- 1 Middlebrow Matters. Women, Stories and the Hierarchy of Culture in France since the Belle Époque. ( (...)
1Ce texte présente une synthèse condensée et modifiée de certains éléments de mon livre Middlebrow Matters1, synthèse non seulement réécrite en français mais aussi recentrée sur la question de la (dé)construction de la légitimité. Le livre part de l’hypothèse que s’il existe en France une tradition du « middlebrow », elle n’a été jusque-là ni reconnue ni étudiée. Sans prétendre à être une histoire du roman « middlebrow » en France, Middlebrow Matters cherche à approfondir l’étude et la théorie de la fiction narrative « moyenne », en partie par l’analyse de certaines périodes et de certains auteurs, en mettant l’accent sur la lecture féminine. Pour donner une idée du corpus, il inclut des romancières de la Belle Époque dont Marcelle Tinayre, Daniel Lesueur et aussi Colette (dont la légitimité varie selon les époques et qui représente une étude de cas fascinante), Irène Némirovsky, Françoise Sagan, diverses auteures contemporaines dont par exemple Anna Gavalda, Catherine Cusset, Tatiana de Rosnay et Amélie Nothomb, et plusieurs romans qui sont passés provisoirement dans le domaine du « middlebrow » à la faveur de l’attribution d’un grand prix littéraire (par exemple Les Mandarins de Beauvoir, L’Amant de Duras, La Saison de l’ombre de Léonora Miano, Trois femmes puissantes de Marie NDiaye). Mais le projet du livre est surtout d’étudier et de cerner de plus près le phénomène de cette littérature « moyenne », plébiscitée par tant de lectrices (et lecteurs) mais qui échappe à la fois aux critères des canons académiques et à ceux de la littérature pleinement « populaire ».
2La littérature légitime c’est la littérature que l’on qualifiera de « canonique » – celle qui est établie et transmise par les programmes scolaires et universitaires, par l’histoire officielle de la littérature et la critique universitaire et journalistique, du moins celle qui est considérée comme « sérieuse ». Or, à partir de la fin du dix-neuvième siècle, en France comme ailleurs, l’esthétique qui prédomine dans les critères de la légitimité est celle du modernisme, caractérisé par une grande innovation, des expérimentations formelles et par le refus du réalisme, qui est jugé sclérosé et inapte à traduire une réalité bouleversée d’abord par la modernité, et plus tard aussi par la Première Guerre mondiale. Le modernisme se caractérise également par un certain détachement sceptique, comme par la distanciation et l’autoréflexivité. Le projet moderniste est incontestablement important – car qui pourrait nier que la mission de l’art consiste à remettre en question les idées reçues, à trouver de nouvelles techniques pour donner forme à de nouvelles réalités ? En même temps, le modernisme est un mouvement qui met en valeur la difficulté, et donc qui élargit l’écart entre la littérature légitime et celle qui reste accessible au grand public. Comme le dit Leonard Diepeveen (The Difficulties of Modernism, 2003), avec le modernisme la difficulté devient « l’esthétique par défaut de la haute culture » (223) (« the default aesthetic of high culture ») et « le principal gardien de la culture » (224) (« our central cultural gatekeeper »). L’opacité d’un texte acquiert (et garde) une grande force de légitimation.
3C’est au même moment – celui où le modernisme prend son essor – que l’on voit une expansion massive du lectorat potentiel, grâce justement à ces mêmes forces de la modernité. L’économie en croissance a besoin d’une main-d’œuvre plus instruite, ce qui mène à la scolarisation universelle, à la généralisation de l’alphabétisme, et au développement d’une nouvelle classe moyenne dotée d’un certain temps de loisir ainsi que de la volonté de s’instruire. À la demande – car nous sommes sous des régimes capitalistes – correspondent de nouvelles offres : la Belle Époque voit paraître une véritable avalanche de romans, sous forme de feuilletons comme de volumes complets. Georges Ohnet continue à vendre des millions d’exemplaires ; il y a aussi Paul Bourget, un peu plus tard Henry Bordeaux, et toute une série d’écrivaines dont Daniel Lesueur, Marcelle Tinayre, Gabrielle Reval et … la Colette des Claudine et des premiers romans du music-hall. Ce sont surtout les autrices qui explorent, dans des récits plus ou moins réalistes, la situation des femmes de leur époque. Leurs romans sont profondément dédaignés par les modernistes : portraits réalistes de la société, intrigues bien charpentées, histoires d’amour, personnages vraisemblables – ce qui avait été le propre du roman commence déjà à être considéré comme « Ringard, tout ça. Éculé, kitsch, terminé » (pour citer Nancy Huston un siècle plus tard [Professeurs de désespoir, 267]).
