Callet-Bianco, Anne-Marie et Sylvain Ledda (éd.). Le théâtre de Dumas père entre héritage et renouvellement.
Callet-Bianco, Anne-Marie et Sylvain Ledda (éd.). Le théâtre de Dumas père entre héritage et renouvellement. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2018. 253 p.
Texte intégral
- 1 Nous sommes d’autant plus d’accord avec cette affirmation que « Comment faire du neuf avec du vieux (...)
1Il existe des œuvres dont la complexité constitutive représente un défi presque insurmontable pour le critique qui se hasarderait à vouloir les classer en catégories claires et étanches. Le théâtre de Dumas père représente un cas presque idéal de ce genre de production. Énorme, très varié, passant du drame historique au mélodrame, à la comédie, au drame moderne (dont il fut pratiquement l’inventeur), écrit parfois à quatre si ce n’est à six mains, inspiré, très largement dans certain cas, par bien des classiques étrangers, il est tout particulièrement ardu à étiqueter et à ranger dans des boîtes. C’est en soulignant, en forme de caveat, la nature multiple de l’objet dont il sera question qu’Anne-Marie Callet Bianco introduit ce recueil composé de treize analyses (plus l’introduction et la conclusion), qui vient relancer des études sur le théâtre dumasien assez peu fréquentées, à l’exception de ce qui concerne quelques grandes pièces auxquelles on reconnaît d’avoir marqué l’histoire du genre, comme Henri III et sa cour ou Antony. On commence donc cette plongée dans le monde théâtral dumasien en évoquant non seulement les pièces officielles, mais aussi le très grand nombre de collaborations non signées de cet auteur pour qui « faire du neuf avec du vieux » est « une seconde nature » (16)1. Mais ce livre se veut aussi une sorte de préface polyphonique à la publication du théâtre – qu’on souhaite, cette fois-ci, réellement – complet de Dumas aux éditions Classiques Garnier, annoncée en clôture de cette introduction.
2Même si les responsables du volume ne cessent, à juste raison, d’insister sur l’« hybridation » qui est à la base de l’écriture théâtrale dumasienne, il faut bien tenter d’établir quelques catégories et d’en baliser les frontières. La première partie, « La tragédie après Talma », débute avec un article d’Esther Pinon, « L’ombre de Cassandre : l’héritage de la tragédie antique dans le théâtre de Dumas ». Qu’il s’agisse de renouer avec la tragédie antique par-dessus le classicisme honni, ou d’offrir des allusions antiques au filtre d’auteurs plus modernes, on découvre ainsi un Dumas plus sensible que la doxa ne le veut aux voix qui remontent vers lui de l’époque grecque. Pinon observe justement qu’« on ne peut penser les rapports du drame romantique et de la tragédie classique comme une simple succession chronologique, dans la mesure où leur concurrence est aussi faite d’influences réciproques qui défient les bornes trop strictes des manuels scolaires » (33-34). L’auteure se concentre surtout, ce que les habitués de Dumas apprécieront, sur la présence entrelacée dans ses pièces de ces forces habituelles de la tragédie que sont la Providence et la fatalité, pour relever que nous nous trouvons chez cet auteur en présence d’un « univers déjà largement sécularisé, où la foi n’est pas une évidence : c’est ainsi que, par-delà la foi en la Providence, le tragique romantique rejoint l’implacable machine infernale du fatum antique » (41). Laure Boulerie, dans « La tentation de la tragédie classique chez Dumas », choisit de se concentrer sur Caligula, pièce qui selon elle permet « de mettre en évidence toute la complexité des rapports entre les genres dans une époque de transition littéraire » (44). Or, on découvre qu’au bout du compte la pièce est bien davantage remarquable pour les libertés qu’elle prend avec le classicisme que par son « allégeance partielle » (52) envers lui. Dumas, cela ne surprendra personne, utilise le décor antique comme toile de fond servant à mettre en valeur son irrémédiable romantisme.
3La deuxième partie, « Généalogie de la comédie », commence avec un texte de Jacqueline Razgonnikoff intitulé « Le Mari de la veuve ou l’art de la comédie selon Dumas », qui situe la comédie dumasienne à mi-chemin entre Marivaux et Labiche. L’auteure restitue avec maints détails l’intrigue, la création et la réception de cette pièce empreinte d’« une bonhomie et une sorte de générosité propre à Dumas » (71).
