- 1 Cet article est tiré d’une communication aux Assises de la recherche en cultures populaires et médi (...)
1Cet article se propose d’interroger les outils nécessaires disponibles, ainsi qu’à inventer, pour étudier le fonctionnement de ces objets singuliers au sein de la culture audiovisuelle populaire que sont les web-séries, particulièrement amateures. Le cas précis sur lequel s’appuiera le propos est la web-série Noob, centre de gravité d’un vaste ensemble transmédiatique (web-série, trilogie cinématographique, romans, bandes-dessinées, mangas, jeux vidéo, produits dérivés) qui se distingue par son succès populaire sans précédent (en tête du box-office français depuis 2008, record européen de crowdfunding audiovisuel puis record de niveau mondial pour la création d’un jeu vidéo transmédiatique).
2L’approche proposée est sociosémiotique et s’inscrit dans un paradigme résolument pragmatique (considérant que le sens est un construit social qui vient au texte, quand bien même l’expérience vernaculaire est inverse), s’appuyant notamment sur l’étude des traces d’énonciations au prisme de la combinaison du modèle sémio-pragmatique de Roger Odin, de la théorie pragmaticiste des signes de C.S. Peirce et d’une sociologie inspirée des travaux sur les œuvres de Jean-Pierre Esquenazi. Par traces d’énonciations, j’entends tous les éléments qui permettent de reconstruire sémiotiquement l’expérience des sujets au contact d’objets symboliques, ici en régime numérique et participatif, que ces éléments soient des marques d’usage (vues, like, activité relative à l’objet en ligne ou non) ou des marques de représentation (discours, commentaires, etc.), les deux étant bien entendu en étroite interdépendance. Le but de la contribution est d’examiner les limites de cette approche, notamment méthodologiques, face à des objets caractérisés par leur contexte numérique et la profusion de matériau qui l’accompagne, et de pointer la nécessité de projets de recherche largement pluridisciplinaires afin de maîtriser la compréhension d’un phénomène transdisciplinaire. Après avoir présenté l’objet d’étude et les multiples entrées heuristiques qu’il permet, je présenterai succinctement mon approche puis des éléments de résultats. Je discuterai enfin les possibilités et limites de ma démarche.
- 2 Massively Multiplayer Online Role Playing Game (jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs).
- 3 In Real Life (dans la vraie vie).
- 4 À l’intérieur du jeu.
- 5 Termes que l’on retrouve aussi bien dans les textes que dans les entretiens et vidéos de compte-ren (...)
- 6 Pour plus de détails, voir la synthèse sur le site de l’équipe : https://noob-tv.com/noob-tv-2/pres (...)
3En France, le phénomène des web-séries date d’un peu plus de 10 ans. Je précise de prime abord que le terme (dans ses différentes graphies – webséries, webseries, séries web, etc.) désigne potentiellement des objets différemment caractérisables (Péquignot, 2019 : 112-117). Ici, je l’emploie dans le sens mobilisé par les milieux qui l’ont vu naître : séries cohérentes d’objets audiovisuels courts médiatisés, du domaine de la fiction, marqué par et revendiquant l’amateurisme, la gratuité, les pratiques connectées et participatives (diffusion en ligne, commentaires, forum) ainsi qu’une tendance au déploiement médiatique (transmédia, multimédia, crossmédia, etc.). À l’intérieur de cet ensemble, le cas le plus singulier, complet et en même temps représentatif (non tant par sa complétude que par chacune de ses caractéristiques), est la web-série Noob, située dans l’univers des MMORPG2, tant IRL3 qu’in game4, créée dans la région de Toulon en 2008 par une équipe de jeunes amateurs menée par Fabien Fournier et qui s’accompagne d’un important dispositif transmédiatique et crossmédiatique5 qui gravite autour de la web-série mère et s’élabore à partir d’elle. Outre Noob donc, qui en est à sa saison 9 (les saisons 6, 7 et 8 ayant été diffusées sous forme d’une trilogie de films crowdfundés), l’équipe produit aussi les excroissances que sont Le blog de Gaea, Warpzone, Néogicia et Noob Reroll, ainsi qu’une multitude d’items liés (bonus, making of, bêtisiers, couvertures d’événements, vlogs sur l’activité de l’équipe, clip, fausses pubs, etc.). Le tout représente environ 400 vidéos. À cela s’ajoute une liste impressionnante de développements sur d’autres supports : forums, wiki, petits jeux vidéo, romans, bandes dessinées, mangas, light novels, disques, DVD et Blu-Ray et enfin une boutique de goodies (PGM Stuff)6.
