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AccueilNuméros13-1Fictions ÉconomiquesEt l’argent devint mélodramatique…

Fictions Économiques

Et l’argent devint mélodramatique…

Quelques mises en texte de l’argent au premier xixe siècle
Alexandre Péraud

Résumé

Alors que le mélodrame se caractérisait initialement par une forme d’ingénuité socio-économique, il s’ouvre autour de 1820 aux réalités matérielles de son époque. De ce point de vue, l’argent joue un rôle important dans l’ancrage contemporain d’un mélodrame qui apprend vite à en exploiter les potentiels narratifs. Arme du méchant ou du traître, l’argent assure rebonds et renversements et fabrique à bon compte cette émotion que recherche le lecteur ou le spectateur. Mais aussi complice soit-il de la mécanique mélodramatique, l’argent n’est pas qu’un expédient au service de la fable. Entre conformisme idéologique et violence fantasmatique, il impose au mélodrame son ambivalence lui conférant par là même une signification voire une efficacité politiques qu’on ne reconnaît pas d’emblée à ce genre populaire.

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Texte intégral

  • 1 Si Karl Polanyi (La Grande transformation, Paris, Gallimard, coll. « Tel », Maurice Angeno trad., 1 (...)

1Les grandes fresques réalistes de Balzac, Dickens, Thackeray ou Zola retentissent des échos pécuniaires, de la richesse désirée ou possédée, du manque ou du trop plein d’argent qui régit l’existence du moindre des protagonistes. Ce déterminisme excède le roman réaliste puisqu’il continue d’habiter le théâtre et déborde largement sur un roman de mœurs qui mêle les sentiments aux intérêts. La littérature réaliste est, on le sait, une indéniable et formidable chambre d’écho de la « grande transformation » économique analysée par Polanyi1. Mais si la fable réaliste est bel et bien mise au service de la représentation des figures et structures caractéristiques du capitalisme, on ne saurait cependant s’en tenir à la simple conception d’une littérature enregistreuse. De fait, la mise en texte de l’argent qui s’opère au xixe siècle implique des évolutions poétiques qui tout en résultant de l’Histoire et du discours social, contribuent également à les expliquer voire à en orienter la perception. De ce point de vue, le mariage, au demeurant bien peu étudié, entre argent et mélodrame est au cœur de ces interrogations socio-poétiques. Ce mariage présente un double intérêt. Il relativise d’abord la frontière générique qui sépare le roman et le théâtre puisque c’est en partie via le mélodrame que l’argent migre au xixe siècle – sans déserter la scène – vers l’espace romanesque. Il permet ensuite de dépasser le clivage entre « littérature populaire » et « littérature sérieuse » car la modalisation mélodramatique de l’argent, tout en usant de procédés très différents, constitue vraisemblablement l’un des traits reliant les œuvres de Balzac au récit populaire de Sue ou Dumas. On comprend dans ces conditions que le statut de l’argent témoigne d’une légitimité littéraire très ambivalente. Ici, le discours collectif, la doxa, qui dote l’argent de propriétés narratives « naturelles » en lui conférant une forte valeur dramatique, voire épique. L’ampleur des sommes en jeu, le tournis des grands nombres, le mélange de l’escroquerie et du pouvoir, le déséquilibre entre la ruine du grand nombre et l’enrichissement de quelques-uns, la rapidité avec laquelle se font et se défont les fortunes, le secret qui entoure les mouvements d’argent… telles sont quelques-unes des recettes fabulaires assurant le succès de ce récit. Bien que cet article doive s’en tenir à l’espace temporel du xixe siècle, on ne peut pas ne pas relever la manière dont le traitement médiatique des affaires qui émaillent – des deux côtés de l’Atlantique – la crise financière contemporaine atteste de la persistance de ce fabulaire (mélo) dramatique de l’argent. Les spéculations d’un Madoff ou d’un Kerviel, les scandales Lehman Brothers et alii ne sont pas seulement rapportés sur un mode factuel et informatif, mais donnent lieu à des récits rocambolesques et, au rebours de la tendance actuelle de la presse, à de longs développements journalistiques où la verve narrative le dispute aux amplitudes descriptives psychologiques. Les spéculateurs – qui sont couramment rapprochés des figures littéraires du xixe siècle, deviennent des héros ambivalents dont on admire autant l’énergie créatrice qu’on en réprouve la conduite. L’argent est romanesque. À l’opposé, la littérature dite sérieuse semble devoir tenir à distance cet impur pecunia dont la trivialité menace l’intégrité du texte. Est-ce un reste du vieux code de la tragédie classique proscrivant une question d’argent dont on laisse la vulgarité à la comédie ? Est-ce une réaction – il est vrai propre au champ littéraire français – d’un académisme romanesque qui, au mitan du xxe siècle, rejette l’héritage balzacien et son encombrant fatras matérialiste et économique ?

  • 2 Nous empruntons cette expression à Peter Brooks dont nous rallierons les définition et caractérisat (...)
  • 3 Peter Brooks, L’Imagination mélodramatique, op. cit., p. 57.

2Par-delà la diversité et la complexité des causes, il semble effectivement que les conceptions de l’argent et du mélodrame décrivent un chemin similaire. Conjointement accusés de facilité et de vulgarité, la fiction d’argent et le récit mélodramatique fourvoieraient la littérature en la détournant de ses véritables finalités. Sans qu’il s’agisse ici de commenter la légitimité de ces représentations, on se contentera d’interroger les causes d’une assimilation qui pourrait, par-delà le dédain premier dont elle procède, nous en dire assez long sur l’argent… et sur la littérature. Certes, le mélodrame n’a pas forcément besoin de l’argent pour se déployer de même que la mise en texte de l’argent n’implique pas obligatoirement une modalisation mélodramatique. Il semble toutefois que l’assomption littéraire de l’argent repose sur ses capacités à revêtir les codes du mélodrame. Là s’expliquerait, pour partie, le paradoxal destin littéraire d’un motif économique qui est à la fois spectaculairement présent dans la fiction et, dans le même temps, dénigré. Comme si cette privation de dignité cachait un déni plus profond. Le présent article voudrait donc étudier un double mouvement. On analysera d’une part la manière dont, au tournant du xixe siècle, l’argent actualise des prédispositions mélodramatiques qui en assurent la lisibilité romanesque tout en comblant les attentes d’un lectorat élargi. On étudiera d’autre part le rôle que joua « l’imaginaire mélodramatique2 » dans l’assomption du schème économique et plus largement dans la constitution de l’idéologie libérale. Tout se passe comme si, à une époque où la morale de l’intérêt et la légitimité du gain tendent à se substituer à toute autre forme de morale, la mise en texte mélodramatique de l’argent surdéterminait la mission de « démocratisation de la morale et de ses signes »3 que l’on peut reconnaître au mélodrame.

