travail de redéfinition et de diversification du contenu. On ne parle par exemple plus exclusivement de la croisade contre les Albigeois ni des pratiques religieuses des hérétiques, mais également de la faune et de la flore des lieux visités. Les guides pratiquent par ailleurs l’histoire vivante qui consiste à se costumer, à jouer un rôle inscrit dans un scénario et à faire participer les visiteurs, comme au château de Foix, en les initiant à la taille de pierre, à la forge ou au tir à l’arc.
11C’est dans ce contexte de redéfinition historiographique et archéologique et de production de médiations innovantes de l’histoire et du patrimoine que le département de l’Aude a choisi de faire évoluer sa politique de valorisation territoriale en modifiant son ancienne marque de territoire, imaginée au début des années 1990. « Pays cathares »9 comporte toujours plusieurs volets, culturel et touristique, communicationnel et commercial. C’est ce dernier que nous avons observé précisément dans cette étude après avoir travaillé sur la mise en place d’une communication numérique à partir des deux applications lancées en 201910 et sur l’histoire de la marque labellisante11.
12Deux questions peuvent être soulevées à ce stade de la réflexion : comment la communication entre-t-elle dans la définition du processus de patrimonialisation ? Et la communication marketing peut-elle être intégrée dans la phase d’activation du patrimoine auprès des publics ? En d’autres termes, le marketing et le commerce de produits dérivés constituent-ils une médiation ?
- 12 Jean Davallon, Le don du patrimoine : une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Par (...)
13Le processus de patrimonialisation qui consiste à choisir dans le présent des éléments du passé, dans une filiation inversée12, pour les transformer en objet de patrimoine, convoque des acteurs institutionnels et médiatiques. Les traces du passé sont ainsi transformées en patrimoine par le regard nouveau qu’on jette sur eux en interprétant leur monde d’origine. Ainsi les monuments, les objets archéologiques, les sources documentaires issus du Moyen Âge deviennent le patrimoine médiéval après leur étude scientifique et sa publication. Cette première phase institutionnelle aboutit à la mise en œuvre de collections dans des centres d’archives, des bibliothèques et des musées qu’il s’agit dans un deuxième temps de partager avec les publics. Chaque étape du processus s’accompagne d’une production documentaire et communicationnelle qui fait exister les objets de patrimoine dans le monde social. Les nombreuses médiations médiatiques font également vivre l’histoire et le patrimoine auprès des publics à travers les expositions ou les diffusions littéraires, médiatiques et numériques. Tous ces intermédiaires jouent alors le rôle d’interface entre ces objets, indices du passé, et les publics et visiteurs d’aujourd’hui.
- 13 Anne Besson, William Blanc et Vincent Ferré (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge imaginaire, Paris, Ve (...)
14En résumant de la sorte le processus de patrimonialisation et sa phase d’activation auprès des publics par la médiation, on pourrait croire les choses simples et évidentes. Il n’en est bien évidemment rien et le rappel de l’historiographie des cathares a permis d’illustrer d’abord les écritures scientifiques plurielles et ensuite la concurrence d’autres écritures, moins scientifiques, ou pire, absolument contraires à la médiévistique, utilisant la fiction ou la légende et le mythe comme propositions d’interprétation. Ces détournements du discours scientifique, intentionnels ou non, jouent un rôle fondamental dans la fabrique et la diffusion des idées reçues et des stéréotypes. Toutes les périodes historiques sont concernées mais le Moyen Âge est particulièrement touché. Le médiévalisme comme réception du Moyen Âge ou des signes de médiévalité dans les époques modernes et contemporaines est une manière d’observer et d’expliquer ces dérives et détournements13.
- 14 Gérard Chandès, « Réplicateurs visuels et sonores du monde néo médiéval », dans Ferré Vincent (dir. (...)
- 15 Yves Jeanneret, Critique de la trivialité : Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, P (...)
- 16 Jean Davallon, op. cit.
