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III. Comptes-rendus

Caroline Julliot, Monte-Cristo, le procès !

Vittorio Frigerio
Référence(s) :

Julliot, Caroline. Monte-Cristo, le procès ! Paris : CNRS Éditions, 2023. 275 p. ISBN : 978-2-271-13975-7.

Texte intégral

“Listen,” he said, not unkindly. “If you want to talk theories we can have a lot of fun, but we shan’t get very far. If you want me to admit that there are exceptions to my idea of justice, you can take it as admitted; but we can’t go on from there without getting down to cases.”

Leslie Charteris, “The Invisible Millionnaire”, In Follow the Saint, Londres, Pan Books, 1963, p. 103.

1Le Comte de Monte-Cristo, disparaissant sur son bateau au fin fond de l’horizon au terme du roman qui narre ses aventures, échappe à la justice des hommes – dont il s’est appliqué sur des centaines de pages à dénoncer l’insuffisance et la partialité – et ne paraît pas devoir se soucier outre mesure de celle de Dieu, personnage falot qui, en dépit de (r)appels rhétoriques, a surtout brillé dans le roman par son absence. Caroline Julliot, dans cette étude méthodiquement argumentée, nous convie cependant à l’imaginer au banc des accusés, trainé jusque-là par quelque Javert ou Vidocq hypothétique, dont l’obstination serait venue enfin à bout de l’astuce diabolique de ce personnage que, après Umberto Eco, on qualifie couramment, comme si cela allait de soi, de surhomme (en oubliant ou en minimisant parfois le fait que celui-ci avait repris le terme d’Antonio Gramsci, qui l’utilisait avec une bonne dose de sarcasme dans sa polémique contre le fascisme mussolinien, dans l’intention non pas de valoriser l’invention dumasienne, mais de dévaloriser la philosophie nietzschéenne).

2La quête de la justice, ou de la vengeance, est au cœur du roman dumasien. Il apparaît donc tout à fait justifié de se pencher sur ses représentations, même en mettant pour cela le héros sur un banc hypothétique des accusés. Pour être en mesure d’exercer tout jugement de cet ordre, y compris celui d’un personnage romanesque – et cela d’autant plus dans le cas d’un mythe de la littérature mondiale comme Monte-Cristo – il faut pouvoir considérer un certain nombre de choses comme en gros acquises. La première d’entre elles est que l’acte même de juger est légitime et qu’il s’exerce au sein d’un cadre qui l’est tout autant. Ce qui présuppose l’existence d’une série de normes partagées et stables que le personnage aurait enfreintes, ou du moins que l’on pourrait le soupçonner, avec suffisamment de certitude, d’avoir vraisemblablement ignorées, avec plus ou moins de morgue, dans l’accomplissement de ses plans – qu’il s’agisse des lois humaines (très variables en cette époque agitée où les régimes se suivent et ne se ressemblent pas) ou de la morale divine. La deuxième est une présomption instinctive de culpabilité : l’impression – qui pourrait être fausse mais qui est sans doute suffisamment forte pour qu’on ne puisse tout simplement l’ignorer – que le héros (étiquette provisoire), qui devrait logiquement, dans le cadre surtout du soi-disant « roman populaire », être l’incarnation idéale de la vertu, pourrait être en réalité le méchant, ou l’être devenu, et que le lecteur aurait finalement été l’objet d’une tromperie sur la marchandise.

3Ce type d’attitude analytique – et Julliot le sait pertinemment – est censé être assez peu fréquent chez le lecteur lambda (celui que l’on présume avoir naïvement garanti le succès maintenant pluriséculaire du personnage), toujours disposé à se mettre dans la peau du héros et à fantasmer des revanches cruelles et sanglantes qui aideraient à le venger de la médiocrité de son existence. On a dit et répété assez souvent que le roman populaire est « consolateur », et ne serait que cela. Sur la base de ce « montecristisme » que Bornecque mettait côte à côte avec le bovarysme plus connu, la critique pose ainsi en exergue le lecteur comme un être finalement amoral : on ne juge pas les héros comme ses voisins et on peut par conséquent approuver le crime du surhomme, surtout lorsqu’on estime avoir avec lui un certain petit air de famille… L’attitude est peut-être simpliste, mais le lecteur de romans populaires n’est pas supposé l’être moins.

