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Mutations des légitimités dans les productions culturelles contemporaines

Formes de l’érudition littéraire au XIXe siècle

Anne-Gaëlle Weber

Résumé

La présence récurrente, sur des sites d’amateurs d’œuvres fictionnelles notamment, de gloses extrêmement savantes semble ressusciter, en les déplaçant, des méthodes d’analyse dignes des beaux jours de l’érudition du XIXe siècle, telle qu’elle s’incarnait notamment sous la plume des bibliographes et des académiciens de Province. Analyser les « formes de l’érudition littéraire » au XIXe siècle revient notamment à étudier le rôle joué par l’érudition dans la définition à la fois des études littéraires, critiques ou académiques, et de la littérature elle-même. En même temps qu’elle pénètre dans un champ en cours de constitution (celui de la littérature en tant que discipline), l’érudition s’incarne dans un certain nombre de pratiques discursives et éditoriales dont les écrivains parfois s’emparent pour les inscrire à l’intérieur même de leurs œuvres.

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Texte intégral

  • 1 Cf. à ce propos Nathalie Richard et Hervé Guillemain (éd.), The Frontiers of Amateur Science (18th- (...)

1La figure de l’érudit est souvent associée à tort ou à raison au XIXe siècle1. Elle charrie son lot de caricatures et de préjugés : l’érudit est un amateur, parfois un notable de Province, collectionneur de faits plus ou moins ineptes ou pourvoyeur d’interprétations fragmentaires, toujours désireux de participer au progrès de la Science et soucieux d’une certaine reconnaissance. Le développement des sociétés savantes et académies, l’accès à l’instruction et l’essor de la presse à grand tirage sont sans doute à l’origine, non de la naissance de l’érudition, mais de l’élargissement de sa pratique.

2Cela suppose l’identification de certaines constantes discursives et méthodologiques. Tout se passe comme si s’était figé, au XIXe siècle, un certain nombre de règles d’écriture incarnant l’approche érudite des textes et des faits. Parmi celles-ci figurent le commentaire des sources, l’usage de notes et de paratextes, les interprétations inflationnistes des moindres détails, dont les « amateurs » ou les « fans » de telle ou telle œuvre ou de telle ou telle discipline font usage aujourd’hui sur des blogs ou des sites dédiés.

3En ce sens, le parallèle entre le « siècle du Positivisme » et le XXIe siècle s’impose. Si les modes d’écriture numérique bouleversent les frontières plus ou moins établies entre lecteurs, commentateurs, savants et auteurs, s’ils consacrent l’émergence de communautés interprétatives qui ne relèvent pas des institutions académiques, ils posent aussi la question de savoir si les formes discursives du savoir sont une instance de « légitimation » savante et si un tel bouleversement témoigne d’une révolution ou d’une évolution. Le retour au XIXe siècle permettrait alors, par analogie, de s’interroger sur le rôle et la fonction de l’érudition dans la définition des savoirs, des pratiques artistiques et des statuts, à condition de saisir et de comprendre ce qu’était alors l’érudition et la fonction qu’on lui assignait.

4L’étude des formes de l’érudition littéraire au XIXe siècle suppose de s’interroger d’abord sur l’émergence ou sur la reconnaissance contemporaine de ces « formes ». Elle entend, par-delà les stéréotypes, montrer le rôle et la fonction de l’écriture érudite dans la définition même de la littérature, au moment où cette dernière naît au sens contemporain du terme, en tant que corpus et en tant que discipline. Il s’agira moins de dessiner les contours d’une érudition figée et stérile que de rappeler le caractère polémique de sa définition ainsi que son indéniable fécondité.

Érudition et littérature : éléments de définition

  • 2 Pierre Richelet, « Littérature », Dictionnaire français contenant les mots et les choses, Genève, J (...)

5En 1680 déjà, Richelet donnait dans le Dictionnaire français contenant les mots et les choses en guise d’équivalent au mot « littérature » soit la « science des Belles-Lettres », soit d’« honnêtes connaissances », soit encore la « doctrine » et l’« érudition »2. L’union intime entre les Belles-Lettres et l’érudition a été couronnée par la création dès 1663 de l’Académie des Inscriptions et Médailles qui, en 1716, est devenue l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres dont la fonction, alors, est de contribuer à l’avancement et à la diffusion des connaissances dans les domaines de l’Antiquité classique, du Moyen Âge prolongé jusqu’à l’âge classique et de l’ensemble des civilisations de l’Orient proche et lointain. Cette académie, forte du développement des études de philologie et d’archéologie, participe en 1821 à la création de l’École des Chartes à laquelle fut assignée la fonction de « ranimer un genre d’études indispensable à la gloire de la France ». C’est dire ou suggérer, dans un premier temps que l’érudition « littéraire », en un sens où littérature et Belles-Lettres consonnent, se pratique dans des domaines disciplinaires précis (la philologie et l’archéologie depuis le XIXe siècle, l’histoire) et sur des objets « anciens ».

  • 3 Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert (dir.), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences (...)
  • 4 Ibid., p. 918.

6L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert insiste davantage sur les méthodes de la bonne érudition qui se distingue de la « science », reposant sur la réflexion et le raisonnement, et des « Belles-Lettres » qui donnent des « productions agréables de l’esprit dans lesquelles l’imagination a plus de part »3. L’érudition, qui signifiait à la lettre « savoir », aurait été particulièrement appliquée à la connaissance des faits ; elle se distingue en trois branches principales qui sont la connaissance de l’Histoire, celle des Langues et celle des Livres. La connaissance des Livres « suppose, du moins jusqu’à un certain point, celles des matières qu’ils traitent, et des auteurs ; mais elle consiste principalement dans la connaissance que des savants ont porté de ces ouvrages, de l’espèce d’utilité qu’on peut tirer de leur lecture, des anecdotes qui concernent les auteurs et les livres, des différentes éditions et du choix que l’on doit faire entre elles […] ». Très vite, l’auteur de l’article restreint son propos à ce qu’il nomme l’érudition critique « qui consiste à démêler le sens d’un auteur ancien ou à restituer son texte, ou enfin (ce qui est la partie principale) à déterminer l’autorité qu’on peut lui accorder par rapport aux faits qu’il raconte » et définit les étapes de la méthode à suivre : la connaissance des témoignages contemporains, la comparaison du texte aux sources, l’étude des autres textes de l’auteur afin de s’assurer de l’autorité et de l’identité de celui qui écrit, etc. Suit une défense de la bonne érudition qui par là même, devient compatible avec la science et même supérieure à elle. Sous la plume de l’encyclopédiste, elle n’est pas contraire à l’esprit critique comme le suggérait Voltaire dans Le Temple du goût en des vers qui sont souvent repris aux XVIIIe et XIXe siècles pour stigmatiser les érudits : « Le goût n’est rien ; nous avons l’habitude/ De rédiger au long de point en point/ Ce qu’on pensa, mais nous ne pensons point »4.