- 2 Tendance qui n’a cessé de se développer depuis. Pour la féminisation de la lecture à l’époque conte (...)
4La prise en compte de la dimension du « genre » (gendering) dans la légitimité des œuvres se dessine aussi de manière plus explicite. Le nouveau lectorat se féminise2, grâce à l’éducation des femmes et à la généralisation de l’idéal bourgeois de la femme au foyer. Rita Felski démontre la manière dont le modernisme caractérise son lecteur idéal comme « critique, avisé – masculin » (2003: 33) (« critical, judicious – and masculine » ) alors que le lecteur moyen, dépassé par les mutations d’un monde en crise, reste « sensible, émotionnel, et féminin ». Privilégier une lecture affective et empathique, se laisser emporter par la fiction, c’est une posture féminine. Suzanne Clark montre comment, avec le modernisme, l’adjectif « sentimental » a acquis une force péjorative : le roman qui vous invite à mettre l’incrédulité de côté, à entrer dans son univers, à engager autant les émotions que la raison, est un roman démodé, mauvais, illégitime. Et il ne s’agit pas que de romans résolument populaires, mais aussi de fictions narratives destinées à un lectorat doté d’une certaine éducation, de romans qui traitent de thèmes sérieux, souvent d’actualité. Qui plus est, ce que l’on pourrait désigner comme le préjugé moderniste n’a jamais disparu mais reste très présent dans les instances actuelles de légitimation du domaine littéraire.
5On peut citer trois exemples assez typiques.
6En 2001, Éric Chevillard, auteur publié par les Éditions de Minuit, déclare : « j’éprouve un curieux sentiment de honte — le mot n’est pas trop fort — lorsque l’on dit de moi que je suis un romancier ». Pour Chevillard, ce terme évoque le « bon vieux roman », le roman qui « aime le psychodrame familial et le mélodrame amoureux » et donc qui « nous endort, nous abrutit (…) défend et illustre l’ordre des choses qui est une tyrannie stupide et sanguinaire » (Chevillard, 2001). Ainsi le roman qui dépeint sur le mode réaliste l’univers de ses lecteurs est condamné au pire conservatisme, à la fois esthétique et idéologique, et ce d’autant plus si l’univers évoqué est associé à un lectorat féminin (« psychodrame familial », « mélodrame amoureux »).
7En 2011, un article de Philippe Forest, « Le roman-roman est en coma dépassé », est publié dans Le Nouvel Observateur. Forest pratique ce qui est devenu le genre dominant en France, l’autofiction – et ne manifeste que du mépris pour le roman au sens traditionnel du terme. Le roman qui raconte « des petites histoires inventées » écrit-il, « c’est un genre en coma dépassé, une affaire de vieilles formules avec lesquelles, sous couvert d’imagination, l’auteur refourgue au lecteur de façon très peu imaginative les mêmes intrigues stéréotypées avec des personnages de papier-mâché dans des décors en trompe l’œil » (Forest, 2011).