4Christine Prévost, avec « L’héritage du Mariage de Figaro dans les comédies de Dumas père », fait le tour de diverses pièces pour y retrouver des similitudes révélatrices, notamment au niveau du traitement différencié dont bénéficient les enfants illégitimes selon qu’ils soient mâles ou femelles. Elle identifie en particulier le dédoublement que Dumas opère du personnage de Figaro, sorte de Jekyll et Hyde dont il tire nombre d’effets – de quoi nourrir une intrigue exubérante dans laquelle le comique règne et où les récupérations des situations, rôles et espaces visent également ses propres drames.
5Isabelle Safa (« La réécriture de Cinna dans Une fille du Régent et Le Chevalier d’Harmental ») analyse un drame devenu roman et un roman transformé en drame qui ont en commun le motif de la clémence. Ce motif, Dumas le reprend de Corneille et son Cinna, mais pour parvenir en bout de course à d’autre conclusions que celles de son illustre prédécesseur. Il s’agit pour Dumas de « transposer le modèle cornélien en l’adaptant, de manière à inventer un sublime moderne » (90). À travers sa représentation du pouvoir et de ses opposants, l’écrivain poursuit son projet de « réconciliation nationale par-delà la fracture révolutionnaire et les partis » (95).
6La troisième partie (« Survie et permanence du genre sérieux ») propose deux interventions qui s’intéressent à cette forme dramatique à sujet contemporain qu’est le drame bourgeois. La première est l’article d’Anne-Simone Dufief intitulé « Angèle, un drame bourgeois ? ». L’analyse de cette pièce, une des meilleures à notre avis de la production dumasienne, se fait à la lumière conjointe du drame romantique, du drame bourgeois et du mélodrame. Ce drame particulier, où « aucun système éthique n’est mis en place » (105) et qui est « presque une pièce à thèse » (109) occupe une place particulière dans la production dumasienne, surtout grâce à l’ambiguïté de son « héros », D’Alvimar. Ambiguïté, suggère-t-on ici, qui permet une véritable filiation entre les drames contemporains de Dumas père et ceux, ouvertement moralisateurs, de Dumas fils.
7Anne-Marie Callet Bianco (« L’héritage du genre sérieux : Paul Jones et Louise Bernard ») se penche sur deux œuvres parmi les plus oubliées de Dumas pour montrer comment elles peuvent s’interpréter comme des exemples « d’hybridation des formes et des registres » (113) entre le genre « sérieux » et le mélodrame. Sentiment et affects sont les armes ici utilisées, dans les deux cas pour susciter l’adhésion du spectateur. Bâtardise et déclassement, eux, sont les thèmes à travers lesquels s’exerce une critique sociale guère trop poussée.
8La partie IV, « Théâtre historique, théâtre politique » propose tout d’abord un article de François Rahier, « Romantisme et politique : les batailles d’Alexandre Dumas, l’idée d’un théâtre républicain ». L’auteur y fait le portrait d’un théâtre républicain fort éloigné de la propagande (Richard Darlington), d’un drame précurseur du théâtre politique du XXe siècle (Léo Burckart, dans la version rédigée par Dumas plutôt que celle revue par Nerval) et de ce « véritable manifeste politique » (135) que serait Le Chevalier de Maison-Rouge. On voit ensuite La Barrière de Clichy et Les Blancs et les Bleus – dernier acte de la carrière théâtrale de Dumas – pour finir avec trois pièces écrites en collaboration, au sujet italien. Toutes données comme preuves d’une ferveur républicaine jamais démentie.
9Stéphane Arthur (« Guise sur scène : le jeu de l’amour et du pouvoir, ou les avatars historiques et extra-historiques d’un personnage dramatique ») trace le parcours du Duc – chez Dumas et d’autres – entre la figure du héros tragique et celle du traître de mélodrame, retrouvant dans Henri III et sa cour un « processus de grandissement du personnage » qui le fait ressembler « davantage à un Barbe-bleue qu’à un héros » (151), et passant en revue nombre d’autres représentations, théâtrales, romanesques ou cinématographiques, de ce personnage devenu mythique.
10Roberta Barker (« Alexandre Dumas et la construction du héros théâtral “allemand” ») discute du personnage d’Henri Muller dans Angèle pour mettre en évidence l’intérêt de Dumas pour le théâtre allemand et montrer comment il incarne une représentation autre de l’héroïsme masculin, opposée à celle byronienne et d’inspiration anglaise ayant dominé jusqu’alors. Du héros satanique habituel (D’Alvimar) l’attention passe alors à Mulller, doté de « tous les traits de l’âme germanique » (162), pour lequel l’article suggère des inspirateurs imprévus et méconnus. Le mérite de l’article, non des moindres, est, entre autres, de montrer comment la perception qu’ont pu avoir de la pièce les critiques de l’époque – perception dictée par l’air politique et social du temps – a pu être plus juste que l’interprétation qui en a été donnée par la suite.
