Romans polluciers : fécondité des interactions entre fiction criminelle et savoirs environnementaux dans Poison d’or de Jean-Michel Mariou et Partout le feu d’Hélène Laurain.
Résumé
Deux romans publiés en 2021 et 2022 aux éditions Verdier, Poison d’or de Jean-Michel Mariou et Partout le feu d’Hélène Laurain, illustrent bien le phénomène en hausse d’une appropriation des codes du polar par une littérature dite « blanche ». Les deux textes prennent place dans des collections de grands formats associées à l’invention formelle et abritent un mélange générique. La chronique historique documentée s’invite un chapitre sur deux dans le roman de Jean-Michel Mariou pour retracer, à coup de nombreuses citations d’articles de presse et d’archives, l’histoire réelle de la mine d’or de Salsigne dans l’Aude aux xixe et xxe siècles. Le récit d’Hélène Laurain – en vers libres – fraye parfois avec le poème lyrique épousant la mélodie d’un flux de conscience dont les réflexions portent essentiellement sur les activités à impact environnemental ayant cours en Lorraine, surtout celles liées aux déchets nucléaires. Pourtant, l’un et l’autre des romans abritent une fiction qui les inscrit dans le genre du noir : un crime originel, une enquête policière, une traque. C’est cette hybridation entre documentation environnementale et fiction policière qui nous intéresse ici. Quelles relations s’instaurent entre les deux régimes discursifs et comment le documentaire environnemental prend appui sur la narration criminelle, tire parti de sa contiguïté et puise une fécondité écopoétique dans ses structures ? L’article montre que Jean-Michel Mariou et Hélène Laurain adossent des études de cas liées à une pollution des sols au paradigme indiciaire de l’enquête criminelle afin de tirer de celui-ci une force transgressive et d’inviter à penser le crime contre la terre et la vertu créatrice des cadavres.
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- 1 La « collection jaune » pour Poison d’or et la collection « Chaoïd » pour Partout le feu.
- 2 Ce phénomène se constate depuis le second xxe siècle. Jusque-là la littérature « blanche » se défin (...)
- 3 D’ailleurs, dans les critiques et entretiens parus au sujet des deux livres, on trouve, à propos de (...)
1Poison d’or de Jean-Michel Mariou (avril 2021) et Partout le feu d’Hélène Laurain (janvier 2022), deux romans publiés récemment aux éditions Verdier dans des collections de grands formats associées à la création littéraire et à l’invention formelle1, illustrent bien le phénomène pointé depuis quelques temps par les spécialistes du genre policier d’une appropriation par une littérature dite « blanche » des codes du polar2. Les deux textes présentent une fiction qui les inscrit d’emblée dans le genre du noir. Chez Jean-Michel Mariou, nous sommes à la fin de l’année 2018, Gabriel, un journaliste intrigué par les circonstances étranges qui entourent la mort dans l’Aude de son meilleur ami, prénommé Turc, enquête au sujet de l’ancienne mine d’or située non loin des lieux du décès, celle de Salsigne dans la vallée de l’Orbiel. Chez Hélène Laurain, nous suivons en 2016 et en 2017 l’enquête et le procès dont une jeune militante, Laëtitia Mueller, fait l’objet après une infraction sur le site de la centrale nucléaire fictive de Fickange en Moselle. Ces deux romans, toutefois, font s’alterner la narration policière avec des pages d’où le romanesque et la thématique criminelle sont en tant que tels absents3.
2Chez Jean-Michel Mariou, la chronique historique documentée s’invite un chapitre sur deux pour retracer, à coup de nombreuses citations d’articles de presse et d’archives, l’histoire réelle de la mine d’or de Salsigne dans l’Aude aux xixe et xxe siècles. Cette industrie a longtemps défrayé la chronique depuis sa création en 1892 jusqu’à sa fermeture en 2004 en raison des épisodes spectaculaires de faillites et des importants mouvements ouvriers dont elle a été la scène, mais aussi plus récemment de l’intoxication des sols de la vallée de l’Orbiel dont elle a été responsable. C’est sur ce dernier point que les pages de chronique de Poison d’or insistent particulièrement. Jean-Michel Mariou reconstitue étape par étape l’histoire de la pollution à l’arsenic du territoire par la mine.
- 4 J’entends par écopoétique une invention littéraire au sein de laquelle se manifeste une préoccupati (...)
- 5 Située exactement entre les deux publications, la loi « climat et résilience » adoptée le 20 juille (...)
3Dans le roman d’Hélène Laurain, qui s’organise en brèves sections allant du paragraphe à quelques pages, les fragments consacrés à l’aventure policière alternent avec d’autres qui abritent des réflexions menées par l’héroïne sur les activités à impact environnemental ayant cours en Lorraine, en particulier celles liées à l’enfouissement de déchets nucléaires menées par le laboratoire de Bure – nommé Boudin dans le roman – en Meuse et Haute-Marne. Construit en 2000 avec pour mission d’évaluer les possibilités de stockage géologique de déchets radioactifs, Bure est contesté depuis 2015 par de nombreuses associations locales et nationales qui y dénoncent des erreurs d’appréciation et occupent les bois et villages alentour. Poison d’or et Partout le feu ont donc en commun d’entremêler une narration criminelle et un discours documenté et critique sur des états de fait environnementaux. C’est cette hybridation entre fiction policière et documentation environnementale qui nous intéresse ici. Quelles relations s’instaurent entre les deux régimes discursifs et surtout comment le documentaire environnemental prend appui sur la narration policière, tire parti de sa contiguïté et puise une fécondité écopoétique4 dans ses structures ? Les passages de chronique environnementale chez Jean-Michel Mariou et de réflexions écologues et écologistes chez Hélène Laurain s’adossent, en en épousant les spécificités, au paradigme indiciaire criminel de l’enquête policière et puisent dans la force transgressive du roman noir pour travailler la problématique environnementale. La gestion des déchets industriels et la pollution des sols, motifs narratifs en apparence secondaires dans les aventures policières des romans, deviennent, dans les pages de documentaire, objets centraux d’une contre-enquête souterraine. Celle-ci donne à penser un crime de pollution – non encore défini par la loi5 – et imagine ce que seraient les facettes d’une police environnementale. Cette traque, bien que relayée par des personnages-narrateurs, fait écho à celle qu’ont menée les auteurs en amont de l’écriture. Je m’appuierai ici sur un ensemble d’entretiens accordés par les écrivains permettant de préciser leur processus de création et leur documentation concernant les cas critiques environnementaux traités. Ces sources secondaires nous permettent d’identifier le rapport que la fiction entretient dans les romans avec les documents, archives et données compilés.
L’enquête pollucière, contre-récit aux récits dominants
- 6 Uri Eisenzweig, « Présentation du genre », Littérature, 49, « Le roman policier », 1983, p. 9.
