Polar rural et écologie : effet de mode ou écopoétique ?
Résumé
L’article s’interroge sur la place des « polars ruraux » dans une plus vaste production littéraire portant la trace de préoccupations environnementales. Il aborde, en particulier, les modalités d’insertion d’un discours écologique et les enjeux de celui-ci dans un ensemble de romans policiers européens contemporains.
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- 1 Je me permets de renvoyer à mon chapitre « “[L]e crime se vend mieux que le réchauffement climatiqu (...)
- 2 Voir à ce sujet Isabelle Krzywkowski, « Travail en noir. Le travail sur le roman policier contempor (...)
1Que l’urgence environnementale soit devenue une préoccupation politique mais aussi artistique et littéraire de premier plan ne fait désormais pas de doute. L’atteste, dans le domaine littéraire, une production très abondante, qui couvre, dans le champ romanesque, différents sous-genres. Le roman policier en fait partie, avec le développement de ce qu’on peut qualifier d’« écopolars », dont les intrigues déploient un large répertoire thématique centré sur l’imaginaire de la catastrophe et/ou les théories du complot1. On peut alors s’interroger sur la place du « polar rural » dans cette constellation, qui réunit des œuvres aux motivations diverses, d’une adéquation opportuniste à l’air du temps à l’expression d’un engagement écologique affirmé. Que le « polar rural » ait partie liée avec l’écologie semble peu étonnant : il est aisé d’imaginer qu’en situant les intrigues dans une nature plus ou moins domestiquée, les auteurs font place à des inquiétudes pour cet environnement, souvent présenté comme menacé. Les thèmes environnementaux sont-ils alors centraux ou viennent-ils se greffer sur d’autres traits caractéristiques du genre et, en particulier, sur les interrogations sociales et politiques dont le roman policier se fait de plus en plus porteur depuis les années 19702 ? Le discours écologique est susceptible d’intervenir à plusieurs niveaux de la narration. Il peut ressortir des descriptions du cadre, participer à la construction des personnages ou, plus profondément, nourrir l’intrigue et en constituer les enjeux premiers. Ce sont ces modes d’insertion de ce discours qu’on explorera ici, à partir d’un corpus de romans européens qui ne saurait prétendre à l’exhaustivité. L’objectif est ainsi de mesurer à quel point les « polars ruraux » prennent véritablement en charge un propos écologiste.
Présence des territoires dans le polar rural
- 3 Franck Bouysse, Grossir le ciel, Paris, le Livre de poche, 2015.
- 4 Kerstin Ekman, Crimes au bord de l'eau [Händelser vid vatten, 2013] traduit du suédois par Marc de (...)
- 5 Pascal Dessaint, Cruelles natures, Paris, Payot & Rivages, 2007.
- 6 Arnaldur Indriðason, Étranges rivages [Furðustrandir, 2010], traduit de l’islandais par Eric Boury, (...)
2On ne s’en étonnera pas, rechercher ce propos dans les polars ruraux conduit à rencontrer des romans dans lesquels la nature tient une part centrale, qu’il s’agisse d’inscrire le récit dans un cadre précisément décrit ou de faire intervenir celui-ci dans la mise en place ou le développement de l’intrigue. Que ce soit dans Grossir le ciel de Franck Bouysse (2015)3, Crimes au bord de l’eau de Kerstin Ekman (1993)4, Cruelles natures de Pascal Dessaint (2007)5 ou Étranges rivages d’Arnaldur Indriðason (2010)6, les descriptions du milieu abondent : on parcourt lacs et forêts du Nord de la Suède, forêts cévenoles, marais de la Brenne, montagnes et fjords islandais. Les romans s’inscrivent ainsi dans des territoires, que les personnages arpentent, souvent à pied, et dont seront évoquées les beautés comme les rudesses. Le rythme du récit épouse alors celui de la marche, les ondulations du relief, les variations météorologiques et le roman s’ouvre à la description. Observation des oiseaux dans Cruelles natures, énumération des plantes et des arbres dans Crimes au bord de l’eau, autant de répertoires naturalistes que justifie le choix de protagonistes érudits et impliqués : Antoine, journaliste « écologue » chez Pascal Dessaint, Annie Raft, institutrice soucieuse de comprendre un nouvel environnement ou Barbro Lund, tisserande et militante écologiste chez Kerstin Ekman. On retrouve là une caractéristique du polar environnemental : la présence de personnages d’experts ou de savants qui contribuent à diffuser des connaissances ou agissent comme relais intradiégétiques de l’auteur.
