Navigation – Plan du site

AccueilNuméros21-2IV. Comptes-rendusLazzarin, Stefano et Colin, Marie...

IV. Comptes-rendus

Lazzarin, Stefano et Colin, Mariella (éds.). Transalpina 25. « Les mystères urbains en Italie »

Vittorio Frigerio
Référence(s) :

Lazzarin, Stefano et Mariella Colin (éds.). Transalpina 25. « Les mystères urbains en Italie ». Volume I. Les textes du XIXe siècle. Presses universitaires de Caen, 2022. 181 p.

Texte intégral

1On a un peu oublié que Dostoïevski, en écrivant Crime et châtiment, espérait pouvoir arriver à produire un roman aussi exaltant que Les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Dans ce cas particulier, l’imitateur a su dépasser de très loin son modèle et le roman de l’auteur russe s’est fait, dans la mémoire littéraire mondiale, une place permanente telle que son inspirateur, longtemps critiqué et dénigré avant d’être tout bonnement oublié, n’aurait jamais pu aspirer en avoir. Sue ne récupérera sans doute jamais la popularité dont il put jouir à l’époque de ses grands succès – sauf si l’industrie du cinéma ne décide de l’adopter et de l’adapter sur la lancée, par exemple, du retour à l’écran des Trois mousquetaires de Dumas, son grand concurrent au titre de roi du feuilleton. Cette éventualité relativement improbable mise à part, il n’est simplement plus possible de remettre en cause l’importance du rôle joué par Sue dans l’histoire du roman au XIXe siècle, et même les critiques les plus allergiques à son esthétique particulière, ou les plus hostiles au roman-feuilleton en tant que genre, encore parfois entaché de suspicions paralittéraires, ne peuvent nier sa centralité dans l’imaginaire du temps et le rôle considérable qu’il y a joué.

2Ce rôle ne s’est d’ailleurs pas limité à l’imaginaire : la publication par Jean-Pierre Galvan de la Correspondance générale de Sue aux éditions Honoré Champion, dont le quatrième volume (couvrant les années 1855-1857) vient de sortir, a montré l’importance de la figure de cet écrivain dans la vie culturelle et politique de son siècle. Pour prouver ultérieurement l’étendue de cette influence, qui s’est exercée bien au-delà des frontières de la France, et pas seulement dans le cas de Dostoïevski, la revue Transalpina offre, sous la direction de Stefano Lazzarin et Mariella Colin, un petit dossier fort instructif, composé de six articles, témoignant de la fascination que les mystères urbains ont exercée dans la péninsule italienne suite à la traduction des Mystères de Paris.

  • 1 « Un eccentrico mistero nella Roma di metà ottocento: Una Vedova e un mistero, storia del secolo XI (...)
  • 2 « I misteri esulano dalla questione strettamente letteraria e ricalcano le idiosincrasie e le ambig (...)

3Le premier cas, analyse d’un roman intitulé Une veuve et un mystère, par Stefano Pifferi1, traite en fait d’une intrigue parue, croit-on savoir, deux ans avant la première publication, appelons-la « officielle », du roman de Sue en italien, sortie des presses d’un petit éditeur tessinois. Mais soit qu’il ait eu connaissance de l’original français, soit qu’il l’ait parcouru dans une traduction autre, que l’histoire littéraire n’a pas retenue, l’auteur napolitain conçoit un roman situé dans le milieu de la haute société cosmopolite romaine qui montre des points de contact avec les Mystères de Sue, et apporte la preuve que « les mystères dépassent les questions strictement littéraires et reproduisent les idiosyncrasies et les ambiguïtés sociales et politique de l’époque2 ». On note aussi, ce qui est loin d’être secondaire, la difficulté d’adapter un genre axé sur la sociologie urbaine, privilégiant la représentation des bas-fonds, à un milieu largement paysan, où les villes, dans leur étendue encore limitée, ne sont guère comparables à la métropole parisienne, et où les classes sociales sont dotées de caractères différents. Le parcours de Malpica, à l’opposé de celui de Sue, va de la politique – où il eut des expériences malheureuses – à la littérature, et ses préoccupations sont principalement d’ordre moral.