8Troisièmement, en 2016, le romancier et critique Philippe Vilain publie La Littérature sans idéal où il fait la distinction entre d’un côté une littérature « mercantile » (expression qui nous renvoie à la « littérature industrielle » de Sainte-Beuve [1839]), qui satisfait les goûts dégradés des lecteurs, et de l’autre une écriture authentique dont l’enjeu essentiel est la langue elle-même. Vilain cite et approuve le fameux dicton de Robbe-Grillet (le nouveau roman a bien sûr représenté une étape essentielle dans la transmission des principes modernistes) : « le véritable écrivain n'a rien à dire. Il a seulement une manière de le dire » (Robbe-Grillet, 1963, 51 ; Vilain, 2016, 12). Entre-temps, la majorité des lecteurs semblent maintenir leur préférence pour des romans qui justement ont « quelque chose à dire », qui racontent des histoires en « trompe-l’œil » qui permettent de voyager dans des mondes imaginaires – et qui, pour citer Todorov et sa Littérature en péril (polémique contre l’approche critique qui considère le texte comme « un objet langagier clos, autosuffisant, absolu » [31]) « nous [font] mieux comprendre le monde et nous aide[nt] à vivre » (72).
- 3 Le terme peut se référer à la culture en général, mais notre sujet actuel est la littérature.
9 La thèse qui sous-tend Middlebrow Matters est par conséquent que depuis la fin du dix-neuvième siècle il existe toute une couche de fiction narrative qui a été lue et appréciée par des milliers de lecteurs (voire de lectrices), qui a joué un rôle important dans la construction de mentalités et d’imaginaires collectifs, mais qui reste absente ou en marge du canon « légitime » – à cause de sa relative transparence formelle et de sa négation des principes modernistes. En anglais cette strate de littérature « moyenne »3 porte un nom : le « Middlebrow ». Le terme date des années 1920, décennie où grâce à la BBC et à l’expansion de l’édition, la culture semblait s’ouvrir à une nouvelle démocratisation – perçue par les gardiens de la « haute » culture comme une menace à leur « distinction » (Bourdieu 1979) et comme une dégradation de la culture authentique.
10« Middlebrow » (« moyen ») est un terme péjoratif qui désigne une culture qui ne possède ni la valeur esthétique de la « haute » culture ni l’énergie vulgaire mais dynamique du « populaire ». Dans le domaine littéraire, il s’agit de romans plus ou moins réalistes, accrocheurs mais traitant de thèmes sérieux et souvent d’actualité. En Angleterre, des maisons d’éditions féministes comme Virago et Perséphone se sont consacrées à la redécouverte et à la réédition de l’énorme quantité de romans écrits et lus par les femmes, surtout pendant l’entre-deux-guerres. Il existe aussi tout un ensemble de travaux critiques sur le phénomène du « middlebrow » féminin de cette période4. En France, les maisons d’édition féministes (dont la plus connue est Des femmes) se sont peu intéressées aux habitudes de lecture de la masse de lectrices « ordinaires » ou « moyennes », et le concept de la culture « moyenne » a eu peu d’incidence sur la recherche.
11 « Highbrow » (de qualité), « middlebrow » (moyen), « lowbrow » (populaire ou bas de gamme) – sont bien sûr des catégories extrêmement fluides et fluctuantes. Un même texte peut passer d’une catégorie à l’autre selon la lecture qui en est faite et selon des mécanismes de légitimation ou de délégitimation comme les prix littéraires (certains prix risquant, paradoxalement, de faire descendre un texte dans la hiérarchie des « brows »), le marketing, les adaptations télévisuelles ou cinématographiques, la traduction, la célébrité ou la « starification » d’un auteur. Selon Nicola Humble, l’une des critiques qui a étudié le roman féminin britannique de l’entre-deux-guerres, la littérature « middlebrow » « est une catégorie où se situent les textes à un certain moment de leur trajectoire sociale » (Humble 2001 : 260) (« is a category into which texts move at certain moments in their social history »). Par exemple, certains lauréats du Prix Goncourt ont rejoint la sphère du « middlebrow » (au moins temporairement) parce que le prix a élargi leur lectorat et a changé la manière dont ils sont lus et perçus.
