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II. Lecture et fabrique éditoriale du polar vert

Entretien avec Nicolas Mathieu,
auteur d’Aux animaux la guerre (2014),
Leurs enfants après eux (2018) et Connemara (2021)

Alice Jacquelin

Texte intégral

  • 1 Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre, Paris, Actes Sud, « Actes Noirs », 2014.

1En 2014, Nicolas Mathieu publie dans la collection « polar » des éditions Actes Sud son premier roman, Aux animaux la guerre1, qui raconte les conséquences criminelles de la fermeture d’une usine, Vélocia, dans les Vosges près d’Épinal. Cette fresque sociale suit la trajectoire de nombreux personnages : l’ouvrier représentant du comité d’entreprise, l’inspectrice du travail, une jeune prostituée victime des réseaux strasbourgeois, un ancien combattant de l’OAS, ses petits-enfants, jeunes adultes en manque de repères parentaux, une famille qui subit de plein fouet la fermeture de l’usine… L’engrenage de la précarité et du déclassement est à l’œuvre : il va entraîner des crimes en cascade.

  • 2 Si les romans de Nicolas Mathieu sont apparemment indépendants les uns des autres, on peut aussi le (...)

2À la suite de ce roman noir peu remarqué des milieux littéraires, Nicolas Mathieu écrit une suite2 intitulée Leurs enfants après eux et publiée dans la collection généraliste d’Actes Sud, pour laquelle il remporte le prix Goncourt 2018. Ce second roman se centre sur des figures d'adolescents et adolescentes dans une vallée désindustrialisée de l'Est. Il continue sa saga d’inspiration sociologique dans son roman Connemara où il retrace le parcours d’Hélène, enfant de milieu modeste, qui travaille désormais dans un important cabinet de conseil à Nancy, et de son amour de jeunesse, Christophe, ancienne star du hockey.

3En 2017, lors de cet entretien, je rédigeais une thèse sur le country noir et Nicolas Mathieu n’avait pas encore reçu le prix Goncourt. Cet entretien a eu lieu au téléphone le 04/05/2017 et il a été retranscrit simultanément.

4Alice Jacquelin : Bonjour, je travaille sur le country noir en France et aux États-Unis, et sur la représentation de l'environnement rural dans le polar. Au fil de mes lectures, j'ai découvert votre roman, Aux animaux la guerre, qui me semble correspondre à ce sous-genre. Il ne s'agit cependant pas de vous faire entrer dans une case ou une catégorie.

  • 3 Le Nature Writing est un genre littéraire non fictionnel né aux États-Unis qui rassemble les textes (...)
  • 4 Cyril Herry est un ancien éditeur, fondateur des éditions Écorce aujourd’hui en sommeil, et de la c (...)
  • 5 Franck Bouysse est le père reconnu du polar rural français. De formation biologiste, il a commencé (...)

5Nicolas Mathieu : Il me semble qu'il n'y a pas de véritable nature en France, donc pas de Nature Writing3 possible. C'est avant tout une idée que se font les Américains de la nature, notamment lorsque les premiers colons se sont retrouvés confrontés à une nature totale, qu'ils ont ensuite analysée comme un paradis retrouvé ou un enfer sauvage anti-civilisation. Mais ici, en France, il n'y a pas un millimètre du pays qui n'ait été sous la main de l'homme. Nous, on est plutôt dans la ruralité. Les gens comme Fourniaud et Herry4 ont donc une approche intéressante mais un peu biaisée de ce Nature Writing à la française. Pour ce qui est du country noir, on ne sait jamais si c'est un genre ou si c'est créé de toutes pièces par les journalistes qui en parlent. Il y a deux ans, le polar à la campagne, c'est le truc dont il fallait parler et il y en a eu partout. Je pense que c'est constitué autant par la volonté des gens d'en parler et les auteurs qui le font consciemment que par l'opportunité éditoriale. Ça ne me met pas du tout mal à l’aise d’être mis dans la catégorie « country noir », je ne trouve pas ça réducteur mais, depuis le début, j’ai l’impression d’être un imposteur car je ne connais rien à la nature, par rapport à des gens comme Bouysse5 qui aiment vraiment ça. Moi, je suis plutôt un enfant des zones pavillonnaires. Mais comme je parle de l’hiver, qu’il y a une ferme dans mon roman, et qu’il est sorti en même temps que d’autres romans sur le sujet, j’ai été un peu accolé à ça, mais je ne suis pas sûr que j’en sois totalement.

