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II. Lecture et fabrique éditoriale du polar vert

Entretien avec Oliver Gallmeister,
fondateur des éditions Gallmeister

Alice Jacquelin et Denis Mellier

Texte intégral

1Oliver Gallmeister a fondé, en 2006, la maison d’édition du même nom, au sein de laquelle il traduit, retraduit et republie de grands textes américains aussi bien classiques que contemporains. Son catalogue compte plus d’une centaine d’auteurs et propose une vision plurielle de l’Amérique, du côté des paumés et des marginaux, avec des textes comme ceux de Charles Williams, James Crumley, ou Chris Offutt. Dans ces textes, le rêve américain et ses mythes se sont effondrés depuis longtemps : Oliver Gallmeister propose d’en découvrir les aspects désenchantés, noirs, subversifs et souvent en marge de la frénésie urbaine, quoique pas exclusivement.

2Initialement, les éditions Gallmeister comptaient quatre collections principales : deux collections dirigées par Oliver Gallmeister lui-même, les collections « Nature Writing » et « Néo-Noire », qui donnaient vraiment le ton à la maison d’édition. S’est ajoutée ensuite la collection « Americana », plus urbaine, dirigée par Philippe Bévin, comparse et ami d’Oliver Gallmeister depuis l’Université, et enfin la collection de semi-poches « Totem » dirigée par Benjamin Guérif, le fils de François Guérif, François Guérif ayant lui aussi récemment rejoint les éditions Gallmeister. Il y a donc un regroupement de personnes très influentes dans l’univers du polar autour des éditions Gallmeister.

3La marque de fabrique de cette maison d’édition, c’est avant tout le choix et le regard de lecteur d’Oliver Gallmeister sur des textes qui revalorisent les grands espaces américains, où la nature joue un rôle prédominant au sein du récit. Le slogan de Gallmeister, c’est d’ailleurs : « L’Amérique grandeur nature ». Les textes édités par Gallmeister héritent aussi bien des traditions du western que de l’aventure, avec Jack London par exemple, mais aussi du gothique sudiste à la Faulkner, du Nature Writing à la Thoreau, et des romans noirs à la Jim Thompson ou Charles Williams. On a une pluralité́ de textes et un corpus éclectique rendu cohérent par le regard d’Oliver Gallmeister.

4L’entretien avec Oliver Gallmeister a été mené dans le cadre de la journée d’étude « Quand le noir se met au vert : polar, ruralité, écologie » à l’université de Poitiers, le 2 mai 2018 par Alice Jacquelin, doctorante du laboratoire Forell à l’époque, et Denis Mellier, Professeur des Universités.

5Alice Jacquelin : Vous êtes avant tout un lecteur. Ce qui vous a donné envie de monter cette maison d’édition, c’est la lecture de textes américains que vous ne trouviez pas en français dans les librairies, ou qui étaient mal traduits et que vous avez eu envie de retraduire et d’éditer. Quel a été le premier grand texte où vous vous êtes dit : « ça, il faut absolument que je le publie » ?

6Oliver Gallmeister : Tous les éditeurs sont des lecteurs, que ce soit dans les petites ou les grandes maisons. On est là parce qu’on a envie de publier des livres, soit qu’on a trouvés chez un bouquiniste, qui sont épuisés, soit dont on s’est dit « ça, il faut absolument que je le partage », ou en allant chercher dans son chemin personnel... Souvent, il n’y a pas de démarche systématique en amont. Tout ce que vous venez d’expliquer à l’air très cohérent mais ça l’est devenu au fil du temps. Quand j’ai créé la maison d’édition, je ne savais même pas que le Nature Writing existait. Je lisais des livres de nature writing sans le savoir. Je n’avais jamais entendu parler de « polar rural » avant il y a deux ou trois ans, au moment où on en a parlé dans Le Monde ou en échangeant avec Benoît Tadié.