  • 4 Peter Brooks & Myriam Faten Sfar, Anthologie du mélodrame classique, Paris, Classiques Garnier, col (...)

3Tributaire de cette double orientation, notre corpus réunit des œuvres écrites aux alentours de la Monarchie de Juillet, époque intéressante en ce qu’elle correspond au développement d’un mélodrame que Peter Brooks et Myriam Faten Sfar qualifient de « classique4 » et qui connaît un énorme succès populaire. Époque intéressante également sur le plan économique puisque la montée en puissance du capitalisme provoque des bouleversements sociaux inédits. C’est aussi une période d’instabilité financière et de rareté monétaire provoquant notamment un endettement généralisé et faisant du crédit un sujet qui touche, indépendamment des niveaux de fortune et de richesse réelles, tous les membres du corps social. On se permettra enfin de convoquer, au côté des pièces mélodramatiques canoniques telles Le Chiffonnier de Paris, des romans populaires ou « légitimes » de Souvestre à Balzac en passant par Ancelot, Sue, Dumas ou Véron… Tous ces textes procèdent d’une verve mélodramatique qui assura à leurs auteurs, de leur vivant, un lectorat considérable.

Méchants et victimes…

  • 5 Marie-Pierre Le Hir, Le Romantisme aux enchères, Amsterdam / Philadelphia, J. Benjamins, 1992, p. 3 (...)
  • 6 Anne Ubersfeld, « Les bons et le méchant », Revue des sciences humaines, t. XLI, no 162, Le Mélodra (...)

4Jusqu’au milieu des années 1820, le mélodrame tel qu’incarné par les œuvres de Pixerécourt se construit dans une forme de naïveté sociologique. Marie Pierre le Hir n’y voit, en accord avec Anne Ubersfeld, que le « défenseur d’une morale abstraite, rigide et quasi métaphysique5 » qui n’interroge nullement les conditions politiques, économiques ou sociales qui président à l’évolution des individus. « La société est le bien absolu, et tout mal dont l’origine serait socio-politique est comme laminé entre le mal moral que secrète le méchant, et le mal naturel, celui des grandes catastrophes imprévisibles et inévitables6. » Cette forme d’idéalisation ou de neutralisation matérialiste s’estompe avec un mélodrame romantique qui s’intéresse désormais aux conditions réelles d’existence des personnages et qui, à ce titre, fait une place aux réalités économiques. L’argent s’affirme désormais – même s’il joue un rôle important dès 1803 dans Cœlina, la pièce fondatrice de Pixerécourt – comme un auxiliaire mélodramatique précieux en ce qu’il conforte et motive la représentation binaire du monde en opposant bien entendu ceux qui ont à ceux qui n’ont pas, mais en redoublant cette séparation par une dichotomie morale qui place généralement les démunis du côté du bien et les nantis du côté du mal. Facteur de polarisation et de schématisation morales, l’argent devient de plus en plus systématiquement l’outil ou le mobile, voire les deux à la fois, des « méchants ». De ce point de vue, Le Chiffonnier de Paris, formidable succès populaire, joué et réédité tout au long du siècle et adapté sous forme de roman feuilleton dans les années 1880, est sans doute l’une des pièces les plus emblématiques de cette alliance du mal et de l’argent. Le rideau s’ouvre sur un crime crapuleux dont les conséquences ordonnent l’ensemble d’une intrigue qui se construit autour de la figure terrible du duc de Crion-Garousse alias baron Hoffmann. Déchu de sa noblesse et dépouillé de ses biens, celui-ci tue un commissionnaire de la banque Berville et lui dérobe 1,5 millions de billets. Privée de capital, la banque court à la faillite, écueil que l’apport d’un mystérieux baron Hoffmann permet d’éviter. Voici notre criminel-aristocrate reconverti en banquier. Là où un individu normal se serait contenté du statut social et de la richesse conférés par ce vol-investissement, Crion-Garousse ne peut s’arrêter et persévère dans une frénésie maléfique qui le pousse à enchaîner les crimes, manipulations et extorsions à l’encontre de ses concurrents, de ses ennemis ou des membres de sa famille qui osent s’opposer à ses menées. Il paye pour que soit enlevé puis tué l’enfant illégitime de sa fille, il laisse son fils s’endetter jusqu’aux portes de la prison pour mieux faire pression sur lui et lui imposer un mariage refusé, il vole les orphelins qu’on a placés sous sa responsabilité… Sans doute l’argent rend-il méchant, mais il décuple surtout les possibilités de nuisance d’un personnage mauvais qui peut user de sa puissance financière pour imposer sa volonté malfaisante.

  • 7 P. Brooks, L’Imagination mélodramatique, op. cit., p. 149.

5Mise au service d’un projet individuel, l’arme monétaire est également instrumentalisée par des confréries financières qui permettent de revisiter le complot cher au mélodrame. Bien avant les fictions populaires des « Cinq cents familles », du « mur de l’argent », Balzac dresse dans Gobseck le portrait inquiétant de cette confrérie parisienne en soulignant, comme le dit Peter Brooks, « le pouvoir de ceux qui sont puissants justement parce que leurs actions demeurent invisibles7 ».

Nous sommes dans Paris une dizaine ainsi, tous rois heureux et inconnus, les arbitres de vos destinées [...] Aucune fortune ne peut nous mentir, nous possédons les secrets de toutes les familles. Nous avons une espèce de livre noir où s’inscrivent les notes les plus importantes sur le crédit public, sur la Banque, sur le commerce. Casuistes de la Bourse, nous formons un Saint-Office où se jugent et s’analysent les actions les plus indifférentes.

  • 8 On appelait « accapareurs » les négociants qui, pendant la Révolution française et l'Empire, profit (...)

