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AccueilNuméros21-2I. Ecopoétique et ruralitéLe roman noir français et les mar...

I. Ecopoétique et ruralité

Le roman noir français et les marges rurales : modalités, enjeux et évolutions.

Natacha Levet

Résumé

Le cadre rural n’est pas si nouveau qu’on pourrait le croire dans les romans noirs français. Cependant, le genre explore depuis les années 2010 les territoires ruraux de manière spécifique, dans le sillage du country noir et du nature writing états-uniens. Il poursuit ainsi l’exploration des marges sociales et la relation des hommes à leur environnement naturel. Après une reconfiguration historique de l’apparition du monde rural dans le roman noir français, l’article envisagera le noir rural comme une nouvelle déclinaison romanesque des marges sociales, qui va bien au-delà d’une représentation mimétique. Articulant le pessimisme inhérent au genre et la vision décliniste du monde de la ruralité, le rural noir parvient cependant à transcender la marginalité pour en faire une forme d’ensauvagement revendiqué.

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Texte intégral

  • 1 Respectivement dans Le « Detective Novel » et l’influence de la pensée scientifique, écrit en 1929 (...)
  • 2 Marc Lits, Le roman policier : introduction à la théorie et à l’histoire d’un genre littéraire, Liè (...)
  • 3 Isabelle-Rachel Casta, Pleins feux sur le polar, Paris, Klincksieck, 2012, p. 48.
  • 4 Franck Bouysse, Grossir le ciel, Paris, La Manufacture de livres, 2015 ; Benoît Minville, Rural noi (...)
  • 5 Benoît Tadié souligne ce point dans Le polar américain, la modernité et le mal (Paris, PUF, 2006) : (...)

1Parler de la ruralité dans le roman noir convoque deux réactions contradictoires : d’un côté le sentiment d’une évidence, liée à la visibilité, ces dernières années, du country noir américain et d’un goût, en France et ailleurs, pour des œuvres que l’on apparente au nature writing ; d’un autre un étonnement, car le roman noir est historiquement lié aux espaces urbains, comme l’a été avant lui le roman policier de Gaboriau ou celui de Conan Doyle, pour ne citer qu’eux. Certes, historiquement, le roman policier n’évoque pas uniquement les territoires urbains. Les personnages d’Agatha Christie évoluent souvent dans des microcosmes villageois, et Maigret, sous la plume de Simenon, arpente dès les années 1930 le bitume des villes comme les sentiers des campagnes. Néanmoins, le développement littéraire, éditorial, lectoral du genre est lié au développement des villes dans la seconde moitié du xixe siècle. Régis Messac, Francis Lacassin1 ont tour à tour remarqué le lien entre univers urbain et roman policier, tout comme Marc Lits à leur suite : « le genre policier ne peut se situer qu’au cœur des grandes villes2 ». Plus récemment, Isabelle-Rachel Casta affirme que « le roman policier est […] urbain comme par un quasi-pléonasme3 » et les exemples qu’elle développe immédiatement après, Léo Malet ou James Ellroy, montrent que le roman noir est plus encore ancré dans les grandes cités. Aussi bien la locution « rural noir » qui a fleuri ces dernières années pourrait-elle sembler, a contrario, un oxymore. Cependant, le country noir ou rural noir est bien un phénomène, au moins éditorial et médiatique, des années 2000 et surtout 2010, qui, après une expression largement étasunienne, gagne le vieux continent et l’Hexagone. L’apparition sur le premier plan du paysage éditorial d’éditeurs et de collections comme Oliver Gallmeister (en 2005) ou la collection Territori à La Manufacture de livres dans le sillage d’Écorce (en 2009), sous la houlette de Cyril Herry, rend visible un nouveau type de roman noir, qui délaisse les sphères urbaines pour investir la ruralité. Les succès de Grossir le ciel de Franck Bouysse en 2015 ou de Rural noir de Benoît Minville en 20164 consacrent la reconnaissance d’un rural noir français. Sans supplanter dans la production de langue française les villes, les territoires ruraux sont devenus un espace du polar à part entière. En étaient-ils absents auparavant ? Pas totalement, nous le verrons. Mais alors, comment comprendre cet intérêt du genre pour les espaces de la ruralité ? Et en quoi le rural noir d’aujourd’hui est-il différent du polar « à la campagne » de naguère ? Sans doute faut-il replacer ce phénomène dans un mouvement de reconfiguration plus global des espaces et territoires explorés par le roman noir, pour comprendre ce qui en fait la spécificité. Cette spécificité nous semble résider dans l’exploration des marges sociales, qui se nichent désormais – entre autres espaces marginaux – dans les territoires ruraux. En cela, le roman noir français poursuit une certaine tradition du genre : l’exploration des marges, le portrait des laissés-pour-compte de la société capitaliste, aujourd’hui mondialisée. Dans le rural noir français, il est par ailleurs intéressant de s’interroger sur la tension entre le « réalisme critique » traditionnellement assigné au roman, ici le roman noir, et la part de représentation romanesque, propice à l’évasion5. À ce titre, le rural noir français, bien plus qu’une évocation réaliste et documentée de la France périphérique et rurale, est une acculturation de deux modes d’écriture venus des États-Unis : d’un côté le rural noir, inflexion thématique du roman noir, de l’autre le nature writing, qui a gagné la fiction ces dernières décennies aux États-Unis. Ainsi sera analysée l’augmentation du nombre de polars ruraux ces dernières années. Le rural noir poursuit l’évocation des marges sociales, dans une vision souvent décliniste des nouveaux laissés-pour-compte de la société, mais cette vision aboutit paradoxalement à une marginalité assumée et poussée à son paroxysme, un ensauvagement qui hérite du nature writing.

