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III. Comptes-rendus

Jacqueline Guittard et Martine Lavaud (dir.), Romanesques. L’usage du roman-photo

Michel Delville
Référence(s) :

Romanesques – L’usage du roman-photo, sous la direction de Jacqueline Guittard et Martine Lavaud (2023)

Texte intégral

1Dans le sillage des travaux fondateurs de Jan Baetens (bien présent au cœur de ce dossier en tant qu’auteur et abondamment cité par les autres contributeurs), les deux dernières décennies ont connu un regain d’intérêt pour le roman-photo sous toutes ses formes, de ses premières apparitions dans l’Italie d’après-guerre au sein de la revue Il mio sogno (1947) à ses appropriations par la culture savante (Duane Michals, Michael Snow, Benoît Peeters, …), sans oublier ses plus récents détournements, défigurations et réappropriations parodiques, des « photos-bd » réalisés pour Fluide Glacial par Bruno Léandri aux travaux de Clémentine Mélois et Fabcaro. Ce numéro spécial de Romanesques dirigé par Jacqueline Guittard et Martine Lavaud prouve à qui en doutait encore que le monde académique s’est désormais bel et bien emparé du genre en tant qu’objet de recherche (encore peu enseigné, il est vrai) incarnant ce que Baetens a décrit comme une « nouvelle esthétique, ouvertes aux plaisirs de la narration mais non oublieuse des grandes leçons de la modernité, jouant avec l’univers et le code des genres mineurs mais non dans un esprit de diminution des formes majeures, friande d’images mais non au point de faire primer le visuel sur l’écriture ». Pour le grand public, aussi, le genre a regagné en visibilité dans le monde francophone, notamment grâce au succès de la très réussie exposition du MUCEM de Marseille (2017), dont le non moins réussi catalogue a permis au genre—longtemps condamné à la dégradation liée à la mauvaise qualité du papier magazine qui lui a servi de support pendant plus d’un demi-siècle—de faire sa grande entrée dans la catégorie des beaux-livres.

2L’usage du roman-photo se propose d’explorer l’histoire du genre en examinant les perceptions mentales, culturelles et idéologiques qui entourent un objet d’étude souvent perçu comme « illégitime », distinct d’autres formes devenues plus fréquentables telles que la bande-dessinée ou encore le roman photographiquement illustré à la Bruges-la-morte de Rodenbach ou Nadja d’André Breton. De fait, le roman-photo reste lié à un domaine culturel de bas étage soumis à des codes narratifs, culturels et langagiers figés (mièvreries des récits à l’eau de rose, sensationnalisme de la presse people), quand il ne sombre pas dans les bas-fonds de la littérature populaire (littérature de l’horreur, pornographie). Pire encore, il a été accusé de défigurer la « grande » littérature dans la mesure où il a suscité de nombreuses adaptations d’œuvres canoniques (on songe, entre autres, au travail d’Hubert Serra dans les années soixante-dix) sacrifiant les nuances et subtilités diégétiques des textes sources au profit du discours direct, parmi d’autres simplifications et réductions de tous ordres.

3Les principaux enjeux de ce dossier sont clairs : il s’agit avant tout de remettre en question cette perception en soulignant la longévité et la diversité du genre, de rendre compte de son évolution au fil du temps en mettant en évidence sa dépendance étroite à l'égard du marketing éditorial, de l'évolution économique et sociologique du lectorat, ainsi que de la révolution numérique. Il s’agit, en outre, de repositionner les enjeux du genre dans le contexte plus large de la production narrative contemporaine. Pour ce faire, il convient, d’une part, de travailler à sa revalorisation généalogique et, d’autre part, de distinguer « axiologiquement, esthétiquement, éditorialement » le roman-photo du territoire romanesque à proprement parler.