4Dans Poison d’or, les pages d’information concernant la contamination du territoire de l’Orbiel s’inscrivent en fait dans une continuité avec l’enquête policière ouverte au sein de la fiction par le héros Gabriel, à propos de la mort de son ami. En effet, les pages de chronique peuvent être identifiées, à la fin du roman, comme extraites du livre sur la mine que Gabriel décide de rédiger après avoir pris conscience de l’immense face cachée dissimulée derrière le meurtre de Turc. Le dédoublement d’enquête qui s’opère entre les chapitres pairs et les chapitres impairs se révèle donc un dédoublement temporel : les investigations de Gabriel sont prises à deux moments différents dans l’interstice desquels elles changent d’objet. Dans la fiction, d’ailleurs, le glissement qui s’opère dans l’esprit de Gabriel de la mort étrange de Turc à l’empoisonnement massif de la vallée à l’arsenic a lieu au moment où le personnage se rend sur le site minier et découvre que « tout avait disparu » (p. 114). Au premier cadavre – celui de l’ami – se substitue une seconde disparition, celle de la végétation qui florissait autrefois dans ce qui ressemble désormais à un « paysage de lune » (ibid.). C’est une nouvelle enquête qui démarre au moment du constat d’une nouvelle disparition. La « structure narrative duelle6 » propre au polar se voit dédoublée. Au binôme constitué par le journaliste-enquêteur et le premier suspect, Quentin Compson, gardien en chef et trafiquant dans la mine désaffectée, se substitue le binôme incarné par le narrateur-historien et l’ensemble des propriétaires miniers ayant empoisonné la région de Salsigne.
- 7 Jean-Michel Mariou, « Rencontre avec Jean-Michel Mariou à l’occasion de la parution, aux éditions V (...)
- 8 Jean-Michel Mariou dit à propos d’un personnage du roman qu’il a voulu imaginer un « contre-personn (...)
- 9 L’histoire environnementale est un courant historiographique né dans les années 1960 aux États-Unis (...)
5Ce qui se dit en filigrane de cette double narration, c’est l’impression d’erreur qui entoure la cartographie institutionnelle du crime. L’écriture devient le lieu d’une reconfiguration du paradigme symbolique judiciaire et politique dominant, dont l’aventure policière du roman se fait porteuse, pour l’envisager à l’aune d’une nouvelle donne environnementale. C’est en fouillant en 2018-2019 la salle des archives du département de l’Aude que Jean-Michel Mariou a trouvé tous les éléments nourrissant sa chronique de Salsigne. L’auteur explique lors d’une rencontre en mai 2021 à Toulouse qu’il a entrevu dans la presse locale et régionale un lieu où une vérité se disait loin des propos tenus par les politiques actuels. L’écrivain mentionne particulièrement le journal des Pyrénées-Orientales L’indépendant qui, en dépit de sa réputation que résume le dicton « quatre pages et rien dedans [sic]7 », avait révélé en 1905 déjà la présence toxique de métaux lourds dans l’Orbiel. À cela, l’auteur oppose les politiques et officiels actuels de la région qui affirment l’innocuité des déchets toxiques aux habitants inquiets des inondations fréquentes ou bien encore les médias nationaux qui s’intéressent à Salsigne essentiellement pour le drame financier et social qu’elle raconte. Ces informations nous autorisent à lire Poison d’or comme une sorte de contre-récit aux récits officiels ou dominants concernant la vallée de l’Orbiel8 . On peut rapprocher cette démarche de celle des historiens environnementaux qui révisent les approches du passé en choisissant de se centrer, non pas sur les faits politiques et culturels mais sur les transformations causées par les sociétés sur leurs territoires9. Chez Jean-Michel Mariou, la reconstitution de faits environnementaux passés, lesquels reconstruisent la chronique sociale et financière de Salsigne en une aventure de pollution, pourrait viser à corriger la distribution de la culpabilité et de la criminalité qui préside aux discours politiques et médiatiques. Prenant appui sur une aventure criminelle, l’écrivain confie aux pages de documentaire écologique la puissance transgressive en matière de loi et de police que peut revêtir celle-ci.
6Dans Partout le feu, l’avancée de la procédure de police dans laquelle est impliquée Laëtitia, suite à son infraction sur le site nucléaire, est mêlée aux renseignements d’ordre écologiques récoltés par la jeune femme sur sa région. La rupture entre l’intrigue policière et les savoirs environnementaux est ici moins nette que chez Jean-Michel Mariou puisque Hélène Laurain unifie son roman en un récit en forme de flux de conscience épousant les pensées de l’héroïne. Toutefois, on remarque des ruptures lorsque le roman cite directement les réflexions du personnage sous la forme d’une « constellation […] organisée avec soin » (p. 49) par le biais de feuillets Post-it que l’héroïne a accrochés au mur de « La Cave » (p. 22), le repaire qu’elle a emménagé dans le sous-sol de la maison de son père. On fait alors un pas de côté hors du roman et de l’affaire criminelle puisqu’il n’est plus question de l’enquête et du procès dans ces notes. Toutefois, les annotations morcelées rappellent le tableau épinglé de photos et de documents qu’utilisent les enquêteurs. La sœur de Laëtitia soupçonne d’ailleurs à un moment l’héroïne de se prendre pour une détective (« tu vis dans un Derrick ou quoi », p. 48). Les Post-it abritent les avancées d’une enquête puisqu’ils reconstituent, détails par détails, le déroulé d’une disparition.
post-it n°19
disparition de la biodiversité
1000 x > taux naturel d’extinction des animaux
crise actuelle = 100 x + rapide
que dernière extinction naturelle (dinosaures) (p. 76)
- 10 De même, dans Poison d’or, on passe d’un homme tué à une action de destruction massive dépassant de (...)
7En établissant la liste des éléments composant un ce qui a disparu, la note rédigée par Laëtitia n’est pas sans faire écho à un procès-verbal de police. Les pensées du personnage prennent ainsi l’allure d’une enquête criminelle seconde. Quand l’enquête de premier plan se voit clôturée par la force des choses lors du suicide de l’héroïne – comme dans Poison d’or l’enquête de Gabriel perd sa raison d’être à la fin puisque Quentin Compson, seul suspect du meurtre de Turc, se noie – on s’aperçoit alors que l’investigation environnementale menée par Laëtitia reste la seule traque encore inaboutie quand la fiction prend fin. Une nette différence de proportion se joue d’ailleurs entre les objets des deux enquêtes de Partout le feu : une infraction mineure d’un côté et une détérioration de vaste ampleur de l’autre. Aux feux d’artifice allumés au début du roman par les activistes dans la centrale nucléaire se substituent plus tard dans le roman l’évocation des explosions des centrales nucléaires et des méga-feux qui se déclenchent un peu partout sur une planète en plein réchauffement climatique10.
post-it n°35
Certains scénarios de la Nasa envisagent
Un embrasement des terres émergées
Quand on étudie le planisphère des feux
On se rend compte
Que les foyers se rapprochent de plus en plus (p. 86)
- 11 J’ai recueilli ces propos lors d’une rencontre avec Hélène Laurain à la librairie du Monte-en-l’air (...)