Réflexion sur le corpus : roman noir et ruralité

  • 6 Benoît Tadié, Front criminel. Une histoire du polar américain de 1919 à nos jours, Paris, PUF, 2018

2Il convient avant toute chose d’examiner la question du corpus, de cerner le moment où les territoires ruraux deviennent un espace à part entière du roman noir, au-delà d’un décor ou d’une toile de fond. Les spécialistes de la fiction criminelle associent historiquement le récit criminel et plus particulièrement encore le roman noir aux territoires urbains ; avant eux, l’auteur britannique Georges K. Chesterton parlait du roman policier comme de « l’Iliade de la grande ville » en 1901. En réalité, il faut nuancer cette affirmation, aussi bien pour le roman policier anglo-saxon que pour la production française. Plus encore, le roman noir, souvent associé aux territoires urbains des mégalopoles étasuniennes, n’a pas hésité à explorer les espaces ruraux du Sud des États-Unis, après 1945 : ce phénomène est évoqué par Benoît Tadié6. En France, dès les débuts de la Série Noire, qui contribue à populariser le roman noir de ce côté de l’Atlantique, les campagnes sont bel et bien présentes, avec des romans qui évoquent le western noir, notamment sous la plume des Français de la collection, ceux-là mêmes qui écrivent d’abord sous pseudonyme américain. Ainsi, John Amila (alias Jean Meckert) avec Y a pas de bon dieu ! paru en 1950, dépeint une bourgade qui doit être évacuée et noyée sous les eaux pour que soit construit un barrage aux enjeux financiers considérables. L’Amérique des petits contre les puissants est représentée dans ce roman noir presque champêtre où rien ne manque : ranch, cowboy, rednecks. On y retrouve l’évocation de territoires et de populations en marge des territoires urbains, des lieux de pouvoir et de décision, des forces économiques. Mais il n’y est pas question de ruralité en soi, et somme toute, la nature n’y est présente que comme élément pittoresque, pure création littéraire.

  • 7 Jean-Patrick Manchette, Fatale, Paris, Gallimard, 1978.
  • 8 Jean Vautrin, Canicule, Paris, Mazarine, 1982.

3Il faut attendre les évolutions du roman noir dans les années 1970 et 1980 pour que les espaces du genre se diversifient avec l’apparition des banlieues dans la production française. Mais globalement, les territoires ruraux sont absents. Certes, Fatale de Jean-Patrick Manchette évoque en 1977 la province et une petite ville, Bléville, mais ce roman à l’atmosphère chabrolienne s’intéresse avant tout aux notables confits dans leurs secrets7. Canicule de Jean Vautrin, en 1982, prend pour cadre la Beauce et ses champs de blé brûlés par la chaleur estivale : l’auteur s’amuse avec les codes du roman noir, faisant des étendues ouvertes de la Beauce un espace étrangement fermé où vont se déchaîner des pulsions terribles. La nature est présente, elle n’est plus un pittoresque élément de décor ou un artifice, mais le roman ne porte pas de discours sur la ruralité et les populations rurales8. Ainsi, ces incursions dans les territoires ruraux du roman noir ne remettent pas tellement en cause le lien du genre à la grande Cité.

4En revanche, au tournant du xxe et du xxie siècles, certains auteurs semblent annoncer, sinon initier, le rural noir : Jean-Paul Demure ou Pascal Dessaint sont de ceux-là. Le cas de ce dernier est intéressant car l’auteur est animé par des convictions écologiques qui l’ont amené à s’engager dans les années 2010 aux côtés des militants de Nouveau Monde en Commun, où sont représentés des écologistes. Deux romans, Cruelles natures et Le bal des frelons, respectivement publiés en 2007 et en 2011, mettent en avant un propos ancré dans la ruralité et empreint de ces convictions. Mais plus que la ruralité, le romancier évoque la nature : ainsi le prologue narre la déambulation d’un insecte (un frelon asiatique ?) qui fait l’objet d’une description minutieuse. Pascal Dessaint n’explore pas à proprement parler les marges rurales et ne tient pas un discours sur la ruralité ; il peint plutôt des écosystèmes menacés, tandis que les intrigues sont généralement liées aux ressorts de la psyché humaine. Jean-Paul Demure, avec Fin de chasse, pourrait être considéré comme un auteur de roman noir rural : la vie paysanne ardéchoise y est évoquée avec une certaine précision, ainsi que les mutations du monde agricole vers le tourisme rural ; surtout, l’auteur s’intéresse à l’isolement de ses personnages, qui vivent en marge de la modernité, annonçant ainsi, de bien des manières, le phénomène éditorial du rural noir de ce début de xxie siècle.

  • 9 Outre les romans de Franck Bouysse et Benoît Minville (cf. note 4), l’étude s’appuiera sur : Lauren (...)

5L’évocation de la ruralité n’est donc pas tout à fait nouvelle dans le polar français, mais la production des années 2010 présente des spécificités, en ce qu’elle est liée à la notion de marges rurales et à une exploration des liens entre l’humain et son environnement. Le territoire n’est pas qu’un élément de décor, il est consubstantiel aux personnages. La collection Territori, aux éditions La Manufacture de Livres, joue un rôle essentiel dans l’avènement d’un rural noir à la française, en publiant Franck Bouysse, Patrick K. Dewdney, Séverine Chevalier, Laurence Biberfeld ; mais la Série Noire de Gallimard n’est pas en reste, avec Laurence Biberfeld pour des romans plus anciens, Benoît Minville, Patrick Delperdange ou Pierric Guittaut. S’y ajoutent Seules les bêtes de Colin Niel, Scalp de Cyril Herry et Écorces vives d’Alexandre Lenot9. Tous ces romans ont en commun de situer leurs intrigues dans le monde rural, du plus isolé (Biberfeld, Herry, Bouysse, Lenot) au plus proche de la modernité urbaine (Guittaut, Minville), et d’évoquer des catégories de population marginales socialement ou marginalisées par leur mode de vie. En cela, ils opèrent un déplacement du genre vers des territoires historiquement moins représentés dans le récit criminel.

Les marges rurales dans le roman noir français

6Le rural noir apparaît ainsi comme une nouvelle configuration des territoires du roman noir, avec comme clé la notion de marges, comme cela a pu l’être pour l’évocation des banlieues dès les années 1970 avec Jean Vautrin ou plus récemment avec Rachid Santaki. On assiste aujourd’hui à une diversification des territoires du genre : grandes villes toujours, banlieues comme non-lieux, territoires et départements d’outre-mer, et espaces de la grande ruralité.

7Du côté des grandes villes, se distinguent des auteurs comme Sébastien Raizer, Antoine Chainas, Dominique Sylvain, avec des visions très différentes les unes des autres. Mais la gentrification des centres-villes et les déplacements « hors la ville » des catégories de population plus fragiles amènent le roman noir à explorer d’autres espaces, parmi lesquels les zones rurales, mais aussi les territoires et départements d’outre-mer, par exemple chez Colin Niel. Il est ainsi possible de considérer que le roman noir, soucieux de peindre les marges, part à la rencontre des marges là où elles sont désormais, dans des espaces divers, dans des territoires hétérogènes : les espaces ruraux en sont un cas.