6Alice Jacquelin : Aux Animaux la guerre est votre premier roman. Que faisiez-vous avant d'être écrivain ? Est-ce que vous habitiez dans les Vosges ? En général, les écrivains de romans noirs qui s'emparent d'un milieu viennent effectivement de ce milieu précis.

  • 6 En 2007-2008 aux États-Unis, la crise des subprimes sur les prêts hypothécaires non régulés ainsi q (...)

7Nicolas Mathieu : J'ai toujours voulu écrire. En arrivant à Paris comme étudiant, j'ai voulu travailler dans la presse, je ne n’ai pas réussi puis, à partir de là, j'ai fait plein de petites choses : des cours pour Acadomia, j'ai fait des piges, des scénarios et, à la fin, pendant quatre ou cinq ans, je rédigeais des procès-verbaux de comités d'entreprise. J'avais assisté à beaucoup de plans sociaux en 2008, au moment de la crise des subprimes6. À la base, je viens en effet des Vosges, on n’écrit pas là-dessus par hasard. Il faut dire que je me suis tellement ennuyé en province… La rando, c’était vraiment une tannée. J’ai longtemps vécu l’écriture comme une échappatoire par rapport à mon milieu d’origine. Je viens d’un milieu classe moyenne peu éduqué et la littérature, l’écriture, c’était aussi un viatique pour m’éloigner de ce monde. Quand je suis arrivé à Paris en M2, l'écriture participait d'un fantasme : j'écrivais des romans dans des appartements à moulures, qui n'intéressaient personne. À un moment, avec tous ces plans sociaux, je me suis retrouvé dans des usines dans le Nord-Pas-de-Calais alors que j'étais en voie de boboïsation accélérée. Je retrouve dans ces usines des ouvriers, des gens sympas, et je me sens comme un poisson dans l'eau, et pour cause, car je renouais avec le milieu de mon enfance. Ces corps, ces gens, ces attitudes, cette simplicité, cet humour, j’avais grandi dedans. Je me suis dit : pourquoi ne pas restituer le monde d’où tu viens ? Et c’est là aussi mon idée d’implanter l’histoire dans une région et un climat.

8Alice Jacquelin : Pourquoi avoir choisi d'écrire un polar ? Et d'ailleurs, est-ce vraiment un polar ? Il y a certes un milieu criminel, celui de la drogue et des prostituées venues de Nancy, mais il n'y a pas vraiment de crime au départ, ni véritablement d'enquête à résoudre.

  • 7 Martin Scorsese, Michael Henry Wilson, Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain(...)
  • 8 Jean-Patrick Manchette, Chroniques, Paris, Payot et Rivages, « Rivages/Noir », 2003, [1996].

9Nicolas Mathieu : J'ai écrit en fait un roman noir, et il y a quand même un kidnapping avec la prostituée comme victime. Ça s'inscrit dans une histoire personnelle, je voulais arrêter d'écrire des trucs chiants, et d'écrire quelque chose qui alpague le lecteur, faire un roman populaire sur le peuple, qui soit accessible à tout le monde. J’ai pris le genre du polar avec ses codes, que j’emploie : il y a un flingue, des voitures, le décorum, mais c’est un hameçon. C’est l’idée de Scorsese dans son Histoire du cinéma7, quand il parle des réalisateurs « contrebandiers » : ils font un film de pirates pour parler du maccarthysme. C’est un peu ça l’idée. Je suis un indécrottable lecteur de Manchette et de ses Chroniques8 : j’ai aussi écrit un roman noir pour des raisons politiques, pour parler des bas-fonds avec un genre qui soit, a priori, accessible à tout le monde, même si ce n’est pas si vrai que ça. C’est délibéré, pour aller à rebours de ma pente naturelle égotique.

10Alice Jacquelin : Le personnel habituel du polar est absent d’Aux Animaux la guerre : il n'y a pas vraiment de policier par exemple. Quand Bruce les appelle lors de l'accident de voiture, ils sont bloqués à cause de la neige. La seule inspectrice, c'est Rita, qui est en fait inspectrice du travail.

  • 9 Le détective dur à cuire (traduction littérale de harboiled), en trenchcoat et chapeau mou, est né (...)
  • 10 Alfred Hitchcock, La Mort aux trousses, MGM, 1959.