- 7 Pascal Dessaint, Cruelles natures, op. cit., p. 44.
- 8 Ibid., p. 141.
3Il s’agit ici, de façon assez classique, de montrer les beautés d’une nature perçue comme menacée : dans Cruelles natures de Dessaint, Antoine, autrefois journaliste réputé, devenu employé du parc naturel régional de la Brenne, se consacre au relevé des cadavres d’animaux, victimes de la circulation : « Lézards, serpents, grenouilles et hérissons se font écrabouiller et finissent, à force qu’on leur roule dessus, par se mélanger à l’asphalte. […] Souvent il s’agissait de tout jeunes animaux. Sur un point au moins, les animaux n’étaient pas très différents des humains. Ils mouraient nombreux sur les routes par manque d’expérience7. » Une tortue traversant la route – celle-là même que l’on peut voir sur les panneaux de signalisation du parc – joue un rôle non négligeable dans l’intrigue, en provoquant un accident de voiture. Le roman tisse deux fils narratifs : l’histoire d’Antoine et de sa compagne Myriam dans la Brenne et celle de Mauricette, la fille de Myriam, à Dunkerque. A la beauté fragile de la Brenne répond, sans grande surprise, l’évocation des zones industrielles et portuaires, des terrils et des corons : « Les terrils bosselaient la terre plate. Les corons paraissaient s’étendre à perte de vue. Les routes, les autoroutes et les voies de chemin de fer partaient dans tous les sens et zébraient le paysage comme des bandes de tissu cicatriciel sur un corps malade. En fait le corps était mort. Dans le coin, l’ogre en avait pris à son aise. Il s’était repu8. »
4Dans les deux cas, on le voit, l’intervention humaine est clairement destructrice.
Une fonction narrative néanmoins secondaire ou digressive
- 9 Barbara Kingsolver, Un été prodigue [Prodigal summer, 2000], traduit de l’anglais par Guillemette B (...)
- 10 Pascal Dessaint, Cruelles natures, op. cit., p. 220.
5Toutefois, la mise en danger de l’oikos est explicitement corrélée à la destruction des liens sociaux, à la violence, à de multiples formes de déséquilibre mental : le compagnon de Mauricette meurt après le braquage minable d’un bar-tabac qui tourne mal et le troisième de la bande se tue dans l’accident de voiture évoqué plus haut ; Antoine veut croire que Myriam va revenir alors que le lecteur comprend qu’elle est morte noyée, en prenant la fuite après une dispute. Au-delà de ces phénomènes humains, le roman annonce une mutation inquiétante : les sangliers seraient devenus des mangeurs de chair vivante. L’hypothèse, lancée par un ami d’Antoine, par ailleurs lecteur d’Un été prodigue de Barbara Kingsolver9, roman qui met en scène la relation entre humains et animaux dans une perspective biocentrique, dans la lignée des écrits d’Aldo Leopold, est confirmée par les dernières lignes du roman, quand le meneur d’une harde « hume l’air » et respire « l’odeur du sang10 », celui du jeune accidenté dont on pressent alors la fin. Le grand dérèglement touche ainsi tous les ordres et tous les équilibres.