12En ce qui concerne la fiction narrative, pourtant, il est possible de discerner certaines qualités communes à la plupart des textes fictionnels qui réussissent auprès d’un public « moyen ». Les romans plébiscités – à court ou à long terme – par ceux que Todorov appelle les « lecteurs non-professionnels », mais déconsidérés par les gardiens de la littérature légitime, partagent en effet certains attributs, dont le mimétisme, le réalisme, le rôle central de l’intrigue. Or ces attributs n’entrent pas dans les critères de la littérarité « authentique » – car la « vraie » littérature est intransitive, en termes barthésiens « scriptible » plutôt que « lisible » (Barthes 1973). Je propose donc une brève défense de cette littérature mimétique, immersive et lisible qu’évoque le mot « middlebrow », en m’appuyant sur les écrits de cette minorité de critiques et théoriciens littéraires contemporains – dont Marie-Laure Ryan, Jean-Marie Schaeffer, Raphaël Baroni – qui s’intéressent à la remise en valeur de ce que Forest rejette comme le « roman-roman ». L’enjeu ici est de reconnaitre la discordance entre les critères de la littérarité « légitime », et les qualités qui pour la plupart des lecteurs constituent la valeur d’un texte fictionnel.
13Le roman « moyen » – celui qui selon les chiffres de vente, les palmarès de bestsellers, les blogs et clubs de lecture semble être préféré par les lecteurs « non-professionnels » – est d’abord mimétique et immersif. Mimétique dans la mesure où il présuppose une relation assez directe entre signe et référent, et affirme ainsi la possibilité de mettre en mots la réalité. Immersif, parce qu’il invite le lecteur à suspendre son incrédulité et à se laisser entrer dans un monde fictionnel. Selon le consensus moderniste, il s’agit là d’un art en trompe-l’œil qui leurre son lecteur, qui le dupe et l’induit en mauvaise foi – pour Robbe-Grillet le roman réaliste « impose l'image d'un univers stable, cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable » (Robbe-Grillet, 1963 : 31).
14Et pourtant on peut soutenir que « se laisser emporter » par la fiction, croire provisoirement en ce monde qui à la fois représente et remodèle la réalité de tous les jours, constitue aussi une forme d’acquisition du savoir, sur le plan cognitif aussi bien que sur le plan affectif. Marie-Laure Ryan défend la lecture immersive comme une expérience « aventureuse et revigorante » (2001 :11), et affirme le caractère interactif de la lecture fictionnelle. Selon Ryan, loin d’être purement passif, le rôle du lecteur est forcément actif, car l’illusion fictionnelle nécessite la mise en marche de sa propre imagination. A la différence, par exemple, du cinéma ou de la télévision, le langage ne peut pas représenter directement l’environnement visuel et auditif du monde fictionnel, mais seulement « coax the imagination to simulate sensory perception » (122) (« exhorter l’imagination du lecteur à simuler la perception sensorielle »). De plus, la lecture immersive n’exclut pas du tout une certaine conscience de la forme littéraire. Ryan affirme que la lecture d’une fiction comporte toujours deux éléments, immersion et interactivité, autrement dit que la lecture fictionnelle est toujours « amphibie » (on se plonge dans la fiction, mais pour y rester il faut aussi l’oxygène de la réalité vécue, d’où la conscience du texte). Pour Ryan, les différentes sortes de fiction se situent sur un spectre qui s’étend entre les deux pôles de l’immersion (d’un côté) et de l’interactivité (de l’autre) : si la distanciation moderniste penche du côté de l’interactivité (ce qu’elle appelle la « concentration »), à l’autre extrême il y a « l’envoûtement donquichottesque », où l’illusion fictionnelle fait quasiment disparaître le monde réel. La fiction « middlebrow » se situe entre les deux, exigeant une posture que Ryan appelle « imaginative involvement » (implication imaginative).
- 5 Ce qui fait penser à l’image de Michel de Certeau pour qui les lecteurs même les plus « ordinaires (...)
