Nicolas Rouvière, Goscinny et le Facteur Rhésus . Un art de l’anti-portrait
Nicolas Rouvière. Goscinny et le Facteur Rhésus . Un art de l’anti-portrait. La Villedieu : Éditions La Déviation, Saint-Martin d’Hère : Éditions Ultimes, 2023. 61 p. ISBN : 9791096373567.
Texte intégral
- 1 Notamment, Astérix ou les lumières de la civilisation (Paris : P.U.F., 2006) et Astérix ou la parod (...)
1Nicolas Rouvière s’est désormais imposé comme le meilleur spécialiste de l’œuvre de ce petit (physiquement) géant de la bande dessinée qu’a été René Goscinny, grâce aux ouvrages fouillés et considérables qu’il a consacrés à l’analyse de la saga d’Astérix1. Avec ce petit volume agile, de lecture facile et agréable, il démontre que la profondeur peut aussi très bien se concilier avec la rapidité.
2Le Facteur Rhésus, publié en 1964 dans L’Os à moelle, le journal satirique de Pierre Dac, provisoirement ressuscité après sa période de gloire et sa disparition, n’avait pas encore sa place dans l’histoire (qui reste en grande partie encore à faire) de la bande dessinée. L’abondance et la qualité de la production de Goscinny pouvait justifier cet oubli. Il est vrai que si on est pris par l’envie de s’essayer à l’exégèse de l’œuvre de ce scénariste et écrivain fécond – même en oubliant les gaulois – Lucky Luke, Iznogoud, Strapontin, Oumpa-Pah, Spaghetti et le Petit Nicolas offrent déjà plus que l’embarras du choix. Rouvière montre ici que même dans une création relativement marginale, de courte durée, qui a quelque chose de gentiment désuet dans sa présentation « à l’ancienne » (14), avec le récitatif sous les vignettes, on peut arriver à identifier des éléments précieux pour mieux comprendre la vision de l’auteur et un certain nombre de préoccupations, si ce n’est d’obsessions, qui parcourent l’ensemble de ses créations. Et il le fait en établissant une série de liens, précis et clairs, entre le personnage et la vie de son auteur et en restituant le milieu et l’époque dans lesquels les aventures de cet étrange anti-héros ont vu le jour.
3En 1964. René Goscinny est déjà bien connu et solidement (on pouvait croire) installé dans le fauteuil de la rédaction de Pilote. Pour cet excursus éphémère dans le journal d’un collègue qu’il admire, il choisit de s’associer avec une dessinatrice alors aux premières armes, Claire Bretécher, dont la carrière va rapidement se développer par la suite et qui finira per devenir célèbre pour une série marquée, comme le dit justement Rouvière, par un « ton acide et sans concession » (17) : Les Frustrés. Ce sera leur seule et unique collaboration. Le rapport entre les deux est positif et respectueux, fait d’admiration ou d’appréciation réciproques, mais on est bien là face à deux générations différentes avec deux vues du monde également dissemblables ; la satire bon enfant de Goscinny, compréhensive et toujours avec un sourire indulgent au coin des lèvres, n’a en effet pas de bien grandes similitudes avec la satire sociologique et grinçante à laquelle Bretécher finira par être identifiée.
4Le « Facteur Rhésus », que le journal présente comme « la bouleversante épopée d’un héros postal », témoigne du rôle central des PTT dans l’imaginaire national, et de l’affection, largement mâtinée d’ironie, réservée dans l’esprit populaire à cette institution incontournable. « [C]onte de fées à l’envers » (42), l’histoire de ce facteur ami des concierges, de leurs chats, de leurs chiens et de leurs canaris, toujours prêt à savourer le petit verre de rouge qu’on lui sert traditionnellement dans les loges, semble de prime abord une réflexion mélancolique sur les ravages du temps qui passe et qui détruit tout. La poste telle que Goscinny l’évoque « semble ici la survivance d’une société d’Ancien Régime » (26), invulnérable au changement. Et c’est bien cette sorte de monument de lenteur, de bureaucratie, d’incompétence et d’indifférence aux exigences du public qui constitue le milieu naturel de Rhésus, où il se trouve à l’aise et poursuit le cours de ses activités, comme son père et ses ancêtres avant lui, dernier rejeton d’une dynastie d’employés fiers de leur statut et de leur appartenance.