6Dans Crimes au bord de l’eau, Ekman met en scène deux meurtres à dix-huit ans d’intervalle : un couple de campeurs est poignardé pendant la nuit de la Saint-Jean au bord d’un lac ; dix-huit ans plus tard, donc, on retrouve, dans la rivière, le corps criblé de balles de l’institutrice qui avait découvert les corps. Cette intrigue, assez ténue au demeurant, passe au second plan, au profit des descriptions du paysage et des éléments. Ce sont les plantes, nommées avec précision, les jeux de lumière, des nuits blanches de la Saint Jean aux pâles lueurs d’un hiver presque polaire, le bruit de l’eau qui retiennent l’attention, bien plus que le dénouement de l’enquête, qui semble indéfiniment retardé et, au fond, de peu d’importance.
- 11 Kerstin Ekman, Crimes au bord de l'eau, op. cit., p. 15-16.
Oui, ça s’était passé ici. Ou plutôt à quatre kilomètres au nord du village, près de la rivière qu’on appelait la Lobberån. Elle avait eu d’autres noms et elle en aurait d’autres. Par endroits, c’était une rivière impétueuse, en amont surtout, où, véritable torrent, elle formait des cascades. Mais ici, entre des bras au cours rapide s’étendaient plusieurs nappes d’eau calmes et profondes. Les rives étaient marécageuses. Là poussaient le saule des marais, le laiteron des Alpes et des aconits de la taille d’un homme, et le pied s’enfonçait vite dans un trou de castor quand on s’y aventurait. De part et d’autre de la rivière s’étendait ainsi un marais inaccessible sillonné de passages d’animaux. L’endroit n’avait pas de nom11.
- 12 Ibid. p. 54
7La nature emplit alors le récit ; des préoccupations écologiques se font jour, mais en marge de l’intrigue policière. Elles sont portées par un personnage secondaire dans celle-ci, Barbro Lund, qui déserte le foyer pour militer « contre la prospection d’uranium sur le mont Björnfjäll12 » et finit par le quitter lorsque la forêt qui l’entoure a été vendue pour être coupée :
- 13 Ibid. p. 141.
Et dire que les aulnes vont mourir, disait-elle. Les aulnes et les bouleaux et les grands sapins et les pins sur la montagne. Les sorbiers près de la carrière de sable, l’osier, la bruyère, les buissons d’airelle et de myrtilles, les fougères, la surelle, l’énorme et superbe forêt violette et ondulante des épilobes, les queues-de-rats, la pholiote ridée. Tout va sécher. Brûler. Pendant dix ans j’ai pu le garder. Maintenant c’est fini13.
- 14 Ibid. p. 254.
- 15 Ibid. p. 140.
- 16 Ibid. p. 395.
- 17 Ron Rash, Serena (2008), traduit de l’anglais (États-Unis) par Béatrice Vierne, Paris, Le Masque, 2 (...)
8Les tissages de Barbro sont la mémoire de la forêt : pour le conseil général, elle a tissé un « motif où les myrtilles luttaient contre les désherbants phénolés (même si on ne comprenait pas forcément en voyant les grosses baies bleues couvertes de rosée)14 ». Son mari l’incite à « tisser des trous de mulots et des terriers de renards et des pieds de framboises arctiques15 », avant que la forêt ne soit coupée mais en vain : Barbro conclut à l’impuissance de l’artiste face aux machines. De fait, lorsque Annie voit les coupes, l’image reflète violence et incompréhension : « Elle ne comprenait pas très bien où elle se trouvait. La clairière que la forêt avait formée près de la rivière n’existait plus. Des bosses et des creux inexplicables avaient modelé la neige. Elle pouvait voir loin sur l’autre rive, jusqu’au marécage. Ce spectacle était beaucoup plus violent que ce qu’elle avait imaginé16 » et n’a rien à envier aux coupes que pratique la Serena de Ron Rash17. Le propos d’Ekman ne manque pas de nuances toutefois : c’est le conducteur de la machine qui aidera Annie à quitter la communauté néo-rurale dans laquelle elle ne veut plus vivre ; c’est lui aussi qui est l’assassin des campeurs mais on ne le saura que bien plus tard – il les a tués par erreur, en croyant s’en prendre à un braconnier. Ekman donne à voir un monde qui change dans sa complexité, tout en cherchant à faire percevoir le lien intime qui relie ses personnages aux forêts, surtout, et au paysage en ce qu’il porte une mémoire :
- 18 Kerstin Ekman, Crimes au bord de l’eau, op. cit., p. 580.