11Nicolas Mathieu : Au début, mon personnage principal, c'était Rita, et je ne voulais écrire qu'elle. Je voulais dire « je ». Pour construire Rita, j’avais pris les caractéristiques du détective hardboiled9 et je les avais retournées comme un gant. Je m'étais inspiré de La Mort aux trousses10. On dit que quand l'avion arrive sur Cary Grant, Hitchcock prend les codes du film noir et les renverse : en général ça se passe en ville, il situe ça à la campagne, ça se passe la nuit, il situe ça en plein jour, l'agresseur arrive de très très loin. Il renverse tout le code. D’habitude dans les romans noirs, le détective est un homme, ça se passe en ville : Rita, c’est un peu un Philip Marlowe inversé.

12Alice Jacquelin : Le personnage de Martel fait un peu aussi un peu l'effet du private eye hardboiled. Il est très ambivalent, c'est une sorte d’anti-héros, au passé criminel, qui devient le porte-parole de ses collègues à l'usine. C'est un sentimental aussi, dans sa relation amoureuse avec Rita et avec sa mère malade, mais c'est aussi un magouilleur qui n'hésite pas à kidnapper une fille pour régler ses problèmes d'argent et il est très raciste. Vous ne portez jamais un regard vraiment cruel sur vos personnages, même les pires d'entre eux, et le peuple que vous décrivez n'est jamais caricaturé. Vous écrivez : « Les braves gens sont des salauds comme vous et moi ».

  • 11 Le premier chapitre intitulé « Oran, 1961 », est le seul chapitre du roman à noter une date et un l (...)
  • 12 Cette notion de common decency de George Orwell est expliquée par Philippe Corcuff in Polars, philo (...)
  • 13 Emil Cioran, « 1340 », De l’inconvénient d’être né, Paris, Gallimard, 1973.

13Nicolas Mathieu : J'ai beaucoup moins de maîtrise sur ce personnage de Martel, non plus que sur le personnage de Bruce. Ils ont grandi à mon corps défendant, à tel point que le roman était très déséquilibré à la fin, et j'ai dû rajouter des chapitres au début. C'était en dépit de moi. Le sujet du roman, c’est évidemment l’ambivalence morale, les romans noirs sont toujours des romans gris. La ligne de partage entre le bien et le mal ne se situe pas entre les personnages mais à travers eux. C'est aussi ça qui m'intéressait par rapport à la guerre d'Algérie au début11. Les gens ne comprennent pas très bien ce que ça fait là mais, pour moi, la guerre d'Algérie c'est comme le plan social qui arrive : d'un coup, il y a un événement historique qui se produit et les braves types deviennent des salauds, et inversement, les salauds deviennent des héros. On est ambigu par nature et les événements provoquent des moments de bascule. J'ai un gros problème avec la vision orwellienne du peuple et la notion de common decency12. Je ne la vois pas en fait. Je préfère m'en tenir à la phrase de Cioran : « On doit se ranger du côté des opprimés en toute circonstance, même quand ils ont tort, sans pourtant perdre de vue qu'ils sont pétris de la même boue que leurs oppresseurs13 ».

  • 14 Jean-Patrick Manchette, Le petit bleu de la côte Ouest, Paris, Gallimard, « Folio Policier », 1998, (...)

14Alice Jacquelin : Votre roman se situe dans les Vosges, les paysages de montagne sont sublimes mais vous ne vous attardez que rarement sur la dimension bucolique : « « C'était beau, ça donnait légèrement envie de se tirer une balle mais c'était beau », pense Rita dans sa voiture. Cette phrase fait d'ailleurs penser à la phrase de Gerfaut dans Le Petit Bleu de la côte ouest de Manchette : « Plastiquement c'était fort romantique. Du point de vue de Gerfaut c'était la merde totale14 ». Parfois le paysage devient même menaçant : comme lorsque la forêt encercle Bruce, qui se met à paniquer. Les personnages ont un rapport désenchanté à la nature : « Ouaaah, comme je déteste la nature », dit un des gamins du roman. Est-ce que c'est une manière de prendre le contrepied d'une vision idéalisée de la campagne ?

  • 15 Au moment de l’entretien, Nicolas Mathieu est en pleine rédaction de Leurs enfants après eux.
  • 16 Bruce Springsteen, The River, Columbia Records, 1980.