- 12 Hélène Laurain, « Dans ce livre, j’ai voulu convoquer la dualité du feu qui détruit et illumine », (...)
- 13 Ibid.
- 14 On peut voir aussi Hélène Laurain, « “Offrir des contre-récits aux récits dominants est un puissant (...)
8Ainsi, par jeu de ressemblance avec l’intrigue policière et par effet de disproportion d’échelle, les pages dressant un état des lieux environnemental invitent à penser au-delà de l’intrigue criminelle première et à repenser la répartition initiale des rôles entre coupable et enquêteur (Laëtitia passe, de la première enquête à la seconde, de suspecte à investigatrice). Hélène Laurain précise lors d’une rencontre à Paris qu’elle avait été marquée, avant de se mettre à écrire son roman, par la lourdeur des peines dont écopent certains militants écologistes, même lorsqu’ils affichent des intentions pacifistes. C’est en constatant cet écart entre les peines infligées et l’inoffensivité des actes perpétrés qu’elle a imaginé une affaire de blocage où le crime apparaîtrait davantage du côté des présumés justiciers que des présumés coupables11. Dans un autre entretien, l’écrivaine explique s’être inspirée de la figure pacifiste de Jon Palais, célèbre membre de Greenpeace qui est connu depuis le début des années 2010 pour avoir mené de nombreuses actions de blocage contre des acheminements de déchets nucléaires12. C’est notamment en écoutant les interviews de cet activiste qu’elle a saisi « une parole, une voix13 » qui lui a permis de construire le flux de pensées de son héroïne. On peut alors comprendre Partout le feu comme un contre-récit militant opposant aux récits médiatiques et juridiques dominants la parole d’un activiste écologiste14. Le récit à la première personne permet de donner voix à ceux qui, jugés coupables, ne se voient pas donner l’occasion d’exposer leur vision de l’affaire et leur conception du crime. Les pages qui font entendre cette voix de militante, dressant un bilan des désastres environnementaux et appelant à les corriger, viennent redistribuer les cartes du récit policier liminaire, celui de l’enquête pour infraction.
9Ainsi, puisant dans la presse écrite locale pour l’un et dans des enregistrements sonores de discours militants pour l’autre des discours marginaux auxquels ils donnent voix, Jean-Michel Mariou comme Hélène Laurain livrent deux romans que l’on pourrait qualifier de « polluciers » car ils entremêlent narration policière et documentation scientifique sur la pollution d’un territoire et ses conséquences. Dans les deux cas, le mélange entre faits et fiction devient une façon de donner forme à une affaire environnementale inversant une perspective dominante (incarnée par des politiques locaux pour Jean-Michel Mariou et par les procès d’activistes pour Hélène Laurain). En ce sens, alors qu’ils semblent partiellement sortir des limites du polar en se tournant vers une histoire à large échelle de pollution, les deux textes peuvent bien être lus comme des romans policiers de stricte obédience dans la lignée des polars politiques de Manchette et des polars postcoloniaux de Daeninckx. Tout en semblant un à côté de l’affaire criminelle de premier plan, le sujet environnemental s’insère finalement pleinement en relation avec la fiction noire et en endosse même l’essentiel de la portée transgressive.
Une poétique de la reconstitution vers une réhabilitation environnementale
10Au-delà d’une portée transgressive, les pages de documentation environnementale tirent parti de leur contiguïté avec une intrigue policière en déplaçant sur un plan écologique le paradigme indiciaire de l’investigation criminelle. Dans le deuxième chapitre du roman de Jean-Michel Mariou, le narrateur historien se met en scène remontant aux origines de la mine de Salsigne pour distinguer les faits vrais des faux-témoignages.
En réalité, ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Les légendes s’écrivent toujours sur des livres minuscules. Elles se ressemblent toutes, soucieuses de ne jamais rien bousculer. Le décor, les personnages, le hasard y sont pauvres, méritants et chrétiens. Ils désolent.
Longtemps, on s’est imaginé que Marius Esparseil avait un chien. […]
Mais ce n’est pas du tout comme ça que cela s’est passé. La mine, il y a bien longtemps qu’on la savait là. […]
Et pour commencer, Marius Esparseil ne se promenait pas autour de Salsigne. (p. 19 et 22).
11Dès l’amorce de la chronique de l’Orbiel, on trouve une narration aux accents policiers qui tente de rétablir minutieusement les circonstances d’un acte et les preuves tangibles d’une transgression en convoquant un ensemble de discours gravitant autour des faits. C’est le premier responsable d’une longue activité polluante qu’il s’agit de retrouver. Et le récit de nous lister sur deux pages entières les mines déjà installées depuis longtemps dans l’Aude au moment où Marius Esparseil lance son exploitation d’or à Salsigne :
Ainsi, en cette fin de dix-neuvième siècle, et pour le seul département de l’Aude, on trouve des mines sur les communes d’Albas (manganèse et fer), Alet (houille et fer), Armissan (lignite), Barbaira (lignite), Belcaire (plomb), […]. (p. 23)
12Le romanesque cède ici le pas à une volonté de retracer scrupuleusement la carte d’une exploitation industrielle du sol de la région de Carcassonne. Le but de ce relevé historique tiré des archives apparaît clair : établir les circonstances ayant pu mener Esparseil à décider d’empoisonner une région entière. Le récit imagine les causes et motifs profonds qui ont pu conduire l’entrepreneur à lancer son activité et reconstitue les justifications qu’Esparseil a pu donner : « Il y a dans cette boue, au cœur des gravats de cuivre, de fer et de mispickel, d’infimes brisures d’or. Il suffirait d’aller le chercher… » (ibid.). « Il y a bien longtemps que les habitants de ces terres sauvages se sont mis à creuser le sol pour en extraire toutes ses richesses » (ibid.), « L’époque est impitoyable, qui offre à chacun les promesses de nouvelles richesses » (p. 25). Par le biais du discours indirect libre, l’écriture donne la parole au premier suspect de l’affaire afin d’en juger les faits et gestes.