  • 5 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, Paris, Administration du Grand Dictionnaire universe (...)
  • 6 Ibid.

7Dans l’article que Pierre Larousse, en 1870 dans le septième tome du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, consacre à l’« érudition », la citation de Voltaire est l’occasion d’une critique de la satire : « L’érudition n’est plus aux mains des compilateurs ni des pédants ; on y apporte, outre l’exactitude, le goût qui choisit, la critique qui discerne, la méthode qui dispose »5. L’érudition, en tant que « connaissance très étendue des textes, des faits, des monuments relatifs au langage, à l’art, à l’histoire des divers peuples », est comparée à la « littérature » pour en être distinguée : « L’érudition et la littérature sont, l’une et l’autre, la connaissance acquise par la lecture des auteurs anciens et modernes ; mais, pour avoir de la littérature, il suffit d’avoir lu beaucoup de livres, les meilleurs surtout, et de conserver dans sa mémoire les impressions que cette lecture a produites sur l’esprit ; pour être érudit, il faut de plus avoir lu les commentaires qu’on en a faits, avoir comparé les diverses éditions, connaître le temps où vivaient les auteurs, les sources où ils ont puisé, etc. »6. Toutes choses égales par ailleurs, l’érudit selon Larousse figurerait assez bien, de nos jours, le professeur de littérature, les étudiants de lettres et certains chercheurs, ou, en d’autres termes, les tenants du savoir académique. L’auteur de l’article définit ensuite les champs disciplinaires auxquels l’érudition aurait été cantonnée par l’usage : l’histoire littéraire et la connaissance des langues et des livres, l’histoire des peuples, tant anciens que modernes, l’archéologie, la chronologie, la géographie et, enfin, dans les sciences, la partie historique.

  • 7 Le Tiers Livre (1546) de François Rabelais est notamment une satire des savoirs de son temps ; le c (...)

8L’étude historique de l’érudition dans l’article du dictionnaire, quant à elle, permet d’identifier les types d’ouvrages considérés comme « érudits » au fil des siècles : les commentaires ou gloses et éditions de textes grecs et latins, les dictionnaires historiques et critiques tels que celui de Bayle, les « bibliothèques », les études de philologie comparée et les écrits historiques qui, grâce à l’érudition, seraient devenus une « science exacte ». Enfin, cet historique est parsemé de références aux satires qui ont accompagné le développement de l’érudition, depuis Rabelais et la manière dont il ridiculise notamment l’usage des références grecques et latines à de soi-disant autorités jusqu’à Saint Hyacinthe7.

9De ces diverses définitions découlent plusieurs constats. Il apparaît notamment que la définition de l’érudition, au XVIIIe siècle comme au XIXe siècle, est toujours polémique et se meut en une défense de la « bonne érudition ». Dans le premier cas, il s’agit d’insister sur la compatibilité entre érudition et « esprit philosophique ». Dans le second, il s’agit à la fois de concilier l’« érudition » et l’idéologie du « progrès » et de donner de l’érudition une interprétation sinon positiviste du moins scientiste. Ces deux exemples ne suffisent certes pas à refléter l’évolution possible des formes de l’érudition et de sa valeur scientifique ; ils témoignent cependant de certains retournements qui permettent de nuancer la chronologie admise de la place de l’érudition dans les savoirs. Selon celle-ci, la philosophie des Lumières aurait mis un terme à l’érudition des glosateurs et des rhéteurs. Le savoir romantique, tout à la synthèse et à l’unité de la Nature, aurait à son tour exclu l’érudition de l’arbre des savoirs. Le positivisme et le scientisme, au contraire, en marqueraient la résurgence.

  • 8 François Guizot, alors ministre de l’Instruction publique, crée à partir de 1835 le Comité des trav (...)
  • 9 Odile Parsis-Barubé, L’Illusion de la modernité : les représentations de l’érudition dans les socié (...)

10La tension entre la connaissance encyclopédique de tout ce qui a été dit, écrit et pensé sur un objet particulier, et le savoir construit et argumenté tendant à l’universel, s’incarne assez bien, au XIXe siècle, dans l’opposition entre les académies de Province qui se développent alors et les académies parisiennes. L’érudit de Province est le spécialiste de faits propres à son territoire et ne peut prétendre élaborer les théories dont se chargent les savants parisiens ; il n’empêche que Guizot encourage vivement l’inventaire des documents d’archive dont peuvent se charger les « provinciaux »8. Car la discipline où le combat est le plus vif, dès le début du XIXe siècle, entre l’érudition et l’esprit philosophique est sans conteste l’Histoire, où le débat entre Daunou et Augustin Thierry reflète la bataille entre les archivistes qui prônent la nécessité de la recherche de documents, de « critique externe » et les historiens philosophes qui représentent une pensée romantique de l’Histoire9. Mais de Richelet à Larousse, le domaine d’application de l’érudition s’élargit manifestement à la littérature.

11En creux de ces définitions apparaissent la mauvaise érudition et ses dérives : une étude de faits particuliers, de documents singuliers, voire de « curiosités » qui se passe de la mesure de l’importance et de la valeur de ces « faits », un discours souvent mal écrit et mal disposé, une recherche de sources et d’autorités sans discernement. Et cela, dans la pratique, prend encore la forme, au XIXe siècle, de compilations et de bibliographies (qui se multiplient et sont souvent le fait de bibliothécaires), d’éditions de textes anciens et de gloses et enfin, pour ce qui concerne la « littérature », d’histoires de la littérature, particulières ou générales, – dessinant peu à peu un type d’ouvrages constituant le genre de l’écriture érudite.

Études littéraires et érudition

  • 10 On considère généralement que le premier usage du mot de littérature au sens contemporain du terme (...)
  • 11 Dans ses Cours d’études historiques dispensés de 1819 à 1830 et publiés en 1842, Daunou s’est fait (...)