15Nicolas Mathieu : Manchette est une inspiration, il fait des romans de gare très écrits et qui sont, de fait, de la littérature. Je suis très plongé dans Debord en ce moment. J'hérite de cette même généalogie, de cette même écriture de la percussion, qui fonctionne par coups de fouet, par phrases qui cinglent, comme une forme d'épure, même si, chez moi, ça ne cingle pas toujours notamment à cause de la pâte sociologique parfois épaisse de certains passages. Mais je suis français, et donc du côté cinglant de l'écriture. Je ne suis pas du tout dans l'idéalisation de la nature. Il y a, au début du deuxième roman15, une anecdote très parlante : les personnages sont au bord d'un lac et se racontent une histoire de l'année précédente, qui s'est déroulée pendant le 14 juillet. Ce soir-là, il y a eu, comme tous les ans, une bagarre entre les Arabes de la ZUP et les bidasses de la garnison, au cours de laquelle un garçon est mort. On apprend par la suite que ce garçon avait eu mention Très Bien au bac. Ce garçon aurait dû partir et s'en sortir mais, à la place, il tombe dans le lac. « Tout revient toujours à la rivière », comme dit Springsteen16. Rita, elle aussi, est prise par la terre et le climat : il y a comme une prégnance du paysage sur les gens. Ils sont à l’inverse de la monade ultraconnectée et mondialisée du capitalisme, ils sont pris par la terre. Le climat, l’hiver, le paysage et la route tiennent les personnages dans leur pogne.

16Alice Jacquelin : C'est un environnement rural très isolé et défavorisé, avec son lot de marginaux : les Duruy en sont une illustration très parlante, ils sont « à la marge » comme vous l'écrivez. Le grand-père, ancien de l'OAS, la mère malade, obèse et alcoolique, la fille Lydie superficielle et vulgaire, le fils Bruce, stéréotype de la petite frappe décérébrée et bourrée aux hormones. Ce sont vraiment des « cul-terreux ». Et pourtant, ils ne sont pas totalement mauvais : Lydie et Bruce essayent de sortir de ce milieu, ils sont parfois touchants malgré leurs tares.

17Nicolas Mathieu : Les Duruy s'appellent comme ça car ils viennent du ruisseau, ils sont presque dans le caniveau. Rita, elle, évoque Sainte Rita, la patronne des désespérés. Martel – c'est son nom de famille, il n'a pas de prénom – c'est le personnage de la percussion, de l'action. Mais c'est souvent Bruce qui touche le plus les gens, car c'est un innocent, il a un très fort côté enfantin. Quant au personnage de Lydie, j'ai essayé de rendre la vie intérieure d'une bonasse au bahut. C'est un personnage très frontal mais avec sa propre intériorité car, comme disait Hitchcock : « Il vaut mieux partir du stéréotype que d'y arriver ».

18Alice Jacquelin : Vous décrivez avec justesse le chômage, l'ennui de la jeunesse dans ces « petits patelins » notamment grâce aux personnages de Jordan, Lydie et Bruce. Vous écrivez : « Les jeunes du coin s'emmerdaient comme des rats, picolaient tout ce qu'ils pouvaient ». C'est donc un roman choral qui dresse avec justesse le portrait d'une jeunesse désœuvrée.

  • 17 Christophe Guilluy est géographe de formation, essayiste et consultant pour les collectivités terri (...)

19Nicolas Mathieu : Oui, et d’ailleurs le deuxième roman sera aussi un roman de cette France périphérique, au sens de Guilluy17. Je sais qu’il est très décrié dans les médias mais tout ce qu’il écrit coïncide avec ce que j’ai pu constater. Ce sera l’histoire de quatre étés dans la vie d’adolescents de quatorze à vingt ans, dans une vallée qui ressemble à la vallée de la Fensch, où se trouve Hayange. C’est une vallée industrielle très belle et très verte, avec, en plein milieu, une architecture industrielle titanesque, qui prend la rouille et qui meurt lentement. Ce sera donc une histoire de ces étés, avec une intrigue criminelle minimum, car ce qui est important pour moi, c’est la restitution de la vie de ces gens. Ça, c’est mon job : donner une voix à ces gens-là. Dans cette vallée, il y a des résidences, des champs de colza, des zones pavillonnaires, des ZUP. C’est un monde de périphéries et moi j’observe comment ça circule entre. Dans ce monde désindustrialisé, il y a des gens à la ramasse et des gens qui gagnent du fric. Je regarde comment les milieux sociaux fonctionnent de manière contiguë durant ces quatre étés. Au début, je voulais ne faire qu'une seule histoire mais finalement j'ai été obligé d'aborder plusieurs points de vue.