13Dans Partout le feu, les analogies qui s’établissent fréquemment dans le flux de pensées de Laëtitia entre des explosions criminelles mineures et des embrasements majeurs invitent à envisager tous les feux du récit comme reconstitution policière à priori des explosions nucléaires qui menacent la Lorraine selon l’héroïne. Il en est ainsi de la description des feux d’artifices déclenchés par le groupe d’activistes dans la centrale nucléaire au début du roman. Les vers libres donnent à entendre les crépitements et sifflements discontinus produits par les pétards de fête.
et ça commence à péter au-dessus de nos têtes
bombe prune
bouquets mer
embrasements pers
cascades
soleils
paillettes
doré doré doré
ça fait
un ascenseur de couleurs sur la façade crade
et tout ça
juste à côté de la piscine à combustibles
les explosions croustillantes puis les aigus en enfilade (p. 11)
14À travers la description hyperbolique des feux inoffensifs, ce sont les plus phénoménales explosions nucléaires qu’on aperçoit : immenses bruits (« bombe »), nuage gigantesque (« bouquets mer »), flash cosmique (« soleils », « étoiles »). Les pensées de Laëtitia, née symboliquement quelques minutes avant l’explosion de la centrale de Tchernobyl en 1986, dotent la mise en scène organisée par les militants d’une dimension de reconstitution a priori d’une catastrophe potentiellement imminente.
15Si l’on retrouve un écho dans la démarche entre enquête écologique et enquête criminelle, ce qui compte ici, néanmoins, n’est pas tant de savoir comment s’est passé le drame que de mémoriser l’apparence des lieux avant la catastrophe. Particulièrement attentifs à certains éléments naturels présents sur les territoires évoqués, le récit historique de Jean-Michel Mariou se transforme en relevé scientifique d’une vallée de l’Orbiel encore saine. Le récit historique insiste particulièrement sur la présence de l’eau dans le territoire de la vallée de l’Orbiel à la fin du xixe siècle. En filigrane des débuts de l’épopée industrielle, se dessine une fresque météorologique de l’Aude encore non polluée. Chaque intempérie, inondation ou sécheresse est mentionnée aux détours des grandes dates de l’histoire de la mine pour nous apprendre le rôle qu’a toujours joué à Salsigne la rivière, élément central dans le cycle des vies :
Une rivière où l’on pêche, mais où les malheureux vont se jeter, quand la grimace de vivre est trop effrayante ; un cours d’eau qui nourrit les fontaines et les lavoirs, mais qui peut, par un caprice du temps, se transformer en fleuve déchaîné qui emporte tout sur son passage ; un ruisseau plein d’écrevisses et du jeu des enfants, qui disparaît brusquement, aspiré par l’été, laissant les jardins s’épuiser et mourir. (p. 41)
16À chacune de ses apparitions dans le récit historique, l’eau du village de Salsigne est associée à une idée de rythme saisonnier où s’alternent sans encombre morbidité et vitalité. On apprend qu’en 1870, suite à une sècheresse, la mairie rationna l’eau dans le village plaçant l’élément liquide au cœur de toutes les convoitises. Le récit prend soin de dramatiser le surgissement de l’eau à la fontaine commune : « La grosse clé carrée rétablissait en grinçant l’ordre de la nature, l’eau coulait à nouveau des collines et le bec en crachotant se remettait à couler, d’abord à bon jet, puis de plus en plus calmement » (p. 43-44). Ces descriptions inversent toutes les évocations de l’eau présentes dans les chapitres romanesques consacrés à l’année 2018 qui détachent, elles, l’élément de toute cyclicité saisonnière et l’associent constamment à une idée de mort et de poison.
Le journal publiait des photos spectaculaires de voitures emportées, de routes arrachées, de vues aériennes de maisons cernées par les eaux. « Quinze morts », rappelait le titre des pages intérieures. (p. 69-70)
Oui, le mur de soutènement des bassins avait cédé, tout le monde pouvait l’imaginer, et le cloaque était parti avec la crue. La vallée était empoisonnée. (p. 76)
- 15 La référence au poème du « Dormeur du val » de Rimbaud (1870) dans la dernière citation que nous do (...)
Contre la lourde porte d’acier de l’écluse, Cantine flottait entre deux eaux, face vers la vase, les bras ouverts comme pour regretter quelque chose. Tranquille. Il avait deux trous rouges au côté droit15. (p. 188)
- 16 Jean-Michel Mariou, « Quand le roman s’empare de l’Histoire. Poison d’or : une histoire de la pollu (...)
17Les descriptions de la région avant que ses sols et ses eaux soient pollués semblent viser à rétablir celle-ci dans son état initial. Lors d’une rencontre au festival « Les Rendez-vous de l’histoire » en octobre 2021, l’auteur explique que quand on se rend aujourd’hui sur le site de la mine de Salsigne, on ne perçoit rien des déchets gigantesques laissés par l’activité : « des champs d’herbes. En apparence, tout est effacé, nettoyé. En réalité, ce n’est qu’apparence16. » En lisant cette remarque, on peut être tenté de comprendre que la rédaction de la chronique des eaux de Salsigne a représenté pour l’auteur une façon de nettoyer et de remettre en ordre la région de façon plus profonde et complète que ne l’ont fait les nettoyages superficiels du site industriel.
18Dans le même mouvement, un effort de relevé se fait dans Partout le feu qui revient en amont de la pollution qu’a subie la Lorraine (« il est communément admis / que cette région est la poubelle du coin », p. 125). Les pensées de Laëtitia saisissent parfois au vol toute une série de souvenirs végétaux : les fleurs cueillies avec sa sœur en colonie de vacances dans les Vosges, les tomates plantées et recueillies par sa mère dans le jardin, etc. L’écriture en vers donne alors forme à une mémoire vivante du végétal lorrain.
je la vois encore
amasser les fleurs orange
certaines avec douceur en tournant tordant
ça se détache comme si c’était pour ça
et le pistil reste intact
d’autres perdent des pétales
pour elles c’est plus brusque
à la fin
les fleurs cueillies dans la cagette ça fait
safran jaune vert anis points blancs
sur bleu marine
dans le bois avec Fauteur
la seule chose qu’on pouvait glaner
c’était des ordures (p. 124-125)
- 17 En écologie scientifique, le terme de réhabilitation s’emploie pour désigner un type d’intervention (...)
- 18 Hélène Laurain explique lors de son entretien pour France Culture qu’un passage du ciné-poème docum (...)