12Si la « littérature », au sens moderne d’ensemble d’œuvres littéraires et d’étude de ces œuvres pour elles-mêmes et non plus en tant que modèles rhétoriques, naît sous la plume de Mme de Staël en 180010, l’insertion progressive de son étude dans les cursus secondaires passe par la publication de cours de littérature ancienne et moderne, dont Laharpe est l’inventeur, et prélude à l’écriture d’histoires de la littérature par Nisard ou Brunetière, puis par Lanson notamment. Il va de soi que les historiens de la littérature ne peuvent ignorer les débats qui hantent l’écriture de l’Histoire et l’idée d’une science historique tout au long du XIXe siècle, depuis la querelle entre François Daunou et Augustin Thierry au sujet de l’érudition jusqu’à l’équilibre entre critique externe et interne prôné par Charles Seignobos et Charles-Victor Langlois en 189811. Transposée dans le domaine de la littérature, l’érudition et son usage deviennent la pierre de touche de la définition d’une science de la littérature et, corrélativement, de la capacité ou non à exercer le jugement de goût sur l’œuvre littéraire.

  • 12 Charles Nodier, Questions de littérature légale, Paris, Barba, 1812, p. 93.

13L’identification et l’inventaire des auteurs et des œuvres reviennent souvent, dans la première moitié du XIXe siècle, aux bibliothécaires et bibliographes. Les ouvrages se succèdent en la matière, depuis le Dictionnaire des anonymes de Barbier, publié d’abord de 1806 à 1808 puis de 1822 à 1827, jusqu’aux Supercheries littéraires dévoilées, de 1845 à 1853 de Jean-Marie Quérard, en passant par le Manuel du libraire de Jean-Charles Brunet. Charles Nodier tente lui aussi apparemment d’aplanir les difficultés des historiens de la littérature en faisant disparaître la confusion des noms et des titres, lorsqu’il publie en 1812 les Questions de littérature légale. Du plagiat, de la supposition d’auteurs, des supercheries qui ont rapport aux livres. Mais s’il rend hommage aux savants bibliographes, l’auteur se distingue d’eux et critique l’érudition littéraire qui consiste à résoudre simplement des querelles d’authenticité et à découvrir l’identité d’auteurs plus ou moins anonymes. Dans le chapitre consacré à la « supposition de rareté », Nodier précise ainsi « qu’une merveille enterrée ne fait pas nécessairement époque dans la littérature »12. L’écrivain érudit, qu’il est à sa manière, est celui qui use de l’érudition comme d’un document dont il sait hiérarchiser les résultats afin de faire œuvre de savant.

  • 13 Ernest Renan, L’Avenir de la Science : pensées de 1848, Paris, Calmann Lévy, 1890, p. 124.

14À l’autre extrémité du siècle, dans L’Avenir de la Science : pensées de 1848 (1890), Ernest Renan consacre deux chapitres successifs à l’érudition et à la philologie et entend manifestement réhabiliter les études d’érudition. Car « le curieux et l’amateur », qui sacrifient à la science souvent par vanité, « peuvent rendre à la science d’éminents services, mais ils ne sont ni le savant, ni le philosophe »13. Ainsi les travaux des philologues constituent le matériau à partir desquels travaille le savant auquel Renan assigne le devoir de retracer l’histoire du progrès de l’esprit humain. Le positivisme et le scientisme affichés par les études philosophiques et historiques ne sont pas sans conséquence sur le développement des études de la littérature. Mais là se pose plus qu’ailleurs la question de l’historicisation de l’objet littéraire, ou celle d’une science de la littérature. La place accordée au jugement de goût se heurte à celle du jugement de vérité et d’authenticité, – les deux engageant un certain nombre de présupposés autant herméneutiques que politiques.

  • 14 Ferdinand Brunetière, « L’érudition contemporaine et la littérature française du Moyen Âge », Revue (...)

15Dans un article consacré en 1879, dans la Revue des Deux Mondes, à « L’érudition contemporaine et la littérature française du Moyen Âge », Ferdinand Brunetière s’en prend ainsi à ceux qui ont selon lui déplacé le centre « de notre littérature » de l’Antiquité au Moyen Âge. Il déplore l’influence de la philologie allemande sur les érudits contemporains, qui aurait pour conséquence une relative ignorance et une incapacité à écrire, ce qui les distinguerait des critiques et des humanistes. Il condamne également l’enthousiasme des « médiévistes » pour la littérature du temps qui témoignerait à ses yeux d’une erreur de goût et de jugement14.

  • 15 Cf. à ce propos Stéphane Zékian, L’Invention des classiques, Paris, CNRS Éditions, 2012 ; l’auteur (...)

16Ni cette charge contre l’érudition, ni les critiques récurrentes des dérives de la « mauvaise érudition » ne doivent faire oublier ce que l’histoire littéraire doit aux érudits : la découverte de pans entiers de littérature oubliée, ou, plus modestement, d’auteurs et d’œuvres tombés dans l’oubli pour des raisons qui sont liées soit à l’ignorance effective d’une langue, soit à des raisons esthétiques, soit encore à des raisons politiques – les mêmes que celles que Brunetière dénonce. La visée politique des histoires littéraires n’est guère une invention de Brunetière15 ; l’érudition peut être mise au service de la reconstruction rétrospective d’un passé culturel.

  • 16 Abel-François Villemain, Cours de littérature française, Paris, Didier, 1840, t. I, p. iii.
  • 17 Désiré Nisard, Histoire de la littérature française, Paris, Firmin Didot, 1854, t. I, p. 43.
  • 18 Ibid., p. 3.

17Or les histoires littéraires qui succèdent à celle de Laharpe se distinguent justement par la place accordée à la littérature française du XIIe siècle : Abel-François Villemain est le premier, dans son Cours de littérature française, à lui accorder une place importante et à signaler en préface ce que l’histoire littéraire du Moyen Âge doit à l’édition de nouveaux matériaux et aux travaux de « l’homme de lettres célèbre, érudit et poète M. Raynouard »⁠16. Désiré Nisard, en abordant les origines de la littérature française au Moyen Âge, rend également hommage à tout ce qu’il doit à « une érudition ingénieuse et patiente, excitée par la juste curiosité qui s’attache aux origines d’une grande langue »17 ; mais il distingue l’histoire littéraire de la France qui vaut inventaire « fidèle et détaillé de tout ce qui a vu le jour et a été lu », de l’histoire de la littérature française qui doit mettre en relief les chefs d’œuvre et se limiter aux formes qui ont atteint une certaine perfection18.

  • 19 Lucien Febvre, « Aux origines de l’esprit moderne : libertinisme, naturalisme, mécanisme », Méla (...)