4C’est du moins l’objectif que se donnent les deux premiers articles, signés par les co-directeurs du volume. Dans ses « Réflexions sur le bovarysme romanesque » Martine Lavaud explore « l’hypothèse d’une affinité essentielle entre le roman-photo et le ‘bovarysme’, classiquement envisagé, depuis le fameux essai de Jules de Gaultier, comme le ‘pouvoir départi à l’homme, de se concevoir comme autre qu’il n’est’ ; son débordement sociologique potentiel hors de cette double seconde zone que constituent les goûts féminins, et les classes populaires ; une plasticité plus appréciable que prévu, autorisant l’alternative de la réécriture contemporaine et de l’adaptation ‘fidèle’ ; enfin l’étrangeté déconcertante d’un objet en réalité ‘autre’ à double titre : par son apparente résistance à la ‘littérature’, et par ce que cela indique de la spécificité d’un dispositif régi par des contraintes matérielles et des enjeux esthétiques propres ». Pour ce faire, l’article, dont le propos est ingénieux quoiqu’un peu diffus, se propose d’interroger le statut culturel du roman-photo en appliquant la « volonté de reclassement par le haut » de la protagoniste du roman de Flaubert aux destinées du genre, notamment au travers d’une analyse de l’appropriation de ses codes par Antoine Vitez, lequel transforme les clichés et phototypes du genre en autant d’outils pédagogiques propices à l’expérimentation dramatique.

5Dans « Le roman-photo ou le charme de l’obtus » Jacqueline Guittard part d’une désormais célèbre note de bas de page de Roland Barthes dans laquelle l’auteur explique que le roman-photo le touche précisément par son sentimentalisme et sa naïveté. C’est là l’un des sens du bien mal défini sens « obtus » barthésien tel qu’il apparaît dans son analyse de quelques photogrammes d’Eisenstein : « un supplément que [son] intellection ne parvient pas bien à absorber, à la fois têtu et fuyant, lisse et échappé », un presque rien, un « trauma », un « scandale » qui échappe au lecteur et dans lequel Barthes entrevoit l’émergence possible d’une nouvelle forme de signifiance (le « troisième sens » qui s’ajoute aux niveaux informatif et symbolique) au sein d’un genre dominé par le dérisoire, le désuet et une certaine obscénité sentimentaliste. Cette lecture de l’obtus barthésien appliqué au roman-photo n’est pas neuve (Jan Baetens l’avait déjà fait figurer en épigraphe de son volume fondateur sur le genre, et elle a depuis lors été reprise par plusieurs autres spécialistes), et l’on aurait pu attendre de cette étude qu’elle soit davantage centrée sur le véritable objet du volume que sur Barthes et ses conceptions du discours amoureux ou encore de l’esthétique eisensteinienne.

6Le troisième article, signé Jan Baetens (auteur du récent ouvrage The Film Photonovel, A Cultural History of Forgotten Adaptations, 2019), envisage les visées narratologiques divergentes du roman-photo et du ciné-roman-photo (constitué à partir de photogrammes et/ou de photographies de plateau de films existants), le tout en relation avec d’autres (sous-)genres tels que le film raconté et le roman dessiné, rapidement éclipsé car considérablement plus cher à produire que son « double photographique ». Adoptant une méthode qui est celle de l’archéologie des médias, Baetens met au jour les différences formelles entre le roman-photo et ses formes voisines au travers d’exemples concrets tout en parcourant en détail l’écosystème médiatique dans lequel ces formes évoluent. Dans la foulée, Fabien Gris, dans « Les auteurs de romans-photos sont-ils des cinéastes ? », adopte une perspective axée sur des « questions d’auctorialité dans lesquelles le roman-photo est pris, notamment en tant que forme complexe, plurimédiale, impliquant plusieurs intervenants et relevant, dans la majorité de ses occurrences, de la culture médiatique populaire. » Envisageant un autre exemple de « bovarysme » générique, l’auteur s’interroge sur l’élévation du réalisateur de romans-photos au rang de cinéaste, c’est à dire au statut d’artiste à part entière, portant son attention autant sur la production mélodramatique de masse que sur les romans-photos avant-gardistes d’Emmanuel Hocqard (Allo, Freddy ? ; il eut été utile de mentionner que cet ouvrage ne contient que des cases vides en lieu et place d’images), de Marie-France Plissart et Benoît Peeters (Fugues) ou encore d’Edward Lachman (Chausse-trappes, dont il conviendrait de préciser qu’il a été co-écrit avec Elieba Levine), ces derniers – qualifiés ailleurs par Baetens d’« écriture photo-romanesque » – tendant à lorgner vers les codes du film noir. L’auteur conclut qu’« en dépit de certaines tentatives de jonction, le genre reste très polarisé entre production expérimentale marginale et production à grands tirages majoritaire mais fortement dépréciée sur le plan intellectuel », avant d’évoquer l’hapax que constitue La jetée de Chris Marker, situé à mi-chemin entre le roman-photo et le film de cinéma, et dont l’hybridité générique se verra encore davantage compliquée par sa parution papier sous forme de « ciné-roman ».