19Le jaillissement libre des couleurs associées toutes ensemble dans un seul vers va de pair avec un désir de fixation mémorielle (« je la vois encore »). La réminiscence ici n’a pas qu’une vocation lyrique puisque les fleurs orange des Vosges appellent immédiatement un autre souvenir, tout en contraste, celui des déchets qui aujourd’hui fleurissent dans les bois traversés par l’héroïne et son amant. La reconstitution du souvenir des cueillettes de l’enfance prend la valeur d’un geste de résistance face au processus de pollution des forêts. Il s’agit de redonner vie, dans l’écriture du moins, par le biais de l’hypotypose, aux fleurs sylvestres disparues. Dans un jeu d’échos avec l’enquête policière qui la prend pour cible et lors de laquelle les commissaires remontent jusqu’à son enfance, l’investigation que mène l’héroïne à propos de la dégradation écologique de sa région entreprend de réhabiliter celle-ci telle qu’elle était durant sa jeunesse17. Il s’agit de faire état de portions d’espaces morts et de favoriser, en se fondant sur des écosystèmes historiques de référence, la réintroduction d’une productivité organique. L’horizon de l’enquête environnementale de Laëtitia consiste à réintroduire les éléments nécessaires à la relance de dynamiques biologiques dans un lieu devenu abiotique (sans vie)18.
20De même que Jean-Michel Mariou procède, dans ses chapitres de chronique, en un assainissement de l’eau de l’Orbiel lorsqu’il revient en arrière en amont de la pollution à l’arsenic, Hélène Laurain travaille dans certaines pages à une re-végétalisation de la Lorraine en revenant dans le temps avant la pollution des forêts de sa région.
Écritures en compost : l’écopoésie du polar
21J’ai décrit jusqu’ici la façon dont l’intrigue policière, dans les deux romans, trouvait des résonnances au sein des pages de documentaire environnemental et la façon dont l’enquête criminelle inspirait l’enquête scientifique. Intéressons-nous désormais à la façon dont la convocation d’un savoir écologique éclaire et inspire le récit de l’intrigue policière. S’il est stéréotypique du noir de faire d’un mystère, d’une zone d’ombre, la condition d’existence et le moteur même de l’histoire, les deux récits poussent ici ce principe à l’extrême en multipliant les données manquantes qui entraînent des relances de l’intrigue. Dès le début de Poison d’or, l’aventure principale – celle de l’enquête journalistique menée par Gabriel – se déclenche à partir du moment où le personnage constate une béance dans un autre récit, celui que narre la presse locale à propos de la mort de Turc.
Le lendemain dans le journal local, Gabriel lut l’article qui rapportait l’accident. « Écrasé devant chez lui par un chauffard en fuite. » Le journaliste racontait que, selon ce que la gendarmerie avait réussi à reconstituer, Turc était rentré d’une soirée près de Béziers aux alentours de deux heures du matin, et avait, « comme il en avait l’habitude », reculé « son utilitaire » près de la grange pour décharger le matériel de sonorisation. Mais personne ne savait pourquoi il était ensuite retourné sur le route, où une voiture l’avait renversé avant de s’enfuir. (p. 32)
22Le roman de Jean-Michel Mariou se tient tout entier dans cette brèche qu’abrite le proto-récit fictif que constitue l’article de L’Indépendant : le motif du retour de Turc sur la route. D’une histoire tronquée en émerge une nouvelle, celle qu’on a sous les yeux. Par la suite, derrière chaque nouveau cadavre mentionné se cache un nouveau motif de curiosité pour Gabriel et une relance de l’enquête qui n’avance qu’au fur et à mesure que le journaliste tombe sur des nouvelles inquiétantes liées à la mine. Il y a d’abord le père, mort du cancer, puis Turc, puis l’ami ouvrier du père, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’affaire éclate, gagne les politiques locaux et pousse Gabriel à écrire un livre, moment d’euphorie synchronisé avec l’annonce, beaucoup plus sombre, d’une « véritable bombe à retardement, [soit] le nombre de cancers qui vont se déclencher dans les années à venir » (p. 142). Plus le nombre de cadavres augmente plus le récit d’enquête gagne en dynamisme.
23Or, cette intrigue en perpétuelle relance fondée sur l’exploration du passé et de la mort s’oppose à la dynamique de progrès déconnectée d’un avant et moribonde qui domine dans l’histoire de la mine de Salsigne. Adoptant le principe d’une narration duelle propre au policier, l’auteur de Poison d’or figure à travers la chronique environnementale et l’aventure policière deux histoires qui entretiennent une relation de fécondité au passé radicalement différentes. Dans un cas, une impossible continuité historique est thématisée tandis que dans l’autre c’est la vitalité d’un lien entre passé, présent et futur qui se dit. On peut penser que l’auteur a perçu dans la structure stéréotypique du polar constituée d’un récit présent qui en poursuit un autre, passé, une trame narrative à même de repenser le principe de progrès amnésique inhérent à l’histoire des relations entre l’humain et la Terre. Dès lors, on peut comprendre la structure narrative en relances de l’enquête de Gabriel comme un modèle de rythme anthropique plus écologique. En tant qu’elle accueille un récit né perpétuellement de l’effacement d’autres récits, l’intrigue policière de Poison d’or abrite dans sa structure essentielle un principe de régénérescence et de compostage à même d’esquisser les contours d’une relation anthropique à la nature refondée, plus écologique. Il y a l’idée, au fondement de l’aventure de Gabriel, qu’il faut des disparitions pour que de nouvelles histoires émergent. Ce n’est pas que sur le plan intradiégétique qu’il faut chercher une dynamique de régénérescence fertile chez Jean-Michel Mariou mais aussi sur le plan extradiégétique où se révèle la gloutonnerie transtextuelle et transmédiatique du roman. Nombreux sont les passages dans Poison d’or qui laissent entendre que la narration s’origine dans d’autres récits, incomplets ou inachevés, et qu’elle tire sa dynamique d’un principe de recyclage ou de compostage d’histoires passées auxquelles il manquait quelque chose. Il en est ainsi, par exemple, du paragraphe décrivant les tactiques et stratégies d’évitement mises en place par Quentin, présumé coupable du meurtre de Turc, avant son procès :
Son avocat, qui passait beaucoup de temps à regarder ses séries policières à la télévision, lui avait suggéré de garder quelques fers, pour négocier ensuite avec le juge lorsque l’instruction démarrerait. Il avait tort. La vie ménage toujours des scénarios plus tordus encore. (p. 180)
- 19 Nous comprenons par ce terme le caractère d’une œuvre qui sort partiellement de son média littérair (...)
- 20 Certains questionnements semblent viser directement le récit de Poison d’or lui-même, comme l’inter (...)