- 7 https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_highest_funded_crowdfunding_projects, consulté le 31/10/2019.
4Cette productivité explique, autant qu’elle en découle, leur succès inédit dans le milieu amateur des productions destinées au web (mais par rebond en dehors, comme l’édition). En effet, la présence constante et sans cesse renouvelée en ligne, sur les plateformes de partage de contenu et les réseaux sociaux numériques est un facteur de fidélisation qui elle-même augmente la rentabilité d’une occupation systématique du terrain numérique. Ayant déjà battu largement le record d’Europe de crowdfunding en 2013 (681 046 euros récoltés en trois mois pour 35 000 espérés) pour la fabrication de films (un seul prévu et finalement trois produits grâce au succès), l’équipe a réitéré la performance en vue de la création d’un jeu vidéo ambitieux (de type RPG) avec le lancement d’un nouvel appel de fond participatif. Ce dernier, finalisé le 12 novembre 2017 avec un objectif de 90 000 euros, a récolté cette somme en quatre heures, pour atteindre in fine celle de 1 246 852 euros (1 385 % de succès), pulvérisant à nouveau le record d’Europe et même se plaçant alors dans les cent premiers financements participatifs mondiaux, toutes catégories confondues (137e à ce jour7).
- 8 Page créée en octobre 2008.
- 9 Inscription en mai 2009.
- 10 Création de la communauté le 7 décembre 2012.
- 11 Voir la page Ulule : https://fr.ulule.com/noob-lencyclopedie/, consulté le 06/11/2020.
5Tous ces éléments ont alimenté le caractère massif de leurs usages, par effet d’entraînement performatif : plus de 100 millions de vues (YouTube principalement), 275 000 bandes-dessinées, 55 000 romans, des centaines de milliers d’abonnés ou followers sur les différents comptes Facebook8, Twitter9, Google+10, etc. et bien entendu le site officiel NoobTv et ses ramifications : des millions de commentaires, fils de discussions, likes, partages, que je considère comme autant de traces d’énonciations qu’il convient d’étudier (j’y reviendrai avec la question de l’approche sociosémiotique et de la méthode). Pour preuve, un récent crowdfunding pour une encyclopédie sur l’univers de Noob a encore récolté au 27 juillet 2020 532 662 euros avec 5 468 contributeurs (la contribution moyenne ayant encore augmenté)11.
6Ces fictions médiatiques particulières, qui se revendiquent en marge des circuits traditionnels, se situent au croisement de nombre de phénomènes usuellement considérés comme caractéristiques des cultures populaires contemporaines : domination de la fiction, déploiement transmédiatique, amateurisme, structuration autour de communautés – en ligne ou en présentiel –, création et production participative – du commentaire au crowdfunding –, mobilisation et promotion de systèmes de références médiatiques populaires (voir par exemple Flichy, 2010 ; Odin, 2000a, les travaux de Laurence Allard, Marsha Kinder, etc.). Ces objets protéiformes constituent un défi pour la recherche car leur compréhension en tant que phénomène implique la multiplication des approches, le recours à la pluridisciplinarité, voire la transdisciplinarité. En effet, les items produits peuvent relever aussi bien des études cinématographiques que télévisuelles, littéraires, vidéoludiques et bien entendu communicationnelles en raison de leur dimension connectée et de leur utilisation intensive des technologies numériques. Il se trouve d’ailleurs que cette caractéristique les marque « SIC (sciences de l’information et de la communication) », pour des raisons de jeux institutionnels et de degré de légitimité des objets (peu aptes à être saisis académiquement via les approches esthétiques traditionnelles par exemple). De même, les mécanismes socio-économiques qui prévalent à leur élaboration, s’ils relèvent des industries culturelles et « créatives », se constituent souvent contre ces dernières et font appel à une variété de caractères plus ou moins nouveaux, mais toujours objets de recherche dans le champ des études sur les cultures et les médias : amateurisme et gratuité, viabilité des modèles économiques, participation et ubérisation, industries culturelles et création artistique, etc. Enfin, la question de la réception est d’autant plus vitale que ces objets fonctionnent en grande partie grâce à une revendication communautaire prétendant abolir le traditionnel modèle top down pour le remplacer par un fonctionnement circulaire dans lequel production et réception se fondraient en un seul ensemble collaboratif, où la création serait l’émanation directe du désir et de l’implication de tou·te·s via la popularité, la discussion, le volontariat, la fanfiction ou encore la contribution financière (voir Péquignot, 2015c ; 2016, 2017b ; 2018). Ici, la légitimité des approches en sociologie des publics et en sociologie critique semble évidente : comprendre le fonctionnement de tels objets (de tous les objets symboliques) demande l’étude de leur compréhension bien plus que de leurs régimes fonctionnels propres, que cela soit sur des plans esthétiques ou même économiques.