Un réseau de sentiers, d’artères de marche, de récipients de mémoire – de plus en plus ténus, jusque dans les langues de la forêt de sapins sur les marécages et les landes des montagnes. / Se souvenir jusqu’au gravier. Ne pas se perdre. Se souvenir avec les pieds. Non pas parce qu’on porte une tumeur infectée nommée nostalgie, qui amplifie les images de façon sauvage et grossière et les déforme. Non, souvenirs de pieds, souvenirs de jambes. Les fientes grossières du coq de bruyère – faites d’aiguilles de pin, répandues sur aiguilles de pin – sous la cime d’un gros pin qu’il avait usé de son bec18.
9Le récit nous fait ainsi emprunter des « chemins de la mémoire », pour reprendre une image centrale dans la seconde partie du roman, une mémoire sensorielle, où se répondent chants d’oiseau, craquements du bois, odeurs de mousse, de marécage ou de fleurs.
- 19 Arnaldur Indriðason, Étranges rivages, op. cit., p. 81.
10Même cheminement pour le commissaire Erlendur, héros des romans d’Arnaldur Indriðason. Dans le dernier opus de ses enquêtes, Étranges rivages, Erlendur revient sur les lieux d’un drame intime : alors qu’il était adolescent, il a été pris dans une tempête de neige avec son petit frère qui a disparu et n’a jamais été retrouvé. L’intrigue policière proprement dite tient là encore une place mineure : Erlendur enquête à titre privé sur une autre disparition, celle d’une jeune mariée, soixante ans plus tôt. C’est sur un plan secondaire que les relations des hommes avec la nature, le paysage islandais, font l’objet du récit : la nature y apparaît comme la force première, source de vie comme de mort, aussi nourricière et belle qu’elle est dangereuse. Les interventions humaines mettent à mal l’écosystème : ainsi de la construction d’une fonderie d’aluminium qui « tranchait violemment avec la quiétude des lieux, le fjord encaissé, la mer d’un calme absolu et les montagnes surmontées de leurs bonnets blancs de neige qui se miraient dans l’eau19 ».
Des enjeux sociaux toujours prioritaires
- 20 Voir Terry Gifford, Pastorale, Londres et New York, Routledge, 1999.
11Notons que plus qu’aux paysans, les romans envisagés ici font une large place aux néo-ruraux, citadins transplantés à la campagne, qu’il s’agisse d’Antoine ou d’Annie Raft, institutrice partie rejoindre un amant dans une communauté dont les faux-semblants sont largement illustrés par Ekman : le chef charismatique cherche surtout à se constituer un harem, la vie saine signifie essentiellement travail bénévole et sous-alimentation, les membres quittent un à un la communauté. Lorsque Petrus, le gourou, coupe du bois à l’arrivée d’Annie, elle perçoit qu’il s’agit d’une mise en scène à son intention. Les néoruraux sont ainsi souvent tournés en dérision : c’est le cas chez Ekman, ce l’est aussi dans Brandebourg de Juli Zeh, roman qui n’est pas étiqueté comme policier mais dont l’intrigue relève du genre : des Berlinois s’installent dans un village du Brandebourg pour y retrouver air pur, vie saine et grands espaces et se retrouvent face aux fosses à purin, aux casses automobiles et, plus largement, aux secrets de famille et aux rivalités villageoises. L’installation d’éoliennes, autour de laquelle se construit l’intrigue, devient un enjeu qui dépasse les seules questions environnementales. Que se passe-t-il lorsque le polar se donne pour protagonistes des paysans ? La représentation du monde rural semble uniformément être celle d’un monde en marge, d’un monde en crise, frappé par l’exode, l’exclusion sociale et souvent aussi culturelle, dans une approche qui relève clairement de l’antipastorale20. Cela apparaît dans Un vent de cendres de Sandrine Collette (2013), dont l’intrigue se déroule au cours d’une semaine de vendanges : le contremaître évoque à l’intention des jeunes vendangeurs citadins (et du lecteur) la dépopulation qui s’accélère :
- 21 Sandrine Collette, Un vent de cendres, Paris, Denoël, 2013, p. 52.