24Dans la fin de ce passage où des « scénarios plus tordus » s’annoncent, on peut comprendre que le récit de Jean-Michel Mariou s’affiche comme récit concurrent des séries policières. La suite du roman et la fin de l’aventure du procès se présentent alors subrepticement comme devant leur existence à un souhait de refaire en plus complexe un scénario de polar télévisuel. Jean-Michel Mariou reprend à son compte un principe d’écriture particulièrement présent dans le genre policier : la réécriture transmédiatique19. Cependant, il affiche dans son geste narratif une relation boulimique à un autre média puisqu’il se réapproprie les recettes de la série télévisée pour mieux les effacer. La réécriture prend place dans une logique globale de cyclicité narrative. Loin de naître à partir de rien pour avancer d’un point A à un point B, le récit se déroule en allant de récupérations en récupérations. De façon exemplaire, Poison d’or se termine sur l’entame par Gabriel de la rédaction de la chronique de la mine de Salsigne. Tous les chapitres pairs de Poison d’or apparaissent in extremis comme issus de la fiction même. Il devient difficile de retracer la temporalité du récit dès lors qu’on a accès à des pages avant même que celles-ci ne soient rédigées par le personnage au niveau diégétique. Jean-Michel Mariou invite à lire son livre de façon circulaire plutôt que selon une progression linéaire20. Ce qui est certain, c’est que domine jusqu’au point final du roman l’impression d’une histoire qui pourrait se renouveler sans cesse ou en faire naître d’autres.
25Dans Partout le feu, c’est également d’une pièce manquante dans l’enquête de la police – cette dernière ne soupçonne pas le projet que fomentent les activistes de frapper de nouveau, cette fois au laboratoire nucléaire de Boudin – qu’émerge la parole de Laëtitia et, avec elle, le récit que livre le roman concernant les actions militantes de la jeune fille. De manière représentative, la logorrhée de l’héroïne se voit paradoxalement relancée à un moment par la mention du mutisme dont elle a fait preuve devant les enquêteurs. Laëtitia passe de l’évocation de son silence à propos de Boudin à une chronique au futur des enfouissements de déchets nucléaires à prévoir en Lorraine.
une autre chose dont je n’ai pas parlé
aux policiers
c’est Boudin
s’ils croient que la lutte se cantonne aux centrales
ils sont encore plus cons qu’ils en ont l’air
j’aurais commencé par leur demander
aux policiers
Vous la connaissez celle-là
c’est l’histoire de trois énarques et quatre polytechniciens
dans une salle de réunion
ils disent beaucoup de choses
en écrivent beaucoup moins (p. 50)
26Le passé composé « je n’ai pas parlé » semble ici constituer la condition du « j’aurais commencé » auquel manque une subordonnée en si. Prenant appui sur le point aveugle que forment dans l’enquête ses activités militantes, Laëtitia en profite pour occuper l’espace de la parole et endosser, à la place de la police, le rôle de celle qui fabrique des récits. De la même manière que chez Jean-Michel Mariou, c’est d’un récit tronqué, absent, qu’en naît un nouveau. Ainsi, toute la première section du roman de Hélène Laurain, qui mentionne les détails de l’attaque du site de Fickange, peut paraître compléter les informations manquantes auxquelles se confrontent les policiers qui interrogent ensuite Laëtitia en vain. Cette dynamique propre au polar de relance ou d’amorce du récit qui s’enracine dans une absence, une pièce manquante, est éclairée par les passages abritant des savoirs environnementaux. Certaines de ces pages relient nettement la production de parole à la compensation des multiples pertes en cause dans la crise écologique :
ils disent qu’il faut que je fasse
mon deuil
mes deuils
ils ont un nom
solastalgie il paraît
moi j’appelle ça mes deuils
de la baignoire remplie de mousse
de la vie à 20° en toutes saisons
de la volupté de la voiture
du bonheur d’accumuler
le deuil des forêts humides
d’une vie sans cancer
le deuil du désir d’enfant
de la légèreté
des lacs gelés en hiver (p. 68)
- 21 Hélène Laurain, « Dans ce livre, j’ai voulu convoquer la dualité du feu qui détruit et illumine », (...)
- 22 Ibid.
- 23 « le combat écologique est en fait un combat pour la vie, c’est affirmer la supériorité de la vie » (...)
- 24 Ce néologisme vient de l’anglais solastalgia inventé en 2003 par le philosophe australien de l’envi (...)
27L’énoncé de chaque donnée environnementale tronquée à l’existence donne paradoxalement naissance sur la page à une nouvelle ligne. Hélène Laurain relie explicitement lors d’un entretien accordé à France Culture le désir d’écrire qui a donné naissance à Partout le feu à l’expérience qu’elle a faite des impressions de deuils multiples que génère en elle la situation environnementale. Elle précise avoir eu envie de créer précisément lorsqu’elle a pris la mesure des nombreux « deuils impossible à penser, à se figurer21 » qui l’habitaient. On peut relier son procédé de création poétique qui se fait à partir d’une dynamique d’in-création à la volonté de l’écrivaine de voir s’affirmer « la supériorité de la vie22 », ce que vise pour elle tout combat écologique23 et qui nécessite un changement du regard que l’on porte sur la mort. Hélène Laurain invite à concevoir les deuils ponctuels comme condition sine qua non d’un maintien d’un processus vital global. Le flux de pensées du personnage transforme ce qui menace de disparaître – « mousse », « saisons », « voiture », « forêts humides » – en une matière nouvelle, rythmique et phonique – « du deuil du désir d’enfants » –, modèle langagier d’un flux de vie dépassant les pertes transitoires. Pour l’auteure, c’est, semble-t-il, dans la vitalité hic et nunc d’un dire-pulsation intérieur que peut se voir compenser le déficit d’avenir (la solastalgie24) ou déficit à venir qu’entraîne la situation écologique. L’écriture se fait ici contre-pouvoir face à un processus anthropique niant la mort et visant la linéarité d’un progrès continu, dont risque de résulter une destruction totale sans renaissance.
- 25 Voir note supra.
28Hélène Laurain explique lors de son invitation à France Culture qu’elle a été marquée dans le documentaire Wild Plants de Nicolas Humbert25 par un couple qui parle du compostage comme d’une pratique fondamentale pour envisager l’horizon d’une temporalité humaine nouvelle, plus écologique. Elle a entrevu là un modèle de dynamique anthropique rompant avec la linéarité théorique auquel souscrivent le progrès, l’expansion et l’accumulation. Cette linéarité, explique l’écrivaine, nie la mort et a perdu de vue le cycle biologique qui veut que la vie se nourrisse de la mort et que tout évolue en se fondant sur la perte de ce qui a précédé. Résultat de cette négation, la course à la mort définitive et totale, dont rien ne renaît, dans laquelle l’humanité s’est engagée. On peut penser que le désir de rompre avec une telle linéarité en épousant une dynamique salvatrice intégrant des cycles mort-renaissance ait guidé le choix que fait Hélène Laurain d’une écriture versifiée dans Partout le feu. Le vers, en introduisant de la rupture au sein de la phrase et du récit – le blanc qui suit les mots à chaque ligne serait comme une mort de la parole sans cesse rejouée – inaugure une écriture non linéaire, une parole qui se construit sur le principe du compost. Les phrases se poursuivent souvent au-delà du vers sans qu’on sente un enjambement : le saut de ligne résonne plutôt comme un recommencement de la phrase ou le début d’une autre phrase.
l’histoire de Boudin
c’était une histoire vraie
c’était comme l’histoire de ce qui pourrait
nous rendre heureux
mais qui jamais ne nous serait
accessible ensemble
trop fatigant pour lui
trop collectif pour moi
Toi et moi
il avait dit
ce qui nous rassemble
c’est quelque chose de plus
de plus incandescent (p. 40)
29L’écriture se poursuit tout en intégrant des arrêts fréquents et des reconfigurations. On retrouve même ici dans les deux derniers vers le retour en fin et début de vers de mots identiques alors qu’une phrase est en cours. Les mots « de plus » employés d’abord dans un premier vers pour renvoyer à un premier référent se voient réutiliser dans un second vers sous un autre emploi. Ici, comme dans Poison d’or, l’intrigue policière devient modèle d’une temporalité narrative en laquelle peut s’inverser le scénario réel de la crise environnementale planétaire que narrent les pages de documentaire environnemental.