  • 10 Samuel Depraz, La France des marges, une géographie des espaces « autres », Armand Colin, 2017, p.  (...)

8Rappelons ce que les géographes et les sociologues appellent territoires en marge et ce que sont, plus précisément, les marges rurales. Un espace marginal est un espace loin du centre qui occupe une position périphérique par rapport aux centres décisionnels. Samuel Depraz en 2017 décrit ainsi l’espace marginal comme une « portion d’espace qui, à une échelle donnée, se situe à l’écart d’un centre – que cet écart soit de nature économique, politique et/ou sociale – et qui ouvre à d’autres réalités territoriales. La marge, subie ou choisie, s’analyse plus en termes de différences socio-culturelles que d’infériorité économique par rapport au centre. Elle consiste surtout en un décentrement de l’analyse au profit de territoires et de groupes sociaux généralement majoritaires10. »

  • 11 Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Fl (...)

9Les marges rurales, quant à elles, ne sont certes pas quantité négligeable sur le plan démographique puisque les habitants des communes de moins de 2000 habitants sont aussi nombreux que les habitants des cent quinze plus grandes villes de France (15,5 millions). Mais ce sont des territoires en marge, en ce qu’ils sont à l’écart spatialement, renvoient à une faible densité de population et peuvent être en marge du système économique et social dominant : on y trouverait une plus grande précarité ou vulnérabilité des populations, liée entre autres choses à la difficulté d’accès aux services et aux biens. L’essayiste Christophe Guilluy a popularisé cette conception d’espaces ruraux vus comme lieu de marginalité sociale par opposition aux métropoles11. Cette représentation est pourtant mise à mal dès 2015 par nombre d’études, notamment celles qui portent sur la pauvreté des villes, sans contrevenir toutefois à la fortune médiatique du concept de « France périphérique », rassemblant divers territoires et espaces sociaux, parmi lesquels la ruralité. Les marges rurales du roman noir sont-elles conformes à cette représentation d’une France laissée pour compte ?

  • 12 Séverine Chevalier, op. cit., p. 20.

10Le roman noir met en scène une opposition entre centre et périphérie, entre villes (vues comme des territoires lointains où l’on s’aventure peu) et campagnes. Ainsi, dans Les mauvaises de Séverine Chevalier, se dessine l’opposition entre le lieu du roman et la ville, l’espace habité par les personnages et ce « là-bas, là où il y a la ville étalée dans le fond de la cuvette et les champs cultivés immenses, là où ils ne vont pas sauf en cas de force majeure, c’est-à-dire presque jamais12. » Dans une langue littéraire qui scande le rythme et s’approche de la poésie, la romancière reprend les termes consacrés, pour en relever l’incongruité, concernant ce bout de terre au centre du pays :

oui on dit les territoires

oui on dit la périphérie

ironique

  • 13 Ibid., p. 185.

pour un centre13 

11Alexandre Lenot évoque dans Écorces vives l’abandon dont souffrent ces territoires et ces populations sacrifiées par les politiques successives, où les services les plus élémentaires ne sont plus assurés, obligeant les populations du Massif Central à partir ou à se résigner. Dans le passage qui suit, l’énonciation à la première personne du pluriel et l’anaphore de « c’est » ou « c’est que » soulignent l’opposition entre le « nous » des habitants de ces montagnes et un « on », pronom indéfini désignant pêle-mêle institutions et politiques :

  • 14 Alexandre Lenot, op. cit., p. 106-107.

C’est qu’on ne se souvient de nous que tous les cinq ans, et que le reste du temps il faut se taire, se terrer et se taire, en espérant que le vent mauvais nous laissera du répit. […] C’est que plus aucun docteur n’accepte de venir jusqu’à nous, et que c’est à nous de franchir des cols et traverser des plateaux pour espérer qu’on nous soigne nos rages de dents et qu’on prenne des clichés clairs de nos articulations rompues. C’est l’odeur de l’essence qu’il faut brûler chaque jour pour arracher au monde de quoi survivre. C’est d’être de la montagne mais plus vraiment, forcés de quitter les contreforts pour s’agglutiner au pied de l’autoroute d’où devait nous arriver la prospérité, à quelques jets de pierre de la frontière du département et pourtant déjà à l’étranger. […] C’est que tout le monde a démissionné. C’est qu’on nous abandonne14.

  • 15 Séverine Chevalier, op. cit., p. 17.

12Le roman noir va au-delà d’une représentation réaliste, mimétique, des réalités démographiques, économiques et sociales : la marge n’est plus seulement un territoire à part, elle est une forme d’emprisonnement symbolique pour les personnages. Dans Clouer l’ouest, le personnage masculin, de retour dans le pays de son enfance, se rappelle cette impression : « C’est ce truc qui m’obsédait avant de partir, quand j’étais petit. Je savais qu’il y avait là-bas et le reste du monde, et je me demandais comment on faisait pour y aller, dans le reste du monde. Je voulais tellement15… »

13La mise à l’écart n’est pas que symbolique, elle correspond aussi à une exclusion sociale. Les marges rurales sont peuplées de figures de laissés-pour-compte de la société de consommation.

14Le roman noir s’est ainsi emparé d’un motif : l’évolution démographique du monde rural, la diversification du profil des ruraux, avec de nouveaux habitants aux CSP modestes, les néoruraux, l’arrivée de chômeurs, et une présence forte de familles monoparentales, souvent plus fragiles socialement et économiquement.  Il développe un certain nombre de figures de la marginalité rurale, une vision décliniste de la ruralité, et s’appuie sur l’évocation parfois amère de l’illusion du choix de vie. On repère dans les romans rattachés au rural noir deux grandes catégories de personnages assimilables à des personnages de marginaux : les paysans et les néoruraux.

  • 16 Franck Bouysse, op. cit., p. 13.

