Sue, Eugène. Aventures d’Hercule Hardi, ou La Guyane en 1772. Présentation de Jean-Pierre Galvan, avec la collaboration de Roger Little
Sue, Eugène. Aventures d’Hercule Hardi, ou La Guyane en 1772. Présentation de Jean-Pierre Galvan, avec la collaboration de Roger Little. Paris : L’Harmattan, Autrement mêmes. 235 p. ISBN : 978-2-343-21178-7
Texte intégral
1En 1840, un Eugène Sue en proie à de graves difficultés financières multiplie les projets dans l’espoir d’arriver à redresser le navire de ses fortunes. L’auteur de Plik et Plok, d’Atar-Gull, de la frénétique Salamandre ou encore de La Vigie de Koat-Ven n’est guère un inconnu dans le monde de la littérature. On le considère même comme l’inventeur du roman maritime, mais ses succès de public ne sont pas suffisants pour obtenir une sécurité financière qui s’obstine à demeurer hors d’atteinte. On ne corrige pas du jour au lendemain les conséquences de longues années marquées par un rapport pour le moins insouciant avec l’argent. Sue ne peut se passer d’un certain train de vie, que les contingences ne lui permettent guère. Sa plume va se charger de rétablir l’équilibre. Les manuscrits s’accumulent, les romans sortent en librairie à un rythme soutenu. Examinant sa production, Sue pourra se féliciter, en 1841, d’avoir « fait 8 volumes et dix actes en un an » (xiii). Perdues au milieu de cette effervescence littéraire, juste avant la publication, en décembre de la même année et toujours dans La Presse, de Matilde, qui aura bien autrement de succès, viennent ces Aventures d’Hercule Hardi que nous repropose maintenant Jean-Pierre Galvan, reprenant le texte tel que publié dans La Revue des feuilletons en 1844, avec ses illustrations.
2La quatrième de couverture annonce un « roman à la fois captivant et déroutant […] au comique décalé ». Et il est vrai que si on n’associe pas toujours immédiatement l’œuvre de Sue au genre comique, en dépit de personnages tels Cabrion ou les époux Pipelet dans Les Mystères de Paris, on ne peut s’empêcher de sourire souvent à la lecture des (més)aventures du personnage titulaire de ce roman, jeune homme affligé d’une timidité et d’un manque d’énergie hors du commun, qu’un père trop fier de la tradition militaire de la famille, et frustré lui-même d’avoir vécu une existence étriquée d’employé de bureau, expédie en Guyane néerlandaise faire la guerre aux esclaves marrons et à leurs alliés indiens. Incapable de refuser quoi que ce soit à l’auteur de ses jours, le mal-nommé Hercule Hardi se retrouve ainsi embarqué dans une suite abracadabrante d’ennuis en tous genres. Ahuri, totalement dépassé par les événements, incapable d’exprimer les peurs atroces qui le tenaillent sans arrêt face à un monde et à des situations terrifiants, Hercule projette une ataraxie trompeuse qui le fait passer pour un monument de calme et de courage dans les circonstances les plus désespérées. C’est sur la base de ce malentendu, maintes fois répété, que se développe le roman, réservant à son héros malgré lui un dénouement heureux qu’il n’aura rien fait pour faciliter : un mariage d’amour (les illusions de sa femme à son égard ne se dissipant pas, ce qui, on le sait, est l’exigence principale pour une union longue et paisible), l’admiration générale lors du retour glorieux au pays, et une réputation d’audace parfaitement imméritée.
3Le problème avec une intrigue basée sur un stratagème aussi simple est qu’elle risque de devenir victime de la répétition, même avec toutes les variations du cas. Hercule Hardi n’est pas un personnage intéressant, par définition. Il faut donc que l’intérêt vienne d’ailleurs. Sue, qui le sait pertinemment, agrémente son roman de descriptions charmantes de la nature du pays, vraisemblablement adaptées des souvenirs de ses voyages en Guadeloupe, en plus que soutenues par une documentation sérieuse. Et il entoure également son anti-héros de toute une kyrielle de personnages secondaires hauts en couleurs qui s’occuperont de porter à bout de bras l’intrigue – et au besoin Hercule – et de donner envie au lecteur de découvrir quelles autres surprises exotiques peuvent lui réserver les forêts sauvages de ce pays remarquable, mais peu recommandable.
4La collection dans laquelle paraît ce roman publie « des écrits de tous genres normalement rédigés par un écrivain blanc [qui traitent] des Noirs ou, plus généralement, de l’Autre ». Elle veut proposer au public « un volet plutôt négligé du discours postcolonial ». « Au sens large du terme », spécifie-t-on, ce qui est une fort bonne chose dans ce cas particulier. Le discours postcolonial contemporain – souvent connu pour son incapacité à se pencher sur les œuvres du passé en les regardant autrement qu’à travers des lunettes modernes – risque en effet de trouver passablement à redire à certaines descriptions du romancier, qui met en scène des colons bons et humains, traitant leurs esclaves comme s’ils étaient leurs enfants, et les mettant en face d’adversaires impitoyables incarnés par des indiens aux coutumes particulièrement sauvages et féroces (quoique avec une exagération délibérée, imposée par le ton comique de l’histoire) et des esclaves marrons révoltés. Mais Sue ne tombe pas dans le manichéisme, et présente comme le véritable méchant de l’histoire un colon, Oultok le borgne, dont la cruauté envers ses esclaves, qu’il exploite sans vergogne, est la responsable principale des malheurs qui affligent la colonie, et dont l’obsession pour la belle et blonde Adoë, fille du bon colon Sporterfigdt et amoureuse d’Hercule, nourrit en grande partie l’intrigue.
5Le roman est précédé d’une introduction d’un peu plus d’une vingtaine de pages de Jean-Pierre Galvan, le spécialiste bien connu de l’œuvre de Sue, éditeur de sa Correspondance chez Honoré Champion, qui replace utilement le texte dans son contexte et brosse encore une fois le portrait d’un Sue très différent de l’impression fausse, longtemps véhiculée par la critique, d’un auteur brouillon incapable de se relire et de se corriger. Ces Aventures d’Hercule Hardi ne modifient pas sensiblement l’image qu’on peut avoir de leur auteur, maintenant que les études littéraires (celles de ce critique tout particulièrement) ont dissipé les lieux communs qui ont longtemps entouré son œuvre, fondamentale dans le développement du roman populaire. Mais elles offrent une lecture très agréable, qui témoigne une fois de plus de l’énorme talent de ce romancier, dont même les œuvres mineures présentent encore de nos jours un intérêt certain.
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Pour citer cet article
Référence électronique
Vittorio Frigerio , « Sue, Eugène. Aventures d’Hercule Hardi, ou La Guyane en 1772. Présentation de Jean-Pierre Galvan, avec la collaboration de Roger Little », Belphégor [En ligne], 19-1 | 2021, mis en ligne le 25 juin 2021, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/4025 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.4025
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