20Alice Jacquelin : Ce sera donc aussi un roman choral, comme Aux Animaux la guerre où chaque chapitre aborde le point de vue d'un personnage différent.

  • 18 Serge Daney, « Journal de l’an nouveau », Trafic, n°2, Paris, POL, Printemps 1992.
  • 19 Jean Renoir, La règle du jeu, N.E.F, 1939.

21Nicolas Mathieu : Oui, ce sera un roman choral, à plusieurs voix. Au début, je suis parti du personnage d'un petit rebeu qui fout la merde. Il est finalement devenu l'un des trois personnages principaux. Je ne pouvais pas parler uniquement de ce petit rebeu, ça semblait injuste. Il y a une forte responsabilité de l'écrivain, comme il y a une responsabilité du réalisateur qui filme, c'est Serge Daney qui le dit : filmer, comme écrire, implique une responsabilité18. Il faut savoir cultiver l'empathie et aborder tous les points de vue. D'ailleurs, dans Aux animaux, il manque le point de vue du management et de la direction de l'usine que j'aurais dû intégrer car, comme disait Renoir, « Ce qu'il y a de terrible dans la vie, c'est que tout le monde a ses raisons19 ». Dans le monde médiatique dans lequel on vit, on est toujours sollicité, on doit prendre part. Au contraire, le job de l’écrivain, c’est de donner la parole à tout le monde, y compris aux salauds, aux électeurs du FN, comme aux autres, et de leur rendre une parole.

22Alice Jacquelin : Dans cet environnement rural, tout le monde se connaît et cette contiguïté vous permet parfois des facilités narratives, notamment quand Bruce tombe par hasard dans un rade, Le Café de la Poste, sur l'apprenti boucher qui lui raconte que l'inspectrice du travail a trouvé Victoria : « Finalement Bruce eut un coup de pot. À moins que ce coin du monde soit si petit, ratatiné, consanguin qu'on ne puisse rien y perdre sans finir par retomber dessus ».

23Nicolas Mathieu : Il y avait en effet des coïncidences que je n'arrivais pas à justifier, donc je m'en suis sorti en reconnaissant que l'entrecroisement des personnages permet des rapprochements fortuits. Mais c'est aussi une réalité : à la campagne, quand on va en ville, on tombe toujours sur quelqu’un qu’on connaît, les trajectoires des uns et des autres sont toujours en train de s’entrecroiser. On ne peut pas en sortir. L'enquête de Bruce est un peu parodique à dessein, même si je reprends les codes du roman noir : par exemple quand on voit Bruce dans sa voiture avec son Colt et fumant clope sur clope.

24Alice Jacquelin : Le véritable crime de ce roman, c'est la fermeture de l'usine finalement. Est-ce que cela fait du roman un polar social ? Ou un polar de la crise ? C'est un roman très mélancolique et émouvant sur la fin du monde ouvrier. La fin surtout est désespérée : « En attendant, ils seraient pauvres et leurs enfants plus pauvres encore. Ils deviendraient peut-être comme ces misérables qu'ils avaient tant méprisés, manouches, feignants, drogués, profiteurs, bicots, ratons, négros, ceux d'en bas, bariolés et faux français, hétéroclites et bidouilleurs, de tout en bas, sous-sol qu'ils les appelaient ».

  • 20 Georges Perec, Les Choses, Paris, Julliard, « Lettres nouvelles », 1965.