6Élie Berthet reprend ce motif dans Le Pacte de famine. Créée en 1839 au théâtre de la Porte-Saint-Martin cette pièce inspirée d’un épisode historique met en scène le complot fomenté sous Louis XV par des « accapareurs8 » pour maîtriser les cours du blé et s’enrichir sur le dos du petit peuple parisien. Le mélodrame s’enroule autour de la figure héroïque d’un jeune homme, Prévôt, noble désintéressé qui d’un côté lutte contre les accapareurs judiciairement d’abord puis par les armes et, de l’autre, tente de se faire aimer de Louise, vertueuse jeune femme que les accapareurs ont ruinée et que courtise un aristocrate dégénéré passé du côté des méchants…

7Individuel ou collectif (la confrérie, le Mont-de-Piété), traître ou mercenaire, rationnel ou passionné, le méchant déploie des compétences juridiques et financières qui ne lui assurent pas seulement la puissance, mais lui permettent généralement de s’acharner sur une pure victime. Bien que cette dernière soit le plus souvent pauvre, il importe surtout, en régime mélodramatique, qu’elle se distingue de son persécuteur par un rapport inverse à l’argent. La victime du méchant homme d’argent se caractérise par une vocation sacrificielle qui la conduit à subir les coups, réels ou symboliques, et à s’enfoncer dans la pauvreté, le cas échéant jusqu’à la mort. Au trop plein de méchanceté répond un stoïcisme symétrique : ce que l’un prend, l’autre le donne ou le laisse partir, drapé dans son honneur ou sa pureté. Ce schéma se retrouve dans maintes œuvres. Dans L’Homme et l’argent de Souvestre (1839), le père Severin, imprimeur provincial talentueux, voit son affaire ruinée par la concurrence déloyale d’un financier parisien, Gaillot. Anna, la fille du vertueux entrepreneur, s’étiole à mesure qu’il perd la bataille économique mais supplie son père de n’accepter aucune transaction. Peu importe que ces transactions eussent offert des revenus permettant de soigner la jeune fille ou aient autorisé le mariage morganatique avec le (bon) neveu du (méchant) financier. L’honneur ne peut être sali et on ne transige pas avec les principes. On retrouve le même excès sacrificiel chez Adeline Hulot, la femme du baron d’Empire qui répand ses turpitudes sexuelles et débitrices dans La Cousine Bette. Celle qui s’est sacrifiée toute sa vie, qui a inlassablement donné sa fortune et son pardon à son mari meurt d’épuisement sans jamais cesser son épanchement :

  • 9 Balzac, La Cousine Bette, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, P.G. Castex éd., 1976-1981, (...)

Un moment avant d’expirer, elle prit la main de son mari, la pressa et lui dit à l’oreille : « Mon ami, je n’avais plus que ma vie à te donner : dans un moment, tu seras libre, et tu pourras faire une baronne Hulot ». Et l’on vit, ce qui doit être rare, des larmes sortir des yeux d’une morte. La férocité du Vice avait vaincu la patience de l’ange […]9. »

8De la même manière, une autre figure balzacienne, la mère de Philippe Bridau (La Rabouilleuse) accepte que son fils s’endette et l’endette outre-mesure sans jamais lui opposer quelque résistance. Dans ce schéma victimaire dont on connaît l’efficacité pathétique, le flux monétaire dessine une bipolarisation qui n’est pas seulement d’ordre moral (le bien vs le mal), mais repose sur des pratiques radicalement différentes de l’échange. Là où le financier Gaillot et les accapareurs vivent sur le mode de la captation, les figures féminines se complaisent dans une forme de don absolu, débauche charitable sans doute, mais tout aussi excessive que l’appétit dévorant de leur bourreau.

  • 10 Félix Pyat, Le Chiffonnier de Paris, Arthème Fayard, 1892, p. 56

9Par-delà les galeries de portraits et l’opposition qu’il dessine entre victimes et méchants, pauvres et riches, figures, volontiers pathologiques, du don ou de la captation, l’argent mélodramatique distribue un certain nombre de « scènes à faire », passages obligés conçus pour répondre à l’attente du lecteur amateur de pathos. Ces scènes de genre déclinent d’abord le schème de la pauvreté et font par exemple une place de choix au Mont-de-Piété que les auteurs, de Sue à Balzac en passant par Pyat, s’emploient à condamner ou railler. Ce dernier, dans sa réécriture romanesque du Chiffonnier, dilate ainsi considérablement les passages dédiés « au “chef-lieu” de l’usure philanthropique et officielle10 » et lui consacre notamment un long chapitre où se succèdent toutes les misères sociales, où s’empilent de manière quasi grotesque les pendules, châles, « dentier pas neuf » mis au clou et où éclate la cruelle indifférence de fonctionnaires blasés qui rançonnent les nécessiteux. Et quand le prêt sur gage ne suffit plus, le débiteur aux abois doit accepter la saisie ou subir l’humiliation de l’emprisonnement. L’arrestation de David Séchard constitue de ce point de vue un modèle du genre. Le lecteur entend d’abord la rumeur d’une « foule d’environ cent personnes [qui] marchait comme un nuage d’orage» avant que n’apparaissent « les gendarmes dont les chapeaux bordés brillaient au milieu du principal groupe » puis, contre toute attente, le criminel qui s’avère être David.

  • 11 Balzac, Illusions perdues, t. V, p. 684.

— Ah ! dit Eve, c’est mon mari !
— David ! cria Lucien.
— C’est sa femme ! dit la foule en s’écartant11.

10Cris de la foule, réplique éculée de la femme éplorée, exclamations, tout concourt à ériger David en martyr moderne, en icône de l’innocence déshonorée. La loi de l’argent ne connaît d’ailleurs aucune limite dans sa capacité à bafouer l’humanité, puissance négative que traduit souvent la scène-type de la saisie. Ainsi en va-t-il du chapitre 12 du Chiffonnier où les huissiers font l’inventaire des biens et procèdent aux enchères publiques… en mettant en vente le lit sur lequel repose encore le corps du mari de Louise.

  • 12 Ibid., p. 85.

L’enchère commença par la couverture du lit.
L’agent du commissaire l’enleva brusquement… et l’on vit, raide sur sa couverture, insaisissable du moins, le pâle cadavre du garçon de caisse.
Louise, étouffant un cri, couvrit de son mouchoir la face de Jacques, resté là pour l’enquête et attendant sa sépulture12.