15 Ryan défend donc le rôle actif du lecteur même dans la consommation d’un récit purement « fabulateur »5, et vante les effets bénéfiques d’un voyage mental dans un monde imaginaire. Loin de nous « endormir et abrutir » (Chevillard), les « petites histoires inventées » (Forest) du « roman-roman » nous permettraient de nourrir la force de nos imaginations et d’élargir notre expérience du monde au-delà des limites du vécu personnel. Pour Jean-Marie Schaeffer aussi, la lecture d’une fiction immersive peut modifier nos mentalités : vivre des expériences par procuration permet non seulement d’acquérir des connaissances, mais de refaçonner le « socle cognitif et affectif » du lecteur. La fiction a une « fonction modélisante » de par son « exemplification fictionnelle de situations et de séquences comportementales (qui) met à notre disposition des schémas de situations, des scénarios d’action, des constellations émotives et éthiques [...] susceptibles d’être intériorisés par immersion » (Schaeffer, 1999 : 47).
16Ainsi, pour prendre un exemple, La Rebelle (1905) – le best-seller de Marcelle Tinayre, auteure très connue pendant la première moitié du vingtième siècle et largement oubliée depuis – fait entrer ses lectrices dans le monde de Josanne Valentin, jeune veuve qui, à la différence de la plupart des femmes bourgeoises (et même petite-bourgeoises) de l’époque, travaille pour gagner sa vie et celle de son enfant. Pauvre et solitaire, Josanne lutte contre les préjugés de la société des années 1900 pour concilier son besoin d’indépendance avec son désir de vivre une relation amoureuse avec un homme. Le discours féministe, largement répandu à l’époque, reconnaissait bien le conflit entre les idéaux républicains (liberté, égalité) et la situation réelle des Françaises. Mais le récit dramatique et émouvant de Tinayre, presqu’entièrement focalisé du point de vue d’une héroïne sympathique, Josanne Valentin, à la fois « moyenne » (Josanne est présentée comme une femme typique de sa classe et de sa génération) et féministe convaincue, invite la lectrice à ressentir par procuration les joies et les douleurs de la condition féminine à la Belle Époque, dans toutes ses contradictions. Il est tentant de spéculer qu’au moins pour certaines lectrices La Rebelle aura déclenché une prise de conscience des inégalités sociales et de leurs retombées dans la vie privée et intime. Schaeffer fait l’éloge de la capacité de la fiction « à enrichir, à remodeler, à réadapter tout au long de notre existence le socle cognitif et affectif originaire grâce auquel nous avons accédé à l’identité personnelle et à notre être-au-monde » (327).
- 6 La présence d’une géographie précise et réaliste est l’un des facteurs qui différencie le roman moy (...)
17 Ce qui est sous-entendu dans les critiques du « bon vieux roman » c’est que raconter « des petites histoires inventées » est relativement facile, à la différence du travail exigé par l’écriture d’un texte proprement littéraire. Et pourtant, écrire un texte qui fasse disparaître le monde qui nous entoure et le remplace par un monde imaginaire exige une maîtrise considérable de techniques narratives qui sont certainement dignes d’intérêt. L’une des caractéristiques du roman « moyen », par exemple, est sa tendance à situer très fortement son univers sur le plan spatial, d’établir une vraie géographie imaginaire. Dans La Rebelle, le Paris des années 1900 fournit un cadre réaliste et reconnaissable aux aventures de son héroïne : pour les lecteurs de l’époque au moins, qu’ils fussent parisiens ou non, les rues, les boulevards, les grands bâtiments mentionnés auraient permis de suivre Josanne sur une carte imaginaire de la ville acquise soit par l’expérience directe, soit grâce à d’autres lectures. En même temps, le portrait vivant d’un Paris en pleine expansion, ses rues pleines de monde, son foisonnement de presse, de livres, d’associations politiques, bref « la lutte, les risques, les fièvres de Paris » que Josanne préfère de loin « au doux enlisement provincial » (67), inscrivent dans le texte une haute valorisation de la modernité : malgré la profonde inégalité des sexes, le progrès technologique et la relative démocratisation de la société sous la Troisième République sont présentées comme des facteurs d’espoir pour l’avenir. La précision spatiale qui caractérise les romans « middlebrow » (sinon tous, au moins la majorité d’entre eux) aide à établir la « réalité » provisoire du monde imaginaire, contribuant ainsi à l’immersivité du texte, et en même temps représente sur le mode figuratif les valeurs qui sous-tendent le roman.6