Et puis en quelques décennies, l’exode rural et l’appel des centres urbains ont eu raison [du bourg]. Les seuls qui sont restés, ce sont les vignerons. […] Projection à l’horizon 2030 sur un scénario stable : moins de cinq cents survivants, mais l’un des bleds les plus riches de France ramenés à la tête de pipe21.
- 22 Marie-Hélène Lafon, Les derniers Indiens, Paris, Buchet-Chastel, 2007 et Joseph, Paris, Buchet-Chas (...)
12Cela apparaît, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, dans Grossir le ciel : le protagoniste, Gus, est clairement une expansion romanesque d’un des hommes interviewés par Raymond Depardon dans ses Profils paysans, que le cinéaste montre dans le troisième volet de sa trilogie, perdu dans la contemplation de la retransmission télévisée des obsèques de l’abbé Pierre. Comme cet homme, Gus ne coupe plus ses cheveux, vit reclus dans une ferme cévenole et l’intrigue prend pour point de départ la mort de l’abbé Pierre. L’homme sait à peine lire, ne reconnaît pas les candidats à l’élection présidentielle lorsqu’il les voit à la télévision, est tout juste toléré à l’épicerie ou au fond du café, lorsqu’il se rend au village une fois par semaine. Il rejoint ainsi des personnages de paysans célibataires solitaires comme ceux qu’on peut trouver dans les romans de Marie-Hélène Lafon, Les derniers Indiens ou Joseph, par exemple22. Si le roman fait place aux manœuvres d’un gros propriétaire pour s’approprier les terres de Gus, l’intrigue repose essentiellement sur les secrets de son voisin Abel et sur des questions de filiation. Et si le romancier évoque avec finesse l’attachement à une terre, sa perspective d’ensemble est plus sociale qu’environnementale.
13Chez Kerstin Ekman, la fratrie paysanne se distingue par sa violence et sa brutalité. Loin de cultiver la terre, la famille fait fortune en coupant la forêt. Seul échappe à ce qui semble bien un déterminisme le dernier frère, né d’une autre mère, convaincu qu’il est d’ascendance same, qui rompt avec son milieu d’origine et devient météorologue. Dans Ecorces Vives, Alexandre Lenot décrit, lui aussi, une communauté abîmée par l’alcool, le labeur et l’isolement, dans la longue litanie d’une voix collective :
- 23 Alexandre Lenot, Écorces vives, Arles, Actes Sud, 2018, p. 106-107.
Nous dirons, nous sommes devenus mauvais. […] C’est qu’on ne se souvient de nous que tous les cinq ans, et que le reste du temps il faut se taire, se terrer et se taire, en espérant que le vent mauvais nous laissera du répit. […] C’est d’être de la montagne mais plus vraiment, forcés de quitter les contreforts pour s’agglutiner au pied de l’autoroute d’où devait nous arriver la prospérité, à quelques jets de pierre de la frontière du département et pourtant déjà à l’étranger. […] C’est que nous n’avons pas d’intercesseurs. […] C’est que tout le monde a démissionné. C’est qu’on nous abandonne23.
14À ces paysans abandonnés viennent là aussi s’opposer les néo-ruraux : il y a un couple de vieux Américains, qui gardent dans leur grange un arsenal récupéré de la Résistance ; il y a Eli, dont la compagne est morte avant qu’ils ne puissent réaliser le rêve de vivre dans la montagne, rêve dont il mesure le caractère illusoire :
- 24 Ibid., p. 89.