15Les paysans sont évoqués sans misérabilisme mais ils sont l’objet d’une vision que l’on peut qualifier de décliniste : la désertification rurale est évoquée sans détour et de manière récurrente dans les romans du corpus. Elle est notamment liée à la difficulté de faire survivre une exploitation agricole de petite taille au xxie siècle. Le premier motif attaché aux figures d’exploitants agricoles est une forme d’immobilisme, qui ne fait d’ailleurs l’objet d’aucune condamnation. C’est le cas des deux figures paysannes de Seules les bêtes de Colin Niel : les deux personnages de paysans ont hérité de l’exploitation familiale et tentent de maintenir une vie rurale qui subit les assauts de la société moderne. Dans Grossir le ciel, le personnage de Gus, de même que celui d’Abel, son voisin, vit à la ferme comme ses parents et ses grands-parents. Ce roman de Franck Bouysse s’ouvre sur l’évocation d’une forme de routine : « Comme chaque jour, Gus s’était levé tôt. Jusque-là, il enfilait ses journées les unes à la suite des autres, comme des perles sur un collier, la précédente ressemblant à la suivante […]16. »

16Le second motif, ou plutôt le discours qui est attaché à ces personnages, est lié à leur conception de la nature : ils peuvent avoir une dimension contemplative, mais globalement, la nature n’est pas l’objet d’une admiration béate fondée sur des critères esthétiques. Ils ont une conception fonctionnelle de la nature qui les environne :

  • 17 Ibid., p. 13-14.

Quand Gus mit le nez à la fenêtre, il faisait encore nuit, la lune pendait au-dessus du toit de la grange. Il avait encore neigé pendant la nuit, environ dix centimètres bien collants à ce qu’il pouvait en juger à travers les carreaux embués de la cuisine. Il se dit qu’il n’allait pas être aisé de transporter le fumier sur le tas et monter la côte jusqu’à la fosse, en poussant la brouette remplie à ras bord, en forçant sur ses avant-bras maigres et tendus comme des pattes d’insecte17.

17Liés à leur territoire qu’ils n’envisagent nullement de quitter, ces personnages en vivent et n’ont pas de vision romantique de ces espaces : la vie y est difficile le plus souvent.

  • 18 Alexandre Lenot, op. cit., p. 106-107.

18Outre ces personnages nés sur place, il est une autre catégorie : les néoruraux. Ils sont évoqués dans nombre de ces romans et ils constituent un autre type de marge : certains se sont installés à la campagne pour des raisons économiques, d’autres pour des raisons idéologiques. Ce sont en quelque sorte des populations déplacées. On retrouve ici ce que les sociologues appellent, concernant les ruraux, l’illusion du choix de vie : c’est, tout autant qu’un choix de vie, l’impossibilité de vivre ailleurs qu’à la campagne qui caractérise les personnages. Dans La B.A. de Cardamone de Laurence Biberfeld, les personnages incarnent une galerie de néoruraux, des plus aisés avec leurs maisons anciennes rénovées à grands frais aux plus fragiles économiquement, comme la narratrice, mère de famille nombreuse qui élève seule ses enfants. Narratrice au chômage, voisin marginal solitaire à la dérive depuis un drame personnel, travailleuse précaire, familles monoparentales, tous sont des figures de la marge rurale. Le personnage masculin de Clouer l’ouest, de Séverine Chevalier, revient au pays dans sa famille parce qu’il n’a économiquement plus le choix. Il a été comme chassé par la ville et ses mirages économiques. Le discours est le même dans Écorces vives d’Alexandre Lenot : « C’est de savoir que nos fils et nos filles partis servir servent encore et serviront toujours demain, maintenus des deux mains dans la servilité, et que s’ils reviennent c’est uniquement parce qu’ils ont été brisés, rejetés, jugés inaptes18. »

19 

  • 19 Séverine Chevalier, op. cit., p. 43.

20À côté de ces figures de la précarité, les romanciers évoquent des néoruraux qui ont fait le choix d’un mode de vie alternatif. C’est le cas de certains personnages de Séverine Chevalier, dans Clouer l’ouest : « des jeunes et des moins jeunes qui venaient s’installer ici, sur le plateau, par choix, pour inventer d’autres façons de vivre que celles des lieux d’où ils sortaient, villes ou ailleurs […]19. » Chez Colin Niel, dans Seules les bêtes, les néoruraux sont également présents, par exemple avec le personnage de Pom, évoqué ici par l’une des narratrices :

  • 20 Colin Niel, op. cit., p. 118.

C’était un type sympa, bienveillant, jamais à rechercher son intérêt. Un mec qui vit en accord avec ses principes, en fait, des comme lui, ça court pas les rues. Il m’a introduite dans son monde, dans ce collectif qui réunissait tous ceux qui dans le coin avaient envie de faire quelque chose par eux-mêmes, de bâtir leur avenir plutôt que de le subir. Des Belges, des Parisiens, c’était un peu la deuxième génération de néoruraux, décidés à faire ce que leurs parents n’avaient pas eu le courage d’entreprendre20.

  • 21 Pierric Guittaut, op. cit., p. 20.

21Dans D’ombres et de flammes, le personnage de Remangeon, gendarme, n’est pas un marginal, mais sa mutation forcée sur les lieux de son enfance est une forme d’exclusion par laquelle sa hiérarchie espère le faire disparaître : « Que Remangeon retourne au fond de ses bois, et qu’on n’entende plus jamais parler de lui21. »

22Ainsi, le rural noir aborde divers types de personnages. Il serait tentant d’y voir une représentation réaliste des évolutions sociales, démographiques, économiques des territoires ruraux. Néanmoins, ces personnages et ces territoires sont avant tout réinvestis par des motifs romanesques tels que le retour, la rédemption, le sacrifice, tout comme le roman noir urbain recrée et mythifie la ville et ses créatures. Si pour Francis Lacassin la ville du roman policier remplace le chœur de la tragédie antique, les territoires ruraux et la nature pourraient bien être le chœur des tragédies contemporaines du rural noir.

Les marges rurales réinvesties par le genre du roman noir et ses codes

23En tant que genre littéraire, le roman noir est le plus souvent une fiction pessimiste, et cela caractérise bel et bien les marges rurales dans les romans du corpus. Le rural noir évoque l’illusion du retour, d’un refuge au sein de la terre matricielle, comme dans Les mauvaises de Séverine Chevalier :

Elle avait tant espéré, au début, dans cet endroit, avec ses deux maisons isolées, une grande et une petite, blotties miraculeusement près du lac miroitant dans l’ancien volcan, des arbres partout, une minuscule route loin derrière, peu passante.

  • 22 Séverine Chevalier, op. cit., p. 149.

Elle imagina alors un refuge, un abri, un blockhaus22.