4Conséquence initiale de cette approche, ce n’est pas tout d’abord tellement le héros qui est jugé, que son lecteur et à travers lui le genre du roman où ce héros figure. Il s’agit donc avant tout de vérifier la légitimité de considérer tout naturel que Le Comte de Monte-Cristo, succès indépassable du roman-feuilleton, ne soit justement en fin de compte que cela : un feuilleton comme tant d’autres, bourré d’invraisemblances, illogique, mal construit, éventuellement mal écrit (ce que soutenait aussi Eco en concluant toutefois paradoxalement que le « mauvais style » de Dumas était l’élément central et déterminant de sa puissance narrative) et destiné à un public peu regardant et encore moins exigeant en matière littéraire.

5Lors de ce premier mini-procès générique, l’identification de la présence de dilemmes éthiques complexes dans le roman – ces nœuds gordiens moraux que le héros a tendance à trancher à grands coups d’épée métaphorique et qui justifieront sa mise en accusation dans ce livre – rachète cependant le pavé dumasien de la médiocrité intrinsèque qu’on pouvait lui présumer, en raison de l’étiquette « populaire » honnie que la postérité lui a collée.

6Si on admet que le roman propose, au point de vue moral, éthique, religieux, légal ou ce qu’on voudra, des « représentations contradictoires » (20) susceptibles de déséquilibrer le lecteur manichéen, on peut alors estimer que son ambiguïté le transforme en roman problématique (ce qui est une valeur en soi, paraît-il, s’il faut en croire l’exégèse du roman, réaliste surtout, du 19e siècle), le faisant ainsi échapper à la condamnation à l’insignifiance communément portée (dans bien des universités et chez ceux qui n’en ont jamais lus) contre le roman populaire in toto.

7C’est là le premier jugement rendu en ouverture de cette analyse, qui rend au roman dumasien l’épaisseur que la critique lui avait si longtemps injustement niée. Jugement auquel on ne peut que souscrire – avec quelques bémols implicites quant à la réalité de la médiocrité assumée de la masse entière, et largement fantasmée, de ces romans soi-disant « industriels ». La question réglée on peut donc se pencher, la conscience tranquille et dans la certitude qu’on ne perd pas son temps avec un objet indigne relevant exclusivement de l’inculture de masse, sur le destin du héros.

  • 1 Elle parle ailleurs justement de l’« écart entre Justice et justice […] un de ces serpents de mer s (...)

8Julliot, avec toujours à l’esprit le lecteur lambda, trop disposé au pardon envers les forts, pose donc comme base de son raisonnement l’axiome que Monte-Cristo « a bénéficié d’un non-lieu injustifié » (14). Non-lieu dû avant tout à l’élasticité morale déplorable dont nous savons tous faire preuve quand il faut juger ses amis ou se juger soi-même. Rien de tel pour garantir l’objectivité, par conséquent, que d’analyser l’affaire sous l’angle de la Loi, si possible nantie de majuscule1, n’en déplaise à Dumas qui s’obstinait à la comprendre à sa manière. Cohérente avec cette prémisse, l’auteure affirme qu’« [e]xaminer le cas de Monte-Cristo sous l’angle du Droit, c’est donc, aussi, arracher la lecture au prisme, séduisant et commode, mais souvent réducteur, de notre réaction immédiate, de cette évaluation morale spontanée et irréfléchie qui tend à s’imposer à la lecture » (21-22). Et elle souligne également cet « enjeu essentiel », que « le roman à succès (et, incontestablement, c’est encore le cas de Monte-Cristo aujourd’hui) constitue une référence commune à l’ensemble des citoyens, propice au débat collectif sur les normes et valeurs fondant notre société – dont le principe démocratique implique qu’elles soient en constante redéfinition » (43). Monte-Cristo – accompagné de ses suites et de ses adaptations, question sur laquelle on reviendra – devient alors un objet de réflexion légitime en tant qu’agora idéale où peuvent se débattre des notions dont l’importance sociale demeure fondamentale dans nos démocraties.