  • 3 « la situazione di arretratezza economica e sociale », p. 36.
  • 4 « il prevalere di interessi particolaristici di singoli, e disonesti, individui », p. 40.

4Le deuxième article, de Daniela Bombara, nous fait passer de Rome à la Sicile. Il s’agit de « I misteri di Palermo di Benedetto Naselli: la tragedia del proletariato siciliano fra povertà, oppressione nobiliare, corruzione », découverte d’un roman situé dans un contexte bien différent du précédent, marqué par la nature précapitaliste de la société sicilienne de l’époque, et véhicule d’une dénonciation, tout comme chez Sue, de « la situation d’arriération économique et sociale3 » mais avec un plus grand souci de réalisme. L’absence de la figure du surhomme et le pessimisme qui domine dans le roman contribuent à mettre en avant « l’emprise des intérêts égoïstes d’individus malhonnêtes4 » au sein d’une société atomisée, faisant de ce texte un « romanzo di (de)formazione » (p. 43) centré sur la chute du protagoniste principal.

  • 5 « infondere fiducia nell’imminente riscatto del popolo italico », p. 55.

5On remonte ensuite vers la capitale avec l’étude de Marina Formica, « Delitti e misteri. Modalità discorsive, immagini e rappresentazioni nella narrativa ottocentesca d’ambientazione romana », qui offre un tour d’horizon de la production des mystères romains en la reliant au discours dominant sur le Risorgimento et en s’intéressant davantage à ses contenus politiques qu’à des questions plus proprement littéraires. On y découvre nombre d’ouvrages qui ont en commun une sensibilité anticléricale importante – le mal se cache toujours dans les bas-fonds du Vatican – dont la tâche essentielle est de « susciter la confiance dans le rachat imminent du peuple italien5 » en s’attaquant aux préjugés qui considèrent celui-ci incapable de faire montre de l’énergie nécessaire pour se débarrasser des chaînes, lourdes et encombrantes, qui l’oppriment. Dans cette production ressortent en particulier les romans traitant de la vie (et de la mort) dans les couvents, sujet devenu populaire à la suite de la célèbre « Breccia di Porta Pia », qui a marqué la fin du pouvoir temporel de la papauté. L’accent passe vers la fin du siècle davantage sur la dénonciation de la corruption des classes dirigeantes et du gouvernement, tout en évitant prudemment de s’attaquer à la monarchie, fraîchement émoulue.

6Et c’est encore une fois la dénonciation des abus exercés contre les jeunes femmes dans les cloîtres, mais maintenant à Naples, qu’étudie Laura Fournier-Finocchiaro dans « Les Misteri del chiostro napoletano d’Enrichetta Caracciolo, entre mystères urbains, récit anticlérical et roman national ». Il s’agit dans ce cas particulier d’un texte au « caractère hybride » et à l’« argumentaire patriotique très marqué » (p.80), dénonciation des vocations forcées dans le style des romans de Giuseppe Garibaldi (qui avait tenté d’échanger le sabre pour la plume, au contraire de son ami Dumas) ou du Diderot de La Religieuse, source d’inspiration implicite pour bien des textes de ce type. Ce qui fait l’originalité de ce livre est qu’il était censé tout d’abord consister simplement des Mémoires de Caracciolo, écrivaine féministe et militante, mais le manuscrit fut lourdement révisé et romancé par au moins cinq autres intervenants, au grand dam de son autrice. Il s’agit là cependant, en dépit des modifications subies, d’un exemple rare d’autobiographie féministe, fort apprécié, en tant que roman, par des écrivains tels Manzoni ou Dostoïevski.