7Enfin, une dichotomie prévaut (institutionnellement encore) devant les questions que pose ce type d’ensemble : faut-il privilégier une approche par objet ou par usage ? Dans les deux cas, la tâche est dantesque. La profusion et la diversité des items créés fait de toute ambition d’analyse interne un projet au long cours. Par ailleurs, les outils heuristiques d’obédience immanentiste étant ce qu’ils sont, le risque est toujours grand de tomber dans la critique du mal fait (voir les travaux menés par Roger Odin sur le cinéma amateur par exemple – Odin, 2016), au mépris d’une effectivité (pour éviter de parler d’une réalité) de la production et de la réception indépendantes de catégories et d’outils peu adaptées à ce type d’objets. D’un autre côté, le caractère massif, volatile et « marginal » des usages, rend la tâche de l’observateur malaisée. Si effectivement ces pratiques se fondent sur une différenciation par rapport aux pratiques traditionnelles, à quelle aune les rapporter ? Dans le cas de Noob, les toutes récentes game studies pourraient tout à fait prétendre à une expertise dont les approches des publics et usages auraient du mal à se prévaloir, eu égard à la prégnance de la thématique vidéoludique, ses références, ses publics, son esthétique, ses codes et ses usages, etc.
8Ce tour d’horizon, qui ne prétend aucunement à l’exhaustivité, est là pour esquisser la conséquence de l’appréhension, par la recherche, d’objets aussi protéiformes au regard des champs et disciplines déjà constitués. Si la compréhension impressionniste dont j’ai rendu compte succinctement n’est sans doute pas en soi critiquable, il n’en demeure pas moins qu’elle risque toujours de dire plus des impressions que de l’objet (ce qui était d’ailleurs le but du mouvement pictural éponyme) et ainsi de réduire ce dernier à ce qu’il présente d’appréhendable par chacune des différentes approches, au détriment de ce qui fait peut-être justement sa spécificité : une place et un fonctionnement en décalé, parfois à cheval sur des objets de recherches classiques déjà constitués, parfois à rebours d’eux.
- 12 Pour réaffirmer le caractère construit de ce caractère de certains objets, qui n’est pas une propri (...)
- 13 « (…) il n’a plus jamais été en mon pouvoir d’étudier quoi que ce fût – mathématiques, morale, méta (...)
9Comme souvent dans les cas où les choix sont si nombreux qu’ils en paraissent inconciliables, une solution est de tenter de les ramener à leur dénominateur commun afin de déplacer le champ d’interrogation. Il me semble que ce dénominateur commun, si l’on considère la catégorie à laquelle appartiennent ces objets et leurs usages, celle des objets symboliques – je dirais plutôt symbolisés12 – est la production de sens, autrement dit quelque chose du ressort de la sémiotique – si tant est que quelque chose puisse ne pas en être13.
- 14 « C’est pourquoi, voyant le “pragmatisme”, son rejeton, promu de cette façon, l’auteur pense qu’il (...)
- 15 Concernant cette fameuse maxime pragmatique, les éditeurs lui préfèrent leur traduction de la versi (...)