11Et la même situation se retrouve à peu de chose près à la fin de L’Homme et l’argent à ceci près que la fille de Séverin, Anna, est seulement mourante :

  • 13 Émile Souvestre, L’Homme et l’argent, Paris, Librairie Charpentier, tome 2, 1859, p. 212.

— Faites votre office, dit-il ; je n’y apporterai point d’obstacles !... quand la résistance est impossible, elle manque de dignité. Vous êtes les maîtres : videz cette-maison, prenez ma fille telle que vous venez de la voir, et jetez-la avec le reste sur le chemin, sous la pluie et le vent du ciel ; je m’assiérai près d’elle pour attendre qu’elle meure13.

12Mais il ne s’agissait que d’une scène propédeutique, la mort de l’héroïne ne survenant vraiment qu’au moment où le cruel Gaillot impose à Severin les comptes de liquidation.

  • 14 Ibid., p. 257.

— Mon père… Elle se meurt ! cria Élie en tombant à genoux, foudroyé.
Il y eut un moment de terrible silence. Mais, tout à coup, Severin, qui avait saisi la main de sa fille, la laissa retomber ; il se redressa égaré, et apercevant Gaillot qui regardait :
— Monsieur, dit-il en lui montrant Anna immobile, vous pouvez achever vos comptes maintenant14.

Polémos

  • 15 Songeons également, toujours chez Balzac, à l’agonie du comte de Restaud dont la chambre est saccag (...)

13De cet échantillon trop rapide de situations et tableaux où l’argent constitue l’agent du mélodrame ressort une association très fréquente de l’argent et de la mort, si fréquente qu’elle semble participer d’un imaginaire mélodramatique qui tend à surdéterminer les pouvoirs de l’argent et de celui qui le possède. Sans qu’il s’agisse pour nous de minimiser la réalité de la misère et des inégalités de l’époque, reconnaissons que le mélodrame atteint un double objectif : faire œuvre de critique sociale et sacrifier au culte de l’excès au fondement de sa nature générique. Dans certains cas, le comportement des personnages est mu par quelque avarice ou appât du gain forcenés à l’instar de ces mélodrames balzaciens de l’héritage, Pierrette ou Ursule Mirouët, où l’héroïne meurt des menées de collatéraux jaloux15. Plus fréquents sont les drames où le méchant se contente d’utiliser l’argent pour atteindre, par delà toute pathologie financière, ses objectifs. Le mélodrame prend acte et souligne le fait que l’argent devient LE moyen absolu pour atteindre des fins malfaisantes. Non pas – même si le raccourci est souvent emprunté – que l’argent relève intrinsèquement du mal, mais parce que l’intelligence perverse du serviteur du mal le prédispose à la manipulation des outils financiers. Car si la richesse confère un indéniable pouvoir, la maîtrise des subtilités juridiques et financières de l’argent fiduciaire offre au personnage machiavélique des possibilités infinies d’enrichissement, de contrôle d’autrui… et de jouissance. Polemos moderne, l’argent est l’arme et l’esprit d’un héroïsme et d’une énergie dégradés dont le récit mélodramatique se repaît d’autant plus volontiers qu’il conditionne des rebondissements eux aussi infinis. Maints mélodrames s’organisent ainsi autour d’un agôn monétaire à l’instar de L’Homme et l’argent, le roman déjà cité de Souvestre. Le récit est en effet entièrement structuré par la lutte industrielle et commerciale que se livrent Severin et Gaillot sous l’égide d’une omnipotente concurrence :

  • 16 Ibid., p. 191-192 et 195.

C’est de la concurrence, et de la meilleure. En définitive, notre lutte tournera au profit de tous puisque le bon marché qui nous ruinera enrichira les consommateurs ; c’est un des principes élémentaires de l’économie politique ; vous comprenez cela aussi bien que moi.
— On ne peut pas y mettre plus de loyauté, faites comme moi !... Vous avez à choisir entre une vie paisible ou une lutte dans laquelle vous succomberez immanquablement.
— Je choisis la lutte, monsieur, dit Severin en faisant un pas vers la porte16.

  • 17 Le Comte s’est contenté de faire jouer la rumeur pour faire artificiellement baisser les cours de l (...)
  • 18 La Comédie humaine regorge de ces vengeances à crédit et plus largement de programmes narratifs rég (...)

14Lutte à mort qui ne souffre pas d’autre arme que les rémérés, billets à ordre, commandements à payer qui sont bel et bien les armes modernes. Considérons de ce point de vue la manière dont s’opère la vengeance d’Edmond Dantès qui, devenu le richissime comte de Monte-Cristo, s’emploiera à punir à coup de lettres de change ceux qui avaient œuvré à son arrestation. Illustration des démesures de l’arme monétaire, Danglars doit signer à Vampa une grotesque traite de cent mille francs pour obtenir un poulet, lui dont la banque a déjà été mise en faillite du fait des manipulations de cours orchestrées par Monte-Cristo17. Il est symptomatique que dans Mathias Sandorf, quasi réécriture du Comte de Monte-Cristo, Jules Verne reprenne presque trait pour trait la structure de la mise à mort du traître Thorontal par lettres de change interposées. Que l’arme monétaire serve, une fois n’est pas coutume, à la victoire du bien et que le riche – comme c’est aussi le cas dans Les Mystères de Paris avec le personnage de Rodolphe – se situe du côté des bons ne change rien à l’affaire. L’argent dispose d’une puissance, le cas échéant létale, qui en fait un des moyens privilégiés de la vengeance18 et, de manière plus générale, l’un des ressorts de la dynamique narrative mélodramatique.

  • 19 Aristote, La Poétique, 1460a 26 et 1461b 11, cité par Paolo Tortonese, L’Homme en action, Paris, Ga (...)
  • 20 Voir Boris Lyon-Caen, « Raconter, expliquer, comprendre », Poétique, no172, p. 433.
  • 21 On peut se reporter aux analyses subtiles sur le secret de l’infrastructure financière des familles (...)