9Jusque-là, tout va bien. Un mauvais esprit pourrait bien objecter que Monte-Cristo lui-même n’était pas démocrate pour un sou, et qu’il aurait eu probablement à redire à l’idée de voir ses actions considérées à l’aune d’un quelconque impératif moral kantien, pour les juger en fonction de leur généralisation possible à l’humanité entière. Mais l’objection, surtout si elle devait venir du personnage, est à considérer « irrelevant and immaterial » (pour citer Perry Mason) dans un tribunal dument constitué et devant un jury proverbialement composé de « twelve angry men » (and women).

10L’argumentation est alors organisée en quatre parties, séparées mais reliées et se suivant logiquement :

1. « comment seraient considérés les actes de Monte-Cristo relativement à l’état de la législation, à l’époque où se déroule l’intrigue » 2. « la cohérence de ses actes avec la norme qu’il revendique lui-même (la loi du talion, comme idéal, issu des lois religieuses, d’équivalence entre crime et châtiment) » 3. La légitimité de sa prétention à incarner la justice divine » 4. « les raisons, généralement littéraires, justifiant les entorses que le personnage commet contre ces systèmes de valeurs. (48)

11La première section, nourrie de connaissances abondantes et approfondies sur l’horizon changeant de la loi dans une époque où les régimes se succédaient à une vitesse proprement hallucinante, se lit avec plaisir et profit. On y apprend notamment « comment pourraient être caractérisés juridiquement (et punis pénalement) les actes commis par Morcerf, Villefort et Danglars […] et les degrés de responsabilité de chacun, que le ressentiment de Monte-Cristo met tous dans le même sac [et qui] sont en réalité très divers » (117). Dantès aurait-il pu se sortir du piège dans lequel il était tombé sans avoir recours à des méthodes par trop mélodramatiques ? Les coupables auraient-ils été punis, et dans quelle mesure, selon leur culpabilité réelle ou la portée effective de leurs actes, à distinguer de celle de leurs intentions ou de la nature de leurs sentiments ? Ce sont là des questions bien posées et auxquelles on répond avec précision, les deux pieds solidement plantés sur le plancher des vaches de la légalité officielle – changeante tant qu’on voudra mais éternelle, dans ses prétentions, tant qu’elle n’a pas effectivement changé. En ce qui concerne le héros, la conclusion (on s’en serait un peu douté…) est qu’il est difficile ou impossible pour la justice humaine d’établir clairement la responsabilité pénale du Comte, et encore moins sa culpabilité.

  • 2 Julliot, logique dans sa démarche, estime que « « Quand bien même [l]es verdicts [de Monte-Cristo] (...)

12Au-delà de l’image changeante de la justice selon les époques et les régimes, pour pouvoir juger objectivement les actions du Comte il convient de s’accorder sur l’étalon qui sera utilisé pour les mesurer. Pour répondre aux interrogations, diverses et pertinentes, qu’elle pose au roman, l’auteure se voit (cela va de soi) logiquement obligée de respecter le cadre à la fois idéal et pratique qu’elle a fait sien, qui assume la possibilité de l’existence d’une justice réelle et objective, au-delà de ses concrétisations historiques imparfaites. Une justice idéale, morale, naturelle, partagée. Elle peut donc poser tout uniment en entrée de jeu la question suivante : « ce prétendu surhomme a-t-il jamais été autre chose qu’un homme, charismatique et ingénieux, certes, et immensément riche, sûrement, mais aux actes dont rien, absolument rien, dans tout le roman, ne garantit la légitimité ? » (31). Question qu’on ne peut admettre que si on accepte implicitement, sans même sentir le besoin de devoir l’affirmer, l’existence d’une légitimité supérieure à laquelle il importe d’adhérer ou de se soumettre – concept dont la pertinence ne va pas de soi lorsqu’on a affaire à un personnage auto-justifié, dont l’identité s’est formée en opposition à tous les pouvoirs2.

13On peut ainsi facilement se dire d’accord avec l’auteure lorsqu’elle affirme que « [l]e cas individuel est […] d’autant plus pressant à examiner que, pour Monte-Cristo, se pose, plus profondément, la question du bien-fondé du système judiciaire auquel il est confronté – puisque c’est à cause de son iniquité que le héros voit sa vie brisée » mais on peut également se montrer plus sceptique lorsqu’elle ajoute qu’il « choisit, ensuite, des années plus tard, de se situer dans ses marges pour, au nom d’une justice supérieure, châtier les coupables de son malheur » (37, nos italiques).