10En tout état de cause, ces objets m’apparaissent, considérant les spécificités qui peuvent leur être accordées, comme étant de prime abord, « aspectuellement », en rupture ou du moins en écart avec la norme dominante : gratuité versus rapport marchand (même si les choses sont plus compliquées et donc plus simples que cela in fine – voir Péquignot, 2017b), amateurisme versus professionnalisme (voir à ce sujet Vignaux, Turquety, 2016), divergence médiatique versus convergence, primauté du « contenu » sur la « forme » (ou le support d’expression, le médium, etc.), culture geek (Peyron, 2012) versus culture classique (opposition qui doit néanmoins s’entendre au sein de la culture dominante), jeu et arcs narratif versus « Grand Récit » (autrement dit dans certains champs, « postmodernisme « versus modernité), etc. Ainsi, l’une des questions centrales est le degré de marginalité (y compris conquérante) de ces objets, que je propose de traduire par leur quantité (positive ou négative) d’effet sur la norme (le maximum d’effet étant qu’ils changent la norme jusqu’à la devenir). Ainsi, ce qu’ils sont ne pouvant être dit que par rapport à une immanence dont ils prétendent s’extraire (le rapport au cinéma, aux médias audiovisuels traditionnels, aux processus de fabrication usuels, etc.), l’examen de ce qu’ils font (et bien entendu ne font pas) me semble plus pertinent en termes d’investigation. Ceci détermine alors un point de départ paradigmatique résolument pragmatique, voire pragmaticiste14 : « considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception de l’objet » (Peirce, 1879, cité in : Tiercelin, 1993 : 29)15.
- 16 La compétence communicative devient, de façon plus précise, la « compétence communicationnelle disc (...)
11À partir de là, « l’outillage » théorique s’impose assez naturellement. Si l’analyse prétend se saisir des productions de sens, elle doit être à même de les discriminer, donc de les trier, donc de les catégoriser. Le modèle sémio-pragmatique de Roger Odin (2000a, 2011), conçu pour l’audiovisuel à partir du cinéma, propose justement « de décrire tout travail de production textuelle par la combinatoire d’un nombre limité de modes de production de sens et d’affects qui conduisent chacun à un type d’expérience spécifique et dont l’ensemble forme notre compétence communicative16 » (Odin, 2000a : 10-11).
12Subséquemment, s’agissant ici de se confronter à un objet empirique existant, tangible, un autre niveau théorique est nécessaire, celui permettant d’appréhender non pas les modes mais les contenus des productions de sens, car :
Quant à la compétence référentielle qui règle la relation aux domaines d’expérience et aux objets du monde, et donc directement le sens produit, le modèle sémio-pragmatique doit lui assigner une place, mais il ne peut rien en dire, car le sens produit est toujours socio-historique et seules des analyses empiriques dans des espaces de communication précisément situés (historiquement, géographiquement, sociologiquement) peuvent permettre de l’appréhender. Le modèle sémio-pragmatique en lui-même ne concerne pas les contenus, mais les processus. Les contenus seront réintégrés lors des études de cas effectués. (Odin, 2011 : 46)
13De là la mobilisation d’une sociologie – le sens est toujours collectivement déterminé, ce qui justement détermine le Sujet percevant (Worth, Adair, 1972) à vivre une expérience singulière – des objets symbolisés (des œuvres – Esquenazi, 2007) au regard nécessairement processuel.
- 17 « Un Signe, ou Representamen est un premier qui entretient avec un second appelé son objet une rela (...)
14L’approche sociologique, dans sa dimension compréhensive (Weber, 1965 [1913] : 325-398), indique les paramètres à identifier pour connaître les cadres de la production de sens, les faisceaux de détermination propres aux espaces de communication concernés (Odin, 2011) : directives, modèles de travail et d’œuvre, déclarations, communautés d’interprétation (Esquenazi, 2007), etc. Ce cadre d’interprétation posé nous donne un ensemble d’interprétants17 qui structure déductivement l’examen des traces d’énonciation. Ce dernier doit permettre de reconstituer les sémioses ayant eu lieu et ainsi les régimes sémiotiques, les modes de production de sens ayant prévalu – ainsi que ceux laissés de côté ou plus faiblement mobilisés.
15On le voit, si cette combinaison n’est pas incompatible avec la sociosémiotique qui se revendique de ce nom (Semprini, 2017), elle n’est pas exactement la même, et je propose comme appellation idoine, permettant d’inclure et d’exclure les rattachements concernés, le terme de sémio-pragmaticisme (Péquignot, 2019).