15Le catharisme comme d’autres objets d’histoire patrimonialisés est également aujourd’hui ce que les SIC avec Yves Jeanneret ont nommé un « être culturel ». Par les réappropriations et réécritures successives de la littérature (des romans historiques à la fantasy), des médias (publicité, presse magazine, jeux vidéo, cinéma, séries TV), des nombreuses médiations culturelles ou du marketing territorial, se créent des réplicateurs néomédiévaux14 ou médiévalistes, c’est-à-dire des formes réplicables facilement, qui circulent dans les médias. Les « êtres culturels15 » (Jeanneret) ou « êtres communicationnels16 » sont des réalités plus complexes qui transforment les textes et les objets médiévaux d’origine et poursuivent une vie triviale faite de réutilisations, d’échanges, de transformations. Le catharisme est un de ces « êtres culturels » médiévalistes, au même titre que les chemins de Saint-Jacques de Compostelle ou la figure de Jeanne d’Arc, qui charrie dans l’espace public une réalité alternative au passé historique. La publicité, les médias et la communication publique sont des vecteurs de ces passés alternatifs que les historiens aimeraient bien voir disparaitre. Ces derniers se demandent toujours pourquoi leurs travaux ne sont pas reçus correctement en dehors des cercles académiques. Les SIC peuvent apporter quelques éléments de compréhension sur le comment des circulations médiatiques et des détournements communicationnels et marketing.
16Pour comprendre comment le catharisme circule toujours dans l’espace public, nous avons réalisé une observation empirique des boutiques des sites du Pays cathare à Carcassonne, Lastours, Peyrepertuse et Fontfroide pour lister les produits vendus sous la marque « Pays cathare » mais aussi d’autres objets médiévalistes. Des comparaisons ont ensuite été effectuées dans d’autres sites d’Occitanie qui ont un rapport avec les cathares et qui ont développé récemment une boutique suite à une rénovation complète de leur muséographie, à savoir le couvent des Jacobins de Toulouse et le château-musée de Foix. Des entretiens semi-directifs avec les responsables marketing de ces sites ont été menés pour comprendre les intentions de communication de ces différents acteurs du tourisme culturel, le CMN à Carcassonne, le département de l’Aude à Lastours, la ville de Toulouse, le département de l’Ariège à Foix et un opérateur privé à Fontfroide. Cette approche infocommunicationnelle des sites patrimoniaux estampillés « Pays cathare » nous a permis d’interroger le développement de cette consommation touristique de Moyen Âge et d’essayer de mieux comprendre comment et pourquoi circule cet « être culturel » qu’est devenu le « catharisme ».
17Commençons notre observation par Carcassonne. Chacun a pu faire l’expérience d’une déambulation difficile dans les rues de la Cité envahie par des foules de touristes. Son inscription en 1997 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en tant que « Ville fortifiée historique » a eu pour conséquence immédiate d’amplifier sa fréquentation et d’enrichir l’offre commerciale dans les rues et les places. À côté des restaurants et des glaciers, de nombreuses boutiques de souvenirs vendent des objets en lien plus ou moins direct avec l’histoire et le territoire. C’est alors un déluge d’épées et de boucliers en bois ou en plastique, de costumes de chevaliers et de princesses de toutes les couleurs et de fabrication asiatique, de livres, de guides et de cartes postales sur Carcassonne et le Moyen Âge. L’histoire et la légende se mêlent dans un Moyen Âge imaginaire plus proche des contes et de la fantasy que d’un passé authentifié. Le catharisme médiévaliste pourra ainsi se développer aisément sur ce terreau commercial à grand renfort de croix occitanes et de romans historiques racontant les exploits d’Esclarmonde ou la résistance face à la croisade et à l’Inquisition.
18Le château de Carcassonne est géré par le Centre des monuments nationaux (CMN), c’est-à-dire par l’État, et à ce titre est intégré dans un réseau national dont les « boutiques du patrimoine » présentent une offre homogène. Après la visite du château et des remparts mais aussi des collections archéologiques intégrées dans les salles du château, le visiteur termine son parcours par la librairie-boutique. Là une sélection de livres sur l’histoire, l’architecture, la littérature, la gastronomie, est proposée comme dans une librairie traditionnelle. Les ouvrages des éditions du patrimoine sont également en bonne place et en particulier les titres sur Carcassonne dans les collections de guides culturels sérieux (Itinéraires). Quelques titres sur les cathares (ouvrages de Michel Roquebert) ou sur le Moyen Âge (ouvrages de Michel Pastoureau par exemple) sont proposés à côté des livres sur la cuisine (régionale et ancienne), quelques produits du terroir sélectionnés parmi ceux bénéficiant de la marque « Pays cathare » ou des souvenirs de toute sorte (magnets, pièces de la monnaie de Paris, dés à coudre…).