7Pour être un bon éditeur, il faut se placer du point de vue du lecteur. Je tiens à préciser que je suis un autodidacte, je n’ai pas étudié la littérature, jamais. Je suis fasciné par ce genre d’analyse sur le country noir car c’est structurant pour moi. Ça m’aide à structurer la maison parce qu’en France les gens aiment bien qu’on ait des catégories, qu’on explique les choses... Mais je pense que c’est devenu contre-productif pour le monde éditorial. Benoît Tadié a employé le terme de « matrice éditoriale », qui est à l’origine d’un genre, mais les personnes qui sont à l’origine de tout ça, les auteurs, se posent très rarement la question de savoir dans quelle case on va mettre leur livre. Les auteurs que tu as cités, Jim Thompson ou Charles Williams, ne se disent pas « tiens, je vais faire un polar rural ! ». Ils ne pensent même pas à faire un polar, ils pensent à faire de la littérature. D’après mon expérience, avec les auteurs vivants, c’est pareil.

  • 1 Éditions populaires étasuniennes en paperback des années 1950-1960, célèbres pour avoir initié le l (...)
  • 2 Comme c’était le cas sur les couvertures paperback des collections Gold Medal ou Signet dans les an (...)

8Et puis, au bout de la chaîne, les autres personnes qui comptent, ce sont les lecteurs. Nous, les éditeurs, essayons de faciliter le trajet du livre vers le lecteur et donc on dit aux gens : « Vous avez aimé tel polar ? On va donc refaire un polar, on va vous aider. Et, parce que vous n’êtes pas très intelligent, on va vous dire que c’est un polar ». C’est comme ça que Sanctuaire de Faulkner se retrouve chez Gold Medal ou Signet1. C’est très intéressant de voir ça, parce que c’est notre métier : nous sommes des commerçants, pas des intellectuels, et encore moins des artistes. Nous sommes là pour faciliter cette transmission entre un texte et le lecteur. Ça peut être fait de manière plus ou moins grossière, plus ou moins subtile, plus ou moins vulgaire, mais surtout plus ou moins efficace. Si, pour faire lire Faulkner à dix millions de personnes, il faut mettre une femme déshabillée2 sur la couverture, personnellement et moralement, ça me paraît justifié. Moi je ne le fais pas car je ne pense pas que ça marcherait, mais je pense que ce qui compte, c’est de faire lire Faulkner, qui est quand même un auteur très compliqué. Ma conviction profonde, c’est que tout le monde peut lire Proust, tout le monde peut lire Faulkner, mais il faut préparer les gens à cela. Il faut créer un lectorat, créer une communauté de gens, et préparer le timing de publication des livres en fonction du lectorat qu’on a créé.

9La ligne éditoriale de la maison, je suis le seul à la connaitre, car je suis le seul à avoir lu tous les livres dans l’ordre dans lequel ils sont parus. Je sais par exemple qu’il y a des livres que j’ai lus mais qu’on publiera seulement dans trois ou quatre ans parce que je pense que le lectorat qu’on a constitué ne s’attend pas encore à ça de nous. Pas tout de suite en tout cas. Si l’on reprend l’historique de la maison, nos premiers livres étaient, dans neuf cas sur dix, des récits de vrai Nature Writing, des récits de nature avec un homme ou une femme qui, confronté·e à sa solitude dans les grands espaces, va découvrir sa nature profonde et l’émerveillement face à la nature. C’est cela la base du Nature Writing. Au bout de trois ans, nous avons commencé à faire un, puis deux, puis trois romans, et maintenant, 90% de nos livres sont des romans. Quand, au bout de trois ans, on a publié un ou deux romans, les gens ont dit : « Gallmeister, ce n’est plus ce que c’était ». Le Nature Writing représente maintenant seulement un livre sur dix. Le polar – bien que je déteste ce terme que je n’emploie jamais, ce qu’on appelle le polar dans cette pièce – c’est un livre sur deux.

  • 3 Deux collaborateurs d’Oliver Gallmeister. François Guérif a été le créateur de la collection « Riva (...)