18Un demi-siècle après Tinayre, Françoise Sagan, la romancière « middlebrow » la plus connue des années 1950 et 1960, a créé aussi un monde fictionnel fortement ancré dans des lieux précis, dont Paris est le principal. Paris chez Sagan, comme chez Tinayre, est représentée du point de vue de ses habitants pour qui les célèbres monuments, les ponts et les avenues font partie de l’expérience quotidienne : ses personnages habitent des rues facilement localisables sur une carte de la ville, traversent la Seine en allant au travail ou à un rendez-vous amoureux, se rencontrent dans des cafés du Quartier Latin. L’illusion fictionnelle est renforcée par la connaissance antérieure qu’ont la plupart des lecteurs (même ceux qui n’y ont jamais mis les pieds) de cette ville si mythifiée, si souvent dépeinte dans d’autres fictions littéraires, filmiques ou télévisuelles. Ce que Ryan appelle l’« envoûtement » (« entrancement » ) fictionnel est d’ailleurs rehaussé par les multiples associations d’une ville connue comme celle des lumières, de l’amour, de la révolution et de la vie intellectuelle. En même temps Paris incarne souvent l’état d’esprit des protagonistes, et leur mélange « saganien » de frivolité et de lucidité amère. Josée, héroïne des Merveilleux Nuages, après une période à l’étranger retrouve avec délice « le petit monde le plus vivant, le plus libre et le plus gai de toutes les capitales de la terre », mais reconnait également qu’il s’agit d’un « petit monde pourri, factice et creux » (Les Merveilleux Nuages, 75). Le Paris de Sagan est beau, mais d’une beauté douloureuse, « déchirante » (La Chamade, 97), souvent vue à l’aube ou au crépuscule, au printemps ou en automne, heures et saisons de transition qui évoquent le caractère fugitif du temps, et ce qu’ailleurs Sagan appelle la « somptueuse précarité de la vie » (Un chagrin de passage, 30).
- 7 Dans Des bleus à l'âme, Sagan évoque le jugement négatif de la plupart des critiques, pour qui ses (...)
19L’autre lieu essentiel du monde « saganien » est la Côte d'Azur, riche aussi pour la plupart des lecteurs en connotations de vacances, de plaisir de vivre et de beauté naturelle. La Méditerranée introduit dans les textes de Sagan une intensité de sensations et de couleurs qui ajoutent certainement à leur dimension de « littérature d’évasion ». Les personnages aussi fuient la complexité affective et morale de leur vie parisienne pour retrouver « la chaleur du soleil, la fraîcheur de l'eau, la douceur du sable » (La Chamade, 88), plaisirs sensuels qui offrent une évasion provisoire des tensions affectives qui étayent l’intrigue. Pourtant, la Côte n’échappe pas à l’angoisse existentielle qui sous-tend l’apparente légèreté du monde de Sagan : la mer est aussi connotée à la solitude, l’oubli, la mort. Quand Dominique (Un certain sourire) se prépare à plonger dans l’eau étincelante de la mer, tout n’est pas plaisir: « J’allais tomber en elle, m’y enfouir; j’allais tomber de très haut et je serais seule, mortellement seule, durant ma chute » (82). Les romans de Sagan, courts et si lisibles, souvent jugés (comme elle disait elle-même) frivoles et superficiels7 mais adorés par un vaste lectorat féminin, captent l’ambivalence de ces décennies d’après-guerre qui étaient à la fois celles de la perte de l’Empire et la menace de la guerre froide et du développement de la société de consommation alimenté par une expansion économique extraordinaire. La géographie spatiale de ses textes représente cette dualité – tristesse et luxe, angoisse existentielle et frivolité – sans qu’il y ait besoin de la rendre explicite, tout en ajoutant au plaisir offert par la lecture.