30On trouve chez Hélène Laurain comme chez Jean-Michel Mariou – bien que sous une forme différente – le refus d’une linéarité narrative menant à une fin définitive et le désir d’une création littéraire embrayée sur une temporalité cyclique plus synchrone vis-à-vis de la temporalité biologique. Chez l’un comme chez l’autre des auteurs, on peut penser que se dit le désir d’aller à contre-courant d’une dynamique économique et d’un imaginaire du temps fondés sur le progrès et la croissance permanente. L’abandon d’une linéarité romanesque pourrait s’expliquer ici par un refus de toute idée d’avancement continu de l’humain dont l’aboutissement ne semble autre qu’une catastrophe finale. Peut-être que pour les deux auteurs il faudrait, pour maintenir une dynamique vitale globale, renoncer à une continuité et assumer les ruptures ponctuelles.
- 26 Anne Simon, « Chercher l’indice, écrire l’esquive : l’animal comme être de fuite de Maurice Genevoi (...)
31D’une façon qui rappelle ce qui a été montré ces dernières années à propos des zoopoétiques – écritures épousant dans leurs principes créatifs et formels les mouvements et dynamiques animales – qui s’inspirent souvent des paradigmes de l’indice et de la traque propres à la chasse26, on peut observer dans Poison d’or et Partout le feu une réappropriation par des investigations écologiques des principes de l’enquête policière. Désireux d’inverser le constat d’une pollution massive des sols d’une région qu’ils connaissent bien, les deux auteurs se livrent à une tentative scripturale de faire corps avec une altérité non humaine – la lithosphère – et misent pour cela sur la reconstitution et l’anticipation des faits et gestes de leur cible. Optant pour une traque non pas cette fois cynégétique mais policière, les deux textes abritent des intentions proches de celles des zoopoétiques en déplaçant celles-ci vers un contexte politique et juridique. Ce n’est pas uniquement les territoires en eux-mêmes qu’il s’agit de saisir dans l’écriture mais également l’histoire – manquante dans les récits dominants – de leur pollution par l’homme. Cette histoire se relate au passé et se recompose grâce à un travail d’historien chez Jean-Michel Mariou. Elle s’annonce au futur et se dit en creux d’un soliloque solastalgique – anxieux par anticipation – chez Hélène Laurain. Dans les deux cas, toutefois, elle se niche dans les plis d’une aventure policière qui impulse et consolide la construction écopoétique d’une fiction représentant l’insertion problématique – laquelle résonne ici comme infraction – de sociétés dans leur environnement. Le polar confie au discours environnemental son pouvoir de reconfiguration des représentations dominantes de la justice et de l’ordre, conditions pour l’élaboration d’un nouveau système symbolique moins polluant. Par le rapport qu’il permet d’instaurer aux lieux et par son ouverture aux discours de savoirs, le genre policier octroie à la pensée écologique une force de reconstitution à même de faire état de territoires dénaturés dans leur état actuel et dans leur état passé précédant la contamination. Enfin, par son essence de récit qui se nourrit du mort, du disparu et du rebus, le polar offre un cadre scriptural propice à relier la dynamique anthropique avec la dynamique biologique sous la forme d’une stylistique du compostage. Longtemps resté forme marginale dans la littérature, le genre policier se révèle donc à l’aube du xxie siècle une source d’inspiration pour une littérature « blanche » en quête de formes adaptées pour dire le présent. Ce qui se dit là c’est l’irruption inévitable de la marge et du laissé-pour-compte sur le devant de la scène culturelle de sociétés qui voient s’effondrer leurs assises. Si on peut certainement voir dans ce phénomène la preuve d’une dilution du genre du policier, il n’en demeure pas moins que cela prouve également la plasticité de ce dernier et sa capacité à répondre aux besoins esthétiques et éthiques de chaque époque.
Notes
1 La « collection jaune » pour Poison d’or et la collection « Chaoïd » pour Partout le feu.
2 Ce phénomène se constate depuis le second xxe siècle. Jusque-là la littérature « blanche » se définissait par opposition à toute forme de « paralittérature » au sein de laquelle était rangé le policier. On peut voir à ce sujet Perle Abbrugiati, Dante Barrientos Tecún et Claudio Milanesi, « Réécritures policières », Cahiers d’études romanes [En ligne], 25, 2012, mis en ligne le 07 mai 2013, consulté le 14 décembre 2022, URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudesromanes/3732.
3 D’ailleurs, dans les critiques et entretiens parus au sujet des deux livres, on trouve, à propos de Poison d’or, la mention seulement d’un « glissement vers le genre réputé mineur du polar » (Maïté Bouyssy, « Vignerons, mineurs et arsenic », En attendant Nadeau, 132, 14-24 juillet 2021) et, à propos de Partout le feu, aucune évocation d’une dimension policière.
4 J’entends par écopoétique une invention littéraire au sein de laquelle se manifeste une préoccupation pour les relations qu’entretiennent les organismes vivants entre eux et avec leur milieu. Il s’agit d’envisager la capacité d’une écriture à infléchir les relations anthropiques à l’environnement responsables de déséquilibres écologiques et, par-là, à corriger une insertion problématique de l’humain dans les écosystèmes. Je m’appuie sur la définition d’écopoétique qu’emploie Thomas Pughe dans « Réinventer la nature : vers une éco-poétique », dans Études anglaises, 58, Paris, Klincksieck, 2005, p. 68-81.
5 Située exactement entre les deux publications, la loi « climat et résilience » adoptée le 20 juillet 2021 et promulguée le 24 août définit seulement un « délit de pollution ». Voir https://www.vie-publique.fr/eclairage/281953-loi-climat-et-resilience-des-avancees-et-des-limites#:~:text=La%20loi%20du%2022%20ao%C3%BBt,et%20de%20l'%C3%A9conomie%20fran%C3%A7aises.