18L’érudition est une arme politique à double tranchant. Car le XIXe siècle, en histoire littéraire n’est pas seulement celui de la découverte ou de l’invention de la littérature médiévale. Il est, à son terme, celui de l’invention, dans le domaine des études littéraires, de la catégorie du « libertinage ». Or, Lucien Febvre en 1944 souligne à quel point les premières études consacrées au libertinage par François-Tommy Perrens en 1896 (Les Libertins en France au XVIIe siècle) ont paradoxalement enterré ces auteurs sous un déluge d’érudition mis au service d’une sévère condamnation morale ; ainsi Perrens devient sous sa plume un « escornifleur de beaux sujets » ayant brossé un « sommaire et poussiéreux tableau » et Frédéric Lachèvre après lui celui qui « ayant chaussé ses plus grosses bottes, a accumulé de 1909 à 1924 une admirable masse de documents » dont on sort ennuyé et riche de « précisions ridicules »19.

  • 20 Gustave Lanson, « Avant-Propos », Histoire littéraire, Paris, Alcan, 1900, p. II.

19Mais renoncer à l’érudition peut revenir alors à renoncer à la « science » littéraire. C’est ce que Lanson accomplit en 1900, à l’orée de sa propre Histoire littéraire, en accordant la primauté au jugement de goût : « […] il ne faut pas perdre de vue deux choses : l’histoire littéraire a pour objet la description des individualités ; elle a pour base des intuitions individuelles. Il s’agit d’atteindre non pas une espèce, mais Corneille, mais Hugo, et on les atteint, non pas par des expériences ou des procédés que chacun peut répéter et qui fournissent à tous des résultats invariables, mais par l’application de facultés qui, variables d’homme à homme, fournissent des résultats nécessairement relatifs et incertains. Ni l’objet, ni les moyens de la connaissance littéraire ne sont, dans la rigueur du mot, scientifiques »20.

20Le recours à l’érudition ou, au contraire, sa condamnation sont aussi les moyens de garantir le statut de l’auteur qui en use ou, paradoxalement parfois, de revendiquer, au nom de l’intime connaissance qu’on a de la chose littéraire, le droit d’en parler.

  • 21 Philarète Chasles, « Vitet », Mémoires, Paris, Charpentier, 1877, t. II, p. 180. Gustave Lanson en (...)
  • 22 Ibid.

21L’affrontement entre le critique littéraire et l’académicien ou le professeur se lit par exemple dans la manière dont Philarète Chasles en 1877 tresse l’éloge de Villemain pour mieux s’en prendre à l’inanité des Études sur l’histoire de l’art (1866-1868) de Ludovic Vitet qui se meut au fil du texte en l’archétype des mauvais érudits : « Un légitime sentiment, l’amour de l’exactitude, a entraîné M. Vitet à nuire considérablement à l’art. […] Pesant les syllabes, comptant les virgules, se claquemurant dans la technique ; amoureux d’une variante, pleins de scrupules sur la manière dont s’écrit Pocquelin ou « Poquelin » ; préférant Suétone à Tacite, Dangeau à Suétone, et ne pardonnant pas à Saint-Simon de s’être trompé sur la date d’exil d’un courtisan, ils ont créé je ne sais quel Parnasse de notaire et de greffier. Mme de Sévigné s’écrivait-elle Sévigny ? La cour de Blois avait-elle 250 ou 251 pieds de long ? La belle affaire ! et les beaux problèmes à résoudre ! Et comme cela importe à la littérature, à l’humanité, à l’histoire ! »21. Non seulement donc l’érudition est incompatible avec l’art et avec son appréciation et son étude, entre lesquelles Chasles entretient un étrange flou, mais elle nuit à l’histoire de la littérature en ce qu’elle érige en monuments, du seul fait de sa logorrhée, des auteurs et des œuvres qui ne méritent pas de l’être : « Des moindres réputations du passé on fabrique des volumes sérieux, les plus inconnus ou les moins méritants du temps passé, Dassoucy, ou Trublet, ou même La Calprenède, deviennent prétexte à documents, à dissertations infinies et à prix d’académie »22.

  • 23 Honoré de Balzac, « A Mme la comtesse E. Sur M. Ste-Beuve, à propos de Port-Royal », Revue parisien (...)
  • 24 Ibid., p. 196-197.

22Les écrivains à leur tour peuvent engager le combat avec les critiques, sur le plan de l’érudition. En 1840, Balzac livre dans la Revue Parisienne qu’il dirige un violent article contre l’histoire de Port-Royal composée par Sainte-Beuve. Sainte-Beuve apparaît sous la plume de Balzac comme celui qui, en 1840, décide de restaurer le genre de l’érudition historique : « Au milieu d’une époque où chaque esprit prend une allure vive et délibérée, où, pour agir sur ses contemporains, chaque auteur dramatise son sujet et son style, où l’on tâche enfin d’imiter l’action vigoureuse imprimée à son siècle par Napoléon, M. Sainte-Beuve a eu la pétrifiante idée de restaurer le genre ennuyeux »23. Et le romancier déplore la différence entre le sort réservé aux érudits (incarnés notamment par Sainte-Beuve et les bibliothécaires) et celui réservé aux écrivains : « le Français respecte tant les ouvrages ennuyeux que ce respect s’étend sur l’auteur, il passe pour une personne grave. Faites un chef d’œuvre comme Gilblas, comme le Vicaire de Wakefield, vous restez un drôle, un homme de rien, mais produisez quelque chose comme : De la nouvelle organisation sociale considérée dans ses rapports avec le catholicisme, on s’éloigne de vous avec terreur, on ne vous lit pas et vous devenez professeur, conseiller d’état, académicien, pair de France »24.

23Balzac ne se contente pas de parodier le titre des ouvrages « ennuyeux », « sérieux » ou « érudits », il se moque du travail de l’académicien des Inscriptions, cherchant des énigmes là où il n’y en a pas, aveugle au bon sens. C’est l’occasion d’une nouvelle plaisanterie, supposée éclairer la manière dont Sainte-Beuve prouve que Corneille fut influencé par Port-Royal :

« Vraiment ceci rappelle l’histoire de cette prétendue inscription romaine :
CES. TI. C.
ILEC. HE.
M. INDE. SANES.
Personne ne put lire : c’est ici le chemin des ânes ! Mais quel bibliothécaire ferez-vous, M. Sainte-Beuve ! ».