24Louise, dans Écorces vives, fuit la modernité urbaine à la suite de violences sexuelles mais ne parvient pas à échapper à la brutalité masculine, dès lors qu’elle s’aventure hors de la ferme de Fiona et Andrew. Surtout, le mode de vie alternatif choisi par certains personnages est difficilement viable et fait l’objet de l’opprobre de la part d’un monde rural perturbé par ces choix de vie atypiques.

25Dans Scalp, Hans et sa mère partent à la recherche du père de l’enfant, Alex, qui les a quittés lorsque ce dernier était un bébé, par conviction idéologique, mû par la nécessité de s’engager pour défendre l’environnement. Ce faisant, il a fait le choix d’un mode de vie alternatif mal compris par les habitants du cru, qui vont le rejeter violemment :

  • 23 Cyril Herry, op. cit., p. 139.

Il lui a parlé de son mode de vie, de son habitat, de son amour pour la nature. De ses choix. Il lui a expliqué que la yourte était une tente mongole par définition et qu’aucun texte de loi n’interdisait de vivre dans une tente, à moins que des installations arriment la structure de façon fixe, comme des toilettes ou des réseaux collectifs. Il y a plusieurs façons de contourner ces systèmes. […] Ce jeune gars n’embêtait personne et il était en règle23.

  • 24 Ibid., p. 141.

26Alex est ainsi surnommé le Manouche : ce sobriquet dit assez la crainte d’un mode de vie différent, « nomade », qui s’oppose à la sédentarité et à l’ancrage générationnel des habitants du village. Le jeune homme se heurte à la famille du maire, notables locaux tout puissants : « Les Klaus ont toujours été des conservateurs, réfractaires au monde extérieur, de véritables petits seigneurs sur leur fief […]24 ». Alors que les autres personnages ont grandi sur place, comme les Klaus ou Alonso, Alex est perçu comme un intrus, quelqu’un qui n’est pas à sa place et qui n’a pas de légitimité, par le sang, à vivre au cœur de cette forêt, alors même qu’il est propriétaire de son terrain. À son incursion et à son relatif nomadisme (sa yourte) s’oppose l’immobilisme du monde dans lequel il ne veut pourtant que se fondre. Cette opposition ne peut que mener au drame : il n’est pas d’alternative possible dans ce monde aux règles figées.

27Le monde paysan n’est pas épargné par cette vision pessimiste. Dans Seules les bêtes de Colin Niel, la première narratrice de ce roman à plusieurs voix évoque la solitude paysanne de Joseph, à grands renforts de négations, de termes dénotant la solitude et la restriction :

  • 25 Colin Niel, op. cit., p. 18, nous soulignons.

Il habitait seul dans sa maison sur le causse, pas de femme, plus de parents, des amis d’enfance de moins en moins nombreux dans le département, juste son chien qui lui tournait autour et ses deux cent quarante brebis dont il s’occupait en pointillé. Il était l’unique habitant à l’année du petit groupe de maisons assemblées au milieu de la steppe, les autres bâtiments, c’était plus que des résidences secondaires25.

  • 26 Colin Niel, op. cit., p. 18; p. 33; p. 26.

28Dans ce roman comme dans d’autres, le motif de la maison presque vide, désertée par la vie, revient fréquemment : « c’était aussi vide que cette maison désertée par la vie » ; « un vallon quasi-désert » ; « Les maisons des ingénieurs, presque toutes vides26 ».

29Les lieux sont souvent évoqués sous le signe de la déperdition, et l’on note l’usage de négations, d’un lexique du vide : 

  • 27 Ibid., p. 13.

Il n’y avait plus d’animaux non plus, au lieu-dit Le Creux, ce matin-là, quand les services de protection animale débarquèrent, assistés par la gendarmerie, dans l’exploitation agricole. […] Tout était vide. […] Les trois cent soixante animaux maltraités avaient disparu avec leur propriétaire […]27.

30Joseph, dans la partie qui lui donne voix, s’exprime en ces termes pour évoquer le passé et la désertification :

  • 28 Ibid., p. 58.

Papa a connu sept fermes dans le bourg, à l’époque il y avait encore cette histoire de solidarité paysanne, les gens se serraient les coudes et se filaient des coups de main. Je crois que c’était plus facile même s’il y avait pas l’eau courante et toutes nos machines. Moi, j’ai connu que deux exploitants, tous les autres ils sont partis petit à petit. Ils ont revendu. Et le dernier, il a pas trouvé de repreneur28.

31Benoit Minville évoque quant à lui une petite ville qui ressemble à une ville fantôme, mentionnée en négatif par Chris :

  • 29 Benoît Minville, op. cit., p. 22-23.

Y a même plus d’usines à fermer chez nous. […] Y a pas de boulot, pas de projet à long terme. Y nous ont même retiré la F1 à Magny-Cours. Y en a qui préfèrent liquider les derniers hôtels, regarder mourir les petits commerces, en faire des logements sociaux et toucher des subventions. […] C’est pathétique, y a plus rien, comment tu fais venir un artisan ici, toi ? C’est même plus une question de politique, c’est une question de survie29.

32Ces romans noirs ruraux français présentent donc des territoires en marge, parce qu’ils sont peuplés de personnages à l’écart de la norme sociale, laissés-pour-compte ou alternatifs, représentants d’un monde paysan en voie de disparition et d’une vie rurale à l’agonie. Laurence Biberfeld écrit ainsi, dans Le chien de Solférino :

  • 30 Laurence Biberfeld, Le chien de Solférino, Paris, Gallimard, 2004, p. 48.

À l’époque où se déroule cette histoire, Germain Léon regarde autour de lui s’ébaucher une nouvelle configuration. Depuis les années soixante-dix, l’essor de l’agro-alimentaire modifie peu à peu le paysage et la population. D’immenses champs de maïs ouvrent des saignées quadrangulaires dans la forêt. Les élevages industriels de volailles se multiplient. Les propriétaires forestiers apparaissent comme une aristocratie encore toute-puissante, mais qui voit sa suprématie chanceler30.

33Tels sont quelques-uns des motifs, des figures, des représentations qui traversent le roman noir lorsqu’il s’attache à la peinture des marges rurales. La configuration des intrigues est elle aussi au service de cette représentation.