7Dans « Un Photoroman pour documenter les métiers du care », Danièle Meaux se saisit de l’œuvre de Vincent Jarousseau, Les femmes du lien (2022), exemple de roman-photo à visée documentaire retraçant le vécu professionnel de femmes exerçant depuis de longues années les métiers d’assistante maternelle, aide-à-domicile, aide-soignante, auxiliaire de vie scolaire ou encore assistante familiale. L’avant-propos de Jarousseau définit les objectifs du volume, constitué de huit chapitres consacrés à autant de parcours de travailleuses : rendre leur visibilité à des catégories sociales invisibilisées, « décrire et documenter ces vies, rendre compte de la situation de ces femmes laissées dans l’ombre » mais aussi et surtout « faire ressentir la complexité et la diversité des expériences, loin des clichés misérabilistes ». Meaux ne néglige pas pour autant les considérations formelles qui entourent cette entreprise et insiste, entre autres, sur la prédominance des plans moyens qui présentent les travailleurs dans leur interaction avec les personnes dont elles s’occupent, la qualité des dialogues basés sur des transcriptions d’enregistrements et le cadre des décors privés, « modestes, mais jamais miséreux », au contraire des maisons de retraite et des hôpitaux, où règne, sans surprise, un climat souvent sinistre et standardisé. Pour l’auteur, le « docu-photo » (parfois appelé « roman-photo documentaire ») est caractérisé par « la spontanéité de la syntaxe et le naturalisme des prises de vue » et vise à « asseoir un régime de croyance en la réalité des faits », le paratexte insistant sur la véracité des tranches de vie présentés au lecteur. Meaux ne manque pas cependant de souligner le paradoxe d’une écriture « factuelle » (à l’instar de celle du « cinéma-direct ») dont la prétendue transparence des contenus et des modes de représentation se voit pour le moins troublée par la médiation du dispositif photoromanesque, genre associé peut-être plus que tout autre à une narration fictionnelle au contenu stéréotypé et idéalisé.

8Magali Nachtergaël, dans l’article « Dévoiement littéraire et roman-photo », s’intéresse au passage du livre au numérique dans une perspective transmédiatique. Elle met l’accent sur l’apparition des industries culturelles dans l’entre-deux-guerres, favorables à l’émergence de nouvelles formes hybrides parmi lesquelles le ciné-roman et le roman-photo font figures de proue. Dès les années trente la dimension phototextuelle de l’écriture littéraire se manifeste, en amont de ses avatars commerciaux dans la presse populaire, dans les collaborations de Paul Eluard et de Man Ray (Facile, 1935), de Claude Cahun et Lise Deharme (le cœur à pic, 1937), ou encore dans le style photo-documentaire de Let Us Praise Famous Men (1941) de Walker Evans et James Agee. Suit un aperçu de « la fiction numérique généralisée du roman-photo », des expériences vidéoludiques de Chloé Delaume (Corpus Simsi [2003], basé sur le jeu vidéo Les Sims) aux adventuregrams en ligne de Caroline Calloway. Nachtergaël n’oublie pas la série Excellences and Perfections d’Amalia Ulman, fortement inspirée par le narrative art de Sophie Calle, une expérience en ligne devenue un livre envisagée au prisme de la notion de remédiation de Bolter et Grusin, « l’expérience numérique permet[tant] aussi de parodier à la fois le jeu attendu sur les réseaux, de les détourner pour en dénoncer la facticité mais aussi la manière dont on se construit un ethos fictionnel par l’image ». « Si les interfaces Instagram ou Facebook ne reproduisent pas tout à fait la trame du roman-photo », estime Nachtergaël, « ils en favorisent les thèmes, intimité, histoires sentimentales, voyages qui font rêver, bref, une usine à fiction dans laquelle tout le monde peut être, si ce n’est l’héroïne ou le héros, du moins le ou la protagoniste ».