24Manière également de rappeler que l’érudition est aussi affaire d’archéologue et se traduit, dans les ouvrages littéraires, par l’usage du grec et du latin, voire par le recours systématique, mais parfois fallacieux, aux autorités anciennes.

25De là à conclure que les définitions de l’érudition, et donc les formes textuelles qu’elle a pu prendre, sont variables tout au long d’un siècle où la définition des disciplines savantes varie, où l’enseignement connaît de profondes réformes, où l’accès au savoir par un large public modifie sans doute les formes et les frontières de ces savoirs, il n’y a qu’un pas. À moins de considérer que l’usage nécessaire et désormais admis de l’érudition dans l’étude littéraire ne soit à l’origine d’une perpétuelle définition des disciplines, des pratiques et des tâches, les unes par rapport aux autres.

L’érudition dans la littérature

  • 25 Songeons notamment au Tiers Livre de François Rabelais, à A tale of a Tup (1704) de Jonathan Swift (...)

26La critique par les écrivains accompagne la définition même du discours de l’érudition et son évolution. Par le biais de satires de personnages ou de discours notamment, telles que celles de Rabelais, de Swift ou de Pope, ou de Flaubert enfin25. Mais des auteurs usent aussi, à l’intérieur même de leurs œuvres, des formes de l’érudition, pour en déconstruire la visée et lui conférer paradoxalement une fonction proprement littéraire.

  • 26 Anthony Grafton, Les Origines tragiques de l’érudition, Paris, Seuil, 1998, p. 41.

27De la note de bas de page, Anthony Grafton a guetté la naissance et les usages en analysant notamment le rôle joué par Leopold Ranke dans la définition de la méthode historique et le recours systématique aux archives. Grafton rappelle que l’une des sources d’inspiration de Ranke n’était autre que Walter Scott26. La méthode scientifique en histoire naît donc d’une certaine manière du roman historique ; la métamorphose de l’érudition en méthode savante accompagne la définition même de la littérature, de sa forme et de sa visée.

  • 27 Marie Blaise, dans un très bel article de la Revue de Littérature Comparée, consacré à des « Notes (...)

28La note de bas de page, au XIXe siècle, se veut le plus souvent un renvoi aux archives et aux sources. Elle permet au lecteur de mesurer l’écart entre le récit et les documents (ou la réalité historique) et assoit l’autorité de l’écrivain en inscrivant son texte dans un univers textuel. Certains poètes et écrivains occidentaux s’en saisissent précisément pour définir la spécificité de l’œuvre littéraire et de sa visée par rapport aux textes historiques ou savants27.

  • 28 Cf. à ce propos Hugues Marchal, « L’ambassadeur révoqué : poésie scientifique et popularisation des (...)

29Ainsi en 1808 paraît une nouvelle édition des Trois Règnes de la Nature de Jacques Delille, « avec des notes par M. Cuvier, de l’Institut, et autres savants ». La poésie scientifique dont certains, quelques années plus tard, ont pu dire qu’elle était une « forme d’érudition frivole »28 connaît son apogée sous l’Empire pour être aussitôt révoquée, tombant sous le coup de la séparation croissante des lettres et des sciences. Delille en fut le chantre glorieux.

  • 29 Jacques Delille, « 22) Page 268, vers 1 », Les Trois Règnes de la Nature, Paris, Nicholle, 1808, t. (...)

30Les Trois Règnes de la Nature sont l’occasion pour lui de tirer gloire de la participation à l’ouvrage de l’un des plus grands naturalistes du temps. Les notes de Cuvier sont particulièrement remarquables en ce qu’elles explicitent les vers de Delille, manifestement tirés de ses propres études, en même temps qu’elles développent et soulignent le rôle essentiel des ouvrages publiés par le savant. Ainsi, lorsque le poète évoque les hécatombes des pachydermes découvertes dans les pays nordiques, le savant intervient pour rappeler que la découverte en Sibérie de grands squelettes fossiles avait simplement éveillé la curiosité des naturalistes avant « l’étude récente qu’en a faite M. Cuvier [qui] vient de leur donner une extension toute nouvelle et d’y développer une foule de circonstances auparavant inconnues »29. Les notes du savant permettent autant de mesurer la justesse du résumé poétique opéré par Delille que de renvoyer à son propre travail en le commentant. Tout se passe comme si elles renforçaient autant l’autorité de Delille que celle de Cuvier. Le poème annoté, loin de confondre discours savant et discours poétique, dessine deux espaces, briguant la même autorité sans se confondre néanmoins. Autant qu’un lieu d’exposition des vérités naturelles, le poème s’affiche comme un univers clos qui ne renonce en aucun cas à sa « nature poétique » ; Delille entend par là nuancer la définition de la littérature qui voudrait qu’on exclue de son sein les poèmes didactiques.

31L’usage que fait des notes un romancier tel qu’Herman Melville, dans Moby Dick, touche également à la mise à l’épreuve de l’autorité de l’écrivain et de la vérité de la fiction romanesque. Ishmael, qui singe souvent les discours savants et pose en spécialiste de la baleine, déjoue la logique des notes pour mieux donner à penser la question de la véracité et de la vérité du roman et, corrélativement, celle de l’articulation entre le discours et le monde qu’il décrit.

  • 30 Herman Melville, Moby Dick (1851), Oxford, New York, Oxford University Press, “World’s Classics”, 1 (...)
  • 31 Ibid., p. 209 (trad., ibid., p. 234 : « une fable monstrueuse ou, ce qui serait pis et bien plus sc (...)

32Le chapitre XLV, intitulé « The Affidavit », signale dès son titre qu’il atteste, par la vérité de « témoignages » indubitables, la vérité de l’ensemble du roman. Il se présente comme une liste ordonnée d’arguments d’autorité composés chacun d’une affirmation générale suivie de faits empruntés bien souvent aux récits de voyageurs « réels ». Ishmael justifie la nécessité des citations et des notes par l’habitude qu’ont les terriens, « so ignorant […] of the plainest and most palpable wonders of the world »30, de se fier à des éléments d’information historique, factuels ou autres et par le risque encouru qu’ils ne prennent Moby Dick pour une « monstrous fable, or still more and detestable, a hideous and intolerable allegory »31. Après avoir dénoncé le caractère purement conventionnel de l’argument d’autorité que constitue la référence à d’autres textes, Ishmael s’amuse en plaçant ses citations de voyages réels tantôt en note, tantôt dans le corps de son propre récit, quitte à suggérer que son témoignage, tout fictif, vaut autant que celui des marins auxquels il emprunte ; il brouille ainsi subrepticement les frontières entre la note et le récit, entre le voyage réel et le voyage fictif.