10Le problème du genre et des catégories, c’est qu’on en a besoin intellectuellement pour mieux les détruire, c’est comme l’éducation : il faut absorber des valeurs pour les surmonter et les dépasser. Depuis 2018, il n’y a plus de collection « Noire » chez nous, il n’y a plus de collection « Nature Writing », il n’y a qu’une collection « Americana » : c’est le vrai projet éditorial de la maison, faire de la littérature américaine qui nous parle de l’Amérique. L’« americana », qui est un terme qui nous vient de l’espagnol, est lié à tout ce que l’on pourrait appeler l’ « américanité ». Moi, c’est ce qui m’intéresse, tout comme Philippe Bévin et François Guérif3 aussi, pour ce projet-là : nous voulons « montrer à lire » l’Amérique. En lisant les quelques bouquins de référence sur les auteurs américains – celui de Benoît Tadié par exemple – j’ai constaté que l’apport de la littérature américaine dans la littérature mondiale, c’est, d’abord, son rapport à l’espace, depuis Fenimore Cooper et le mythe de la frontière. Ce sont des romans de fuite et de poursuite, avec des gens qui vont vouloir conquérir un espace à n’importe quel prix, en détruisant les Indiens, les espaces sauvages, tout en ayant conscience qu’en y mettant la main et en s’appropriant ces espaces, ils sont en train de les détruire. Pour moi c’est une question existentielle, presque métaphysique. Et le deuxième grand apport, c’est le noir, qui est présent en germe dans le western, avec le héros solitaire face à une communauté́ d’éleveurs ou autres... C’est le héros un peu anar qui va devenir le détective privé, pour faire simple. Ce rapport à l’espace et au noir, qui s’allient dans une dimension religieuse, me semble très net : c’est cela qui m’intéresse. La vraie cohérence de la ligne éditoriale de la maison, elle est là. S’il n’y a pas de question morale, s’il n’y a pas de questionnement sur le bien et le mal, ça ne m’intéresse pas.

11Vous parliez des personnages à la marge en introduction : c’est la base même de la littérature. Personne ne va écrire un livre sur « Bernard tombe amoureux de Pauline, ils se marient, ils ont des enfants, et ils sont heureux ». Il n’y a pas de sujet. La base de la littérature, c’est d’aller là où il se passe des choses et donc, le noir est évidemment le meilleur vecteur pour ça. Pour revenir à la question du genre : il faut qu’on arrête ça parce qu’on enferme les lecteurs dans des catégories de pensée qui ne sont pas les leurs.

12Alice Jacquelin : Pour ce qui est des lecteurs et lectrices du noir, vous ne pensez pas qu’il s’agit là d’une communauté ? Vous disiez tout à l’heure que vous vouliez créer une communauté de lecteurs au sein de la maison Gallmeister.

13Oliver Gallmeister : Je n’espère pas. Le noir c’est mon milieu : les éditeurs de noir, les salons de noir, etc. mais je dirais qu’il y a plutôt des sectes de fanatiques de noir, de SF, de Nature Writing, d’alpinisme, de marins, de pêcheurs à la mouche... Il y a bien sûr des petites sectes comme ça, mais huit livres sur dix sont achetés par des gens qui achètent moins de dix livres par an, probablement quatre ou cinq. Ils et elles représentent donc 80% de mon marché. Moi, je suis commerçant, et je suis désolé de faire rentrer l’argent à l’Université, mais il faut s’adresser à ces 80% de lecteurs et lectrices qui ne sont pas des gens comme nous.

14Les grands lecteurs selon les statistiques du Ministère de la Culture, représentent 14% des Français : 14% des Français lisent plus de douze livres par an. Ce ne sont pas eux qui font vivre le monde de l’édition française. Ce sont plutôt des gens, comme il y en a dans ma famille, qui achètent cinq ou six livres par an parce qu’ils ont d’autres vies, d’autres choses à faire, ou parce qu’ils font des cadeaux. À l’inverse, ma femme, qui est une grande lectrice, et qui n’a jamais lu de noir : elle s’intéresse à la littérature. Alors quand ces gens-là, ou ma femme, quand ils rentrent dans une librairie et qu’il y a marqué « littérature » d’un côté et « polar » ou « SF » de l’autre, ça ne les intéresse pas. Moi, si je vois un rayon « alpinisme », ça ne m’intéresse pas non plus.