Il raconte comment elle jouait le jeu, même si elle se doutait qu’ils ne se lanceraient jamais. Comment ils s’imaginaient apprendre à faire des choses de leurs mains, comme leurs parents et leurs grands-parents avant eux. Parmi ces ancêtres, il y avait eu des cordonniers et des charpentiers, des contremaîtres et des luthiers, des ébénistes et des passementiers. Quelque chose n’avait pas été transmis : eux avaient passé leur vie d’adultes confinés derrière des bureaux, et on s’ennuyait tellement, dit-il perpétuellement assis, assis pendant des jours, jamais en mouvement, avec un ordinateur comme seul outil, des connexions sociales par milliers et rien pour les relier à la matière des choses24.
15Et il y a Louise, qui tente de se reconstruire après un viol. Elle est l’initiatrice d’une version auvergnate de Monkey wrenching, qui commence par des inscriptions à la peinture rouge, sur des bâtiments, sur les voitures des chasseurs et les tracteurs des paysans, qui sèment inquiétude et colère, avant de s’attaquer à un amateur de trial. Cavalière accomplie, Louise devient une nouvelle Apache qui redonne sens et vie à une montagne où ne vivent plus que des exilés, du monde et d’eux-mêmes.
L’exception d’un polar rural climatosceptique
- 25 Sur la notion d’écopoétique, voir : Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe. « Littérature (...)
- 26 Charles Haquet, Les Fauves d'Odessa, Paris, Éditions du Masque, 2014.
- 27 Peter May, Meurtres à Pékin (The Firemaker, 1999), traduit de l’anglais par Ariane Bataille, Rodez, (...)
- 28 Nele Neuhaus, Vent de sang [Wer Wind sät, 2011], traduit de l’allemand par Jacqueline Chambon, Arle (...)
16Il y a donc assurément une perspective écopoétique25 à l’œuvre chez Ekman et chez Lenot comme chez Dessaint ou Indriðason, car leurs romans interrogent les relations des humains avec leur environnement naturel, mais cette approche se développe parallèlement à l’intrigue plus qu’elle ne contribue au développement de celle-ci ou à la résolution d’une énigme. Au cœur du récit, les problématiques sociales demeurent prioritaires. On peut s’étonner, peut-être, de ce constat, alors qu’on imagine sans peine les potentialités romanesques de questions plus spécifiquement écologiques, comme, par exemple, les conflits entre industriels de l’agro-alimentaire et petits producteurs, les diverses formes de pollution, les conditions de l’élevage. Si de telles intrigues sont développées, ce n’est pas, semble-t-il, dans des polars ruraux. On peut penser ici aux Fauves d’Odessa de Charles Haquet (2014)26, qui suit la piste d’un trafic d’aliments : des poissons élevés en Chine, dans des conditions d’hygiène désastreuses, finissent, au terme d’un trajet passant par l’Ukraine, dans des plats cuisinés estampillés « bio » en France. Lorsque Peter May s’intéresse aux manipulations génétiques des végétaux, il situe son intrigue en Chine (Meurtres à Pékin,1999)27. Un roman fait exception toutefois, dont l’intrigue est explicitement liée à des questions environnementales, tout en s’inscrivant dans un cadre rural. Il s’agit de Vent de sang (2011) de Nele Neuhaus28. S’il adopte la forme d’un récit à énigme très classique, le motif des meurtres a à voir avec une polémique écologique, l’implantation contestée d’un parc d’éoliennes sur le Taunus, la région de la Hesse où Neuhaus situe l’ensemble de ses romans. Il s’agit d’un épisode dans une suite romanesque mettant en scène deux personnages récurrents d’enquêteurs ; s’y côtoient des paysans attachés à leur terre, des activistes écologiques (aux motivations troubles – leur leader se révèle particulièrement fourbe et antipathique et, en fait, uniquement animé par un désir de vengeance personnelle), des industriels aussi corrompus que les politiques avec lesquels ils traitent, des scientifiques, en somme le personnel romanesque attendu pour l’intrigue. Les questions environnementales semblent toutefois relever d’un effet de mode, d’un échantillon dans un répertoire de sujets de société qu’affectionne la romancière (qui a traité ailleurs de secrets liés à la Deuxième Guerre mondiale, du trafic d’organes, de la pédophilie...). Ce qui est plus intéressant est la teneur du propos : l’innocente persécutée est une jeune climatologue, Annika Sommerfeld, qui entend dénoncer un complot mondial, ourdi par ses homologues et des politiques corrompus. La thèse du réchauffement climatique est, selon ses propos, le résultat d’une manipulation :
- 29 Ibid, p. 433.