14C’est sur ce point, en grand partie, que le raisonnement proposé par ce livre doit nécessairement se tenir pour rester fidèle à son cadre : la justice existe en dehors de l’individu et si celui-ci refuse de se soumettre à telle de ses incarnations (la justice humaine, notamment, représentée dans le roman par l’hypocrite Villefort), il ne peut le faire qu’en lui opposant une autre justice qu’il considère meilleure, ou justement supérieure. Le refus d’une justice ne se conçoit que comme premier pas dans un parcours qui mène à un autre cadre de référence, plus pur, plus équitable, moins dépendant des aléas de l’interprétation humaine des règles, toujours soupçonnée de partialité. On ne peut alors refuser une justice que dans le désir implicite de se soumettre à une autre justice d’une nature plus élevée. Celle-ci, obligatoirement, s’avérera être la justice divine, Dieu étant le seul pouvoir qu’il est traditionnellement admis de situer au-dessus de celui des hommes.

15La deuxième section de l’ouvrage traitera donc de cette justice qui cherche au-dessus des nuages sa légitimité, dont Monte-Cristo lui-même dit qu’elle est « selon le cœur de Dieu » et qui s’inspire de la loi du talion. On y disserte à loisir et non sans pertinence de la ligne subtile qui sépare le talion du règlement de comptes, du risque toujours présent de l’excès, de l’arbitraire, de la différence entre vendetta et duel. On y identifie aussi l’utilité du talion vu comme norme, qui fait de cette juridiction « primitive » une « tentative pour limiter l’escalade sans fin et l’engrenage infernal des représailles » (142), et par conséquent de la nécessité de « proportionner le châtiment au crime » (149) – souci, qu’on nous permette cependant de le noter, qui ne figure pas tout en haut de la liste des préoccupations de Monte-Cristo, qui manie fort bien le glaive mais ne reconnaît pas d’égale manière l’utilité de la balance.

16Des références à d’autres œuvres dumasiennes appuient l’argumentation et rappellent à quel point ce sujet constitue une présence forte qui va au-delà de l’œuvre de ce seul romancier pour surgir à tout bout de champ dans la littérature romantique, dont il révèle une des obsessions majeures : « Ce droit à faire justice soi-même […] que l’idéal romantique réaffirme comme une modalité, légitime dans une certaine mesure, de l’héroïsme individuel » (152-3). L’essentiel étant, et c’est là que la question se complique, de mesurer l’étendue réelle de la « certaine mesure », d’auteur en auteur et au sein de l’œuvre d’un même et seul auteur.

17Jusque-là, une fois encore, tout va (relativement) bien.

18Après être ainsi passés des lois humaines aux lois divines, la troisième section s’occupera d’analyser les prétentions du héros à confondre le cœur de Dieu avec le sien propre et à remplacer la divinité sur son autel. C’est là, il nous faut bien l’avouer, où notre chemin interprétatif diverge sensiblement d’avec celui proposé par l’auteure de ce livre. Divergence qui vient surtout, si ce n’est essentiellement, de l’interprétation fournie dans cet ouvrage du rapport du héros – et par reflet de celui de Dumas – à la religion et à la figure divine.