15Mon vrai travail moral, c’est qu’un auteur rencontre un lecteur. C’est de penser à quelqu’un qui écrit tout seul son livre dans sa cave aux États-Unis – parce que les auteurs aux États-Unis, ils en bavent aussi. Et qu’un jour, il va aller dans un salon et il va rencontrer Mme Michu ou Mr Paul qui vont lui dire « j’ai aimé votre livre ». Et que Mr Paul ou Mme Michu soient contents. C’est basique. Et pour faire cela, il faut simplifier les choses. C’est pour ça que je ne fais pas de « polar écolo », le mot « polar » n’apparait pas sur notre site, l’expression « roman noir » et la collection « Néo-Noire » sont supprimées. On les supprime parce que ça ne marchait pas. À la base, nous étions pourtant partis de cette réflexion là. Je cherchais donc à comprendre et à donner des catégories. Mais, dans ce qu’on appelle le « polar » – qui est un terme que je n’aime pas, une fois de plus – on va mettre le « thriller », le « roman policier », le « roman noir »…

  • 4 Sukkwan Island (Paris, Gallmeister, 2010) de David Vann est l’un des grands succès de la maison d’é (...)
  • 5 Le Gang de la clé à molette d’Edward Abbey (Paris, Gallmeister, 2013) est surtout un grand texte d (...)
  • 6 John Haines, Vingt-cinq ans de solitude, mémoire d’un trappeur en Alaska, Paris, Gallmeister, 2016.

16Quand on fait un livre comme Sukkwan Island de David Vann4, on se pose la question : c’est quand même un roman noir malgré l’absence des codes du genre, Faulkner c’est du roman noir, Dostoïevski c’est du roman noir, Victor Hugo c’est du polar social... C’est juste une question de vision du monde. Historiquement, nous avions créé la maison sur le Nature Writing et la littérature des grands espaces mais dès le départ il y a eu du noir. Le Gang de la clé à molette d’Edward Abbey5, on l’a vendu comme « policier des grands espaces », ce qui était une erreur commerciale. Tout cela était inconscient : les deux premiers livres furent Vingt-cinq ans de solitude, mémoire d’un trappeur en Alaska de John Haines6, et Le Gang de la clé à molette, sur des anarchistes qui veulent tout faire péter face à la destruction de l’environnement. Il y avait donc des grands espaces et le noir en germe. Puis, nous avons fait des romans policiers qui se passaient dans le Montana, avec un héros pêcheur à la mouche, ou dans le Maine. En 2012, nous avons fait un livre de Benjamin Whitmer qui s’appelait Pike et qui se passe dans une banlieue de Cincinnati, pas du tout « grands espaces ». On a pris tout notre lectorat à contrepied, et le livre a très bien marché. On sortait de cadres habituels. J’ai pensé qu’il fallait créer une autre collection pour ces livres-là qui allaient nous ouvrir plein d’autres champs, plus pulps, avec des auteurs comme Christa Faust, avec moins d’ambition littéraire mais qui sont des auteurs de distraction.

  • 7 David Morrel, Rambo, Paris, Gallmeister, 2013.

17Je ne veux pas en venir à dire qu’il y a une sur-littérature et une sous-littérature. Moi j’aime Proust et j’aime Rambo, que je publie7. Beaucoup de gens sont comme ça. Le problème de l’étiquette « littérature blanche », c’est que c’est excluant, ce qui me gêne moralement. Il y a des gens qui n’osent pas rentrer dans des librairies, qui sont intimidés, qui ont un peu honte parce qu’ils n’ont pas lu grand-chose. Je pense que mon travail d’éditeur est important ici : nous devons ouvrir les portes. L’édition, c’est un milieu très snob où l’on se gargarise de faire de la littérature en oubliant ces gens-là. Mais il y a plein de gens qui ne lisent pas Proust, qui ne lisent pas Les Bienveillantes, et qui lisent Marc Lévy. C’est notre travail de parler à tout le monde.

  • 8 Benjamin Whitmer, voir note n°21 de l’entretien de Nicolas Mathieu.