25Nicolas Mathieu : J'ai une vision très politique, pour moi l'esthétique et la politique, c'est la même chose. L'art n'est pas au-dessus ou en dehors. Il s'agit avant tout de donner une voix. Dans son abécédaire, Deleuze dit : « un écrivain c'est celui qui parle pour ». Le passage que vous citez témoigne en fait de la hantise de la chute. Aux animaux raconte la fin d’un monde, qui n’est pas la fin du monde ceci dit. Ce sont les dernières heures de la classe ouvrière, que j’ai d’ailleurs vue de mes yeux : à cause des subprimes et de la titrisation à New-York, j’ai vu des pauvres cons perdre leur job à Maubeuge. On assiste aujourd’hui à la fin de la culture ouvrière, à ses derniers feux. Ce monde-là est en train de mourir, et les derniers ouvriers sont pris par la hantise de la chute et du déclassement. C’est pour ça qu’on déteste ceux d’en-dessous : c’est parce qu’ils nous appellent. J’écris évidemment du polar social. J'ai été très influencé par Annie Ernaux et Georges Perec, Les Choses20 ont été une révélation, tout comme la découverte de la sociologie.

  • 21 Larry Brown (1951-2004) est un écrivain étasunien auteur de six romans dont cinq traduits dans la c (...)

26Alice Jacquelin : On trouve dans votre roman quelques références au western. Est-ce que cet imaginaire de l'Ouest sauvage vous a marqué ? Vous mentionnez aussi Larry Brown21 comme intertexte, est-ce que les polars américains du Sud, les polars rednecks et des poor white trashes sont une source d'inspiration ? Est-ce que l'expression de country noir vous parle ?

  • 22 Benjamin Whitmer a écrit quatre romans criminels, tous traduits chez Gallmeister. Son premier roman (...)
  • 23 Pete Dexter est journaliste d’investigation avant de se consacrer à l’écriture. Son roman Cotton Po (...)
  • 24 Jim Thompson (1906-1977) est l’un des auteurs étasuniens de roman noir les plus célèbres des années (...)
  • 25 Donald Ray Pollock est un écrivain contemporain étasunien de nouvelles et de romans noirs. Son prem (...)

27Nicolas Mathieu : Je ne crois pas être influencé par le western, quant à Larry Brown, je l'ai lu après avoir écrit Aux animaux. Mais quand j'analyse a posteriori, il me semble que je suis dans la même démarche. Des gens comme Larry Brown et Springsteen ont la même ambition de restitution d'un quotidien, d'un rendu de vies minuscules. Je prends l'écriture avec la même volonté de réalisme et de prosaïsme, tout en essayant d'élever ces histoires à la puissance du mythe. Je suis aussi influencé par Benjamin Whitmer22, dont les histoires ne me paraissent pas très construites, mais qui est un véritable bâtisseur de climats. Quant au personnage de Pierre Duruy, je l’ai plutôt pris chez Pete Dexter23. Je pourrais aussi citer Jim Thompson24 dans mes lectures. De toutes façons, c’est toujours pareil : on aime un truc, on le reproduit, on cherche ce qui s’y ramène, puis on est enfermé dans un genre par la critique et on creuse encore le sillon pour trouver son individualité. J’ai aussi beaucoup aimé les nouvelles de Pollock25.

28Alice Jacquelin : Je sais que vous avez travaillé sur Terrence Malick. Il se trouve que son film de 1978, Les Moissons du ciel, est considéré comme l'un des modèles du country noir au cinéma. D'ailleurs l'imaginaire cinématographique est très présent chez vous.

  • 26 Terrence Malick, La Balade sauvage, Badlands Company, 1973.
  • 27 Steve Buschemi, acteur dans la saison 5 des Sopranos (HBO, 1999-2007), a réalisé 4 épisodes de la s (...)
  • 28 Le roman sera d’ailleurs adapté en série télévisée par Nicolas Mathieu et Alain Tasma pour France 3 (...)

29Nicolas Mathieu : Badlands de Terrence Malick26 pourrait aussi s'appliquer au country noir. Quelques scènes m'ont été inspirées par un film tourné dans les Vosges, Les grandes gueules : c'est à la fois un polar et un western dans les Vosges des années 60. J'ai aussi été inspiré par un épisode des Sopranos réalisé par Steve Buschemi27, dans lequel les personnages sont perdus dans la neige. Ils ne sont pas très loin, mais vraiment ils ont perdu tous leurs repères. D’ailleurs Aux animaux est construit comme une série télévisée à l’américaine, avec des arcs narratifs qui traversent tout le récit et une tension qui accroche à chaque chapitre28. J’ai appliqué la méthode de l’entonnoir et du crescendo, procédés typiques d’un scénario américain d’après Deleuze.