34Dans le rural noir français, la tension narrative peut être liée à une crise née des interactions entre humains et environnement, entre environnement et société. La ruralité n’est pas seulement un cadre, elle est l’enjeu narratif, elle est l’objet du discours en tant qu’elle cristallise les crises de la modernité, les tensions sociales du début du xxie siècle. La construction des romans est souvent polyphonique, avec des niveaux temporels divers (il s’agit notamment de saisir la ruralité juste avant l’effondrement). Voix diverses, strates temporelles, souvent les romans du corpus peignent des marges rurales au pluriel, pas une marginalité rurale homogène, et pour cela, utilisent des moyens narratologiques propres à construire une sorte de mosaïque.

  • 31 Nous nous référons aux modalités de la tension narrative définies par Raphaël Baroni dans La tensio (...)

35En termes de tension narrative31, il semble nécessaire que l’intrigue se noue à partir de la tension présente entre les humains et leur environnement social et naturel.

36Dans certains cas il s’agit de porter un regard sur des territoires et des hommes immobiles, que l’intrusion d’un élément étranger va perturber : Scalp d’Herry, Seules les bêtes de Niel, Clouer l’ouest de Chevalier, Rural noir de Minville, Glaise de Bouysse, Sous la neige, nos pas de Biberfeld, ou bien encore Écorces vives de Lenot. Le rural noir va d’ailleurs explorer à la fois le régime de la curiosité, par exemple à partir du motif du secret, et celui du suspense, par exemple à partir du motif du retour (au pays). Ainsi, ces deux motifs structurent bon nombre des romans examinés. Clouer l’ouest de Séverine Chevalier va explorer, à travers le retour au pays du fils, une tension narrative fondée sur la curiosité. En effet, le lecteur sent que le passé familial est lourd et que ce retour pourrait être source de perturbations, d’autant que c’est pour le personnage un retour subi et non choisi. Dans Grossir le ciel, de Franck Bouysse, c’est le motif du secret qui organise le roman. À partir d’une sorte d’énigme initiale (qu’est-ce qui s’est passé chez Abel quand Gus a entendu un coup de feu, un cri, avec pour trace du sang sur la neige ?). Mais on sait aussi que les parents de Gus ne s’entendaient pas avec leurs voisins et qu’un lourd secret semble avoir tendu leurs relations. Écorces vives d’Alexandre Lenot explore à la fois le retour et le secret, dans un roman qui multiplie les points de vue : Louise, l’échappée de la modernité urbaine, Lison, la jeune veuve, Laurentin, l’enquêteur banni dans une brigade de gendarmerie de montagne, mais surtout Eli, personnage d’étranger incendiaire au passé lourd et tragique. Ces personnages incarnent tous, de manière différente, un retour ou une fuite à la campagne – à la montagne – porteur de tensions. Dans Crocs de Patrick K. Dewdney, la logique narrative est quelque peu différente, et relève du suspense mais tout en se situant dans la tradition narrative d’un personnage, le marcheur. Le protagoniste arpente la forêt en se cachant des hommes : la curiosité est mobilisée, car nous savons que le protagoniste est en rupture totale avec son environnement social et familial, et nous ne savons ni quelles sont les raisons de cette rupture, ni quelles sont les motivations de sa marche dans la forêt.

37Cela mène à un autre constat : en termes de tension narrative, nombre de ces romans noirs situent leur intrigue au moment où ces espaces et ces populations marginales sont heurtés par le système, avec un choc entre deux systèmes d’organisation territoriale et sociale. C’est manifeste dans Crocs et dans Les mauvaises : les territoires sont rattrapés par la modernité industrielle, les hommes par les normes sociales, et l’ensemble est destructeur. En cela, le choix des marges rurales rejoint l’idée globale d’une littérature de la crise, pour reprendre l’expression de Jean-Patrick Manchette, et si le point de départ peut être une crise personnelle, elle est toujours en relation avec une crise sociale, économique, politique. Dans Rural noir, de Benoît Minville, on assiste à l’irruption dans les territoires ruraux de formes de criminalité et de délinquance qui sont plutôt caractéristiques des milieux urbains : cette forme de capitalisme sauvage, du côté de l’illégalité, gangrène le corps social des campagnes. Ainsi, la ruralité et ses marges sont des territoires a priori préservés mais qui ne tardent pas à être gagnés par une forme de corruption, venue de la ville, de la modernité et de la société. Le refuge n’est qu’illusoire pour les personnages.

38Dans ces romans noirs, ce n’est pas le réalisme du propos – réalisme sociologique par exemple – qui l’emporte, mais bien la représentation romanesque et codifiée – par les codes du roman noir – selon des nécessités narratives et thématiques. Ainsi, le rural noir se situe, par son pessimisme et son propos social, dans la lignée du roman noir, dont il contribue simplement à reconfigurer les espaces. Cependant, il est une autre mouvance, fictionnelle et non-fictionnelle, qui peut être évoquée, celle du nature writing, en tant que cette forme d’écriture évoque soit la nature en tant que telle, soit les interactions entre humain et nature, dans une perspective à la fois esthétique, spirituelle et descriptive, voire politique. En somme, le rural noir français propose un mélange original de country noir et de nature writing, par lequel les personnages passent de la marginalité rurale à l’ensauvagement.

Le rural noir français, une reconfiguration du nature writing ?

  • 32 Lawrence Buell, The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing and the Formation of America (...)

39Rappelons tout d’abord que le nature writing est un courant littéraire non-fictionnel étasunien qui s’inscrit dans la lignée de Henry David Thoreau et qui se développe aux xixe et xxe siècles. La nature y est vue comme un refuge face à la civilisation occidentale et est envisagée avec un point de vue naturaliste quasi scientifique32. La vision que proposent les auteurs du corpus pourrait sembler trop décliniste pour s’inscrire dans la lignée du nature writing, dont la représentation est souvent pastorale. Pourtant, les auteurs se réclament, pour certains, de ce courant non-fictionnel, et s’ils ne proposent pas à proprement parler une vision mythifiée de la nature sauvage, ils en rejoignent certains postulats en poussant la marginalité de leurs personnages jusqu’à une forme d’ensauvagement qui transcende cette marginalité.