15Nombre de rebondissements ou de comportements qu’un lecteur pointilleux aurait pu considérer comme improbables ou invraisemblables trouvent leur motivation dans le besoin, l’intérêt ou la passion pécuniaire qui poussent le nécessiteux, l’avare ou le cupide vers leur fatale destinée. Incarnation du fatum ou auxiliaire du destin, l’argent s’affirme comme la motivation absolue et il est même des cas où l’effet de motivation produit relève lui-même d’une forme d’arbitraire. Songeons à la déconvenue que connaît Marianne au chapitre 7 du Livre 6 de la version romanesque du Chiffonnier de Paris. La jeune femme retombe entre les griffes des ennemis auxquels elle pensait avoir échappé non parce qu’ils lui ont tendu un piège, non parce qu’elle est imprudente, mais parce que sa pauvreté l’amène, par hasard, à accepter un emploi dans la maison de ses tortionnaires. Hasard et arbitraire, certes, mais suffisamment justifiés par le besoin premier d’argent pour que le rebondissement conserve son caractère vraisemblable. Les instrumentalisations narratives auxquelles procède le mélodrame ne sont pas étrangères à cette forme de vraisemblable qu’Aristote met au cœur de la mimesis lorsqu’il explique qu’« il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible mais non persuasif » puisque, « du point de vue de la poésie un impossible persuasif est préférable au persuasif, fût-il possible19 ». Étalon général et moyen d’échange universel, la monnaie est la marchandise qui permet d’acquérir toutes les autres marchandises ce qui lui confère, d’un point de vue économique, ce statut exorbitant de moyen des moyens. Aussi, par ses instrumentalisations dramaturgiques et narratives, le mélodrame ne fait-il que traduire la puissance économique de l’argent. Ce genre que son caractère invraisemblable a souvent concouru à démonétiser utilise – entre autres moyens – l’argent pour fonder son ancrage référentiel voire sa capacité herméneutique et fabriquer une nécessité interne. Ressort et principe de l’action romanesque, l’argent est non seulement, nous l’avons esquissé plus haut, un facteur d’ordonnancement du système des personnages – c’est-à-dire de sa faculté de structuration sociale – mais il organise également la causalité interne de la fiction20. Il anime la quête du personnage, soutient la dynamique de trahison ou de vengeance et fonde souvent la dynamique du secret qui habite maints mélodrames. L’Auberge des Adrets, Le Chiffonnier de Paris, Le Pacte de famine, La Nièce du banquier, Le Comte de Monte-Cristo, sans compter les récits balzaciens qui ne relèvent pas, selon Brooks, du roman de mœurs, mais du mélodrame de mœurs par la place qu’y occupe le mystère21, toutes ces œuvres mélodramatiques se fondent sur le secret qui régit l’origine – le plus souvent criminelle ou frauduleuse – des fortunes familiales ou individuelles. Le secret d’argent, qui renvoie au fantasme du complot ou de la société secrète, est bien le principe de la fable : son origine et son moteur caché, deus ex machina dont la révélation plus ou moins spectaculaire concourt, le cas échéant, à la remise en ordre finale.

Ambivalences socio-poétiques de l’argent mélodramatique

16Mais rend-on compte du rôle et du statut de l’argent mélodramatique en en détaillant les facultés d’ordonnancement et de dynamisation de la fiction ? Que l’argent corresponde au style mélodramatique et réponde aux attentes des lecteurs ou des spectateurs ne pourrait en effet qu’illustrer la capacité du mélodrame à emprunter un motif au réel et à l’intérioriser. Simplement exprimé sur le mode mélodramatique, l’argent ne constituerait qu’un truchement permettant au genre populaire par excellence de refléter son époque. Aussi faut-il dépasser le stade du constat pour s’interroger sur la valeur et la signification éthiques de ces mises en texte mélodramatiques de l’argent et, partant, tenter de mesurer la révolution qu’opèrent l’argent et le paradigme économique au sein des représentations.

  • 22 Citons par exemple, Le Bienfait rendu ou le négociant de Dampierre de la Salle [1763], Monsieur Bot (...)
  • 23 Pour un aperçu du rôle de la comédie bourgeoise dans la légitimation de l’argent, voir l’article de (...)

17Question éthique puisque, conformément à la loi du genre, le mélodrame doit bien finir, doit faire triompher la vertu et punir le méchant ou tout au moins le conduire au repentir. De fait, un certain nombre de mélodrames canoniques répondent à ce schéma à l’instar du Chiffonnier de Paris dont la dernière scène consacre, dans un ultime retournement, la victoire du parti du bien, le chiffonnier Jean livrant le sinistre baron Hoffmann à la police sans oublier de restituer à Henri les trente mille francs qui assureront son bonheur avec Marie. Ce retournement final qui voit une fortune changer de main pour (re)venir aux représentants de la vertu constitue une structure-type du mélodrame. Celui qui avait été volé récupère son bien après que la justice a fait son travail (Le Chiffonnier de Paris) ; celui qui avait connu des revers de fortune – dans les deux sens du terme – bénéficie d’un revirement du sort grâce au recouvrement inespéré d’une créance (Pierrette), à l’héritage d’un oncle inconnu, au retour de ses navires (Le Comte de Monte-Cristo), à la quasi-résurrection d’un associé qu’on croyait mort (Le Faiseur) ou encore, une révélation généalogique transforme un jeune homme méritant mais pauvre en riche héritier (La Nièce du banquier)… Innombrables sont les ressorts et retournements, généralement fort arbitraires, qu’autorise l’argent. Dans certains cas, il permet de consacrer une union à laquelle la raison pécuniaire s’opposait, topoï déjà largement exploité par le drame bourgeois du siècle précédent22. Sans doute moins moralisante et moins soumise à l’enjeu de réhabilitation de l’argent qui prévalait dans les années 1760-178023, la reprise mélodramatique de ce stéréotype semble n’avoir comme objectif que la victoire du désintéressement et de la pureté des sentiments. Virginie Ancelot s’inscrit, avec La Nièce du banquier (1853) dans cette logique visant à faire coïncider l’ordre financier et l’ordre moral.

18Le banquier Desronest veut marier son fils Gustave à Sylvanie, la fille du comte de Plenoël.

  • 24 Virginie Ancelot, La Nièce du banquier, Paris, Hippolyte Boisgirard, 1853, p. 23. Figurant parmi ce (...)

L’un apporte un peu plus d’argent ; l’autre une parenté plus illustre, des titres, une vieille noblesse ! la vôtre est des plus anciennes, monsieur le comte. […] Après l’argent, répondit le banquier, c’est ce qu’il y a de mieux24.