5Ce personnage ossifié dans ses fonctions dépassées permet à Rouvière de développer un discours qui met en parallèle, d’un côté, le rapport entre le facteur et son père et celui entre Goscinny et son père à lui, et d’un autre, un raisonnement sur la modernisation de la société française qui a marqué la période entre les années 60 et 70. Le conservatisme fondamental dont fait preuve le facteur Rhésus équivaut-il ou non à une simple pulsion réactionnaire ? Doit-on d’ailleurs simplement confondre conservatisme et réaction ? Dans quelle mesure le respect pour le père peut-il être l’équivalent du respect pour l’autorité, incarnée ici par cette institution inamovible ? Et comment ce respect figure-t-il dans les autres travaux de Goscinny ? La modernité est-elle une valeur positive par définition ou peut-elle également faire l’objet de critiques justifiées ? Rouvière retrouve dans cette risible petite épopée « l’idéal du vivre ensemble » (40) qui est au cœur de bien des œuvres de Goscinny, et la compassion pour les laissés-pour-compte du progrès. Le héros de l’histoire peut susciter par moments la sympathie, mais le but recherché par l’auteur, tel qu’il ressort de l’analyse, est de « faire le deuil du facteur Rhésus que l’on porte en soi » (45). Au-delà et à travers de cette petite saga sans lendemain, Rouvière explore d’autres moments-clé du parcours professionnel et artistique de Goscinny, dont notamment l’épisode, qualifié de « tribunal révolutionnaire » (33), où le rédacteur en chef de Pilote, cet « incroyable découvreur de talents » (45), est confronté à la révolte de ses auteurs, qui suscite dissensions et querelles qui se refléteront par la suite, ainsi qu’il le montre de manière convaincante, dans les albums d’Astérix.
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6Le livre est généreusement illustré et fort bien édité, agrémenté de photos et d’images tirées des histoires de Rhésus (que l’on aurait préféré, il faut bien le dire, voir republiées in toto avec ce texte en guise d’introduction)2. Dans une lettre autographe, reproduite dans ce volume, où elle évoque sa collaboration avec Goscinny, Claire Bretécher qualifie le texte de Rouvière de « très brillant ». On ne se sent pas de la contredire. Cette étude pointue et originale montre bien les richesses qu’on peut trouver, si on sait chercher, dans les littératures dites populaires. Et elle met clairement en lumière – y compris dans un post-scriptum consacré au couple de Goscinny et de son épouse, Gilberte Polaro-Millo et à sa transposition dans le couple formé par Agecanonix et sa femme, cet art de l’« anti-portrait » qu’annonce le titre, « double inverse » de la réalité.
Notes
1 Notamment, Astérix ou les lumières de la civilisation (Paris : P.U.F., 2006) et Astérix ou la parodie des identités (Paris : Champs-Flammarion, 2008).
2 Il faut noter qu’une version quelque peu différente de ce texte, et sans illustrations, a paru dans le volume collectif Écritures et discours « populaires » (XIXe-XXe siècles) – Nouveaux regards (textes réunis et présentés par Julie Anselmini et Chantal Massol, Grenoble : UGA éditions, coll. "Bibliothèque stendhalienne et romantique", 2023, p. 241-260).
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Référence électronique
Vittorio Frigerio, « Nicolas Rouvière, Goscinny et le Facteur Rhésus . Un art de l’anti-portrait », Belphégor [En ligne], 22-1 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/6282 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11tfu
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