18Bref, « Néo-Noire » n’a pas marché parce qu’on a pris une approche trop élitiste. On s’est adressé aux lecteurs de noir avec une maquette très noire et, en fait, on faisait de l’entre-soi. Nos ventes moyennes, pour parler chiffres, étaient inférieures à 2000 exemplaires. On est revenu à nos maquettes d’avant, et on est passé à 3000 exemplaires. Bizarre, n’est-ce pas ? Parce que les gens ne savent pas qui est « Gallmeister », ils ne connaissent pas le nom de l’éditeur. Les gens ne peuvent pas citer les éditeurs des livres qu’ils lisent. Et nous, on se regarde le nombril en se disant que « Néo-Noire » c’est une collection qui s’inscrit dans la tradition du noir mais avec de jeunes gars qui écrivent. C’est complètement idiot : les libraires ne comprenaient rien, nous-mêmes, nous ne comprenions plus rien. Alors, du coup, on arrête. Whitmer8, pour moi, ce n’est pas seulement un grand écrivain de noir. Comme Ellroy : ce n’est pas seulement un grand écrivain de noir, c’est un des plus grands écrivains, point barre. Comme Philip Roth ou Cormac McCarthy. Quand Cormac McCarthy a écrit La Route, personne ne s’est dit que c’était ou non une dystopie.

  • 9 Cette liste recoupe des auteurs qui, en France, seraient considérés plus ou moins classiques (Herma (...)
  • 10 Charles Williams, Le Bikini de diamants, Paris, Gallmeister, 2017.

19Dans la Library of America, maison d’édition financée par le Congrès américain – qui est un peu La Pléiade américaine, et dans laquelle il y a les canons de la littérature américaine – on trouve du Melville, du Fenimore Cooper, du Philip K. Dick, du Kurt Vonnegut, du Dashiell Hammett, du Raymond Chandler, du Philip Roth, il y a de tout9. Donc voilà, maintenant, il n’y a plus de collections chez nous, et, à partir de septembre, il n’y aura même plus de différence de maquette. Dans les grands formats, tout sera en blanc : Le bikini de diamant de Charles Williams10, Larry Brown, tout sera en blanc. On ne fait qu’ouvrir le marché. Les gens seront capables de comprendre que, s’il y a un crime, ils vont rentrer dans quelque chose de vaguement polardeux.

20Denis Mellier : Vous dites que vous voulez faire découvrir la littérature américaine en faisant éclater les frontières génériques. Il y a déjà une certaine tradition d’accueil et de traduction en France, qui fait que les auteurs américains s’y sentent bien. Gallimard et Le Seuil ont vraiment fait un grand travail de passeur. Donc la situation de la littérature américaine en France n’est pas mauvaise par rapport à d’autres pays. Alors quelle est cette redécouverte de l’Amérique ? Pourquoi la faire redécouvrir à partir des années 2000 ? Quel discours y a-t-il sur l’Amérique dans le projet éditorial ? Projet qui est d’ailleurs comparable avec cette revue America, qui se centre sur l’Amérique, avec un contrat très original : « le temps d’un mandat ». Les frontières génériques, poreuses ou non, cela va avec l’histoire de l’édition, comme Benoît Tadié l’a montré, ça marche dans les deux sens. Les catégories excluent ou incluent selon les temporalités. Mais, dans le projet, avec cette volonté́ d’effacer les deux collections au nom d’une seule collection « America » : quelle idée de l’Amérique va-t-elle donner ?

21Oliver Gallmeister : La réponse va vous décevoir mais moi, je n’ai aucun discours à porter. Je refuse de porter un discours. Je suis un éditeur, je n’ai rien à dire, ce sont les auteurs qui parlent. On nous a demandé, quand Trump a été élu : « qu’est-ce que vous en pensez ? ». J’ai dit : « il ne nous appartient pas d’émettre un jugement sur l’Amérique ». Les écrivains, eux, ont une vision sur leur pays et, si vous voulez savoir ce qu’ils en pensent, lisez les bouquins. Quelques personnes nous ont dit : « vous êtes lâches » mais, moi, personnellement, je n’ai pas grand- chose à dire.

22Je pense que l’Amérique est actuellement la culture dominante dans l’Occident, pour le meilleur et pour le pire. C’est un fait. L’Amérique était inexistante au XIXe siècle, par rapport aux Français, aux Russes, aux Allemands. Il y a des moments dans l’Histoire, et là, c’est le moment de l’Amérique. Ce qui me fascine avec ce pays, c’est que ce pays est une promesse. C’est la quintessence de l’Occident : toutes les tares et tout le génie européens ont été exportés là-bas à un prix très élevé. C’est un pays qui peut basculer du jour au lendemain, et qui bascule régulièrement. Ça en fait une matière littéraire démentielle. C’est un pays capable d’élire un président noir, ce qui n’est pas près d’arriver en France, et qui, huit ans après, élit Trump – même si les Américains n’ont pas voté pour Trump, il faut quand même le savoir. C’est un pays capable d’avoir les parcs nationaux, qui sont un joyau de l’humanité, et, en même temps, de faire du forage de gaz de schiste en Alaska.