40Il faut noter que les influences littéraires (affichées) des auteurs ne se situent pas nécessairement, voire pas du tout pour nombre d’entre eux, dans la sphère du récit criminel.  Il est intéressant de s’attarder sur les exergues des romans, lorsqu’il y en a. Fort peu nombreux sont les auteurs de polar, français ou non, convoqués par ces exergues. En revanche, on trouve Ballard pour Cyril Herry ou Mark Rowlands pour Alexandre Lenot. On note la référence au nature writing américain et plus globalement à des auteurs, français ou américains, qui ont peint la ruralité et la nature ainsi que les marges que les espaces ruraux accueillent ou abritent. Franck Bouysse parle ainsi de Giono, Faulkner ou Joyce, tandis que Cyril Herry, à la fois en tant qu’auteur et éditeur, évoque des influences américaines, du côté de Jim Harrison ou de John Haines.

41Est-ce que, pour autant, ces romans s’emparent de l’environnement pour le représenter en tant que tel ? Il faut l’admettre : la vision de la nature est loin d’être pastorale. L’environnement rural est dur pour l’homme, pas seulement s’il veut travailler la terre, comme le note la narratrice de Sous la neige, nos pas, de Laurence Biberfeld :

  • 33 Laurence Biberfeld, Sous la neige, nos pas, op. cit., p. 18.

Pour la première fois de ma vie, cheminant à la lisière d’une tourbière frangée de pins, dans une cuve comblée de molinie où ne s’apercevaient plus ni route, ni fil électrique, ni clôture, je me sentis en écrasante minorité. J’avais du mal à marcher – cela m’arriverait souvent – car les bourdigas s’enchevêtraient inextricablement. Les carex se dressaient en bouquets retombants, froissés, et, plus haut, les genêts, les callunes et les ajoncs formaient un fouillis où je ne pus me frayer un chemin qu’en suivant les coulées de grosses bêtes, probablement des sangliers33.

42Le lexique très précis dans l’évocation de la flore rappelle la vocation descriptive et même scientifique du nature writing. A priori hostile, la nature est une force vivante. La rivière dans laquelle s’enfonce le personnage de Crocs de Patrick K. Dewdney est ainsi personnifiée, et même rapidement incarnée à l’aide d’une métaphore canine :

  • 34 Patrick K. Dewdney, op. cit., p. 27.

Mon pied hésitant se pose dans l’onde. Elle tourbillonne avec rage autour de mes chevilles. Elle voudrait me saisir et me présenter ses pierres. (…) J’aurai pied jusqu’à l’autre berge et elle ne pourra que japper sur mes talons. Je m’avance sur son lit rocheux, mordu par le froid qui s’infiltre dans les chaussures34.

43De même, la nature apparaît parfois comme un organisme vivant, en particulier la forêt. Séverine Chevalier l’évoque dans Clouer l’ouest :

  • 35 Séverine Chevalier, op. cit., p. 108-109.

L’Indien ne dort pas, il pense à la forêt lente, il s’y glisse en pensée, il est en elle et elle ondule, elle bat. Il sent les corps de sang d’Angèle et de Karl, dans la pièce à côté. Il ne sait pas pourquoi mais il a presque envie de leur gueuler, pour la forêt, qu’il ne faut pas en partir, que là seulement, là seulement réside une possibilité d’arrachement aux blessures, aux menaces sourdes et antiques35.

44Ici, la forêt n’est pas un espace menaçant, elle est au contraire un refuge face au monde des hommes. Les personnages ne sont plus condamnés aux marges rurales, ils font le choix de l’ensauvagement. Dans ce roman, la volonté d’effacer en soi ce qui relève du genre humain est explicitée :

  • 36 Séverine Chevalier, op. cit., p. 23-24.

Il se lève, inspire et expire avec le ventre, les yeux clos. Il effectue quelques gestes chorégraphiés précisément, toujours les mêmes, puis enfile son équipement. Il n’avale rien, ne boit rien. Il pourrait s’agir d’une ascèse ou d’une prière, mais sans but, si ce n’est se déprendre, ôter les strates, raturer la carte d’identité précisant l’appartenance au genre humain. Effacement. Invisibilité. Métamorphose minérale, végétale ou animale, peu importe. À ce moment d’entrée dans le sas, il n’y a déjà plus de Pierre Des Corps, trente-huit ans, agent de sécurité à la déchetterie de Faux-la-Montagne, dix-huit heures par semaine, […] et il semble bien qu’il n’y ait guère de différence quant à ce qui serait visé : une façon de se fondre dans le décor, de s’incorporer à la matière, de disparaître36.

45Dans Scalp de Cyril Herry, l’itinéraire du jeune garçon est construit à rebours de trajectoires d’initiation classique. Ce qu’il apprend dans la forêt, c’est d’une part à découvrir ce père disparu, d’autre part à renoncer à ce qui fait de lui un être humain. Ce n’est pas un petit d’homme qui devient un membre de la société, c’est un garçonnet qui s’ensauvage. Il en va de même pour le marcheur dans Crocs, qui devient de plus en plus sauvage au fil du roman : en fuyant les hommes, en renonçant à un mode de vie qui le rattache à la société du xxie siècle, en s’assignant comme ultime but un acte de destruction de la technique des hommes.

46Ainsi, le rural noir français reprend à son compte des motifs du nature writing américain : le séjour dans la nature sauvage, refuge qui ne peut accueillir l’homme qu’à la condition de le voir renoncer aux oripeaux de la civilisation, qu’à la condition d’un ensauvagement qui est l’ultime stade de la marginalisation, la seule réponse politique possible. Si les auteurs dévient de la ligne non-fictionnelle du nature writing, ils en adoptent cependant certains principes d’écriture, notamment la précision naturaliste de la description de la faune et de la flore. C’est ainsi que semble se résoudre la tension entre humains et nature dans le rural noir : par la dissolution de la part d’humanité, qui a mené tout droit, paradoxalement, à l’inhumanité.

47Le roman noir, en explorant les marges rurales, reste fidèle à une forme de tradition du roman noir français : peindre les laissés-pour-compte de la société, les sacrifiés des sociétés capitalistes, sur un mode pessimiste qui rejoint ici une forme de vision décliniste de la ruralité française, en particulier à travers l’évocation du monde paysan ; cependant, il va au-delà de cette vision en dépassant les cadres du genre du roman noir. En effet, il absorbe pour partie les modes d’écriture et de représentation de formes littéraires apparentées au nature writing dans son versant fictionnel, qu’elle soit française ou américaine. Intégrant au roman noir une réflexion sur mais aussi une représentation de l’environnement naturel et du rapport de l’humain à cet environnement, il investit le récit d’une forme de réflexion sur la société et la place de l’humain que le roman noir urbain ne peut proposer de la même manière. On est loin ici de la pastorale que le roman noir des années 1930 a pu effleurer, avec la nature et la campagne comme paradis perdus. Il s’agit plutôt de représenter un lâcher-prise ou un renoncement aux règles édictées par la modernité industrielle et capitaliste, à une forme d’humanité conquérante. Ce phénomène s’inscrit dans un mouvement de reconfiguration plus globale des espaces et territoires explorés par le roman noir, livrant la vision pessimiste d’un monde rural condamné, et dressant le constat d’une opposition dévastatrice entre l’humain et la nature.