16Pour incarner ce qui précède, je vais développer brièvement quelques exemples de résultats auxquels je suis parvenu à ce stade.
17Un travail de fond sur les commentaires (Péquignot, 2015b ; 2016 ; 2017a ; 2017b ; 2018) – car on l’a vu, c’est une entrée privilégiée pour étudier non les objets mais ce qui est fait des objets, ici en contexte numérique et « participatif » – a permis de dégager trois grands ensembles de modes de production de sens majoritairement à l’œuvre : les modes liés aux régimes fictionnalisants (fictionnalisant, fabulisant, moralisant), ceux liés aux modes que je nomme aujourd’hui légitimants (artistique, esthétique, discursif, dans une certaine mesure documentarisant) et enfin les modes que je propose d’appeler identifiants (privé, authentique, intime). Premier constat, de taille me semble-t-il, la « fiction » ne semble absolument pas dominante (dans les traces d’énonciations étudiées à tout le moins – l’hypothèse d’une moindre production discursive de l’expérience fictionnalisante est tout à fait envisageable). Au contraire, nombre d’éléments a priori hautement « fictivisants », comme la prégnance du récit, son déploiement transmédiatique, le système de références pourtant a priori hautement fictionnel (films, livres, jeux de type RPG), fonctionnent en fait plutôt au profit d’autres modes de lecture. L’entreprise de production de contenu multimodale est régulièrement ramenée au crédit de Fabien Fournier et/ou de l’équipe par les internautes commentat·eurs·rices, faisant de l’ensemble des récits un objet mesurable en termes techniques, esthétiques, de légitimité, bref un objet artistique (avec les restrictions que les contraintes sociales vues plus haut font nécessairement peser, y compris au sein de communautés interprétatives – Fish, 1980 – conscientes d’elles-mêmes à un point parfois surprenant). Tout se passe comme si la réception de ces fictions n’activait pas vraiment ce que Roger Odin appelle la fictivisation 3, autrement dit la construction d’un énonciateur fictif (Odin, 2000a). Même si tout peut se prêter à une lecture de ces récits comme fictions (diégétisation, monstration, narration par exemple), en pratique l’instance narrative fictionnelle n’est pas prise en compte : les commentateurs s’adressent à l’équipe créatrice, aux autres membres de la communauté, bien plus qu’aux personnages ou au narrateur. L’acte de communication traverse les fictions sans en reprendre les usages simulés : l’essentiel est de manifester son appartenance à une « culture geek », à une communauté interprétative et créative. Il ne s’agit pas de co-construire une fiction, ou d’en prolonger le plaisir par la reproduction (comme pour une fan-fiction), mais d’en offrir une exégèse permettant de communier autour de références partagées (l’élaboration d’un système transmédiatique, le projet amateur et collectif, la mobilisation et la reconnaissance d’un système de références propres, etc.).
18Ainsi il se produit un mouvement apparemment paradoxal : « l’évasion » par la fantasy, l’imaginaire du jeu, l’immersion dans le récit transmédiatique, n’éloignent du réel que pour y ramener, en conduisant lecteurs et lectrices à construire une figure d’énonciateur réel, c’est-à-dire interrogeable en termes de vérité, appartenant au même monde que moi (Odin, 2000a : 53, sqq. ; voir aussi Péquignot, 2015a ; 2015b ; 2018). Cela s’accompagne d’un rééquilibrage entre interprétation et production du texte. Au sein d’un système de références partagé, l’énonciateur qui produit initialement la fiction en vient à être perçu par l’énonciateur-interprète comme un double de lui-même, comme un autre interprète du même ensemble de références. Les deux se trouvent associés comme interprètes et comme producteurs, face à un objet « participatoire » (Péquignot, 2016). La communauté se compose alors d’une multitude d’énonciations renvoyant les unes aux autres. D’où l’appellation de modes identifiants (intime et privé notamment), qui débouche sur une production de sens particulière, que je propose d’appeler le mode « communautaire » (Péquignot, 2018) à partir d’une refonte du mode privé, et qui consiste en une production d’identité singulière, autotélique, via un processus d’expérience collectivement constitué et revendiqué.