9Le dossier se clôture par deux entretiens vivifiants qui donnent une vision actuelle de la scène du roman-photo telle qu’elle se voit déclinée par Clémentine Mélois, auteure des Six fonctions du langage (2021)—une œuvre mettant en scène Roland Barthes et Michel Foucault mais dont les images sont tirées de romans-photos brésiliens des années soixante et soixante-dix—, Fabcaro (le très décalé et bédéistique Guacamole Vaudou [2022]) et Benoît Peeters, directeur des Impressions Nouvelles, qui publia en son temps l’essai de Jan Baetens, Pour le roman-photo, mais dont la production littéraire est intimement liée aux développements les plus audacieux du genre, parmi lesquels on peut citer Droits de regards (1985), œuvre préfacée par Jacques Derrida et marquée, selon Peeters lui-même, autant par le Nouveau Roman que par Marguerite Duras, Jean-Luc Godard et Jorge Luis Borges.

10La principale et non négligeable faiblesse de ce dossier dans l’ensemble intéressant, malgré quelques recoupements difficilement évitables, est son manque total d’attention à ce qui se fait, se dit et s’écrit ailleurs qu’en francophonie. Ce déficit est d’autant plus embarrassant que ce volume est consacré à un genre né dans l’Italie d’après-guerre. L’apport d’un spécialiste italianisant eut été le bienvenu. Tout au moins eût-il été nécessaire de citer quelques auteurs étrangers ou, ad minima, de les mentionner dans une bibliographie sélective. On songe, dans le désordre, aux travaux de Maria Teresa Anelli, Paola Gabbrielli, Marta Morgavi et Roberto Piperno (Fotoromanzo: fascino e pregiudizio. Storia, documenti e immagini di un grande fenomeno popolare (1946-1978), 1979), de Anna Bravo (Il fotoromanzo, 2003), de Valentino Cecchetti (Generi della letteratura popolare. Feuilleton, fascicoli e fotoromanzi in Italia dal 1870 ad oggi, 2011), de Raffaele De Berti (Dallo schermo alla carta. Romanzi, fotoromanzi, rotocalchi cinematografici: il film e i suoi paratesti, 2000) et de Silvana Turzio (Il fotoromanzo. Metamorfosi delle storie lacrimevoli, 2019), lesquels envisagent le genre selon des perspectives diverses qui dépassent de loin le contexte social, historique et culturel italien. En témoigne (pour n’évoquer que deux sujets traités abondamment dans le dossier) le travail de Turzio sur le rôle des éditeurs et des techniques de fabrication du roman-photo, ou encore son analyse de la « question des critères de distinction mis en œuvre par les classes dirigeantes, qui, dans leur tentative de contrôler l’‘autre’ culture, lui nient toute valeur esthétique ou morale et la délégitimisent, donnant vie à un exotisme culturel interne ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Michel Delville, « Jacqueline Guittard et Martine Lavaud (dir.), Romanesques. L’usage du roman-photo »Belphégor [En ligne], 22-1 | 2024, mis en ligne le 18 mai 2024, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/6286 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11tfv

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Auteur

Michel Delville

  Université de Liège/UR Traverses/CIPA 

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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