19Si le contraste entre les boutiques commerciales de la cité et la boutique du patrimoine du CMN dans le château est saisissant, on assiste à une présentation plus éclectique dans les boutiques des châteaux plus modestes du « Pays cathare ». À Lastours comme à Peyrepertuse, on entre et on sort du site par un accueil regroupant la billetterie, les commodités (toilettes et distributeurs de boissons et friandises) et une boutique-librairie. Dans ces boutiques, le choix des objets et produits dérivés en lien avec la visite, le « pays », l’histoire, les châteaux, le Moyen Âge en général et les cathares en particulier est évident et équivalent à ce que l’on trouve à Carcassonne, tant du côté strictement touristique de la cité que du côté plus culturel du château et des remparts du CMN. L’originalité est sans aucun doute le présentoir spécifique de la marque « Pays cathare » au logo bleu. Là sont présentés principalement des produits du terroir local, du miel, de la moutarde, du vin et des jus de fruits, finalement assez peu nombreux. De l’hypocras (non marqué « Pays cathare ») complète systématiquement l’offre de boissons dites historiques. Enfin une gamme de produits « bien-être » est également présente sur les étals. C’est ainsi que sont proposés des bougies, des savons et même un « baume cathare » à base d’huiles essentielles censé soigner les « bobos » des randonneurs, vététistes et promeneurs. Le « sentier cathare » GR367, qui relie Port-la-nouvelle à Foix, traverse ces contreforts pyrénéens, en passant par ces châteaux. L’offre s’adapte donc au tourisme de randonnées.
- 17 Gil Bartholeyns, « Le passé sans l’histoire. Vers une anthropologie culturelle du temps », dans Fer (...)
- 18 Estelle Doudet et Filippo Fonio, « Un Moyen Âge à consommer », IRIS [En ligne], 44 | 2024, URL : ht (...)
20On le comprend, le lien tissé avec l’histoire médiévale et les cathares, par l’intermédiaire des objets vendus dans ces boutiques, est ténu pour ne pas dire absent. L’imposition du seul mot cathare sur les produits ne suffit décidément pas à convaincre d’un quelconque effet du marketing sur la patrimonialisation. Mais pourtant toutes ces initiatives laissent une trace dans l’espace public. Les produits et services marqués « Pays cathare » ou simplement qualifiés de cathares participent d’une vie triviale de l’histoire et du patrimoine : le présent interprète l’histoire en la détournant. Cela passe par la fiction dans des films, des jeux et des romans dits historiques, mais aussi par la publicité dont l’objectif aujourd’hui n’est pas seulement de vanter les qualités d’un produit mais de raconter une histoire. Intégrer le mythe cathare dans le storytelling d’un produit en faisant comme si le passé était toujours présent, c’est permettre aux visiteurs-clients de s’offrir ce passé non historique17. Ainsi, à travers les objets vendus, « le Moyen Âge à consommer18 » cathare, est surtout un univers de référence hybride, tout à la fois historique et fictionnel.
21L’objectif du responsable de la boutique du couvent des Jacobins que nous avons rencontré en amont de l’ouverture de l’exposition « Cathare » Toulouse dans la croisade est de limiter le détournement tout en atteignant son objectif commercial. La boutique doit être rentable et respecter le lieu patrimonial. C’est ainsi qu’un tri a été fait sur les titres des ouvrages proposés à la vente et que la production éditoriale ésotérique ou pseudo historique sur les cathares a été bannie. La librairie médiévaliste est réduite à quelques bandes dessinées. L’épicerie médiévaliste a également subi une sélection drastique à partir de fournisseurs locaux d’objets compatibles avec l’univers médiéval, ce qui permet au passage d’insister sur la lutte contre les idées reçues. Prenons d’abord l’exemple des savons. Dans l’imaginaire populaire, charrié par la publicité ou des films comme Les visiteurs, les gens du Moyen Âge sont sales. Il n’en est évidemment rien, les historiens et les archéologues l’ont prouvé et les médiateurs costumés au château de Foix ou lors des mardis médiévaux des Jacobins de Toulouse ne cessent de le proclamer et de l’expliquer. Au Moyen Âge, on se lavait et on prenait soin de son corps. Il n’est donc pas étonnant de trouver du savon médiéval dans la boutique. Celui que les Jacobins propose s’appelle justement Le médiéval, savon d’inspiration médiévale, fabriqué avec des plantes cultivées depuis le Moyen Âge pour leurs vertus médicinales. Cela rejoint le rayon « Bien être » de ces boutiques de musées et de monuments, surtout quand certains produits sont censés correspondre au Moyen Âge ou aux cathares. Des ouvrages sur la cuisine médiévale ou les jardins et potager au Moyen Âge côtoient là aussi des tisanes ou des biscuits, des jus de fruits ou du miel.