19Ce qui me semble particulièrement important, est que ce type de production de sens n’est pas à proprement parler nouveau, ou propre aux objets connectés, transmédiatiques, etc. Roger Odin avait élaboré le mode privé (2011 : 83, sqq.) pour rendre compte du fonctionnement des films de famille dans la société nucléaire patriarcale des Trente Glorieuses. Si les structures ont pu partiellement changer (familles recomposées, étiolement de l’autorité parentale verticale, particulièrement concernant le contrôle des loisirs à cause des écrans multiples et des connexions nomades, éclatement des usages et systèmes de références via la multiplicité des contenus et leurs spécialisations vers des publics très segmentés, etc.), en termes sociosémiotiques les « mêmes » individus (enfants, adolescents, jeunes adultes) mobilisent les mêmes processus de production de sens : « Niveau discursif : indéterminé dans sa forme, mais dans un contexte donné assez fortement normalisé. Niveau affectif : affects euphoriques, sentiment d’appartenance à une communauté. Niveau énonciatif : construction d’un énonciateur réel collectif. Niveau relationnel : interactions à l’intérieur d’un groupe » (Odin, 2011 : 89). Une communauté est toujours à construire, à habiter, à pérenniser et à défendre (via les participations de toutes natures et l’activité d’exégèse et de défense systématique de l’objet d’affection), un système hiérarchique est clairement observable (avec en tête Fabien Fournier, puis l’équipe, les autres producteurs de contenus similaires, les membres « seniors » de la communauté qui l’encadrent par leur expertise, leur ancienneté, etc.), et enfin, le résultat premier est l’autodéfinition du sujet par son appartenance active (hier à la famille, aujourd’hui à la communauté de fans et de soutiens).
20C’est une conclusion que l’examen seul des objets n’aurait sans doute pas permise, de même que la seule analyse cinématographique des films de familles ne pouvait la plupart du temps que conclure à la pauvreté et à la mauvaise maîtrise des films de famille (Odin, Péquignot, 2017 : §5).
21Je défends que l’assemblage théorique et méthodologique que j’ai présenté succinctement fonctionne. Il donne des résultats inductifs que d’autres travaux corroborent, par exemple ceux de Laurence Allard sur la construction de soi en régime numérique participatif (1999 ; 2000 ; 2005 ; 2008), de Jean Chateauvert sur l’usage oblique de la fiction dans les web-séries (2012 ; 2014a ; 2014b ; 2014c ; 2016), ou encore de Fanny Georges sur les questions d’identité numérique (2009 et 2014 par exemple) ou prévoient déductivement (de Peirce à Esquenazi en passant par Worth, Austin, 1972, Fish, etc.). Cependant des points d’insatisfaction posent problème.
221. Il y a tout d’abord le problème logistique de la masse. Masse des objets, des publics, des usages, des traces d’énonciations, des dispositifs, d’autant que le phénomène est en cours et donc ne cesse de s’accroître. Il me semble qu’il s’agit typiquement d’un champ d’investigation qui appelle à de la recherche par projets financés et portés par une variété de chercheuses et chercheurs, pour couvrir à la fois les besoins matériels, humains et disciplinaires.
232. Jusqu’à présent j’ai fonctionné principalement par sondage, le format sériel s’y prêtant relativement bien. Mais même ainsi, chaque vidéo pouvant aisément donner lieu à plusieurs centaines voire milliers de commentaires, l’approche ne peut être qu’impressionniste. Bien entendu, le dispositif numérique, connecté, invite à explorer les outils de traitement automatiques. Pour prendre un simple exemple, un groupe de master travaillant sur les publics de Noob (Riche, Rabinovitch, Tazi, 2018) a utilisé TXM sur le forum de la web-série (corpus de 720 articles de présentation de membres). Les résultats sont en cohérence avec mes propres conclusions (importance de la référentialité geek, sentiment d’appartenance à une communauté de fans, prégnance de l’amateurisme comme valeur, construction identitaire – récurrence du verbe « être » à la première personne par exemple). Néanmoins, le problème d’une approche quantitative de type TAL est le travail colossal de recodage en amont pour adapter tout logiciel à une langue très souvent du domaine de la marginalité grammaticale, syntaxique, orthographique, sémantique, sans compter l’emploi de toutes les ressources des caractères spéciaux, émoticons, des calligrammes, etc.