33Au chapitre XXXII, intitulé « Cetology », le narrateur fait œuvre de savant en exposant un système de classification des baleines proposé par lui. Alors qu’Ishmael, mimant les savants de son temps, devrait se revendiquer des auteurs qui l’ont précédé, il introduit une première note pour expliquer la rupture qu’il entend introduire avec ses « pairs » :

  • 32 Ibid., p. 136-137 (trad., ibid., p. 160-161 : « Je n’ignore pas que, aujourd’hui encore, nombre de (...)

« I am aware that down to the present time, the fish styled Lamatins and Dugonds (Pig-fish and Sow-fish of the Coffins of Nantucket) are included by many naturalists among the whales. But as these pig-fish are a noisy, contemptible set, mostly lurking in the mouths of rivers, and feeding on wet hay, and especially as they do not spout, I deny their credentials as whales; and have presented them with their passports to quit the Kingdom of Cetology »32.

34On le voit : en un retournement paradoxal, le système savant qui devrait prendre appui sur les études naturalistes ne tient son autorité que de celle affichée en note par le narrateur qui exclut certaines espèces marines de son traité au nom d’un argument qui n’est rien moins que scientifique, à moins qu’il ne s’agisse de remplacer l’argument d’autorité par celui de l’expérience et de l’observation.

  • 33 Ibid., p. 142 ; trad., ibid., p. 165.

35Enfin, Ishmael n’hésite pas à exacerber le caractère arbitraire en apparence des critères de classification retenus par lui : ce qui devrait s’appeler « In-quarto » s’appellera en réalité « In-octavo » pour des questions d’analogies formelles33. L’ironie du narrateur souligne, en même temps que les défauts de sa classification propre, les défauts de celles des savants qui, faute d’observations, ne peuvent receler qu’un savoir « livresque » reposant sur des témoignages ; et, à ce titre, la classification romanesque devrait, comme celle des savants, être jugée à l’aune de la même vérité – d’autant que classer les baleines dans des livres revient à suggérer que les baleines telles qu’elles sont décrites, ne peuvent exister que dans des livres. Le roman, aussi imaginaire soit-il et sans renoncer à son caractère fictionnel ou fabuleux, offre de la baleine et de la réalité, sans se confondre avec elles, sans chercher à leur ressembler, la représentation la plus exacte possible ; l’analogie remplace ici la vraisemblance.

36Il est d’autres exemples, en littérature, de la manière dont les usages et pratiques de l’érudition visent à faire exister (dans la réalité du lecteur) ce qui n’existe pas pour mieux réfléchir aux limites de la classification littéraire. Là des écrivains miment les paratextes érudits pour construire des fictions éditoriales.

  • 34 Ce terme de « mystification » est celui qui a été appliqué très tôt au XIXe siècle à la traduction (...)
  • 35 Claude Fauriel, Chants populaires de la Grèce moderne, recueillis et publiés, avec une traduction f (...)

37En publiant La Guzla en 1827 de manière anonyme et en mettant le recueil au compte d’un éditeur-traducteur, Mérimée inscrit son œuvre dans le mouvement de redécouverte des genres nationaux anciens initié par la « mystification » de Macpherson sur les poèmes d’Ossian34 et alimenté par Scott qui se fit connaître en éditant des ballades écossaises ainsi que par un certain nombre de littérateurs qui peuvent également briguer le titre d’érudits. L’invention de « littératures nouvelles », de civilisations éloignées qui ne sont pas antiques, est sans doute l’une des caractéristiques de l’érudition romantique. À titre d’exemple, Claude Fauriel, juriste puis littérateur et critique versé dans la connaissance de nombreuses langues, puis enfin professeur de littérature à la Sorbonne, avait donné en 1824 l’édition d’une collection de Chants populaires de la Grèce moderne dans la préface de laquelle il regrettait que « les érudits de l’Europe » ne parlassent que de la Grèce ancienne pour déplorer la perte de sa civilisation et ne la parcourussent « que pour y chercher les débris »35. L’ouvrage comptait une préface de l’auteur-éditeur, un long discours préliminaire retraçant l’histoire, les mœurs, l’évolution de la langue et les productions littéraires grecques depuis la fin de l’Antiquité, et une collection de pièces précédées d’un argument et accompagnées de notes.

  • 36 Johann Wolfgang von Goethe, « La Guzla, poésies illyriques, Paris, 1827 », Über Kunst und Alterthum(...)
  • 37 Prosper Mérimée, « Préface », La Guzla ou choix de poésies illyriques, recueillies dans la Dalmatie (...)
  • 38 Ibid., p. 1.

38Mérimée, que Goethe identifia dès 1828 en retrouvant derrière la « guzla » l’anagramme de Clara Gazul36, use pour ses poésies illyriques de la même forme et s’inspire pour composer ses pièces de caractéristiques diffusées par les spécialistes de plus en plus nombreux de « poésies » populaires ou « primitives », supposées être moins virtuoses que la poésie occidentale, plus violentes aussi. Comme il se doit, il fait précéder son texte d’une préface où il indique n’avoir cédé aux instances de ses amis de publier le recueil que pour satisfaire le goût de ses contemporains « pour les ouvrages étrangers, et surtout pour ceux qui, par leurs formes mêmes, s’éloignent des chefs d’œuvre que nous sommes habitués à admirer »37. Les différentes poésies seront accompagnées, en fin de texte, de notes supposées savantes. Reste qu’en lieu et place de la description historique, géographique et politique des territoires évoqués, l’éditeur déclare avoir choisi de placer quelques mots sur les bardes slaves et une « notice sur Hyacinthe Maglanovich » qu’il a rencontré et qui serait le seul barde poète, ne se contentant pas de répéter d’anciennes ballades38.

39La Guzla est une mystification dont le but notamment est de réfléchir à la place, dans la création littéraire, de l’imitation ou de l’application virtuose de règles. Car, précisément, les poésies illyriques se caractérisent par un langage « brut », proche de la nature, et fragmentaire, qui ne se satisfait guère de figures de styles ou d’explications ; tout se passe comme si Mérimée suggérait-là une autre voie possible à la poésie, dont le modèle serait l’idéal d’une poésie primitive.

  • 39 Ibid., p. 142.