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Notes

1 Respectivement dans Le « Detective Novel » et l’influence de la pensée scientifique, écrit en 1929 (Paris, Librairie Honoré Champion) et dans Mythologie du roman policier, 2 volumes parus en 1974 (Paris, UGE 10/18).

2 Marc Lits, Le roman policier : introduction à la théorie et à l’histoire d’un genre littéraire, Liège, Céfal, 1999, p. 81.

3 Isabelle-Rachel Casta, Pleins feux sur le polar, Paris, Klincksieck, 2012, p. 48.

4 Franck Bouysse, Grossir le ciel, Paris, La Manufacture de livres, 2015 ; Benoît Minville, Rural noir, Paris, Gallimard, 2016.

5 Benoît Tadié souligne ce point dans Le polar américain, la modernité et le mal (Paris, PUF, 2006) : « le vieux conflit entre tendances contradictoires de la fiction : réalisme critique d’un côté, évasion dans le fantasme de l’autre » (p. 17) concerne le roman noir, et de notre point de vue, caractérise aussi le roman noir français.

6 Benoît Tadié, Front criminel. Une histoire du polar américain de 1919 à nos jours, Paris, PUF, 2018.

7 Jean-Patrick Manchette, Fatale, Paris, Gallimard, 1978.

8 Jean Vautrin, Canicule, Paris, Mazarine, 1982.

9 Outre les romans de Franck Bouysse et Benoît Minville (cf. note 4), l’étude s’appuiera sur : Laurence Biberfeld, La B.A. de Cardamone, Paris, Gallimard, 2002 ; Sous la neige, nos pas, Paris, La Manufacture de livres, 2017 ; Séverine Chevalier, Clouer l’ouest, Paris, La Manufacture de livres, 2015 ; Les mauvaises, Paris, La Manufacture de livres, 2018 ; Patrick Delperdange, Si tous les dieux nous abandonnent, Paris, Gallimard, 2016 ; Patrick K. Dewdney, Crocs, Paris La Manufacture de livres, 2015 ; Pierric Guittaut, D’ombres et de flammes, Paris, Gallimard, 2016 ; Cyril Herry, Scalp, Paris, Seuil, 2018 ; Alexandre Lenot, Écorces vives, Arles, Actes Sud, 2018 ; Colin Niel, Seules les bêtes, Rodez, Le Rouergue, 2017.

10 Samuel Depraz, La France des marges, une géographie des espaces « autres », Armand Colin, 2017, p. 15.

11 Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014.

12 Séverine Chevalier, op. cit., p. 20.

13 Ibid., p. 185.

14 Alexandre Lenot, op. cit., p. 106-107.

15 Séverine Chevalier, op. cit., p. 17.

16 Franck Bouysse, op. cit., p. 13.

17 Ibid., p. 13-14.

18 Alexandre Lenot, op. cit., p. 106-107.

19 Séverine Chevalier, op. cit., p. 43.

20 Colin Niel, op. cit., p. 118.

21 Pierric Guittaut, op. cit., p. 20.

22 Séverine Chevalier, op. cit., p. 149.

23 Cyril Herry, op. cit., p. 139.

24 Ibid., p. 141.

25 Colin Niel, op. cit., p. 18, nous soulignons.

26 Colin Niel, op. cit., p. 18; p. 33; p. 26.

27 Ibid., p. 13.

28 Ibid., p. 58.

29 Benoît Minville, op. cit., p. 22-23.

30 Laurence Biberfeld, Le chien de Solférino, Paris, Gallimard, 2004, p. 48.

31 Nous nous référons aux modalités de la tension narrative définies par Raphaël Baroni dans La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007.

32 Lawrence Buell, The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing and the Formation of American Culture, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 1995 ; Peter Quigley, Housing the Environmental Imagination: Politics, Beauty and Refuge in American Nature Writing, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publications, 2012.

33 Laurence Biberfeld, Sous la neige, nos pas, op. cit., p. 18.

34 Patrick K. Dewdney, op. cit., p. 27.

35 Séverine Chevalier, op. cit., p. 108-109.

36 Séverine Chevalier, op. cit., p. 23-24.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Natacha Levet, « Le roman noir français et les marges rurales : modalités, enjeux et évolutions. »Belphégor [En ligne], 21-2 | 2023, mis en ligne le 19 décembre 2023, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/5563 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.5563

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Auteur

Natacha Levet

Université de Limoges

 

Natacha Levet est enseignante-chercheuse en littérature française à l’Université de Limoges. Ses recherches portent sur le roman policier, plus spécifiquement le roman noir français contemporain et sur la diffusion du roman policier en Europe. Elle s’intéresse plus particulièrement à la socio-poétique du roman noir français, en lien avec les questions de légitimation, de traduction et de diffusion. Ses travaux portent également sur la fiction criminelle et sa circulation en Europe du XIXè au XXIè siècle. Elle a ainsi porté un intérêt particulier à Sherlock Holmes, de Conan Doyle à ses déclinaisons médiatiques récentes. 

 

Levet Natacha, Le roman noir, une histoire française, Paris, Puf, 2024.

Levet Natacha, Sherlock Holmes, De Baker Street au grand écran, Paris, Editions Autrement, 2012.

Levet Natacha, « De quoi l’euronoir est-il le nom ? », Belphégor [En ligne], 20-1 | 2022, mis en ligne le 26 août 2022, consulté le 22 novembre 2023. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/4670

Levet Natacha, « Ce que le polar fait à l’essai : littérature de genre et essai médiatique », in Langlet Irène (dir.) et Conant-Ouaked Chloé (dir.), L’essai médiatique [En ligne, Champs sur Marne, LISAA éditeur, 2022  consulté le 22 novembre 2023. URL : http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lisaa/2068

    

 

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