19Le talion, cette loi « primitive », donc, que Monte-Cristo vante à Villefort dans un chapitre célèbre, farci de références bibliques et où le personnage méphistophélique du comte se compare expressément au Christ, est donc celle, on s’en est bien rendu compte, par laquelle Monte-Cristo a décidé de « prononcer lui-même, et ce sans en référer aux institutions judiciaires – sinon, comme on l’a vu, pour les instrumentaliser quand elles peuvent servir ses desseins – la sentence par laquelle il fera payer ses ennemis » (149). « Instrumentaliser » est à notre avis le mot-clef dans ce contexte, et tout comme Monte-Cristo n’éprouve aucune réticence à l’idée de manipuler les institutions humaines pour atteindre ses fins, il ne fait pas preuve de davantage de retenue en faisant sien le rôle divin. Jamais son discours ne suggère la volonté de proposer une universalisation de ses choix. Ce qu’il fait – et qu’il aime draper d’une rhétorique superficiellement métaphysique qui est, ne l’oublions pas, un lieu commun du romantisme dès ses débuts, amplifié parfois jusqu’à la caricature dans les productions plus tardives, surtout celles destinées au grand public – ne s’applique qu’à lui. Quand il évoque une forme de justice qui serait la « plus proche de Dieu », on ne peut s’empêcher de penser qu’il entend simplement une justice faite à sa taille à lui, élastique au besoin en fonction de ses désirs et de leurs évolutions. Le fait est que l’existence admise d’une soi-disant justice supérieure de la part du héros (que ce soit la faute de la rapidité de la rédaction, de la confusion philosophique éventuelle qu’on a pu imputer à l’auteur, de l’inconséquence intrinsèque du genre feuilletonesque – ou alors d’un choix délibéré et réfléchi de l’auteur) est quelque peu douteuse. Ce qui, paradoxalement, ne varie pas, cependant (et cela n’arrange pas les choses), ce sont les pulsions changeantes du personnage…

  • 3 Voir Les fils de Monte-Cristo. Idéologie du héros de roman populaire. Limoges : Presses de l’Univer (...)

20En début de la « Troisième session », intitulée « De par la loi de Dieu ? », Julliot évoque en note l’interprétation d’Umberto Eco, faisant de Monte-Cristo un surhomme – et accessoirement la mienne, sensiblement différente toutefois, où je rapprochais Monte-Cristo de la figure de l’Unique stirnérien3 – pour s’en distancer. « C’est une lecture séduisante – estime-t-elle –, à la condition d’oublier la conviction, réitérée à plusieurs reprises par un héros “aussi persuadé de son bon droit que du soutien de Dieu” ; à condition aussi d’occulter, également, son renoncement final à sa mission vengeresse, tout aussi empreint de ferveur religieuse » (173).

21Dans sa quête très compréhensible de défendre le roman de toute accusation d’inconséquence qui minerait la légitimité de sa démarche, Julliot propose d’« appliquer au texte la présomption de cohérence » (221). L’offre est généreuse, mais on peut se demander si elle est absolument nécessaire. Elle le serait si on choisissait de déterminer la qualité littéraire surtout en fonction de la conformité de la composition romanesque avec certains idéaux critiques, qui voient dans la présence d’une forte logique interne et dans la complexité inhérente à une lecture problématique, avec ses « signaux dissonants » (199), une valeur transcendante à respecter à tout prix (en termes presque religieux, cette fois, pour de bon). Mais la cohérence – présente à sa manière très particulière dans toute l’œuvre de Dumas, dans le sens d’une vision réfléchie du devenir historique et de la place qu’y occupe l’individu – n’a guère besoin de se transformer en camisole de force à l’intérieur d’un roman singulier, à plus forte raison encore lorsqu’il met en scène un personnage dont l’évolution et la transformation tout au long de la narration sont une donnée essentielle pour en saisir le caractère. Un personnage dont la liberté signifie aussi le droit à l’évolution, au changement, et par conséquent à ce qui peut apparaître à tort, à la fin du roman surtout, comme de l’incohérence.

22De plus, il nous semble hautement problématique d’élargir cette notion de cohérence à la vaste galaxie des continuations ou des reformulations romanesques et médiatiques du roman. Or, c’est souvent ce que fait la critique, évoquant telle transformation du personnage sous la plume d’un auteur ultérieur comme si elle constituait la preuve patente de la présence dans l’original de telle ou telle tendance, qui serait ainsi mise en lumière et révélée. Cela n’est pas absolument à exclure, mais telles transformations peuvent très bien aussi relever tout simplement de la vision idéologique de ce nouvel auteur, ou de l’exigence qu’il aurait pu ressentir de coller de plus près que Dumas aux attentes conservatrices du lecteur moyen de feuilletons (ou du téléspectateur moyen) et aux exigences d’éditeurs soucieux des bienséances ou de producteurs ayant les recettes comme seul horizon éthique.