23Denis Mellier : Ma question portait moins sur la comparaison avec la revue America, qui a effectivement ciblé une fenêtre particulière. Ce n’était pas un discours politique sur l’Amérique, mais plutôt une représentation à travers le choix éditorial d’un rapport à l’Amérique que ce soit du côté du Nature Writing, que ce soit du côté du noir, du côté de Tim O’Brien et son À propos de courage, qui est, à mon avis, l’un des grands textes de la littérature contemporaine, à la fois une métafiction et un récit sur le Vietnam, du côté de Larry McMurtry, ou de Larry Brown... Tous ces écrivains, malgré leurs différences, correspondent à un type de regard et à un type de construction littéraire sur l’Amérique. Ce sont évidemment d’abord des goûts et des amours de lecteur, mais, il n’en reste pas moins que, pour un lectorat, Gallmeister maison d’édition est différente de Rivages/Noir, ce n’est pas non plus ce que fait la Série Noire, ce n’est pas Métaillé : c’est un rapport à l’Amérique spécifique. Et, puisqu’Americana devient l’unique collection : quelle vision donne-t-elle de l’Amérique avec un tel corpus ?

24Oliver Gallmeister ; Comme tous les éditeurs et les éditrices, en tant qu’individu, nous sommes le produit de notre environnement et de nos lectures. Moi, j’ai 48 ans, je suis né en 1970, j’ai grandi avec trois chaînes de télévision, trois soirées de cinéma, le dimanche, le mardi et le jeudi. Quatre films sur cinq étaient des westerns, j’ai grandi avec Lucky Luke, comme tous les petits garçons et les petites filles de ma génération, les Tuniques Bleues, Bob Dylan, le folk... Avec François Busnel qui fait la revue America, nous avons le même âge, la même expérience, avec les éditeurs de Sonatine, nous avons les mêmes références musicales, cinématographiques, littéraires.

25Gallimard et Le Seuil ont fait beaucoup pour la littérature américaine, et surtout Gallimard dans les années 60, après moins. Quand j’avais seize ans, le renouveau de la littérature américaine en France, c’était Actes Sud, qui a publié, à la fin des années 80, Paul Auster, Russell Banks, Don DeLillo, Cormac McCarthy... Dans le même temps, Rivages est apparu en 1986 : je n’avais jamais entendu parler de Jim Thompson avant, je n’avais jamais lu Jim Thompson dans la Série Noire ! La moitié de mes lectures entre 20 et 25 ans, c’est François Guérif qui les a générées. Il y a ensuite eu Christian Bourgois, qui, sans même parler anglais, a inventé l’École du Montana – qui n’existe pas évidemment – en publiant Jim Harrison, Rick Bass et Thomas McGuane. Entre 15 et 25 ans, je vois arriver Ellroy, McCarthy, Harrison... On n’avait jamais lu des trucs comme ça ! Bret Easton Ellis, que je déteste aujourd’hui mais que j’ai beaucoup aimé à cette époque-là, c’était une claque ! Pour des adolescents de vingt ans, c’était formidable ! On n’oublie jamais ses premières amours de lecture. On est restés là-dedans et ça a façonné nos envies de lecture.

26Ce qui m’intéresse, d’un point de vue individuel, c’est de comprendre intellectuellement ce qu’est l’Amérique. Nous sommes bercés de culture américaine, les Américains sont comme nous et on porte des fringues américaines, mais ils sont aussi différents de nous que des Russes, des Chinois ou des Africains. Et c’est ça qui est génial. C’est à la fois la même culture et ce n’est plus la même culture. Dans les codes, les tabous, l’attitude sociale... Être à la fois si proches et si distants, c’est fascinant.

27Alice Jacquelin : Je reviens à mes dadas, mais cette différence, on la trouve sans doute beaucoup moins dans l’Amérique cosmopolite new-yorkaise ou de la côte Ouest que dans les territoires plus profonds, plus ruraux ?