11C’est à l’influence de Dumas sur la littérature portugaise qu’est consacré l’article d’Hélène Cassereau-Stoyanov, « Le théâtre de Dumas et l’imaginaire portugais : appropriation, transposition et remodelage, vers l’émergence d’un théâtre national ». Dans un cadre où, après la révolution de 1836, l’intelligentsia désire renouveler la production culturelle tout en tissant de nouveaux liens avec le patrimoine culturel, l’accueil très favorable fait à Dumas peut se lire aussi comme une critique de la France, où le grand auteur n’est pas apprécié à sa juste valeur. Ses drames sont cependant aimés en dehors de leur dimension politique, qu’on ne perçoit guère, ou de leur romantisme, surtout pour les qualités de leurs sentiments et de leur langue, ainsi que pour leur côté contemporain qui met « la matière dramaturgique dumasienne […] au cœur d’une tension forte entre héritage et renouvellement » (179).
12La cinquième et dernière partie, « L’évolution du spectaculaire », propose en premier un article de Barbara T. Cooper, « Le Napoléon Bonaparte de Dumas, une pièce à lanterne magique ? ». On y relève l’« antipathie pour la prolifération des tableaux et des personnages » (189) avec laquelle cette pièce a été reçue par les critiques du temps et on y identifie la comparaison de l’esthétique romantique à la « lanterne magique » comme un lieu commun, révélateur de la méfiance des néo-classiques envers la nouvelle façon de faire du théâtre introduite par Dumas, souvent rapprochée de celle de Shakespeare, tout aussi vivement critiqué. On se demande alors si les attaques contre cette pièce sont véritablement dues à son côté « spectaculaire » (que l’article retrouve dans d’autres pièces également jouées à l’Odéon et n’ayant pas fait l’objet des mêmes critiques) ou plutôt au « statut de “phare” dans la bataille romantique » (196) de son auteur.
13Sylviane Robardey-Eppstein (« “Les péripéties du boulevard et les magnificences de l’opéra” : le spectacle fantastique dumasien et son écriture entre mélodrame et féérie ») consacre son article au fantastique théâtral dumasien – en particulier Don Juan de Maraña et Le Vampire – exemples de la théâtralisation du fantastique chez Dumas, entre spectaculaire, féerie et réalisme. Avec luxe de détails, l’article analyse « l’usage de la statuaire et de la peinture », « les phénomènes d’apparition et de disparition » et « les représentations “traditionnelles” du ciel et de l’enfer » (202). On y découvre un Dumas qui « se joue des normes et déjoue les attentes » (206), dont les effets scéniques, savants si ce n’est toujours originaux, seront réappropriés par la « (post-)modernité » (212), y compris cinématographique.
14Dans sa conclusion – qui est aussi une introduction détournée au travail de critique et d’analyse qui se fera à travers le projet de republication intégrale des œuvres théâtrales de Dumas – Sylvain Ledda tire les fils de cette expérience multiple et pluridirectionnelle d’approche d’une production dont on n’a pas toujours pleinement apprécié la valeur, pour souligner la « cohérence forte » (217) du projet total dumasien. Son affirmation ultime – Dumas serait « l’acteur majeur de la vie théâtrale au XIXe siècle » (219) – ne sera pas acceptée sans quelques doutes par la critique traditionnelle, qui s’est souvent arrêtée à une image superficielle, si ce n’est caricaturale, de ce père noble, encore de nos jours partiellement méconnu, du romantisme. Mais ce volume, riche d’analyse pointues et finement argumentées, aidera ultérieurement au travail de redéfinition toujours en cours de la place et de l’importance de Dumas dans la littérature du XIXe siècle.
Notes
1 Nous sommes d’autant plus d’accord avec cette affirmation que « Comment faire du neuf avec du vieux » est le titre d’une étude sur Dumas que nous avions publiée pour la première fois en 1998.
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Pour citer cet article
Référence électronique
Vittorio Frigerio, « Callet-Bianco, Anne-Marie et Sylvain Ledda (éd.). Le théâtre de Dumas père entre héritage et renouvellement. », Belphégor [En ligne], 17 | 2019, mis en ligne le 11 mars 2019, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/belphegor/1522 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/belphegor.1522
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