23Le problème intrinsèque à cette approche apparaît le plus clairement à notre avis dans ce passage :

Si Dumas n’est pas Nietzsche, il n’y a a priori aucune raison de penser que son personnage puisse être capable d’un détachement métaphysique semblable à celui que prônera le philosophe. Le narrateur nous donne suffisamment accès aux pensées intimes du héros pour que l’on puisse établir que, hormis une crise de doute aigu lors de son incarcération au Château d’If, Monte-Cristo n’envisage pas le monde hors de la référence à un Dieu tantôt protecteur tantôt implacable, garant absolu de justice et de vérité – au point que plusieurs suite apocryphes du roman l’imagineront finir ses jours dans les ordres, comme un abbé [] (184-5, nos italiques).

24Ici, Julliot minimise, pour ne pas dire ignore, le moment fondamental de la transformation de l’individu – le long processus qui, dans les geôles du Château d’If et d’abord sous l’influence éclairante de l’abbé Faria, fait que Dantès se libère successivement et méthodiquement de sa foi naïve dans toutes les valeurs transcendantes auxquelles il croyait, en bon citoyen intégré, et dont il découvre la fausseté : le pouvoir, la justice, l’amitié, l’amour, et pas nécessairement last, ni non plus least, la religion. Sans oublier la morale, lorsqu’il conçoit la possibilité de tuer le garde pour s’évader, allant ainsi explicitement contre les enseignements – religieux – de son maître l’abbé.

25Il ne s’agit pas là d’une simple « crise de doute aigu », qui serait par la suite surmontée ou réabsorbée, mais bien d’une transformation en profondeur qui change entièrement le caractère et la nature du personnage, sans laquelle le Comte n’existerait pas, et à partir de laquelle Dantès n’existe plus. Nous sommes bien face à deux êtres différents à partir de ce moment (ce que Stevenson avait ressenti, préférant quant à lui la figure du marin à celle qui prend sa place). Les références à Dieu, à partir de ce moment crucial, ne peuvent se lire qu’en fonction de son rapport au héros, dont il n’est plus qu’une ombre portée. La divinité a été vidée de son contenu (le respect qu’on lui doit) et devient un élément de la propriété de l’individu. Et la conversion attribuée à Monte-Cristo par des « suites apocryphes » peut aussi n’apparaître que comme la manifestation d’une tendance au conformisme, un aplatissement sur les banalités du roman populaire conservateur, auxquelles il convient de ne pas concéder une autorité injustifiée et qu’il est problématique de lire post ex facto comme un éclairage objectif des intentions dumasiennes.

26On ne s’étonnera donc pas que nous soyons également en désaccord avec la notion que :

S’il ne remet jamais frontalement en cause l’idée de providence, Dumas détaille les mécanismes psychologiques qui déterminent la foi religieuse des personnages. Il montre, ainsi, à quel point les êtres humains ont besoin de croire à une justice transcendante, et quelles sont les circonstances qui favorisent une telle foi. (179)

  • 4 À ce sujet nous espérons qu’on nous pardonnera la pédanterie de renvoyer à notre étude du sujet, le (...)

27Non seulement l’idée de providence est transformée dans sa prise de possession par l’individu, mais elle peut difficilement – comme dans l’ensemble de l’œuvre du romancier – se lire sans la mettre en résonance avec des termes voisins mais diversement chargés de sens (destin, fatalité…) avec lesquels le personnage, et son auteur, jonglent selon leurs besoins, strictement dans le but de justifier, motiver ou expliquer l’action du héros4. Rapprochements et parallélismes qui vident la providence de toute prétention transcendante et la ramènent au rôle d’une modalité parmi d’autres de l’auto-détermination du protagoniste.

28Le rapport de Dumas à la religion, et à l’église, est un sujet qui mériterait une analyse détaillée qui dépasserait largement les intentions de ce commentaire. Mais on peut rappeler néanmoins les quelques vers en ouverture d’Antony, qui se terminent sur la célèbre déclaration :

« Je pourrais […] t’abandonner ma vie

Et mon âme, si j’y croyais ! »

  • 5 « Que l’on ne s’étonne pas que celui qui écrit ces lignes s’étende avec une si profonde vénération (...)
  • 6 1848 : Alexandre Dumas dans la Révolution, articles et discours de Dumas, recueillis par C. Schopp, (...)
  • 7 Et ici aussi, pour une discussion plus approfondie de ces points, je me permets de renvoyer au chap (...)
  • 8 Dumas, Alexandre. Correspondance Générale. Tome VI. 1er janvier 1850 – 10 novembre 1853. Édition de (...)
  • 9 Lettre aux curés de Paris, fin mai 1848. In Dumas, Alexandre. Correspondance générale. Tome V. Édit (...)