7Dans son article « Gotico e misteri nell’Italia post-unitaria », Stefano Serafini passe en revue des romans situés à Milan, Florence et Naples et parus entre 1863 et 1884, pour se concentrer sur la représentation de la grande ville en tant que labyrinthe et sur la mise en scène de l’altérité des classes subalternes. Malgré les intentions réalistes des romanciers ici étudiés, il relève comment l’image qu’ils donnent des « classes dangereuses » – qu’on peut assimiler à de véritables castes, composées de marginaux, de brigands, d’anarchistes et de criminels en tous genres – quoiqu’animée par des intentions réformatrices, finit par épouser une représentation de nature anthropologique, si ce n’est biologique, de la criminalité. L’intention progressiste est alors sabotée par l’utilisation de tropes romanesques conventionnels et le roman, moralisateur et paternaliste, qui dépeint le labyrinthe urbain sous les traits des manoirs gothiques des romans anglais – devient ainsi un allié objectif de la politique antipopulaire des classes dominantes.

  • 6 « incarnare perfettamente la figura dell’autore rivoluzionario », p. 106.

8Le dernier article, dû à Luca Bani, présente deux romans d’un auteur dont l’œuvre, une fois n’est pas coutume, a fait l’objet d’une certaine réévaluation critique, fort positive, à partir des années 60 et 70. Dans « Paolo Valera: ideologia e critica sociale nella Milano dei misteri urbani », le critique se concentre sur deux romans écrits par cet auteur à la sensibilité et aux sympathies initialement libertaires, qu’il estime « incarner parfaitement la figure de l’auteur révolutionnaire6 ». Le premier, Milano sconosciuta, « pamphlet en forme de reportage » (p. 109), qui se concentre en particulier sur le milieu de la prostitution, dénonçant l’hypocrisie bourgeoise, représente à ses yeux la pars destruens, alors que le deuxième, La foule, moins velléitaire et plus analytique, et qui reflète la transition du romancier vers le socialisme, serait la pars construens. Cet écrivain, proche de la « scapigliatura » et dont l’écriture est marquée par une tonalité expressionniste, représenterait alors un exemple idéal de ce que le mystère urbain peut accomplir quand il ne se réduit pas à un simple divertissement.

  • 7 « la difficoltà tutta italiana di affrontare con serietà e rigore analitici tutto ciò che concerne (...)

9Cette première brochette d’articles propose comme on le voit un mélange d’analyses ponctuelles et d’études plus générales sur une production importante mais largement sous-estimée et oubliée, et tout aussi largement introuvable, comme le font remarquer certains critiques en évoquant l’absence de ces ouvrages des bibliothèques de la péninsule et le travail quasiment archéologique qu’il leur aura fallu entreprendre pour identifier et retrouver certains des romans évoqués ici. Il s’agit donc d’une fort belle initiative, surtout compte tenu de « la difficulté tout italienne d’affronter avec sérieux et rigueur analytiques tout ce qui touche aux formes du populaire7 ». Ces études mettent indéniablement l’eau à la bouche du lecteur, mais l’impossibilité de se procurer la grande majorité des ouvrages traités et de vérifier sur pièces la perspicacité de bien des commentaires – à l’apparence par ailleurs fort convaincants – fait qu’on ne peut que souhaiter vivement que ce projet puisse se poursuivre avec la publication d’une anthologie critique réunissant certains des mystères les plus significatifs. Dans l’attente de la réalisation d’un semblable projet, on se réjouit de découvrir le numéro suivant consacré au XXe siècle.

Haut de page

Notes

1 « Un eccentrico mistero nella Roma di metà ottocento: Una Vedova e un mistero, storia del secolo XIX (1846) di Cesare Malpica ».

2 « I misteri esulano dalla questione strettamente letteraria e ricalcano le idiosincrasie e le ambiguità sociali e politiche del tempo », p. 22.

3 « la situazione di arretratezza economica e sociale », p. 36.

4 « il prevalere di interessi particolaristici di singoli, e disonesti, individui », p. 40.

5 « infondere fiducia nell’imminente riscatto del popolo italico », p. 55.

6 « incarnare perfettamente la figura dell’autore rivoluzionario », p. 106.

7 « la difficoltà tutta italiana di affrontare con serietà e rigore analitici tutto ciò che concerne le forme del popolare », p. 87.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Vittorio Frigerio, « Lazzarin, Stefano et Colin, Mariella (éds.). Transalpina 25. « Les mystères urbains en Italie » »Belphégor [En ligne], 21-2 | 2023, mis en ligne le 05 décembre 2023, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/5748 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.5748

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search