19Mais ce projet matrimonial contrecarre l’attirance qu’éprouvent respectivement Gustave pour Métella, une artiste talentueuse mais misérable, et Sylvanie pour Emilien, un modeste orphelin élevé par Plenoël. Au terme d’une improbable série de révélations et de marchandages financiers, Émilien s’avère être le fils – fortuné – de feu Raoul de Tolcey, aristocrate à la mode que la Révolution avait jeté dans une vie de folie tandis Métella se révèle être la nièce, jusque-là négligée, du banquier. Émilien pourra épouser Sylvanie, la fille de Plenoël tandis que l’alliance de Gustave et Félicie-Métella devient posible puisqu’elle comble la quête de noblesse du bourgeois. Notons toutefois que Desronest, qui s’était violemment opposé à ces unions sans rapport financier, ne cède pas par conversion aux lois du cœur, mais parce qu’il trouve son compte au terme de tractations, jeux d’échange et transactions qui dénouent les fils de l’intrigue dans une véritable débauche d’argent.

  • 25 Pierrette, tome 4, p. 138. Notons que la même mécanique déceptive joue dans la dernière partie des (...)
  • 26 Voir André Vanoncini, « Pierrette et la rénovation du code mélodramatique », Le Moment de La Comédi (...)

20Sans doute ce roman cède-t-il à la règle du happy end et se soumet-il aux canons artificiels du mélodrame. Mais sa fin très outrée – qui semble dépourvue de la subtilité dont témoignent les autres écrits de Virginie Ancelot – pourrait être représentative de l’ambivalence du mélodrame à sujet financier. Tout se passe comme si cette fin trop heureuse et la noria d’argent qui l’accompagne signaient moins la victoire des sentiments que l’inanité de l’argent, abolissant l’argent par le trop plein d’argent. La raison du cœur gagne, mais la raison calculante n’est pas pour autant défaite, victoire en demi-teinte qui renvoie à d’autres mélodrames où le principe argent terrasse, nous l’avons vu, le principe moral ou affectif. L’Homme et l’argent se clôt bel et bien sur la victoire du financier Gaillot, l’honnêteté de Severin pas plus que la vertu de sa fille Anna ne pouvant opposer de résistance à la froide et cruelle rationalité du banquier qui tue et l’affaire et la fille de son rival. Cette structure déceptive caractérise également les récits à tonalité mélodramatique de Balzac où le lecteur croit, comme c’est le cas dans Pierrette, que la pure héroïne va échapper aux menées des chasseurs d’héritage grâce au remboursement inespéré par un créancier scrupuleux d’une dette vieille de onze ans, « une de ces actions rares, mais qui cependant arrivent encore en France25 ». Las, la créance arrive trop tard et l’héroïne meurt… alors qu’elle était aux portes d’une félicité si méritée. Dans les deux cas, et de manière plus terrible encore chez Balzac, le mélodrame va au bout du processus d’identification émotionnelle. Mais sanctifiât-il la victime, il n’en prend pas moins acte du nouvel ordre des choses. Doit-on considérer dans ces conditions qu’en refusant de manière aussi démonstrativement ironique le canon du happy end Balzac ou, dans une moindre mesure, Souvestre « rénovent26 » voire brisent le code mélodramatique ? Il semble que la réponse à apporter soit moins tranchée. De fait,

  • 27 Peter Brooks, L’imagination mélodramatique, op. cit., p. 31.

le mélodrame exprime, et se fonde, sur l’anxiété apportée par l’effrayant monde nouveau dans lequel le cadre traditionnel de l’ordre moral ne joue plus son rôle nécessaire de lien social. Il met en scène le pouvoir de cette anxiété avec le triomphe apparent de la traîtrise, et le dissipe dans la victoire finale de la vertu. Il démontre encore et encore que les signes des forces éthiques peuvent être découverts et peuvent être rendus lisibles. […] il s’efforce de trouver, d’articuler, de démontrer, de « prouver » l’existence de l’univers moral lequel, bien que mis en cause et masqué par la traitrise et par la perversion du jugement, existe bel et bien et dont la présence et la force catégorique au sein des hommes peuvent être affirmées27.

21Or si l’on admet que l’argent et les nouvelles régulations d’ordre économique qui régissent la société révolutionnée comptent parmi les principales causes de cette anxiété, il est normal, d’une part, que le mélodrame les mette de plus en plus massivement en scène et qu’il ne puisse pas, d’autre part, leur attribuer de statut éthique tranché. L’argent est d’autant plus anxiogène que la loi de l’intérêt qui accompagne son assomption libérale évacue précisément toute question morale. Ceci explique que le mélodrame puisse tout à la fois en faire un agent du mal et le lieu possible de la rédemption. Face au « prince de ce monde », le mélodrame peut aussi bien se complaire dans la peinture des débordements, des excès de violence et de passion engendrés par la débauche, l’avarice, l’envie voire le don sacrificiel que chanter la louange de la tempérance et de l’épargne bourgeoises. Ici la puissance dévorante de la spéculation qui scelle le destin criminel d’un Garrousse ; là, la conversion finale du banquier Picard (Cinq cent mille livres de rente) qui renonce à la spéculation pour revenir à l’idéal de bonne gestion et d’épargne qu’il n’aurait jamais dû abandonner. Dès lors, le récit peut se clore dans l’atmosphère sulpicienne des mariages heureux… et des prudents placements à 3 %... Ici, la troublante complaisance avec laquelle est traitée la puissance maléfique de ceux qui savent jouer avec l’argent ; ici encore, la fascination inspirée par le débauché, figure grandiose qui concentre à elle seule les puissances de l’excès auxquelles l’argent soumet l’homme. Là, la fin hautement morale du Faiseur où Mercadet, après s’être fait le chantre des pires excès spéculatifs, se range aux benoits principes que sa femme n’a cessé de lui seriner tout au long de la pièce.

  • 28 La pièce n’est pas dépourvue d’une forme de paradoxe voire d’ironie tragique puisque, alors même qu (...)
  • 29 Balzac, Le Faiseur, Acte IV, scène 7.

Ah ! mes chers enfants !... si votre père voulait payer ses créanciers, s’il voulait renoncer aux affaires et vivres à la campagne, que nous manquerait-il pour être heureux28… Oh ! comme je soupire après une honnête et calme obscurité ! Combien je suis lasse de cette fausse opulence, de ces alternatives de luxe et de misère, les cahots de la spéculation29 »

22Le retour inespéré de Godeau – l’ancien associé de Mercadet qui s’était enfui avec les liquidités de l’entreprise – n’a pas simplement renfloué le faiseur balzacien, il en a fait un mouton bourgeois… conversion tout aussi improbable que l’étaient les fictions financières sur lesquelles il avait bâti son fragile empire.