29Provocation ? Sans doute, mais rien ne porte à croire qu’elle ait été gratuite ou que la quinzaine d’années qui ont séparé Antony de Monte-Cristo aient vu une quelconque conversion de l’écrivain. Si Dumas a une religion, c’est la « religion raisonnée » de l’Histoire qui conduit vers le progrès5. Et s’il se gargarise très volontiers du nom du Tout-puissant, c’est pour montrer comment « la main de Dieu guidant le monde dans l'espace »6 est en réalité celle de l’Histoire, qui suit ses lois fatidiques : celles que l’historien et le romancier combinés qu’il est a identifiées dans Gaule et France et qu’il met en scène par la suite avec constance et logique dans ses narrations7. Fils de son époque de transition, obligé de composer avec le discours culturel régnant, politique ou moral qu’il soit, qui ne cesse de le prendre comme cible à travers la censure, pour l’État, et l’Index, pour l’Église, Dumas ne se laisse pas moins échapper régulièrement des aveux explicites qui montrent que le spiritualisme que l’on peut croire reflété parfois dans ses œuvres doit être compris d’une façon qui n’est pas celle du dogme et de la loi canonique : « Dieu, c’est le grand, le bon, l’éternel, l’idéal, l’infini. Dieu, c’est le mot qui me sert à nommer lui que je cherche. – Gloire à Dieu ! dans le ciel, – et aux hommes de bonne volonté sur la terre »8. Entre ciel et terre, entre l’abstraction imprécise de ce qu’il dit chercher et le concret terrestre de ce qu’il a trouvé, et avec quoi il œuvre quotidiennement, il n’y a pas de concurrence possible. Or, si on ne peut toujours demeurer ébahi d’admiration devant les subtilités de la critique littéraire cléricale, on peut tout de même reconnaître assez de perspicacité aux divers abbés Béthléem et consorts pour avoir su reconnaître que le discours religieux dans l’œuvre dumasienne n’est strictement qu’affaire de façade. Et l’appel aux curés de la capitale, lors de la tentative malheureuse du romancier de se lancer dans une carrière politique, en 1848 – où il s’exclamait : « Si, parmi les écrivains modernes, il est un homme qui ait défendu le spiritualisme, proclamé l’âme immortelle, exalté la religion chrétienne, vous me rendrez cette justice de dire que c’est moi » – suscita dans les sacristies, bien à raison, plus l’hilarité que la satisfaction9.

30On comprendra alors qu’il puisse nous être difficile de nous mettre sur la même longueur d’onde que l’auteure lorsqu’elle appelle à « admettre le cadre d’interprétation chrétien affirmé dans le roman, [et] ne pas chercher à remettre en question, lorsqu’on lit le livre, l’affirmation de la croyance en Dieu qui constitue une donnée objective de caractérisation du héros » (188-9) – lecture qui ne nous paraît possible que si on prend le discours religieux du roman strictement au premier degré, au pied de la lettre. Or, si Dumas a pris bien des chemins dans sa vie péripatéticienne, il n’a jamais pris celui de Damas, et l’ambiguïté apparente des paroles de Monte-Cristo s’estompe jusqu’à disparaître si on considère le vocabulaire religieux simplement comme l’équivalent des costumes de scène dans ses pièces historiques : obligatoire, inévitable, utile même, mais guère déterminant par rapport à l’histoire qui est narrée. Si on veut bien croire Dumas quand il dit que l’Histoire est pour lui un cadre où accrocher ses tableaux, on peut aussi voir chez lui la religion comme une couleur parmi d’autres qui lui servent à les peindre.