Je possède quelque chose qui est très dangereux pour Eisenhut [le directeur de l’Institut allemand du climat]. Les expertises qui prouvent que lui et d’autres climatologues ont falsifié depuis des années les données, avec l’aval des autorités, et ont ainsi faussé les pronostics de l’ONU sur le climat. Si ces preuves étaient rendues publiques, la politique mondiale du climat serait entièrement bouleversée et la crédibilité des institutions responsables remise en cause29.
17Neuhaus s’inspire ici explicitement de ce qu’on a appelé le Climategate en novembre 2009, le piratage de courriels sur le serveur du Climatic Research Unit de l’Université d’East Anglia en Grande-Bretagne. La figure du ou de la scientifique digne de foi, personnage qualifié par une expertise qui garantit son discours, est ici reprise mais avec un propos anti-écologiste. En outre, le personnage d’Annika Sommerfeld suscite la sympathie même si elle se révèle habile manipulatrice elle-même, et son discours est présenté comme crédible par la construction narrative : l’intrigue principale est interrompue par des analepses en italiques qui renvoient aux étapes de ses découvertes ; elle apparaît de bout en bout comme une victime menacée de mort et éveille l’empathie du lecteur, relayée par la focalisation sur le héros récurrent de Neuhaus, le commissaire Bodenstein, qui tombe amoureux d’elle. Nous nous trouvons ainsi en présence d’un hapax : le polar climatosceptique, recourant aux mécanismes des théories du complot les plus sommaires.
- 30 Aurélien Bellanger, L'aménagement du territoire, Paris, Gallimard, 2014. Cette articulation entre p (...)
18On peut s’étonner de l’absence relative d’intrigues véritablement porteuses d’une vision environnementale dans les « polars ruraux ». Quand les romans font place à des personnages de paysans, l’accent se déplace du côté des questions sociales, de la représentation d’une société en voie de disparition ou, à tout le moins, soumise à des modifications aussi profondes que rapides et, par-là, déstructurantes. La dimension proprement policière du thème écologique tend alors à s’estomper au profit de la peinture d’un milieu et d’un cadre, envisagés dans leurs spécificités géographiques et humaines. Pour voir les enjeux environnementaux mis au premier plan de romans policiers, l’échelle semble devoir se modifier. En témoignent la fréquence et l’amplitude des déplacements des personnages, la diffusion des intrigues sur plusieurs continents, les variations sur la thématique du complot, politique et/ou économique, la collusion des pouvoirs institutionnels et des multinationales présents dans les écopolars. Les thrillers environnementaux s’inscrivent dans une perspective mondialisée à l’opposé des « polars ruraux » inscrits dans des territoires bien délimités, dont il s’agit de rendre compte, d’évoquer les beautés comme les rudesses. L’évocation, souvent poétique, de la nature l’emporte dans ce second corpus sur le développement d’une intrigue réellement écologiste, le récit policier restant généralement distinct des descriptions environnementales. Peut-être faut-il alors se dégager des affichages génériques et chercher ailleurs la rencontre entre intrigue policière et monde rural : pour ne donner qu’un exemple, on trouvera une intrigue environnementale dans L’aménagement du territoire d’Aurélien Bellanger, qui analyse avec précision le lien entre maîtrise de l’espace et exercice du pouvoir en situant son récit dans la campagne mayennaise30.
Notes
1 Je me permets de renvoyer à mon chapitre « “[L]e crime se vend mieux que le réchauffement climatique” : thèmes, formes et enjeux des préoccupations environnementales dans le roman policier et le thriller européens. » dans Claudia Schmitt et Christiane Solte-Gresser (dir.), Literatur und Ökologie, Bielefeld, Aisthesis Verlag, 2017, p. 285-294.