6 Uri Eisenzweig, « Présentation du genre », Littérature, 49, « Le roman policier », 1983, p. 9.
7 Jean-Michel Mariou, « Rencontre avec Jean-Michel Mariou à l’occasion de la parution, aux éditions Verdier, de son ouvrage Poison d’or », librairie Ombres blanches, Toulouse, mardi 25 mai 2021, enregistrement disponible sur https://soundcloud.com/librairie-ombres-blanches/poison-dor
8 Jean-Michel Mariou dit à propos d’un personnage du roman qu’il a voulu imaginer un « contre-personnage » aux politiciens actuels de l’Aude (ibid.)
9 L’histoire environnementale est un courant historiographique né dans les années 1960 aux États-Unis. Voir Fabien Locher et Grégory Quenet, « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d'un nouveau chantier », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 56, 4, 2009, p. 7-38.
10 De même, dans Poison d’or, on passe d’un homme tué à une action de destruction massive dépassant de loin l’échelle locale. On apprend que l’arsenic rejeté par l’exploitation d’or à Salsigne a été revendu durant certaines périodes pour être badigeonné sur les troupeaux de bœufs américains ou servir à la fabrication de l’« agent orange » durant la guerre du Vietnam, deux activités ayant eu des conséquences biologiques et humaines désastreuses.
11 J’ai recueilli ces propos lors d’une rencontre avec Hélène Laurain à la librairie du Monte-en-l’air à Paris, le 2 février 2022.
12 Hélène Laurain, « Dans ce livre, j’ai voulu convoquer la dualité du feu qui détruit et illumine », entretien avec Marie Richeux pour l’émission « Par les temps qui courent », France Culture, le 17 février 2022, 45 minutes.
13 Ibid.
14 On peut voir aussi Hélène Laurain, « “Offrir des contre-récits aux récits dominants est un puissant levier de changement” (Partout le feu) », entretien avec Johan Faerber publié le 7 janvier 2022 sur Diacritik. URL : https://diacritik.com/2022/01/07/helene-H. Laurain-offrir-des-contre-recits-aux-recits-dominants-est-un-puissant-levier-de-changement-partout-le-feu/, consulté le 03 juillet 2022.
15 La référence au poème du « Dormeur du val » de Rimbaud (1870) dans la dernière citation que nous donnons et qui décrit le meurtrier Quentin (surnommé Cantine) flottant dans la rivière de Salsigne à la toute fin du roman confirme l’association symbolique que Jean-Michel Mariou établit entre l’eau de l’Orbiel et la mort. Quand chez Rimbaud, le cadavre d’un soldat de la bataille de Sedan contraste avec une nature florissante et pleine de vitalité, la morbidité de l’eau-cloaque s’aligne ici avec le cadavre. Nul espoir de renaissance et de printemps ne semble s’annoncer dans un paysage définitivement miné par sa dérégulation industrielle.
16 Jean-Michel Mariou, « Quand le roman s’empare de l’Histoire. Poison d’or : une histoire de la pollution à l’arsenic dans la vallée de l’Orbiel », rencontre avec Patrick Boucheron au festival « Les Rendez-vous de l’histoire », édition 2021, Blois, 9 octobre 2021. Vidéo accessible en ligne. URL : https://www.youtube.com/watch?v=PnfYY98LflM, consultée le 3 juillet 2022.
17 En écologie scientifique, le terme de réhabilitation s’emploie pour désigner un type d’intervention qui consiste en une action réparatrice d’écosystèmes endommagés. Voir Édouard Le Floc’h et James Aronson, « Écologie de la restauration : définition de quelques concepts de base », dans Natures, sciences et sociétés, hors-série, Montrouge, Dunod, 1995, p. 32.
18 Hélène Laurain explique lors de son entretien pour France Culture qu’un passage du ciné-poème documentaire germano-suisse Wild Plants de Nicolas Humbert (2016) l’a particulièrement marquée et inspirée dans l’écriture de Partout le feu. On y voit un homme cultiver des plantes pionnières, qui ont la particularité de pouvoir pousser dans des terrains hostiles, là où la plupart des végétaux peinent à se développer. Le cultivateur incarne un mode de culture alternatif rendant possible la réintroduction du végétal dans des territoires dégradés (par exemple industriels). À plusieurs reprises dans le roman, Laëtitia évoque le film d’Humbert et la figure dudit cultivateur qu’elle rêve d’imiter.
19 Nous comprenons par ce terme le caractère d’une œuvre qui sort partiellement de son média littéraire pour se rapprocher d’autres médias en leur empruntant leurs modes d’expression. Sur la réécriture dans le polar, voir Perle Abbrugiati, Dante Barrientos Tecún et Claudio Milanesi, art. cit.
20 Certains questionnements semblent viser directement le récit de Poison d’or lui-même, comme l’interrogation « ça veut dire que ça n’a pas de fin ? » (p. 142) placée à quelques pages de la fin du livre. Jean-Michel Mariou met en scène la fin de l’enquête de son personnage comme l’amorce de futurs récits à venir. On aperçoit certaines syllepses évocatrices comme celle qui porte sur le mot volume dans « Nous n’avons pour l’instant qu’une idée très vague des volumes enterrés […]. » (p. 178) – lesquelles semblent annoncer aussi bien des quantités d’arsenic dans la terre de l’Orbiel que des opus de la chronique de Salsigne encore à venir.
21 Hélène Laurain, « Dans ce livre, j’ai voulu convoquer la dualité du feu qui détruit et illumine », ent. cit.
22 Ibid.
23 « le combat écologique est en fait un combat pour la vie, c’est affirmer la supériorité de la vie », ibid.
24 Ce néologisme vient de l’anglais solastalgia inventé en 2003 par le philosophe australien de l’environnement Glenn Albrecht. Il est formé à partir du latin solacium (le réconfort) et du grec algia (la douleur) et s’envisage comme pendant à la nostalgie en tant qu’il désigne une douleur causée non par un regret du passé mais par un regret ou manque par anticipation d’un futur (environnemental et civilisationnel) prometteur et rassurant.
25 Voir note supra.
26 Anne Simon, « Chercher l’indice, écrire l’esquive : l’animal comme être de fuite de Maurice Genevoix à Jean Rolin », dans Jean-Paul Engélibert et al. (dir.), La question animale entre science, littérature et philosophie, Rennes, PUR, 2011, p. 167-181.
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Référence électronique
Juliette Peillon, « Romans polluciers : fécondité des interactions entre fiction criminelle et savoirs environnementaux dans Poison d’or de Jean-Michel Mariou et Partout le feu d’Hélène Laurain. », Belphégor [En ligne], 21-2 | 2023, mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/5544 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.5544
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