31La dernière section de l’ouvrage propose nombre d’hypothèses intrigantes, y compris la possibilité, jusque-là jamais soulevée à notre connaissance par d’autres critiques, que Dumas puisse porter un regard ironique sur son propre personnage, déconstruisant « le mythe du surhomme que Monte-Cristo s’attache à incarner » (231) par la représentation de ses hallucinations sous l’effet de stupéfiants. Cela, et les commentaires sur la monomanie, mélancolie et dépression du personnage, permet de lancer quelques lumières nouvelles sur le roman, ou du moins d’ouvrir des pistes de réflexion assez inédites.

32Bien structuré et bien écrit, dans une langue claire et directe, cet ouvrage ne manquera pas d’intéresser non seulement les spécialistes de Dumas, mais également les lecteurs curieux qui aimeraient approfondir les complexités de l’œuvre dumasienne. La lecture en est stimulante, même – on l’aura compris – lorsqu’on peine à se trouver d’accord avec toutes les prémisses, et par conséquent toutes les conclusions. L’auteure déclare en fin de parcours, reprenant sa déclaration initiale, que « ce que j’ai essayé de démontrer ici, c’est moins la culpabilité ou l’innocence du personnage que la difficulté à le juger » (261). Le but est indéniablement atteint, même si les jugements sur Monte-Cristo (et pas seulement sur son « innocence » ou sur sa « culpabilité ») demeurent nécessairement multiples.

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Notes

1 Elle parle ailleurs justement de l’« écart entre Justice et justice […] un de ces serpents de mer spéculatifs infinis de la pensée » (56).

2 Julliot, logique dans sa démarche, estime que « « Quand bien même [l]es verdicts [de Monte-Cristo] se révéleraient toujours équitables, la justice qu’il rend est incontestablement arbitraire en ce qu’elle ne peut, en aucun cas, prétendre à l’équité de traitement pour tous – qui doit constituer le fondement de tous les systèmes juridiques » (80-81). Elle ajoute : « le parcours [n’est pas] exempt de crimes – du point de vue du Code pénal, mais aussi du point de vue moral qui détermine l’idéal de justice […] » (82, nos italiques). Cette prémisse, valable pour l’analyse dans son entier, est un argument dont la pertinence ne serait probablement pas apparue comme évidente au Comte.

3 Voir Les fils de Monte-Cristo. Idéologie du héros de roman populaire. Limoges : Presses de l’Université de Limoges (PULIM), « Médiatextes », 2002.

4 À ce sujet nous espérons qu’on nous pardonnera la pédanterie de renvoyer à notre étude du sujet, le chapitre intitulé « “Une logique presque fatale” : l’histoire entre liberté et prédétermination » dans Dumas l’irrégulier (Limoges : Presses de l’Université de Limoges (PULIM), 2011).

5 « Que l’on ne s’étonne pas que celui qui écrit ces lignes s’étende avec une si profonde vénération sur tous les détails de notre grande, de notre sainte, de notre immortelle Révolution ; ayant à choisir entre la vieille France, à laquelle appartenaient ses aïeux, et la France nouvelle, à laquelle appartenait son père, il a opté pour la France nouvelle ; et comme toutes les religions raisonnées, la sienne est pleine de confiance et de foi » (Dumas, Alexandre. Création et Rédemption. Éditions Le Vasseur. Paris : s.d., p. 55).

6 1848 : Alexandre Dumas dans la Révolution, articles et discours de Dumas, recueillis par C. Schopp, Cahiers Alexandre Dumas, Éditions Encrage, Amiens, 1998, p. 176.

7 Et ici aussi, pour une discussion plus approfondie de ces points, je me permets de renvoyer au chapitre « Alexandre Dumas et la révolution napolitaine de 1799 », dans l’ouvrage Dumas l’irrégulier déjà cité, pp. 47-62.

8 Dumas, Alexandre. Correspondance Générale. Tome VI. 1er janvier 1850 – 10 novembre 1853. Édition de Claude Schopp. Paris : Classiques Garnier, 2023, p. 570.

9 Lettre aux curés de Paris, fin mai 1848. In Dumas, Alexandre. Correspondance générale. Tome V. Édition de Claude Schopp. Paris : Classiques Garnier, 2021, p. 274.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Vittorio Frigerio, « Caroline Julliot, Monte-Cristo, le procès ! »Belphégor [En ligne], 22-1 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/6278 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11tft

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