2 Voir à ce sujet Isabelle Krzywkowski, « Travail en noir. Le travail sur le roman policier contemporain », Raison publique, « Le Travail sans fin », 15, novembre 2011, p. 67-82. Voir aussi Gilles Menegaldo et Maryse Petit (dir.), Manières de noir : la fiction policière contemporaine, Rennes, PUR, 2010 ; id., Le goût du noir dans la fiction policière contemporaine : littérature et art de l’image, Rennes, PUR, 2021 ; Michel Viegnes, Sylvie, Jeanneret, Lora Taglia (dir.), Les lieux du polar. Entre cultures nationales et mondialisation, Neuchâtel, Editions Livreo-Alphil, 2020.
3 Franck Bouysse, Grossir le ciel, Paris, le Livre de poche, 2015.
4 Kerstin Ekman, Crimes au bord de l'eau [Händelser vid vatten, 2013] traduit du suédois par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach, Arles, Actes Sud, 1995 (édition utilisée : Babel, 2007).
5 Pascal Dessaint, Cruelles natures, Paris, Payot & Rivages, 2007.
6 Arnaldur Indriðason, Étranges rivages [Furðustrandir, 2010], traduit de l’islandais par Eric Boury, Paris, Métaillié, 2013.
7 Pascal Dessaint, Cruelles natures, op. cit., p. 44.
8 Ibid., p. 141.
9 Barbara Kingsolver, Un été prodigue [Prodigal summer, 2000], traduit de l’anglais par Guillemette Belleteste, Paris, Payot et Rivages, 2002.
10 Pascal Dessaint, Cruelles natures, op. cit., p. 220.
11 Kerstin Ekman, Crimes au bord de l'eau, op. cit., p. 15-16.
12 Ibid. p. 54
13 Ibid. p. 141.
14 Ibid. p. 254.
15 Ibid. p. 140.
16 Ibid. p. 395.
17 Ron Rash, Serena (2008), traduit de l’anglais (États-Unis) par Béatrice Vierne, Paris, Le Masque, 2010.
18 Kerstin Ekman, Crimes au bord de l’eau, op. cit., p. 580.
19 Arnaldur Indriðason, Étranges rivages, op. cit., p. 81.
20 Voir Terry Gifford, Pastorale, Londres et New York, Routledge, 1999.
21 Sandrine Collette, Un vent de cendres, Paris, Denoël, 2013, p. 52.
22 Marie-Hélène Lafon, Les derniers Indiens, Paris, Buchet-Chastel, 2007 et Joseph, Paris, Buchet-Chastel, 2014.
23 Alexandre Lenot, Écorces vives, Arles, Actes Sud, 2018, p. 106-107.
24 Ibid., p. 89.
25 Sur la notion d’écopoétique, voir : Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe. « Littérature & écologie : vers une écopoétique », Écologie & politique, 36, 2, 2008, p. 15-28 ; Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Wildproject, 2015.
26 Charles Haquet, Les Fauves d'Odessa, Paris, Éditions du Masque, 2014.
27 Peter May, Meurtres à Pékin (The Firemaker, 1999), traduit de l’anglais par Ariane Bataille, Rodez, Éditions du Rouergue, 2005.
28 Nele Neuhaus, Vent de sang [Wer Wind sät, 2011], traduit de l’allemand par Jacqueline Chambon, Arles, Actes Sud, 2013.
29 Ibid, p. 433.
30 Aurélien Bellanger, L'aménagement du territoire, Paris, Gallimard, 2014. Cette articulation entre pouvoir et espace est également au cœur de Le Grand Paris (Paris, Gallimard, 2016).
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Référence électronique
Anne-Rachel Hermetet, « Polar rural et écologie : effet de mode ou écopoétique ? », Belphégor [En ligne], 21-2 | 2023, mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/5548 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.5548
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