40Le barde-poète, dont l’éditeur est supposé se faire en partie le chantre a tout, cependant, du héros romanesque. La notice biographique est composée de tous les clichés possibles du « slave » et du héros d’aventures, au point que le « poète » devient fictif, au même titre que l’éditeur. Les rôles d’ailleurs se brouillent lorsque l’éditeur, dérogeant au modèle de l’érudit, se propose d’intervenir dans le texte pour donner des explications sur les vampires et pour raconter l’usage qu’il fit lui-même de la poésie de Racine pour guérir une jeune slave naïve de la prétendue morsure d’un vampire ; il se fait alors narrateur, au même titre que le chantre ou que d’autres « sources citées »39.

41De la même manière, les notes explicatives ne le sont pas toujours. L’érudit, certes, décrit certains objets pittoresques, certaines mœurs. Mais il souligne aussi les ressemblances des poèmes avec certains mythes ou avec certaines œuvres ultérieures, tout en précisant que l’auteur de la ballade ne saurait les connaître. Plutôt qu’expliciter des sources comme se doit de le faire un érudit, l’éditeur souligne des invariants, non sans ironie d’ailleurs.

  • 40 Ibid., p. 111.
  • 41 Ibid., p. 205.

42Les analogies établies parfois entre les poésies illyriques et la littérature occidentale sont d’ailleurs rarement expliquées et n’apportent souvent aucun élément de compréhension du texte. S’ajoutent de plus parfois, dans les notes, des commentaires littéraires assez vains. Certains soulignent la décadence de la « poésie illyrique » qui perdrait de sa simplicité première, reflétant « un commencement de prétention qui se mêle à la simplicité des anciennes poésies illyriques »40. D’autres insistent sur la « concision », la « simplicité », ou décrivent sans l’expliquer l’aspect caractéristique de tel trait poétique41.

  • 42 Cf. à ce propos Marc Ross Gaudreault, « Borges et l’essai fantastique », Erudit, n° 159, 2010, p. 3 (...)

43La Guzla pastiche la vogue romantique pour l’édition de littératures étrangères modernes ou de littératures réputées « primitives » et la manière dont ces découvertes peuvent influencer la définition même du canon. Elle illustre aussi des relations essentielles qui peuvent exister entre le métier d’éditeur-érudit et celui d’écrivain. Elle se situe, sans nécessairement trancher entre les deux, entre création et imitation (ou imitation d’imitation). Mais elle dénonce aussi la manière dont un érudit auto-proclamé et même fictif peut faire exister une œuvre qui n’existe pas ou encore l’inscrire dans le domaine de la littérature, par la seule force de son érudition, sans que soient distinguées la valeur esthétique et la valeur historique des ouvrages commentés. Cela annonce sans doute les fictions éditoriales de Borgès, pour qui le jeu avec l’érudition est le nouveau fantastique42 et qui a beaucoup joué de la création fictive d’auteurs fictifs par l’affichage d’une érudition imaginaire.

44L’application à certains objets dits « populaires », par des fans ou amateurs qui se tiennent soigneusement éloignés du cercle académique et savant, des méthodes de l’analyse érudite pourrait être à leurs yeux le moyen de conférer à ces objets le « sérieux » qu’ils n’ont pas ou que, selon eux, les savants ne leur accordent pas, voire le moyen de revendiquer l’autorité, en mimant l’écriture savante, à traiter seuls de ces objets. Elle est aussi le lieu d’une revendication culturelle et identitaire qui entend bouleverser les canons en en reconstituant d’autres. Faut-il s’en inquiéter ? Ou bien se réjouir que le discours savant puisse apparaître encore comme une instance de légitimation, même et surtout en dehors de ses cadres institutionnels ? Le détour par l’analyse des définitions polémiques et variables de l’érudition et de ses formes au XIXe siècle, est une invitation à se rappeler que l’adoption de pratiques érudites ou supposées telles aux yeux de certains a entraîné des réflexions fondamentales sur la nature et la visée des études littéraires et de la « littérature », sur la possibilité de leur renouvellement et a encouragé surtout l’adoption de nouvelles écritures aussi bien « littéraires » que « savantes ».

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Notes

1 Cf. à ce propos Nathalie Richard et Hervé Guillemain (éd.), The Frontiers of Amateur Science (18th-20th Century), Gesnerus, vol. 73, 2016, n° 2.

2 Pierre Richelet, « Littérature », Dictionnaire français contenant les mots et les choses, Genève, Jean Herman Widerhold, 1680, p. 472.

3 Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert (dir.), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, David, Le Breton et Durand, 1755, t. V, p. 914-818.

4 Ibid., p. 918.

5 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel, Paris, Administration du Grand Dictionnaire universel, 1870, t. VII, p. 834.

6 Ibid.

7 Le Tiers Livre (1546) de François Rabelais est notamment une satire des savoirs de son temps ; le chapitre XXXIX où Pantagruel assiste au jugement rendu par le Juge Bridoye raille l’usage des références latines en droit. Thémiseul de Saint-Hyacinthe (1684-1746) composa quant à lui en 1714 Le Chef d’œuvre d’un inconnu, satire spirituelle dirigée contre les annotateurs et les scoliastes.

8 François Guizot, alors ministre de l’Instruction publique, crée à partir de 1835 le Comité des travaux historiques qui édite la collection des « Documents inédits sur l’Histoire de France ».

9 Odile Parsis-Barubé, L’Illusion de la modernité : les représentations de l’érudition dans les sociétés savantes du Nord de la France, Publications de l’Institut de Recherches historiques du Septentrion, 2001, http://0-booksopenedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/irhis/274.

10 On considère généralement que le premier usage du mot de littérature au sens contemporain du terme est celui qu’en fait Germaine de Staël dans De la Littérature considérée du point de vue des institutions sociales (Paris, Charpentier, 1800).

11 Dans ses Cours d’études historiques dispensés de 1819 à 1830 et publiés en 1842, Daunou s’est fait le chantre de l’érudition, entendue comme la recherche et l’analyse des sources de l’histoire, afin de donner à l’histoire « le caractère d’une véritable science composée de faits positifs » (Paris, Firmin Didot Frères, 1842, t. I, p. V). Daunou est bien conscient des dérives d’une érudition qui interpréterait des documents obscurs et incomplets ou qui découvrirait des détails qui ne méritent guère de figurer dans le tableau des choses mémorables, mais il fustige aussi les sophistes qui composent une histoire fabuleuse et qui selon lui sont notamment représentés par Augustin Thierry. Cette opposition entre deux visions des études historiques (Daunou et Thierry) précède de loin L’Introduction aux études historiques (1898) où Charles Seignobos et Charles-Victor Langlois font de l’érudition, à condition qu’elle ne soit pas aussi « inorganique » que l’érudition allemande, le fer de lance de la scientificité des études historiques, prônant le juste équilibre entre la critique externe (celle des sources et des documents) et la critique interne. À ces deux-là, l’école des Annales reprochera d’être des scientistes et des positivistes.