Fig. 1 : Extraits de commentaires en ligne
24Or, c’est toute la spécificité, cohérente avec leurs autres caractéristiques, de ces objets, de leurs usages et de leurs pratiques : se constituer « en autonomie » par rapport aux normes établies (ce qui ne signifie pas en anomie, bien au contraire). L’informatique sémantique n’étant pas encore une réalité opérationnelle, le travail nécessaire pour parvenir à l’automatisation semble au moins aussi important que l’exploration manuelle, si l’on veut un tant soit peu éviter les biais de normalisation du corpus au prisme d’une langue préprogrammée indépendamment de la réalité étudiée.
253. Se pose aussi la question de l’enquête auprès des sujets (quels que soient les pôles de l’axe communicationnel envisagés), par les moyens classiques des travaux sur les publics : observation, questionnaire, entretien, etc. J’y vois deux problèmes à résoudre au préalable. D’une part un problème théorique, que je résume ainsi : comment faire une enquête sémio-pragmatique ? (Péquignot, 2017). Comment interroger un sujet sur une « réalité » que l’analyste modélise comme étant contradictoire avec l’expérience (cette « contradiction » étant le fondement même du fonctionnement sémiotique – c’est l’illusion immanentiste dont parle Roger Odin, 2011 : 17). Pour le dire autrement, si l’analyse veut rendre compte de l’expérience textuelle qui consiste, pour le sujet, à se sentir face à un texte, lui-même relais d’une intentio auctoris, l’analyse – pragmatique – doit modéliser un sujet qui s’adresse à lui-même via la médiation d’objets que lui-même symbolise de telle sorte qu’ils apparaissent à ses yeux symbolisé par d’autres, pour lui. Roger Odin, quand il se pose la question des publics (2000b) décide de manière convaincante de contourner l’obstacle, sa visée étant heuristique, selon le principe de l’expérience de pensée représentative. Mais il me semble qu’il faut quand même trouver un moyen de vérification empirique, peut-être en ayant recours au même type d’inventivité que des enquêtes comme Cinétrope (Éthis, 2006). Il y a là un chantier passionnant à ouvrir. Le deuxième problème tient à une spécificité de l’objet étudié (qui semble en être une à tout le moins), à savoir la dimension connectée, qui induit bien souvent nomadisme, erratisme des temporalités, anonymat, etc. Une enquête avec des méthodes « classiques » n’engendrerait-elle pas nécessairement un biais « normalisateur », qui lisserait ces particularités et ramènerait ces publics aux « publics » ? Cela ne saurait être d’ailleurs a priori erroné, mais y parvenant par un biais, la montée en généralité serait problématique.
264. Enfin, il y a un espace, conséquent, aveugle, qui se constitue de deux ensembles. D’une part, comme toujours, les non-énonciations (pour paraphraser non-publics) sont absentes de l’analyse et ne peuvent, au mieux, qu’être évoquées en creux (voir à ce sujet Granjon, 2010 ; Wyatt, 2010). Qui ne sémiotise pas ces objets, ou plus, et pourquoi ? Cela nous ramène immédiatement à la question de l’enquête. D’autre part, posent problèmes également les énonciations « sans traces » si l’on peut dire, même si techniquement la « vue » constitue une trace, même minimum (voir à ce sujet la séries des ouvrages L’Homme-Trace dirigée par Béatrice Galinon-Mélénec, ainsi que Galinon-Mélénec, 2012). Celles-ci sont majoritaires, largement. Là encore la montée en généralité pose question. Il est plus que probable (mais quand même pas certain) que l’acte de commentaire par exemple (ou de financement, de production de fan art, etc.) s’inscrit dans un processus énonciatif, sémiotique, particulier, et ne constitue pas simplement un addendum aléatoire (ce qui aurait pour mérite de préserver la représentativité de la population d’étude). Cependant, l’écueil n’en est peut-être pas un. En effet, si la spécificité de ces objets réside au moins en partie dans leur caractère participatoire (parce que amateurs, connectés, geek, etc.), alors, ne pouvoir analyser que les traces d’énonciations participatives ne constitue pas un biais, la part des énonciations non participatives étant la trace d’énonciations non spécifiques, autrement dit non produites spécifiquement par le contact avec ces objets via la sémiotisation de leur caractéristiques construites comme propres.