28Oliver Gallmeister : Moi je viens de Corrèze, mais quand je vais dans le Montana, je me sens chez moi. Craig Johnson le dit souvent : « un paysan du Wyoming a plus à dire à un paysan d’Auvergne qu’il n’a à dire à un new-yorkais ».

29Alice Jacquelin : Vous publiez des auteurs contemporains, mais vous republiez aussi des classiques. Dans le cas de James Crumley par exemple, vous essayez de reprendre l’œuvre intégrale d’un auteur classique méconnu aussi bien en France qu’aux États-Unis. L’idée, c’est de lui donner une cohérence, une légitimité, ou alors de le donner à lire à un lectorat qui puisse le suivre ? Comment est-ce que vous concevez ce travail de réédition plus patrimonial ?

30Oliver Gallmeister : Il y a, derrière le projet éditorial, la volonté de créer un univers, une cohérence, un monde dans lequel on se sente bien. Car c’est tout de même l’avantage d’avoir sa maison d’édition : c’est de se faire plaisir. Crumley c’est une de mes icônes.

  • 11 Tim O’Brien, Les choses qu’ils emportaient, Paris, Gallmeister, 2018.

31Et l’autre raison, c’est qu’il est important de donner un sens, ce n’est pas seulement un univers rond avec des auteurs comme ci comme ça. Quand on publie Benjamin Whitmer, après avoir publié Larry Brown, ça a un sens. Ça rassure les jeunes auteurs de voir qu’ils sont publiés dans la même maison que les auteurs qui sont leurs maîtres. Mais il y a aussi des découvertes, une forme de curiosité, de boulimie. On s’aperçoit que tout cela fait une cohérence parce qu’il n’y a pas de science derrière, seulement des sensibilités, des affinités. Si vous aimez Charles Williams, il y a de fortes chances que vous aimiez Crumley. Si vous aimez Crumley, vous allez adorer The Things They Carried de Tim O’Brien11. Si vous aimez ce roman, vous allez aimer Sympathy for the Devil de Kent Anderson.

32Alice Jacquelin : C’est la beauté de la mouvance générique, qui fonctionne par affinités. De jeunes auteurs contemporains s’adossent sur des classiques, des Larry Brown, des James Crumley. Et c’est ce qui est intéressant dans votre maison d’édition : c’est qu’on retrouve ce fil conducteur. Est-ce que c’est un fil qui existe ? Ou est-ce que c’est vous qui le créez ? C’est comme la Série Noire de Duhamel : est-ce que le genre noir préexistait à Duhamel ? C’est comme Bourgois et l’École du Montana : c’est une école inexistante mais les auteurs contemporains s’en réclament maintenant.

33Oliver Gallmeister : Non, ils ne s’en réclament pas. Ils s’en réclament quand ils viennent en France. C’est juste de la communication. Pour en revenir aux livres que j’ai cités : il n’y a pas de notion de genre, seulement des affinités. Si vous avez aimé un polar, mais si ce polar vous parle de la guerre, vous allez probablement aimer Rambo, puis peut-être un western. La « matrice éditoriale » fait feu de tout bois. Aux États-Unis, il y a une ligne de fracture qui est beaucoup plus franche et pragmatique que la nôtre : ils parlent de « commercial fiction » et de « literary fiction ». Ces deux mondes coexistent de façon très pragmatique. Quand on est un auteur de « literary fiction », on n’intéresse personne parce que ça ne marche pas beaucoup, c’est moins de 0,1% des livres vendus.

34Les auteurs que vous voyez chez moi et d’autres éditeurs, s’ils écrivent sur les montagnes et le Montana, c’est souvent qu’ils y vivent, soit par choix, soit parce qu’ils en viennent. On a parlé de l’École de Missoula parce que c’est un des premiers programmes de creative writing et, dans les années 80, Crumley y a enseigné, et le poète Richard Hugo y avait une petite communauté littéraire. Il n’y avait pas d’École. Maintenant, quelques auteurs vivent là-bas : Jim Harrison vient du Michigan, Thomas McGuane s’est installé là-bas mais il était aussi du Michigan, Rick Bass vient du Mississipi. L’École du Montana, c’était juste du marketing pur d’éditeur. Et les journalistes aiment bien parce que ça fonctionne. Mais il y avait en effet une sensibilité commune, liée aux grands espaces, à la chasse, à la pêche... et toutes ces choses-là qui, en France, ne sont pas, ou ne sont plus, un sujet littéraire. Et c’est ça qui est intéressant.