12 Charles Nodier, Questions de littérature légale, Paris, Barba, 1812, p. 93.

13 Ernest Renan, L’Avenir de la Science : pensées de 1848, Paris, Calmann Lévy, 1890, p. 124.

14 Ferdinand Brunetière, « L’érudition contemporaine et la littérature française du Moyen Âge », Revue des Deux Mondes, t. 33, 1879, p. 620-649.

15 Cf. à ce propos Stéphane Zékian, L’Invention des classiques, Paris, CNRS Éditions, 2012 ; l’auteur y montre fort bien les présupposés politiques qui ont présidé à l’exclusion ou, au contraire, à l’insertion de la pensée du XVIIIe siècle dans l’histoire de la culture française.

16 Abel-François Villemain, Cours de littérature française, Paris, Didier, 1840, t. I, p. iii.

17 Désiré Nisard, Histoire de la littérature française, Paris, Firmin Didot, 1854, t. I, p. 43.

18 Ibid., p. 3.

19 Lucien Febvre, « Aux origines de l’esprit moderne : libertinisme, naturalisme, mécanisme », Mélanges d’histoire sociale, 1944, vol. 6, n°1, p. 11 et p. 12. Cf. à propos de la catégorie historiographique du libertinage Jean-Pierre Cavaillé, « L’envers du Grand Siècle », Cahiers du Centre de Recherche Historique, n°28-29, 2002.

20 Gustave Lanson, « Avant-Propos », Histoire littéraire, Paris, Alcan, 1900, p. II.

21 Philarète Chasles, « Vitet », Mémoires, Paris, Charpentier, 1877, t. II, p. 180. Gustave Lanson en 1895 reprend le même argument, reprochant à l’érudit de ne se prononcer que sur la vérité des faits sans avoir la moindre vision des qualités de l’art, dans « L’érudition monastique aux XVIIe et XVIIIe siècles », Études morales et littéraires, Paris, Lecène, 1825, p. 44.

22 Ibid.

23 Honoré de Balzac, « A Mme la comtesse E. Sur M. Ste-Beuve, à propos de Port-Royal », Revue parisienne, 25 août 1840, p. 193.

24 Ibid., p. 196-197.

25 Songeons notamment au Tiers Livre de François Rabelais, à A tale of a Tup (1704) de Jonathan Swift et, plus largement à son usage de la satire érudite, à The Dunciad d’Alexander Pope (1728) entourée d’un important appareil de notes et à Bouvard et Pécuchet (1880) de Gustave Flaubert.

26 Anthony Grafton, Les Origines tragiques de l’érudition, Paris, Seuil, 1998, p. 41.

27 Marie Blaise, dans un très bel article de la Revue de Littérature Comparée, consacré à des « Notes pour une poétique de T. S. Eliot », livre des analyses précieuses des notes usitées par certains écrivains, dont, notamment, Victor Hugo et Edgar Allan Poe : « Notes pour une poétique de T. S. Eliot », Revue de Littérature Comparée n° 308, 2003, p. 520-536.

28 Cf. à ce propos Hugues Marchal, « L’ambassadeur révoqué : poésie scientifique et popularisation des savoirs au XIXe siècle », Romantisme n° 144, 2009, p. 25-37.

29 Jacques Delille, « 22) Page 268, vers 1 », Les Trois Règnes de la Nature, Paris, Nicholle, 1808, t. I, p. 303.

30 Herman Melville, Moby Dick (1851), Oxford, New York, Oxford University Press, “World’s Classics”, 1988, p. 209 ; Moby Dick, trad. fr. Philippe Jaworski, Paris, Gallimard, « Pléiade », 2006, p. 234 : « si ignorants des merveilles les plus ordinaires et les plus palpables de ce monde ».

31 Ibid., p. 209 (trad., ibid., p. 234 : « une fable monstrueuse ou, ce qui serait pis et bien plus scandaleux, une hideuse et insupportable allégorie »).

32 Ibid., p. 136-137 (trad., ibid., p. 160-161 : « Je n’ignore pas que, aujourd’hui encore, nombre de naturalistes rangent les poissons appelés lamantins et dugongs (les cochons et truies des mers de Coffin de Nantucket) parmi les baleines. Mais comme ces cochons de mer forment une gent fouineuse et méprisable, fréquentent principalement l’embouchure des fleuves, se nourrissent de foin humide et que, surtout, ils ne soufflent pas, je refuse leur accréditation ; je leur ai rendu leur passeport afin qu'ils quittent le royaume de Cétologie ».

33 Ibid., p. 142 ; trad., ibid., p. 165.

34 Ce terme de « mystification » est celui qui a été appliqué très tôt au XIXe siècle à la traduction par Macpherson des poèmes d’Ossian. Cependant Jean-Louis Backès a, dans Le Poème narratif dans l’Europe romantique, considérablement nuancé cette appréciation qui a selon lui valu à tort, au texte de Macpherson, d’être réduit à un document historique (Le Poème narratif dans l’Europe romantique, Paris, PUF, 2003, p. 63-70).

35 Claude Fauriel, Chants populaires de la Grèce moderne, recueillis et publiés, avec une traduction française, des éclaircissements et des notes, Paris, Firmin Didot, 1824, t. I, p. vii.

36 Johann Wolfgang von Goethe, « La Guzla, poésies illyriques, Paris, 1827 », Über Kunst und Alterthum, Stuttgart, Gotta’schen Buchhandlung, 1828, t. 16, p. 326-229.

37 Prosper Mérimée, « Préface », La Guzla ou choix de poésies illyriques, recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l’Herzegovine, Paris, Levrault, 1827, p. vii.

38 Ibid., p. 1.

39 Ibid., p. 142.

40 Ibid., p. 111.

41 Ibid., p. 205.

42 Cf. à ce propos Marc Ross Gaudreault, « Borges et l’essai fantastique », Erudit, n° 159, 2010, p. 32.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne-Gaëlle Weber, « Formes de l’érudition littéraire au XIXe siècle »Belphégor [En ligne], 17 | 2019, mis en ligne le 29 avril 2019, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/1546 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.1546

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Auteur

Anne-Gaëlle Weber

Université d’Artois, « Textes et Cultures », EA4028

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