  • 30 Peter Brooks, L’imagination mélodramatique, op. cit., p. 57.
  • 31 Ibid., p. 25.

23L’alliance de l’argent et du mélodrame est un jeu à double détente réciproque. D’un côté, la rhétorique mélodramatique trouve dans ce Janus un objet dont les qualités narratives se prêtent excellemment au jeu de « l’hyperbole, l’antithèse et l’oxymore, figures [du] refus de la nuance30 » propre à satisfaire les lecteurs. De l’autre, le mélodrame peut, sans courir le risque de perdre en lisibilité et en crédibilité, représenter l’ambivalence fondamentale de l’argent dont les contemporains de Balzac découvrent la nouvelle puissance. C’est au mélodrame qu’appartient – faculté partagée avec le récit réaliste – de révéler les nouvelles formes de sublime ou d’héroïsme que l’argent, refusé ou convoité, dépensé ou accumulé, peut susciter. Fils de la Révolution, né de ce « moment qui, tant symboliquement que littéralement, marque la liquidation finale du sacré traditionnel et de ses institutions représentatives (l’Église et le monarque), le bouleversement du mythe de la chrétienté, la destruction de la cohésion sociale et organique d’une société », le mélodrame « intervient dans un monde dans lequel les impératifs de vérité et d’éthique ont été violemment remis en cause, et dans lequel pourtant la promulgation de la vérité et de l’éthique, leur instauration au rang de mode de vie est une question politique immédiate et quotidienne31 ».

  • 32 Ibid., p. 25.
  • 33 Ibid., p. 27.
  • 34 Georges Lukacs, La Théorie du roman, trad. fr., Gonthier,coll. « Médiations », 1963, p. 48.

24« Dans un temps où l’amour de l’argent a tué toute poésie et tout respect de soi-même » (La Nièce du banquier), l’argent est un nouveau Dieu, un Dieu de substitution mais qui, en terme de lien et d’effectivité sociale n’a rien d’un succédané. Sans doute le mélodrame fut-il tenté, dans la lignée d’un roman gothique dont il hérite, de proposer « une dramatisation particulièrement puissante de l’entrée dans un nouveau monde dans lequel le sacré n’est plus viable32 ». Mais, conformément à la leçon dressée par La Peau de chagrin, le mélodramme « comprend » que la source du véritable fantastique réside désormais en l’argent. De ce point de vue, l’introduction de plus en plus systématique de cet agent illustre le dessein d’un mélodrame qui poursuit « à la fois le désir de resacralisation et l’impossibilité de concevoir la sacralisation autrement qu’en termes personnels33 ». Elle participe de l’écriture de cette « épopée dégradée » dont Lukacs identifie la naissance post-révolutionnaire34. Promouvant l’argent au statut d’objet « problématique », le mélodrame persévère dans son rôle antagonique de complexification et de clarification. Il redonne une lisibilité à cette société révolutionnée tout en révélant la manière dont le paradigme économique l’a livrée à la confusion des moyens et des fins. En ce sens, le mélodrame financier peut apparaître déstabilisant : il justifie et recrée de l’ordre autour des nouvelles valeurs bourgeoises tout en déployant avec délectation les ferments subversifs que véhicule l’argent. Le mélodrame constitue une physionomie émotionnelle mais amorale de l’argent… dont nous sommes, comme le prouve la scène contemporaine, toujours tributaires.

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Bibliographie

Fictions

Ancelot, Virginie, La Nièce du banquier, Paris, Hippolyte Boisgirard, 1853.

Balzac, La Comédie humaine, 12 tomes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, P.G. Castex éd., 1976-1981.

Balzac, Le Faiseur, Paris, Garnier-Flammarion, 2012.

Berthet, Élie, Le Pacte de famille, drame en cinq actes créé au théâtre de la Porte-Saint-Martin en juin 1839.

Berthet, Élie, Le Pacte de famille, Paris, Havard, 1847.

Dumas, Alexandre, Le Comte de Monte-Cristo, Paris, Le Livre de poche (2 tomes), 1995.

Pyat, Félix, Le Chiffonnier de Paris, Arthème Fayard, 1892.

Souvestre, Émile, L’Homme et l’argent, Paris, Charpentier, 1859.

Verne, Jules, Mathias Sandorf, Paris, Hetzel, 1889.

Essais

Barberis, Pierre, Mythes balzaciens, Paris, Armand Colin, 1972.

Brooks, Peter, L’Imagination mélodramatique. Balzac, Henry James, le mélodrame et le mode de l’excès, Saussier, Emmanuel et Sfar, Myriam Faten (trad.), Paris, Classiques Garnier, 2010.

Brooks, Peter et Sfar, Myriam Faten, Anthologie du mélodrame classique, Paris, Garnier, 2011.

Le Hir, Marie-Pierre, Le Romantisme aux enchères, Amsterdam / Philadelphia, J. Benjamins, 1992.

Lukacs, Georges, La Théorie du roman, trad. fr. Jean Clairevoye, Gonthier, coll. « Médiations », 1963.

Lyon-Caen, Boris, « Raconter, expliquer, comprendre », Poétique no172, Paris, 2013.

Péraud, Alexandre, La Poétique du crédit balzacien, Paris, Garnier, 2012.

Poirson, Les Frontières littéraires de l’économie, Paris, Desjonquières, 2008.

Polanyi, Karl, La grande transformation, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1992, Maurice Angeno (trad.).

Sfar, Myriam Faten et Brooks, Peter, Anthologie du mélodrame classique, Paris, Garnier, 2011.

Tortonese, Paolo, L’homme en action, Paris, Garnier, 2013.

Ubersfeld, Anne (dir.), Le Mélodrame, Revue des sciences humaines, t. XLI, no162, avril-juin 1976.

Vanoncini, André, « Pierrette et la rénovation du code mélodramatique », Le Moment de La Comédie humaine, Vincennes, PUV, 1993.

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Notes

1 Si Karl Polanyi (La Grande transformation, Paris, Gallimard, coll. « Tel », Maurice Angeno trad., 1983) ne s’est guère intéressé à la littérature, l’école socio-critique telle qu’incarnée, par exemple, par Pierre Barbéris, a largement contribué à mettre en évidence l’intérêt de la représentation littéraire de l’économie.