30Alice Jacquelin : Je sais que vous êtes en train d’écrire votre prochain roman. Pouvez-vous me parler de vos projets ?

  • 29 John G. Avildsen, Rocky, Chartoff-Winckler Productions, 1976.

31Nicolas Mathieu : Le premier jet est déjà écrit, mais il faut maintenant que je réécrive, et je réécris vraiment beaucoup. Je n'aime pas du tout écrire en fait : le moment d'arrachement de la matière au vide m'est très pénible. Je préfère largement la réécriture, la marqueterie, le travail sur la langue, le tamisage, le raffinement, le moment où l'on fait de la broderie et où l’on gagne en maîtrise. Le premier moment est très difficile : ça sort de nous, et il y a de nombreuses sorties de route. Je ne crois pas du tout à l'inspiration, vraiment pas, ou alors quand elle transpire des moments de labeur pur. Je m'astreins à un certain nombre de mots par jour : pour moi, c'est une routine. Il faut être dur au mal. J'en ai vraiment bavé pour le premier roman, j'ai mis quatre ans et demi à l'écrire. La phrase de Rocky en exergue de la seconde partie « But in the end, I know you'll be the one standing29 », c'est une sorte d'auto-injonction. Mon second roman sera donc publié chez Actes Sud, probablement en août prochain.

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Notes

1 Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre, Paris, Actes Sud, « Actes Noirs », 2014.

2 Si les romans de Nicolas Mathieu sont apparemment indépendants les uns des autres, on peut aussi les considérer comme une fresque ou une suite romanesque. On trouve en effet cette phrase à la fin d’Aux animaux la guerre : « Ils seraient pauvres et leurs enfants plus pauvres encore » (p. 438) : on peut donc comprendre Leurs enfants après eux comme une « suite » du précédent opus. De la même manière, Connemara peut être considéré comme une réponse à la critique que Nicolas Mathieu se formule à lui-même au cours du présent entretien de ne pas avoir envisagé le point de vue du management.

3 Le Nature Writing est un genre littéraire non fictionnel né aux États-Unis qui rassemble les textes d’observation de la nature par des botanistes, naturalistes, ornithologues du XIXe siècle. Ces écrits, proches du récit de voyage ou du carnet d’exploration, intègrent des éléments autobiographiques et des réflexions philosophiques sur l’environnement naturel. Le père fondateur établi est Henry David Thoreau grâce à son texte emblématique Walden ; or, Life in the Woods (1854). Le genre s’est ensuite orienté vers l’écologie politique.

4 Cyril Herry est un ancien éditeur, fondateur des éditions Écorce aujourd’hui en sommeil, et de la collection « Territori » en particulier qui voulait s’inspirer du Nature Writing pour proposer des textes sur la nature française. Il a monté un partenariat avec Pierre Fourniaud, éditeur à La Manufacture de livres, pour offrir une diffusion nationale à ses auteur·rice·s Franck Bouysse ou Antonin Varenne. Ce dossier propose aussi un entretien avec Cyril Herry.

5 Franck Bouysse est le père reconnu du polar rural français. De formation biologiste, il a commencé par écrire plusieurs romans noirs dans des éditions régionales (Lucien Souny, Geste éditions, Écorce), avant de connaître la renommée à la Manufacture de livres pour Grossir le ciel (2014), Plateau (2016), Glaise (2017), Né d’aucune femme (2019) et de passer dans des maisons d’édition plus importantes (Albin Michel).

6 En 2007-2008 aux États-Unis, la crise des subprimes sur les prêts hypothécaires non régulés ainsi que la crise financière ont eu de nombreuses conséquences économiques dramatiques dans le monde, et notamment de nombreux plans sociaux et licenciements massifs en France.

7 Martin Scorsese, Michael Henry Wilson, Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain, British Film Institute, 1995.

8 Jean-Patrick Manchette, Chroniques, Paris, Payot et Rivages, « Rivages/Noir », 2003, [1996].

9 Le détective dur à cuire (traduction littérale de harboiled), en trenchcoat et chapeau mou, est né dans les pulps étasuniens des années 1920 et 1930, notamment autour de la célèbre revue Black Mask. Les écrivains de la première génération de l’école hardboiled, sous le patronage de Dashiell Hammett, et de la seconde génération, dont Raymond Chandler est le chef de file, ont vu leurs romans policiers adaptés au cinéma dès les années 40 dans la veine du film noir hollywoodien.