35Alice Jacquelin : Donc vous pensez que toutes ces étiquettes génériques, « country noir », « École du Montana », ce sont avant tout des codes marketing ?

36Oliver Gallmeister : Mais non ! Ce qu’on fait là, réfléchir sur le rural noir, ce n’est pas un « coup marketing ». J’espère bien que non. Au contraire, qu’il y ait un travail d’analyse qui soit fait a posteriori, c’est important et utile, ça permet de dégager des lignes de force. Ça nous aide, nous, les praticiens, au quotidien, sur le terrain. Moi je travaille sur l’avenir, sur des auteurs qui vont devenir, je l’espère, de grands auteurs que, dans une génération ou deux, on étudiera à l’Université. On a les mains dans le cambouis et on a besoin d’avoir cette distance. Ceci étant dit, on s’en sert plus ou moins efficacement et plus ou moins finement pour vendre des livres, jusqu’à ce que ça devienne, à mon sens, contre-productif.

37Denis Mellier : Sur les nouveaux auteurs qui deviendront de grands auteurs : comment s’effectue le travail de veille, de découverte ? Pas sur les classiques, les Crumley, mais sur les auteurs qui, en ce moment, sont en train de produire ? Comment menez-vous ce travail ?

38Oliver Gallmeister : Maintenant que nous sommes un peu connus aux États-Unis, nous recevons tout ce qui sort. Les agents littéraires américains nous envoient leurs livres, on reçoit les manuscrits avant même qu’ils ne sortent aux États-Unis. On nous dit : « tiens, voilà tel livre que l’on va mettre aux enchères la semaine prochaine », ou « tel éditeur dans telle maison vient d’acheter tel livre ».

39On reçoit environ cinq cents manuscrits par an. Sur les cinq cents, il y en a peut-être la moitié qui ne sont pas pour nous. On sait très vite ce qui nous intéresse, et puis, on a les auteurs que l’on suit. Le plus intéressant, c’est quand des auteurs nous envoient d’autres auteurs. Je parle beaucoup de livres avec mes auteurs, ça fonctionne par affinités, il n’y a pas de système.

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Notes

1 Éditions populaires étasuniennes en paperback des années 1950-1960, célèbres pour avoir initié le livre de poche.

2 Comme c’était le cas sur les couvertures paperback des collections Gold Medal ou Signet dans les années 50 aux États-Unis. Voir la communication de Benoît Tadié sur le sujet.

3 Deux collaborateurs d’Oliver Gallmeister. François Guérif a été le créateur de la collection « Rivages/Noir » aux éditions Rivages et le découvreur français de nombreux auteurs étasuniens dont James Ellroy.

4 Sukkwan Island (Paris, Gallmeister, 2010) de David Vann est l’un des grands succès de la maison d’édition.

5 Le Gang de la clé à molette d’Edward Abbey (Paris, Gallmeister, 2013) est surtout un grand texte d’écologie politique radicale proche de l’écoterrorisme.

6 John Haines, Vingt-cinq ans de solitude, mémoire d’un trappeur en Alaska, Paris, Gallmeister, 2016.

7 David Morrel, Rambo, Paris, Gallmeister, 2013.

8 Benjamin Whitmer, voir note n°21 de l’entretien de Nicolas Mathieu.

9 Cette liste recoupe des auteurs qui, en France, seraient considérés plus ou moins classiques (Herman Melville), ou appartenant aux littératures populaires (Fenimore Cooper) ou de genres (Philip K. Dick, Dashiell Hammett).

10 Charles Williams, Le Bikini de diamants, Paris, Gallmeister, 2017.

11 Tim O’Brien, Les choses qu’ils emportaient, Paris, Gallmeister, 2018.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alice Jacquelin et Denis Mellier, « Entretien avec Oliver Gallmeister,
fondateur des éditions Gallmeister »
Belphégor [En ligne], 21-2 | 2023, mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/5621 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.5621

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