20L’intrigue est un autre élément essentiel de l’immersivité et du plaisir offert par la fiction, élément très peu valorisé par les modernistes, de Valéry au Nouveau Roman et jusqu’aux auteurs autofictionnels du XXIe siècle. Une bonne intrigue est bien plus associée au roman policier qu’à Proust, ou comme le dit Peter Brooks (1984 : 4) « à Jaws (Les Dents de la mer) qu’à Henry James ». Et pourtant, l’organisation de la complexité du vécu en un récit cohérent n’a rien de trivial, car elle répond au désir humain de donner un sens à la contingence de la vie, de donner une forme à ce qui peut paraître un chaos informe. Selon les mots de Frank Kermode (grand critique littéraire anglais), les intrigues sont nécessaires à l’être humain « pour donner un sens à notre durée de vie, il nous faut des concordances fictives avec des origines et des fins, capables d’accorder de la signification à nos vies comme à nos poèmes » (« to make sense of (our) span (we) need fictive concords with origins and ends, such as give meaning to lives and to poems » , Kermode, 1967 : 7). Et comme l’explique Raphaël Baroni, le plaisir d’une intrigue bien élaborée peut aussi être un plaisir salutaire. Le « suspens », la curiosité, la surprise ne représentent pas de simples distractions qui font oublier la dure réalité, mais permettent au lecteur d’affronter ses peurs et ses désirs, d’explorer des potentialités non réalisées, de remettre en question ses habitudes et ses préjugés. Une intrigue captivante est salutaire parce qu’elle fournit un espace de sécurité d’où l’on peut explorer des expériences qui, dans la réalité, seraient intolérables ou insupportables. « Dans l’espace du récit, les leçons que nous tirons habituellement des épreuves que nous réserve l’existence peuvent être enseignées sans danger : le vécu passionnel se convertit en histoire passionnante. » (Baroni, 2007 : 35).
21Ainsi Tinayre organise son récit, bien qu’il traite des dures réalités de la vie des femmes pauvres et sans soutien masculin durant les années 1900, sur le modèle de l’histoire d’amour. Avec son héroïne Josanne, la lectrice doit affronter une série de dangers, de rejets, de preuves du pouvoir parfois brutal des hommes, avant de trouver le bonheur avec un homme capable de se remettre en question. Les intrigues de Sagan tournent autour des désirs contradictoires de ses protagonistes féminins, qui cherchent d’un côté à affirmer leur liberté sur le modèle masculin, mais qui souffrent de l’insuffisance de ce mode de vie à satisfaire leur soif d’une « autre chose » mal définie. Discrètes, refusant toute sentimentalité, les intrigues de Sagan sont toujours construites pour inciter à en tourner les pages, dès le premier (Bonjour Tristesse, 1954), dont le dénouement apporte une violence inattendue suivie de ses retombées sur la vie morale de l’héroïne narratrice. Les intrigues « saganiennes » doivent d’ailleurs au moins une partie de leur succès auprès d’un lectorat « moyen » à la finesse avec laquelle elles reflètent un moment transitionnel de l’histoire des femmes en France, entre l’espoir soulevé par l’accord tardif du droit de vote, accompagné par l’inscription d’une égalité théorique entre les sexes dans la nouvelle Constitution (1945-46), et la remise en question bien plus radicale des rapports entre les sexes qui a suivi Mai 68. Les héroïnes de Sagan se comportent en femmes émancipées sur le plan social comme dans leur vie sexuelle et amoureuse. Mais les intrigues tournent autour de leur recherche d’un épanouissement difficile à concevoir dans la société androcentrique, individualiste, basé sur l’idéal du couple que Sagan dépeint.