2 Nous empruntons cette expression à Peter Brooks dont nous rallierons les définition et caractérisations du mélodrame développées dans L’Imagination mélodramatique. Balzac, Henry James, le mélodrame et le mode de l’excès, Paris, Saussier, Emmanuel et Sfar, Myriam Faten trad., Classiques Garnier, 2010.

3 Peter Brooks, L’Imagination mélodramatique, op. cit., p. 57.

4 Peter Brooks & Myriam Faten Sfar, Anthologie du mélodrame classique, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque du xixe siècle », 2011.

5 Marie-Pierre Le Hir, Le Romantisme aux enchères, Amsterdam / Philadelphia, J. Benjamins, 1992, p. 32.

6 Anne Ubersfeld, « Les bons et le méchant », Revue des sciences humaines, t. XLI, no 162, Le Mélodrame, Anne Ubersfeld, André Billaz (dir.), avril-juin 1976, p. 199.

7 P. Brooks, L’Imagination mélodramatique, op. cit., p. 149.

8 On appelait « accapareurs » les négociants qui, pendant la Révolution française et l'Empire, profitèrent des difficultés de production pour stocker des produits de grande consommation, faire artificiellement monter les prix et les revendre en réalisant de substantiels bénéfices. Leur capacité à dérégler les marchés fut telle qu’une loi sur l'accaparement votée le 26 juillet 1793 punissait de mort cette pratique.

9 Balzac, La Cousine Bette, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, P.G. Castex éd., 1976-1981, t. VIII, p. 451.

10 Félix Pyat, Le Chiffonnier de Paris, Arthème Fayard, 1892, p. 56

11 Balzac, Illusions perdues, t. V, p. 684.

12 Ibid., p. 85.

13 Émile Souvestre, L’Homme et l’argent, Paris, Librairie Charpentier, tome 2, 1859, p. 212.

14 Ibid., p. 257.

15 Songeons également, toujours chez Balzac, à l’agonie du comte de Restaud dont la chambre est saccagée par sa femme, Anastasie, en quête des papiers risquant de la déshériter.

16 Ibid., p. 191-192 et 195.

17 Le Comte s’est contenté de faire jouer la rumeur pour faire artificiellement baisser les cours de la Banque obligeant Danglars à vendre dans les pires conditions avant de devoir, une fois la rumeur dissipée et le niveau du titre automatiquement remonté par la grâce des lois du marché auto-régulé, racheter ses propres titres beaucoup plus chers.

18 La Comédie humaine regorge de ces vengeances à crédit et plus largement de programmes narratifs régis par les schèmes fiduciaires. On trouvera un exposé détaillé de ces éléments dans notre ouvrage, La Poétique du crédit balzacien, Paris, Garnier, 2012.

19 Aristote, La Poétique, 1460a 26 et 1461b 11, cité par Paolo Tortonese, L’Homme en action, Paris, Garnier, 2013, p. 44.

20 Voir Boris Lyon-Caen, « Raconter, expliquer, comprendre », Poétique, no172, p. 433.

21 On peut se reporter aux analyses subtiles sur le secret de l’infrastructure financière des familles aristocratiques que Peter Brooks propose lorsqu’il évoque le violent dévoilement des fondements de la fortune de la famille Restaud. L’imagination mélodramatique, op. cit., p. 163 sqq.

22 Citons par exemple, Le Bienfait rendu ou le négociant de Dampierre de la Salle [1763], Monsieur Botte ou le négociant anglais, comédie en trois actes et en prose imitée de Pigault-Lebrun, par Servières et Clouard, [1803].

23 Pour un aperçu du rôle de la comédie bourgeoise dans la légitimation de l’argent, voir l’article de Martial Poirson, « Quand l’économie politique était sur les planches : Argent, morale et intérêt dans la comédie à l’Âge classique », Les Frontières littéraires de l’économie, Paris, Éditions Desjonquères, 2008.

24 Virginie Ancelot, La Nièce du banquier, Paris, Hippolyte Boisgirard, 1853, p. 23. Figurant parmi ces nombreuses femmes-auteurs injustement oubliées, Marguerite-Louise Virginie Ancelot (1792-1875) connut pourtant de son vivant un véritable succès. Son théâtre puis son œuvre romanesque (Renée de Varville, La Nièce du banquier) se signalent par un art de la critique sociale et une capacité à décrypter les mœurs du siècle qui la conduisent à dénoncer les puissances de l’argent et, plus largement, l’hypocrisie des conventions bourgeoises.

25 Pierrette, tome 4, p. 138. Notons que la même mécanique déceptive joue dans la dernière partie des Illusions perdues où le mandat envoyé par Lucien arrive quelques minutes trop tard pour éviter à David l’humiliation la perte de son entreprise. Toujours dans l’orbe balzacien, Le Faiseur fait preuve de la même ambivalence car si le remboursement miraculeux survient in fine pour assurer la victoire mélodramatique du principe vertueux, ce retour à l’ordre plonge le héros dans un curieux état dépressif…

26 Voir André Vanoncini, « Pierrette et la rénovation du code mélodramatique », Le Moment de La Comédie humaine, Vincennes, PUV, 1993, pp. 243 à 255.

27 Peter Brooks, L’imagination mélodramatique, op. cit., p. 31.

28 La pièce n’est pas dépourvue d’une forme de paradoxe voire d’ironie tragique puisque, alors même que ce renoncement moral marque le retour de Mercadet dans la sphère de la sagesse, ce retrait est tout sauf euphorique ou apollinien.

29 Balzac, Le Faiseur, Acte IV, scène 7.

30 Peter Brooks, L’imagination mélodramatique, op. cit., p. 57.

31 Ibid., p. 25.

32 Ibid., p. 25.

33 Ibid., p. 27.

34 Georges Lukacs, La Théorie du roman, trad. fr., Gonthier,coll. « Médiations », 1963, p. 48.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexandre Péraud, « Et l’argent devint mélodramatique…  »Belphégor [En ligne], 13-1 | 2015, mis en ligne le 02 juin 2015, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/579 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.579

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Auteur

Alexandre Péraud

Maître de conférences en littérature française
Université Bordeaux Montaigne, EA TELEM

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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