22La boutique fonctionne en fin de visite du monument ou du musée comme un lieu d’interprétation marketing, commercial ou publicitaire du patrimoine, de l’histoire ou du territoire. C’est en effet la conclusion d’un parcours de visite qui fait repasser le visiteur de l’univers de l’histoire et du passé dans lequel il était plongé dans l’exposition ou le parcours de visite, vers celui du présent. La transition entre l’expérience muséale ou monumentaire qu’il vient de vivre et la réalité du quotidien du xxie siècle se fait par cette proposition finale permettant d’emporter avec soi une trace de la visite, un souvenir du contenu. Il est alors possible de prolonger une lecture du contenu scientifique sur le Moyen Âge en acquérant le catalogue ou l’album d’images rédigés par les spécialistes, mais aussi de compléter les éléments de contenu par l’achat des nombreux objets et fac-similés qui imitent les objets archéologiques exposés ou encore de s’évader dans ce Moyen Âge imaginaire, fictionnel, publicitaire et commercial.
- 19 Gérard Chandès, art. cit.
23Si dans l’exposition, tous ces éléments, scientifiques, culturels ou mythologiques peuvent être présents et commentés, ce n’est plus vraiment le cas dans la boutique. Le marketing re-mélange les signes dans une écriture commerciale qui fait fi des priorités scientifiques et culturelles de l’exposition. L’objectif de rentabilité vend du Moyen Âge relativisé, transformé, détourné, réduit à ces réplicateurs19 que sont les formes du fanion, du blason, du créneau, de l’épée ou de l’armure ou à ces mots comme « médiéval » ou « cathare ».
24Les produits et objets observés dans les boutiques sont distribués en trois catégories principales : des livres, des produits du terroir, des objets manufacturés répliquant plus ou moins les objets médiévaux réels ; le tout participant d’une circulation diffuse de signes de médiévalité, installant ainsi une vie triviale, c’est-à-dire une médiation transformante ou détournante. D’abord la librairie médiévaliste : un domaine où les cathares sont très présents sur les rayonnages au même titre que les templiers, les croisades, les chemins de Saint-Jacques et aujourd’hui les Vikings. À côté des livres, des produits du terroir qui forment une épicerie médiévaliste (vins, miel, jus de pomme, mais aussi biscuits, tisanes, savons…) facilement associée à des ouvrages sur la « cuisine médiévale » et les jardins (médiévaux eux aussi). En poussant le raisonnement jusqu’à l’absurde, on trouve même des ouvrages sur la cuisine végan associée aux cathares censés être végétariens… Quand les responsables des boutiques ont aussi un objectif culturel (comme aux Jacobins à Toulouse), ils font l’effort de dénicher des produits fabriqués localement en petites quantités par des fournisseurs spécialisés.
- 20 Julie Deramond, « Goûter le Moyen Âge le temps d’un repas » in Sagnes Sylvie, Fraysse Patrick (dir. (...)
25On trouve enfin la gamme des produits industriels (épées, costumes…) qui correspondent bien aux stéréotypes médiévalistes (chevaliers, princesses) et celle toute aussi industrielle des produits dérivés (goodies) de la marque Pays cathare que l’on peut trouver partout (stylos, totbag, gourdes…). Et quand le commerce prend les devants, ce sont des objets que l’on trouve partout et qui se vendent bien, des magnets, des dés à coudre, des billets de banque à l’image du monument, des médailles-souvenirs de la Monnaie de Paris… Ce qui permet de donner au public ce qu’il demande et « ce qui se vend » comme dans les restaurants dits médiévaux où les restaurateurs et cuisiniers médiévalistes ont été obligés d’édulcorer leur carte en proposant aussi des frites et du coca20. L’immersion dans le Moyen Âge a des limites. Les sphères scientifiques, culturelles et commerciales se côtoient mais ont encore du mal à dialoguer. Pour autant il semble bien que le marketing contribue, sinon à créer un « moyen âge », du moins à proposer l’accès à ceux que l’histoire et la fiction font déjà circuler sur le terrain des musées et des monuments ou dans les médias.