22Plus récemment, le succès énorme des romans d’Anna Gavalda – en particulier Ensemble c’est tout (2004) et La Consolante (2008) – peut s’expliquer en partie par leurs intrigues complexes et bien charpentées, qui convertissent le « vécu passionnel » de familles dysfonctionnelles, du vieillissement solitaire, de la crise du logement, de rapports amoureux conflictuels et incertains, en des « histoires passionnantes » qui d’ailleurs se terminent sur une note d’espoir et de bonheur. C’est la centralité des préoccupations quotidiennes, ordinaires dans ses textes, et aussi leur optimisme, qui lui ont valu l’ironie quelque peu méprisante des critiques : « Chez elle » écrit Philippe Lançon dans Libération, « le bonheur est un acarien fragile ; il se glisse dans les petites choses, chez ce qu'on appelait avant les petites gens... (…) de la prose pâle, pour tout lecteur. » Et Daniel Martin – dans L'Express, « (Gavalda) donne dans les sentiments. Les beaux. Les bons. De ceux qui ont la réputation de ne pas faire les grandes littératures. » Le contraste est marqué entre réception critique et réception « non-professionnelle » : sur le site Babelio, par exemple, consacré aux livres, les lectrices (mais aussi les lecteurs) parlent d’un roman « impossible à lâcher », que l’on « dévore », « envoûtant », « plein de tendresse, d’amour, d’humour», et louent son « écriture moderne, vivante».
23Par ailleurs, une intrigue qui offre la satisfaction de la cohérence, de fils narratifs finalement bien noués, ne correspond pas forcément à ce que Robbe-Grillet appelle « imposer l’image d’un univers stable, cohérent, univoque ». Plutôt que le sens réconfortant d’un monde ordonné, la fiction propose souvent « la mise en scène, par le biais de la mise en intrigue, de la sous-détermination du devenir et du monde » (Baroni, 158). Il ne s’agit pas du simple « colmatage des fissures qui lézardent nos certitudes rassurantes » (409), mais de vivre, par procuration, la peur, l’incertitude, la douleur, aussi bien que la joie, l’amour, le réconfort. Pour Schaeffer, la fiction « nous permet de réorganiser les affects fantasmatiques sur un terrain ludique, de les mettre en scène, ce qui nous donne la possibilité de les expérimenter sans être submergés par eux » (324). Paul Ricoeur nous rappelle dans Temps et récit que « la synthèse de l'hétérogène réalisée par la mise en intrigue ne produit pas une pure concordance, mais une concordance “discordante” » (Ricoeur, 1983 : 139 ; Baroni : 313).
24En conclusion, quand on parle de la « littérature française », le terme se réfère normalement à un canon à forte prédominance masculine, sélectionné et approuvé par ce que Janice Radway appelle « un lectorat spécialisé, de formation classique, professionnel et minoritaire » (« a specialised, trained, quite small professional audience », Radway, 1997 : 230, adapté). Si l’on élargit le terme pour le faire signifier aussi « la littérature qui a plu à et qui a influencé une majorité de lecteurs francophones », cela change considérablement tant l’histoire littéraire que la critique contemporaine. Sur le plan du contenu d’abord – entre autres choses, cela fait entrer dans le canon beaucoup plus de femmes-écrivains. Ensuite sur le plan des critères de la littérarité, auxquels il faut maintenant ajouter l’immersivité, l’efficacité de l’intrigue, la richesse de « la fonction modélisante » qui, grâce à des techniques narratives enracinées dans le réalisme, permet au lecteur/à la lectrice d’« intérioriser par immersion » « des schémas de situations, des scénarios d'action, des constellations émotives et éthiques » (Schaeffer, 1999 : 47) bien au-delà de leur vécu personnel. Le roman « moyen » – le middlebrow – a longtemps été considéré comme synonyme de médiocrité, comme une version fade et édulcorée de la littérature authentique ou légitime. Il est possible de le concevoir plutôt comme un espace imaginaire créateur qui répond autant à la recherche du plaisir d’évasion dans l’imaginaire qu’au désir de se comprendre et de mieux comprendre le monde qui nous entoure. Ainsi le middlebrow constituerait non pas le « moyen » au sens péjoratif, mais un espace transitionnel vital de la culture.