10 Alfred Hitchcock, La Mort aux trousses, MGM, 1959.

11 Le premier chapitre intitulé « Oran, 1961 », est le seul chapitre du roman à noter une date et un lieu précis. Ce chapitre historique raconte les raids meurtriers menés par deux membres de l’OAS, dont Pierre Duruy. La fonction morale de ce chapitre est très marquée : la parabole s’applique ensuite tout au long du roman.

12 Cette notion de common decency de George Orwell est expliquée par Philippe Corcuff in Polars, philosophie et critique sociale, Paris, Textuel, 2013, p.76 : il s’agit d’une forme de droiture morale et de respect de soi dont feraient preuve les détectives hardboiled malgré leur évolution dans un monde chaotique en perte de repères.

13 Emil Cioran, « 1340 », De l’inconvénient d’être né, Paris, Gallimard, 1973.

14 Jean-Patrick Manchette, Le petit bleu de la côte Ouest, Paris, Gallimard, « Folio Policier », 1998, p.93.

15 Au moment de l’entretien, Nicolas Mathieu est en pleine rédaction de Leurs enfants après eux.

16 Bruce Springsteen, The River, Columbia Records, 1980.

17 Christophe Guilluy est géographe de formation, essayiste et consultant pour les collectivités territoriales, auteur de La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014. Guilluy a été très critiqué pour sa mise en opposition des classes populaires blanches et celles issues de l’immigration, dans une lecture caricaturale du territoire français entre villes et campagnes.

18 Serge Daney, « Journal de l’an nouveau », Trafic, n°2, Paris, POL, Printemps 1992.

19 Jean Renoir, La règle du jeu, N.E.F, 1939.

20 Georges Perec, Les Choses, Paris, Julliard, « Lettres nouvelles », 1965.

21 Larry Brown (1951-2004) est un écrivain étasunien auteur de six romans dont cinq traduits dans la collection « La Noire » de Gallimard, qui met en scène des personnages marginaux, revenant d’un roman à l’autre. Il est assimilé à l’École du Montana.

22 Benjamin Whitmer a écrit quatre romans criminels, tous traduits chez Gallmeister. Son premier roman, Pike, paru en 2010 aux États-Unis et traduit en 2012 en français, raconte la vie de Douglas Pike, ancien truand qui vit dans les Appalaches et qui découvre qu’il est grand-père. Son second roman Cry Father, met en scène le personnage de Patterson Wells qui travaille comme éboueur de décombres de catastrophes naturelles dans des zones sinistrées.

23 Pete Dexter est journaliste d’investigation avant de se consacrer à l’écriture. Son roman Cotton Point, qui remporte le National Book Award en 1988, relate les crimes crapuleux d’un usurier en 1954 dans une petite ville de Géorgie en proie à des violences raciales.

24 Jim Thompson (1906-1977) est l’un des auteurs étasuniens de roman noir les plus célèbres des années 1950-1960. Ses romans, très violents, mettent en scène des personnages fondamentalement mauvais et immoraux. Ses romans Le démon dans ma peau (1952) et Pottsville, 1280 habitants (1964) mettent en scène des shérifs criminels, violents et sociopathes dans des petites villes du Texas.

25 Donald Ray Pollock est un écrivain contemporain étasunien de nouvelles et de romans noirs. Son premier roman Le Diable, tout le temps (2011), dans la lignée des romans violents de Jim Thompson, a été très bien accueilli en France puisqu’il a reçu le Grand prix de littérature policière, le Prix Mystère de la critique et le Trophée 813 du meilleur roman étranger.

26 Terrence Malick, La Balade sauvage, Badlands Company, 1973.

27 Steve Buschemi, acteur dans la saison 5 des Sopranos (HBO, 1999-2007), a réalisé 4 épisodes de la série.

28 Le roman sera d’ailleurs adapté en série télévisée par Nicolas Mathieu et Alain Tasma pour France 3 et diffusé en novembre 2018.

29 John G. Avildsen, Rocky, Chartoff-Winckler Productions, 1976.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alice Jacquelin, « Entretien avec Nicolas Mathieu,
auteur d’Aux animaux la guerre (2014),
Leurs enfants après eux (2018) et Connemara (2021) »
Belphégor [En ligne], 21-2 | 2023, mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/5613 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.5613

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